La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

A Mirepoix, un club de femmes

Adressée à "La dormeuse blogue", je recevais, il y a quelques jours, directement dans ma boîte aux lettres, une invitation mystérieuse, ainsi libellée sur l’enveloppe : "Une initiative de voisinage, initiée par deux filles sympa, et qui peut vous intéresser". Le message était signé M*** S***. L’enveloppe contenait un flyer, intitulé Black Gold, titre du film au visionnage duquel je me trouvais invitée. Le flyer fournissait les quelques informations qui suivent : "Un film de Mark et Nick Francis, en v.o. (anglais) avec sous-titres français". "http://www.blackgoldmovie.com". "Addis Abeba : les femmes travaillent huit heures par jour pour trier les fèves de café. Elles gagnent $0.50". "New York : une tasse de café Starbucks coûte $1.70". Le flyer disait aussi : "Amenez votre petit pique-nique et on va grignoter devant l’écran…" "Le film commencera à 20h pile ! C’est promis !" Intriguée par le ton, frappée par le sujet, je me suis rendue à l’adresse indiquée sur l’invitation mystérieuse. La scène se passe à Mirepoix, dans le quartier du Rumat. J’hésite devant la porte, le mur borgne, qui semblent correspondre à un garage, un hangar. Je pousse la porte, et j’entre, toute surprise, dans une cour, ou plutôt un patio, comme on voit dans les cabanons installés aux abords des calanques de Marseille. On me hèle depuis la table, installée sous un tivoli. Sur la table, il y a comme dit Rabelais du sirop vignolat, des jus de fruit aussi, et des petits zakouskis. "Pour celles qui n’ont pas eu le temps de préparer leur pique-nique". On m’invite à goûter au sirop. Pas de salamalecs. On dit à la cantonade "c’est La dormeuse blogue", et basta. Il y a aussi un petit chat qui se balade dans la cour. On devise. J’apprends que, dans ce groupe de "filles sympa", l’une a construit sa maison en paille, l’autre est agricultrice, une autre est restauratrice, deux autres encore sont anglaises (je n’en sais pas plus), etc. Je reconnais la Baronne, photoplasticienne, dont j’évoquais récemment le travail sur La dormeuse blogue 1. Il est question à table de l’action entreprise à l’encontre du projet immobilier qui prévoit l’aménagement d’un golf et la construction d’un complexe hôtelier à Malegoude, petite commune située à 7 kilomètres de Mirepoix, dans la direction de Carcassonne. L’action consiste en l’achat de parcelles qui, mises bout à bout, permettraient aux agriculteurs de conserver les terres dont ils ont besoin. 500 parcelles, à ce jour, auraient été achetées. Le souci est unanime autour de la table : jusqu’où l’industrie touristique peut-elle se développer en Ariège sans tuer l’authenticité qui fait justement le charme de l’Ariège ? A 20h10, la maîtresse des lieux nous invite à passer au salon pour regarder BlackGold en DVD. Confortablement installées devant le grand écran, nous assistons à la diffusion d’un film beau et fort, dans lequel Mark et Nick Francis dénoncent, de façon froidement méthodique, l’injustice au prix de laquelle nous buvons en Europe et en Amérique du Nord du café éthiopien. Tel que formulé sur la pochette du DVD, l’argument du film est le suivant : "As westerners revel in designer lattes and cappuccinos, impoverished Ethiopian coffee growers suffer the bitter taste of injustice. In this eye-opening expose of the multi-billion dollar industry, Black Gold traces one man’s fight for a fair price". La démarche des deux cinéastes est mutatis mutandis identique à celle de Voltaire dans Candide (1759), où, à la question naïvement posée par Candide, "Eh, mon Dieu ! que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ?", le nègre de Surinam répond : "C’est à ce prix-là que vous mangez du sucre en Europe". "Addis Abeba : les femmes travaillent huit heures par jour pour trier les fèves de café. Elles gagnent $0.50" (2008). Lueur d’espoir toutefois, les deux cinéastes montrent aussi comment les travailleurs du café commencent à s’organiser en Ethiopie pour obtenir des augmentations de salaire, et comment leurs représentants tentent d’intervenir sur le marché du café pour contrer le pouvoir des sociétés multinationales qui fixent le prix de la matière première et qui ont pu de la sorte induire, en quelques années, une chute vertigineuse du prix en question. Lourd silence dans le salon, ponctué de temps à autre par une remarque indignée. Après le film, le débat s’esquisse. Le sort des femmes d’Addis Abeba, pauvres entre les pauvres, suscite la colère. Puis le débat s’élargit. On aborde successivement deux questions : – Quoi faire en Europe pour aider au rééquilibrage des rapports Nord-Sud ? Quoi faire individuellement ? Suffit-il, dans sa vie privée, d’opter pour la décroissance ? Renoncer ici à boire du café, voilà qui, hélas ! ne changerait rien au sort des femmes d’Addis Abeba. Sauf à l’empirer… – Quoi faire en Europe pour résister au diktat d’une productivité devenue forcenée ? Comment vivre, sans se soumettre à un tel diktat ? A cette question difficile, M*** S*** fournit une réponse radicale : "Je suis contre le travail". Il faut entendre ici, je suppose, l’aliénation par le travail, car il n’y avait, que je sache, ce soir-là parmi nous, personne qui ne se soucie d’oeuvrer quotidiennement avec énergie et passion. Il se faisait tard. Après avoir picoré quelques chips, bien que la soirée ne fût pas terminée, j’ai quitté mes nouvelles amies. Je les remercie de m’avoir invitée à partager ce temps d’échange. J’espère avoir ici droitement rendu compte de la substance de ce dernier. Telle "initiative de voisinage" est utile et intéressante. Voilà une autre des bonnes surprises qu’offre la vie à Mirepoix.

Notes:

  1. La dormeuse blogue : Vu à la galerie de la Baronne ; Rendez-vous chez la Baronne ; A propos de la Baronne ; A la gloire de Pollo ↩︎

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dans: Ariège, gens d'ici, Mirepoix.

1 commentaires au sujet de « A Mirepoix, un club de femmes »

  1. Touaté

    Hello!
    C’est super comme initiative! Une bonne façon de faire connaissance. Ils sont tous comme ça dans cette région?
    Concernant le thème de la soirée, ne sommes nous pas un peu fautifs en tant que consommateurs à la recherche de produits à bas prix? Ce sont les dommages collatéraux de notre société occidentale vouée à la consommation, aux loisirs et aux apparences. Le projet immobilier de Malgoude que tu évoques en est un pur exemple.
    De ta région, je ne connais que Carcassonne. Mais, les touristes qui la visitent, si ils sont à la recherche d’authenticité, en quoi un golf et un complexe hôtelier peuvent les intéresser? Tout le monde ne cherche pas ce type de loisirs. Il faut avoir le courage de se démarquer.
    Enfin, me voilà qui m’emporte et blablate encore!
    J’arrête là!
    A bientôt!