La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Un arrêté de 1816 à propos des auberges, cabarets, cafés et autres lieux ouverts au public en Ariège

Lors de mes visites hebdomadaires aux archives, parmi les documents classés historiques et postérieurs à 1790, je me suis intéressée à la forte enveloppe intitulée Auberges, cabarets, cafés, jeux. Il s’agit là d’un sujet très humain qui flatte le goût de la petite histoire et du roman picaresque, et qui, plus sérieusement, renseigne sur la sociabilité d’une époque. La notion  de sociabilité, disent les spécialistes, "recouvre un territoire très étendu qui va de l’étude des cercles bourgeois à celle des salons littéraires et politiques, du rôle du spectacle de rue sous l’Ancien Régime à celui des cabarets et des clubs à la veille de la Révolution française ou, plus largement, des cafés du XVIIe siècle à nos jours" 1. Expression vivante de cet être mystérieux qu’on nomme le peuple, la sociabilité rend compte de ce qui détermine les individus à se réunir, à dire, à faire, à vivre ensemble. A ce titre, elle intéresse les pouvoirs publics, bien avant que de passionner les curieux de l’histoire. Les documents conservés aux archives de Mirepoix montrent que le développement de la dite sociabilité constitue à la fois un vecteur d’information et une source d’inquiétude pour l’ensemble des gouvernements qui se succèdent au cours du XIXe siècle. D’où, en ce même temps, le progrès du contrôle et, plus discrètement, celui de la surveillance. Raymond Escholier, auteur de Quand on conspire, avait aux archives de Mirepoix un matériau de première main.

Ci-dessus : bois gravé de Clément Serveau pour Quand on conspire de Raymond Escholier.

Ce que fut au XIXe siècle la sociabilité des auberges, cabarets, cafés et autres lieux ouverts au public ariégeois se lit ou se devine en effet comme en creux dans les documents d’archive conservés à Mirepoix. Signé "Le Préfet du Département de l’Ariège, Chassepot, baron de Chaplaine", l’arrêté du 12 juillet 1816, i. e. daté de la Restauration, fait obligation aux "aubergistes, cabaretiers, cafétiers, limonadiers, maîtres de billards, et généralement tous teneurs de maison ouverte au public et où il y a des rassemblements journaliers ou périodiques", d’avoir "une lanterne allumée à la porte de leur maison depuis le coucher du soleil jusqu’à l’heure indiquée pour la fermeture". Il leur interdit de "tenir leurs maisons ouvertes le Dimanche et jours de Fête reconnus par la Loi de l’Etat, durant la Messe de paroisse et les Vêpres". Il fixe les horaires de fermeture "dans tout le Département après l’heure de neuf en hiver, et celle de dix en été", ménageant toutefois une exception pour les "vallées de Foix, Pamiers et Saint-Girons", où la fermeture n’interviendra "en hiver qu’à dix, et en été qu’à onze". Il laisse par ailleurs aux maires la possibilité de demander des "Arrêtés particuliers, pour retarder, mais surtout pour avancer l’heure de la fermeture, principalement dans les petites Communes rurales". 

Cet arrêté semble semble n’avoir fait l’objet d’aucune modification au cours du XIXe siècle. On relève un arrêté particulier, publié à la demande du maire de Mirepoix, le 29 janvier 1851, arrêté qui autorise ce dernier à "retarder la fermeture des dits établissements jusqu’à dix heures du soir pendant la durée de carnaval". A noter que 10 heures du soir en 1851, c’est 21 heures en 2009.  De façon plus générale, on remarque que les pouvoirs publics se méfient de la nuit et tentent de prémunir la population à la fois contre les dangers et les tentations inhérents au monde nocturne. Il y a loin de cette méfiance ancienne à l’actuelle promotion des loisirs et autres fastes de la nuit.

Dans un souci de moralisation des plaisirs directement hérité de la période révolutionnaire,  l’arrêté du 12 juillet 1816 se préoccupe d’organiser à Mirepoix la répression des jeux de hasard :

Les jeux de hasard étant défendus, il est recommandé aux Maires, Adjoints, Officiers de Gendarmerie et de Police, de veiller à ce qu’on ne les Pratique dans aucun café, ni aucun lieu public.

