La dormeuse blogue

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3ème journée d’automne d’histoire locale – Chant d’amour, chant de guerre

Dans le cadre du Pays d’Art et d’Histoire et des Journées européennes du patrimoine, l’association SLHLM (Salon du Livre d’Histoire Locale de Mirepoix) proposait samedi dernier 19 septembre Chant de guerre, chant d’amour au XIIIe siècle, une journée dédiée à la Cansu de la Crusada, la Chanson de la Croisade, au roman de Flamenca, autre incontournable de la littérature du Moyen Age occitan, et plus généralement au chant des troubadours comme source et fondement de l’identité occitane.
 
Jacques Gourc, de l’université de Toulouse, a évoqué, le matin, le contexte historique et politique de la croisade "albigeoise", puis la représentation de la croisade dans le texte de la Cansu, enfin la fonction du troubadour qui fait lever les mots au service d’un prince, d’une cause, d’un "peuple qui chante".
 

Dominique Luce-Dudemaine, spécialiste du roman médiéval, actuellement responsable de la communication de la mairie de Caen, a présenté l’après-midi le roman de Flamenca, mis en lumière la singularité de l’oeuvre et montré comment celle-ci balance entre "contestation et renouveau de la fin’amor". 

Jacques Gourc, qui, à l’université, s’exprime ordinairement en occitan, a prudemment renoncé ici à user de sa langue natale. Il est heureusement bilingue, et encore davantage. Son sourire, de toute façon, parle pour lui. 

Il observe d’abord que les textes occitans se développent indépendamment ou en marge des grands courants littéraires médiévaux. "Ils ne sont pas dans le moule. D’un côté, ils innovent, et de l’autre, ils conservent un pied dans le passé".

Jacques Gourc souligne ensuite la complexité toute particulière du contexte historique et politique dans lequel s’inscrit la Chanson de la Croisade et dont elle constitue un miroir unique. Dans le cadre de la guerre de religion que constitue le moment de la croisade contre les Albigeois, la Chanson de la Croisade met en scène des personnages historiques, nombreux et attestés, dont certains défendent la "droite foi", et d’autres, désignés sous le nom de "patarins", professent officiellement le catharisme. Or, même s’il invoque largement les dits "patarins", le texte de la Chanson ne s’intéresse pas spécialement à la religion de ces derniers. Les "patarins", Cathares et autres Bogomiles, sont vus comme des Chrétiens parmi d’autres, certes taxés de dissidence, mais proches en cela des Franciscains, qui nourrissent un idéal social comparable et dénoncent semblablement les abus du clergé. 

Les Cathares se distinguent cependant des autres Chrétiens par leur conception dualiste de la Création et le caractère palingénésique de leur doctrine de la Rédemption. Dieu, qui est le principe bon, oeuvre dans l’éternité à la création d’une réalité parfaite, qui demeure hélas invisible aux mortels. Ce monde-ci est l’oeuvre de Lucifer, et à ce titre il relève du Néant, source inépuisable du Mal, dont il figure l’expansion repoussante. Il appartient aux mortels de se confier à l’Esprit Saint, qui au fil des générations, ou des réincarnations, continue d’éclairer leur nuit, et, à la lumière d’un tel Esprit, de regagner par le baptême l’espérance du Salut et de la vie éternelle.  

Telle vision de la Chute et telle condamnation de ce monde-ci demeurent, semble-t-il, étonnamment éloignées des valeurs plus terrestres dont se réclament au XIIIe siècle les troubadours et l’ensemble de la société occitane, observe ici Jacques Gourc. Pourquoi seigneurs et clergé local demeurent-ils si longtemps sourds au mandement de Rome qui leur enjoint "d’extirper l’hérésie" ?