La même recommandation leur est faite à l’égard des maisons particulières. Ils saisiront, pour être confisqués par la Justice, les fonds et effets trouvés exposés aux jeux, ainsi que les instrumens, ustensiles, appareils, etc. destinés au service des jeux prohibés. 

Divers courriers émanant des préfets montrent qu’à Mirepoix, la répression des jeux de hasard peine à décourager la pratique :  

Les rapports qui me parviennent de votre commune relativement aux maisons de jeu sont vraiment affligeants. Je suis informé que depuis peu il y est fait des pertes énormes ; vous pensez comme moi que de ces excès peuvent résulter de grands maux pour les familles et pour la société, et qu’il est du devoir des magistrats chargés de la police de les prévenir par une surveillance exacte et par des mesures sévères. En conséquence Je vous recommande très formellement… 

(12 prairial an 13)

Je suis informé d’une Manière très positive qu’on donne à jouer dans votre Commune et notamment chés petitpié Cafetier des jeux de hazard ruineux, et que plusieurs chefs de famille très influans sont les premiers à donner l’exemple de la violation des Lois sur cette matière ; Je vous invite à redoubler de soins… 

(2 germinal an 13)

Des rapports recents annoncent que les jeux de hasard ont repris dans les caffés de votre ville sous prétexte, dit-on, que le lotho y est toléré à deux sols le tableau, plusieurs jeunes gens de famille et autres le portent à trois francs, ce qui a porté le desordre et la Ruine dans plusieurs maisons… 

(28 avril 1807)

Il M’a été rapporté qu’il se tient des jeux de hazard chés les caffetiers de votre ville et que plusieurs enfans de famille y ont contracté des dettes considérables. Je m’abstiendrai de toute Reflexion sur les Consequences qui pourraient resulter de cette infraction des Lois et je me bornerai à vous engager à porter l’Attention… 

(27 janvier 1815) 

Etc.

D’autre courriers indiquent que, soucieuse de prévenir les excès liés à l’ivresse, les préfets pressent les  maires de sanctionner la distribution de vin après l’heure légale de fermeture des cafés, et plus particulièrement la distribution de vin aux militaires : 

Je suis instruit que malgré la surveillance du garde de la place, il y a tous les soirs des soldats dans certaine auberge jusqu’à minuit, même plus tard, que quand les patrouilles se présentent à ces maisons, les aubergistes cachent les militaires, pour les soustraire à la police. Je vous prie Monsieur, d’infliger une peine à tout aubergiste qui sera pris à donner du vin aux militaires passé huit heures…

L’arrêté du 12 juillet 1816 formule également de nombreuses prescriptions relatives à l’accueil des voyageurs et, plus spécialement, à celui des "étrangers". Dans le contexte post-révolutionnaire de 1816, les autorités se soucient avant tout de contrôler le territoire et de restaurer l’ordre public. Elles se dotent en conséquence des moyens de surveiller la population et par là de savoir qui fait quoi et qui est où. 

Les aubergistes et logeurs continueront à avoir un registre coté et paraphé par le Maire de leur Commune, sur lequel ils inscriront, jour après jour, desuite, sans blanc ni interligne, les noms, prénoms, âge, qualités, domicile actuel et profession de tous ceux qui coucheront chez eux, même une seule nuit.

Ce registre indiquera, de plus, exactement, la date de leur entrée et de leur sortie.

Ils le présenteront à toute réquisition, soit au Maire, soit à l’Adjoint, soit au Commissaire de police, soit à la Gendarmerie.

Ils le présenteront d’obligation tous les quinze jours à la Mairie pour être visé.

Les aubergistes et logeurs porteront à la Mairie tous les jours, à l’heure de midi, la note des voyageurs qui se sont arrêtés chez eux dans l’intervalle des vingt-quatre heures.

Le Maire de Foix nous enverra, chaque jour, en communication les notes qu’il aura reçues des aubergistes et logeurs.

Les Maires de Pamiers et de St-Girons procèderont de même avec les Sous-Préfets.

Pour les autres Villes et Communes, les Maires enverront les notes des aubergistes et logeurs, tous les trois jours, au Sous-Préfet de leur Arrondissement, qui nous les fera parvenir.