Fondée sur la permanence de la romanité, ouverte comme cette dernière aux influences venues de l’Orient, de l’Italie, de l’Espagne ; patrie des troubadours et de la cansu (chanson d’amour), dont elle se fait gloire et en quelque sorte religion, la civilisation occitane se vit comme une alternative brillante à la civilisation septentrionale. C’est sans doute pour manifester sa résistance à la poussée des Francès, et aussi par anticléricalisme, ou encore par intérêt philosophique, qu’une partie de l’aristocratie occitane, au XIIIe siècle, se tourne peu à peu vers le catharisme. Avec l’aristocratie, c’est l’Occitanie toute entière  qui témoigne ainsi de son goût de l’autonomie. Le pays, de toute façon, n’a de son appartenance à la France qu’une notion très lointaine. Les seigneurs se flattent d’avoir oublié qu’ils le sont "par la grâce du Roi de France". Les croyants, quant à eux, trouvent dans le catharisme un moyen d’échapper au contrôle de la papauté.  

D’où, en 1209, rappelle Jacques Gourc, la réaction du pape Innocent III, qui, irrité par l’attitude des seigneurs occitans, relance la croisade à la fois contre les Cathares et contre ceux qui tolèrent le développement de "l’hérésie", i. e. principalement contre les comtes de Toulouse et contre la maison de Trencavel. De guerre de religion, la croisade devient alors guerre de conquête.  

Mandaté volens nolens pour conduire cette croisade, Simon de Montfort, qui se souvient du sac de Constantinople, s’inquiète d’avoir à combattre d’autres Chrétiens. Il s’est dans le passé opposé à un certain nombre de massacres et il a par la suite marqué son désaccord sur la poursuite des opérations militaires en Orient. Il s’engage toutefois dans la croisade, sur la sollicitation insistante de ses amis Guy des Vaux de Cernay et Arnaud Amaury, tous deux proches de Saint Dominique, parce qu’il vient de perdre ses possessions anglaises, et, bien qu’il ne soit pas dévoré par la soif de conquête, parce que, comme bien d’autres seigneurs du Nord, il a pris conscience des richesses du Midi. 

La Chanson de la Croisade constitue, observe Jacques Gourc, une chronique très fidèle des divers épisodes de la guerre, depuis l’entrée en scène de Simon de Montfort jusqu’à la mort de ce dernier, tué par une pierre le 25 juin 1218, au pied des murailles de Toulouse. Il ne s’agit pas d’une chronique à la Joinville, faite pour célébrer sur le mode hagiographique les exploits de Saint Louis, mais plutôt d’une narration fidèle, qui relève essentiellement du journalisme de guerre, même si elle s’autorise de temps à autre des accents propagandistes et vers la fin un ton épique. Ecrit presque en direct par deux auteurs contemporains qui tour à tour ont été présents sur le terrain, le texte fourmille de détails précis, de choses vues par exemple à la bataille de Beaucaire ou à celle de Toulouse. Fait unique pour l’époque, il permet de reconstituer les plans des dites batailles.

Le premier des deux auteurs successifs de la Chanson de la Croisade se nomme Guillaume de Tudèle, en occitan Guilhèm de Tudèla. Il vient donc d’Espagne, sans doute dans le sillage des seigneurs qui ont naguère mené croisade en Espagne. C’est un protégé de Baudoin, élevé par sa mère à la cour de France, frère du comte Raimon VI de Toulouse, ennemi juré de ce dernier, et à ce titre allié de Simon de Montfort. Le dit Baudoin, traitre à la cause de Toulouse et qui ne parlait même pas l’occitan, finira pendu dans une forêt du Quercy sur ordre de son frère Raimon VI.

Guilhèm de Tudèla, qui appartient à la suite de de Baudoin, relate les événements de la croisade de 1210 à 1213, depuis le poste d’observation qui est le sien dans le camp de Simon de Montfort. Il insiste ici, à fin d’intimidation, sur les cruautés qui accompagnent la prise de Minerve. Il ne dit pas en revanche "que la place fut prise par capitulation et que Simon de Montfort  assigna à Guilhèm de Minerve de nouveaux revenus sur des terres sises près de Béziers. Guilhèm de Minerve figure plus loin, au siège de Beaucaire et à celui de Toulouse, toujours parmi les partisans de Raimon VI" 1 .  

Lo castel de Menerba non es assis en planha,
An[s], si m’ajude fes, es en auta montanha :
Non a pus fort castel entro als portz d’Espanha
Fors Cabaretz e Terme qu’es el cab de Serdenha… 
2

Le château de Minerve n’est point assis en plaine, mais, que Foi me vienne en aide ! il est sur une haute montagne : il n’y a plus fort château jusqu’aux ports d’Espagne, excepté Cabaret et Termes qui est à l’entrée de la Cerdagne. Guillem de Minerve se repose et se baigne. Là il s’était placé avec toute sa compagnie ; mais nos Français et ceux du côté de la Champagne, Manceaux et Angevins et Bretons de Bretagne, Lorrains et Frisons et ceux d’Allemagne, les en arrachent par force, avant que vienne la grêle, et y brûlent maint hérétique félon de mauvaise engeance, et nombre de folles hérétiques qui braillent dans le feu (E i arson mant eretge felo de puta canha / E mot fola eretga que ins el foc reganha). On ne leur laissa vaillant une châtaigne. Puis on jeta les corps et les enfouit dans la boue, de peur que ces ordures infectassent notre gent étrangère. 3  

La part du récit qui revient à Guilhèm de Tudèla s’arrête en juillet 1213, i. e. à la veille de la bataille de Muret (12 septembre 1213), bataille suite à laquelle Raimon VI perd Toulouse, et, pour se venger, fait pendre Baudoin, coupable de contribution à la victoire de Simon de Montfort. On ne sait si Guilhèm de Tudèla a survécu à la bataille de Muret, ou un peu plus tard à la mort de son maître. 

Le second auteur de la Chanson de la Croisade, celui qui succède à Guilhèm de Tudèla au vers 2773, est demeuré anonyme. Plus poète que Guilhèm de Tudèla, il parle également un occitan plus pur que celui de son prédécesseur, mêlé au demeurant de provençal et d’autres apports. Il relate les événements vus cette fois depuis le front occitan, et il ne cache pas qu’il partage l’anticléricalisme ainsi que l’ensemble des valeurs propres à la société occitane de son temps. "Nourri par sa culture, il l’utilise", dit Jacques Gourc, "au service de la propagande" propre à son camp. Il le fait avec un art très savant de l’argumentation et de l’exemple, de telle sorte qu’on invoque concernant la succession des deux auteurs dans la Chanson de la Croisade, le "passage d’une écriture romane à une écriture gothique" 4.

L’anonyme qui succède à Guilhèm de Tudèla et qui s’en distingue sur nombre de points, revendique pourtant l’identité de son prédécesseur, et ménageant une laisse (strophe) qui fait la jonction entre leurs deux apports, il assure la continuité du poème, par là l’unité de ce dernier. Il "se fond dans le moule", dixit Jacques Gourc, "même s’il s’autorise quelques petites variations formelles", comme l’usage des rimes capcaudadas, où la dernière rime d’une laisse est reprise en tant que première rime de la laisse suivante, et celui des rimes capfinidas, où le dernier mot d’une laisse est repris au début, à l’intérieur ou à la fin du premier vers de la laisse suivante 5. Il fait chanter à l’occasion de ces jeux poétiques les mots essentiels de la civilisation occitane, largeza, mezura, i. e. ceux qui accompagnent et dénotent l’émergence d’une prime volonté de fondation de la nation occitane. Largeza e mezura contre avarice et ivrognerie, qui sont la marque des Francès.  

Cet auteur anonyme relate par exemple de façon admirable le discours étonnant prononcé en 1213 par le comte de Foix, qui, après la défaite de Muret, se trouve à Rome accusé de catharisme. Comme Pierre Roger de Bellissen à Mirepoix, le comte de Foix comprend dans sa famille nombre de parents et d’alliés cathares. Il est vrai que lui-même n’est point cathare ni vraiment pieux… Aucun des "Toulousains" ou proches du comte de Toulouse ne le sont d’ailleurs davantage… 