L’ensemble des prescriptions minutieusement édictées ci-dessus concerne également "les propriétaires et fermiers des établissements d’Ussat et d’Audinac, durant la saison des eaux".

La note exacte et journalière des étrangers qui se seront rendus aux eaux minérales dans l’un et l’autre Etablissement sera remise, pour Ussat, au Maire de Tarascon, qui nous la transmettra tous les courriers, et, pour Audinac, au Maire de Saint-Girons.

Les Médecins-inspecteurs attachés auxdits Etablissemens nous enverront de leur côté, directement, chaque huitaine, un bulletin des personnes étrangères existantes dans ces Etablissemens, indépendamment du compte général que les Règlemens les obligent à nous fournir après la saison des eaux.

Pour les eaux d’Ax, les particuliers de cette Ville qui louent des appartemens ou des chambres meublées à des étrangers durant la saison des bains, seront astreints à en faire la déclaration à la Municipalité dans les vingt-quatre heures.

Ils seront aussi tenus de déclarer à la Mairie le jour du départ de leurs locataires.

Le Maire d’Ax ouvrira un registre pour recevoir ces déclarations et nous en enverra le relevé tous les trois jours avec la note remise par les aubergistes.

L’article précédent est rendu applicable aux bains de Carcanières. Le Maire de cette Commune tiendra la main à son exécution. 

Ci-dessus : Etablissement Roquelaure, hôtel et café, à Carcanières en 1905.

Les documents archivés à Mirepoix relèvent, spécialement à partir de 1851, i. e. à partir du Second Empire, de nombreuses infractions relatives à l’arrêté du 12 juillet 1816. Il faut y voir dans les années 1850 essentiellement des raisons politiques. Raymond Escholier raconte dans Quand on conspire comment les Républicains, dits les Rouges, parmi lesquels M. Savignac, alias Louis Pons-Tande, grand-père de son épouse Marie-Louise Escholier, tient clandestinement réunion après l’heure de fermeture au café Esquirol. Le maire de Mirepoix, M. Bordier, alias Hector Manent, fait surveiller le café, attendant son heure. Il observe en l’occurrence la recommandation effectivement adressée par le préfet de l’Ariège à Antoine Benoît Vigarozy, maire de Mirepoix, dans une lettre datée de 1852 :  

Les cafés tenus à Mirepoix par les sieurs Barré et Bergé m’ont été plusieurs fois signalés comme étant des établissements dangereux et devant être fermés. Les deux propriétaires ont déjà encouru une condamnation pour contravention à mon arrêté fixant les heures de fermeture des établissements de cette nature.

Je vous prie de faire connaître aux sieurs Barré et Bergé que si j’apprends que l’on s’occupe de politique dans leurs cafés et qu’ils les tiennent ouverts après les heures fixées par le règlement, j’en ordonnerai la fermeture immédiatement.

Vous aurez besoin de surveiller ces deux établissements d’une manière toute spéciale et de me signaler immédiatement tous les faits qui viendront à s’y produire. 

L’avènement de la IIIe République annonce à Mirepoix l’âge d’or des cafés. On ne trouve plus aux archives aucun rapport de police concernant ce qui se fait ou se dit dans le cadre de ces derniers. Les demandes d’ouverture de débits de boisson, "à emporter" ou "à consommer sur place", se multiplient. On remarque qu’elles émanent souvent de personnes de condition modeste, parfois venues d’une région voisine ou d’Espagne ; d’artisans désireux de s’assurer un complément de revenu, tel un menuisier, installé cours du Jeu du Mail ; de veuves en mal de ressources. Nombre de ces nouveaux cafetiers tiennent commerce de boisson au sein même de leur domicile. On remarque également qu’ainsi conduite, l’offre de boisson se développe particulièrement  dans les années 1880 cours Saint-Maurice et al Bascou, aux abords des tueries

Dans le contexte nouveau d’une époque rendue à sa liberté de vivre, d’agir, de dire et de penser – c’est cela aussi, la célèbre Belle Epoque -, les autorités nourrissent désormais, concernant les cafés, des préoccupations relatives à la santé ainsi qu’à la morale publiques. Elles arrêtent ainsi, en vertu de la loi du 17 juillet 1880, "les distances auxquelles les cafés et débits de boissons ne pourront être établis autour des édifices consacrés à un culte quelconque, des cimetières, des hospices, des écoles prmaires, collèges ou autres établissements d’instruction publique". Ils tentent également de prévenir les ravages de l’absinthe, puis d’interdire la consommation de cette dernière, en vertu des instructions diffusées par le ministère de l’Intérieur le 16 août 1914.    