« Sire pape droiturier, de qui le monde entier relève, qui tiens le siège de saint Pierre et gouvernes à sa place, auprès de qui tous pécheurs doivent trouver protection, qui dois maintenir la droiture, la paix, la justice, car tu as été placé pour notre salut, seigneur, écoute mes paroles et rends-moi tout ce qui m’est dû ; car je puis me justifier et faire vrai serment que onques je n’aimai les hérétiques ni nul mécréant, que je repousse leur société, que je ne leur donne aucun appui. Et puisque la sainte Église me trouve obéissant, je suis venu en ta cour pour obtenir un loyal jugement, moi et le puissant comte mon seigneur, et son fils également, qui est bon et sage et de tendre jeunesse, et ne s’est rendu coupable d’aucune tromperie, d’aucune mauvaise action. Et puisque le droit ni raison ne trouvent faute en lui, dès qu’il n’a tort ni coulpe envers personne vivante,  j’admire pourquoi et comment aucun prudhomme peut consentir à sa spoliation. Le puissant comte mon seigneur, de qui relèvent grandes terres, s’est mis à ta discrétion, lui-même et sa terre, te rendant Provence, Toulouse, Montauban ; [dont les habitants] ont ensuite été livrés aux tourments et à la mort, au pire ennemi, au plus acharné : à Simon de Montfort, qui les enchaîne, les pend, les extermine, les outrage sans merci. C’est ainsi qu’après s’être mis sous ta protection ils sont venus à la mort ou tombés en péril. Et moi-même, puissant seigneur, par ton ordre j’ai rendu le château de Foix et ses puissants remparts. Le château est si fort qu’il se défend par lui-même ; j’y avais pain et vin, abondance de viande et de froment, eau claire et douce sous la roche, et mes braves compagnons, et force luisantes armures ; je ne craignais pas de le perdre (mon château) par aucun assaut. Le cardinal le sait et peut se porter garant de mes paroles. Si tel que je l’ai livré on ne me le rend pas, c’en est fait de la foi aux traités ! »  

Le cardinal se lève et répond brièvement ; s’approchant du pape, il lui dit doucement : « Sire, ce que dit le comte est la pure vérité : j’ai réellement reçu le château et l’ai livré ; en ma présence s’y établit l’abbé de Saint Tibéri.

Alors se leva l’évêque de Toulouse, prêt à répondre : « Seigneurs, » dit-il, « vous entendez tous le comte dire qu’il s’est délivré et éloigné de l’hérésie : je dis que sa terre en nourrit la plus forte racine. Il les a aimés, désirés, accueillis, et tout son comté en était plein et farci. Le Puy de Montségur n’a pas été bâti pour un autre motif que pour les défendre, et il les y a admis. Sa sœur est devenue hérétique à la mort de son mari, et séjourna depuis lors plus de trois ans à Pamiers. Avec sa mauvaise doctrine elle a fait nombre de conversions. Et tes pèlerins, serviteurs de Dieu, qui chassaient les hérétiques, les routiers, les faiditz, il en a tant tués, mutilés, mis en pièces, que le champ de Montgei en est resté tout hérissé, que France en pleure encore et que tu en es honni. Là dehors, à la porte, quelle douleur, quel cri, des aveugles, des bannis, des mutilés (?) qui ne peuvent plus marcher sans qu’on les guide ! Celui qui les a tués, mutilés, estropiés, ne doit plus tenir terre : voilà ce qu’il mérite » […].

« Sire », dit le comte [de Foix], « je proteste en faveur de mon grand droit, de ma loyale droiture, de mes sincères sentiments ; et si on me juge selon le droit, je suis sauf et absous. Jamais je n’ai aimé les hérétiques, ni les croyants, ni les hommes vêtus de noir. Loin de là, je me suis rendu, offert, donné à Bolbone, où je me suis bien trouvé, où tout mon lignage s’est rendu et fait ensevelir. Quant au Puy de Montségur, la vérité est que je n’en ai jamais été, même un jour, seigneur en possession. Et si ma sœur a été mauvaise femme et pécheresse, je ne dois pas, pour son péché, être exterminé. Si elle séjourna dans le pays, c’était par droit déterminé, car le comte mon père ordonna, avant de mourir, que s’il avait enfant qui ne pût s’établir en aucun lieu, il n’avait qu’à revenir en la terre de son enfance pour y avoir son nécessaire et y être bien accueilli. Et je vous jure par le Seigneur qui fut mis en croix que onques bon pèlerin ni aucun roumieu faisant un saint pèlerinage établi par Dieu n’a été par moi maltraité, ni dépouillé ni mis à mort ; que jamais la voie de telles gens n’a été envahie par mes hommes. Mais de ces brigands, faux traîtres et parjures qui portaient la croix pour ma perte, aucun n’a été pris par moi ni par les miens qu’il n’ait perdu les yeux, les pieds, les poings, les doigts. Et je me réjouis de ceux que j’ai mis à mort, comme je regrette ceux qui m’ont échappé […] ».