Les documents conservés aux archives éclairent, à leur façon, ce qu’a été la vie des Mirapiciens au XIXe siècle. Mais le roman, seul, capte dans son miroir l’ombre mouvante des êtres qui ont incarné cette vie-là. Il faut lire ou relire l’oeuvre de Raymond et Marie Escholier pour mesurer l’art du romancier par qui les archives s’animent, par qui le passé revisité renaît, revit. A preuve, dans Quand on conspire, l’entrée du Tueur au café Esquirol :

Le Tueur n’a jamais tué personne. Seulement, les jours où l’on tue, le vendredi et le samedi, il va s’occuper à l’abattoir. Les bouchers l’emploient à transporter les quartiers de viande qui s’appliquent, saignants et encore tièdes, sur sa nuque, sa tête, son échine ; à lui de rouler et empaqueter les peaux de boeufs, retendre la peau des moutons en la gonflant d’air avec un grand soufflet, jeter de nombreux seaux d’eau à terre pour chasser le sang qui rend glissantes les grandes dalles. […].

Ce soir, comme tous les soirs, le Tueur se dirigea à pas lents vers le café Esquirol. Il entra, portant sans forfanterie des vêtements souillés par le sang des victimes. L’air remué par ses gestes prenait une odeur de carnage et les semelles de ses espadrilles laissaient, partout où elles passaient, des empreintes brunes que les maigres chiens errants venaient flairer…

Raymond Escholier, Quand on conspire, V, p. 85, éditions Ferenczi, 1930

Notes:

  1. Lien Socio – Le portail des sciences sociales ↩︎

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dans: archives, Ariège, Escholier, Mirepoix.

1 commentaire au sujet de « Un arrêté de 1816 à propos des auberges, cabarets, cafés et autres lieux ouverts au public en Ariège »

  1. Martine Rouche

    Mis à part le fait que cet article est un bijou par son contenu et sa forme, je te propose ceci :

    Du deuxième decembre mil sept cens soixante cinq Msrs les Consuls étant assemblés, … il convenait de faire faire une nouvelle publication en la forme qui suie :
    Il est faict inhibisions et deffenses a tous aubergistes traicteurs et taverniers et a toute sorte des personnes donant a jouer de donner a boire manger ni jouer apres neuf heures du soir et pendant la Messe de parroisse et des vepres les jours de fetes aux habitans de la ville mais seulemens permis aux aubergistes traicteurs et taverniers de donner a boire et manger aux etrangers apres neuf heures du soir a peine de dix livres damande. Comme aussi il est tres expressement deffandu a toute sorte de personnes de donner a jouer aux jeux de hazard en quel tems et en quels lieux que ce soit a peine de cinq cens livres damande et de confiscation de tous les meubles qui seront trouvés dans les lieux ou le jeu sera donné.
    (Registres des délibérations municiaples)
    Orthographe respectée.

  2. Martine Rouche

    " Du cinquième Messidor an huit de la republique Française.
    Le Maire adjoint de la commune de Mirepoix Considerant que les Jeux de hazard ont toujours été le plus grand fléau de l'humanité et les Suites très dangereuses.
    Arrêtent que deffenses Sont faites atous citoyens de la commune et des Environs de Jouer les Jeux de hazard, denommés et reconnus Sous le nomde Vingt-un, – macaho, rouge et noire, et Jazon – Soit de jour soit de Nuit, dans ladite commune.
    Deffenses sont egalement faites atous Caffetiers et tous particuliers de ladite Commune de preter azile et leur fournir des moyens quelconques pour Jouer lesdits Jeux de hazard.
    Sera notre presente ordonnance publiée pour etre executée Suivant Sa forme et teneur, et les contrevenants poursuivis et condamnés Soliderement Suivant et conformement aux lois.
    Boudouresques adjoint                                                   Avignon maire
    Dassié secretaire greffier "