La Chanson de la Croisade se termine de façon épique le 25 juin 1218, date du décès de Simon de Montfort. De chant à la gloire des Croisés contre l’hérésie qu’elle se voulait au début, elle devient chant de la croisade contre les Croisés, ou chant à la gloire de la "vraie" foi. Tandis que les habitants se donnent la main pour rebâtir la muraille en chantant, le jeune comte Raimon VII entre dans la ville aux côtés de son père, paré d’une sorte de halo qui, parmi les rameaux agités par la foule, le fait ressembler au Christ entrant dans Jérusalem. Simon de Montfort, avant d’être frappé par la pierre qui le tue, sombre dans une sorte de démence. Simon furieux incarne ici la figure extrême de la desmezura, i. e. le destin des Francès.    

L’oeuvre constitue ainsi dans son final une sorte de monument à la gloire du parti occitan. Elle témoigne du regard consterné que le Midi porte sur l’envahisseur venu du Nord, les Francès et autres Bretons, Fumeux, Bergounous, etc., tous prénommés par dérision Robin, ou Robert. Elle illustre dans sa langue et dans son esprit la culture d’un peuple qui a fait de son être-ensemble un art de vivre, "la culture d’un peuple qui chante". 

Ci-dessus : Jean-Paul Laurens, La défense de Toulouse devant Montfort, 1895.

Dominique Luce-Dudemaine, l’après-midi, reprend à son compte le beau mot de "peuple qui chante". Elle rappelle que, dans le cadre de la civilisation de cour, le XIIIe siècle est celui de la courtoisie, laquelle nécessite en quelque manière de savoir inventer les mots et les sons. La dite civilisation fait ainsi de la poésie son emblème, son drapeau.

Apanages des troubadours, la composition poétique s’exerce au XIIIe siècle sur la base de modèles appris par coeur et témoigne de la capacité à réfléchir en situation très rapidement. Il n’est pas sûr que les troubadours consignaient eux-mêmes leurs compositions, ni d’ailleurs qu’ils les chantaient, sinon sur des airs très simples, connus de tous, qui sont aujourd’hui perdus faute de notation musicale correspondante.

Le roman de Flamenca constitue dans ce contexte une oeuvre à part, tant par sa longueur, un peu plus de 8000 vers, que par son caractère narratif, puisqu’il s’agit d’un roman en vers, ou nova. Il n’existe de cette oeuvre qu’un seul manuscrit, conservé à la bibliothèque des fonds anciens de Carcassonne.

Longtemps oublié, redécouvert à la fin du XIXe siècle, le roman de Flamenca exerce depuis lors une sorte de fascination sur les commentateurs contemporains aux yeux desquels, comme en miroir, il réfléchit tous les grands thèmes  de la littérature courtoise.

On nomme ce texte, pour la commodité, "le roman de Flamenca", mais son titre initial ne nous est pas connu, non plus que son auteur. On attribue l’oeuvre à un clerc du Rouergue, qui a écrit vers la fin du XIIIe siècle.  Cet anonyme s’inspire d’un fait vrai qui a intéressé une certaine Mathilde, au XIIe siècle, et qui a inspiré par la suite "dans toute l’Auvergne des chansons". Le texte de Flamenca nous est parvenu mutilé puisqu’il manque le début et la fin ainsi que, dans le corps du récit, là où des feuillets ont été arrachés, le poème lyrique envoyé par le héros à sa dame en guise de salut d’amour.

De gauche à droite : page du manuscrit de Flamenca, avec lettrine ; création : Julien Rouche.

Le roman de Flamenca constitue en l’état le témoin fasciné d’un sentiment nouveau, que l’on dénomme au XIIIe siècle fin’amor. Emblématique de l’évolution des idées et des moeurs, ce sentiment se propage à travers tout l’Europe lyrique, via l’Italie et la Sicile, le Portugal, la Catalogne, et l’Allemagne avec les Minnesänger 6. Georges Duby, spécialiste de l’histoire des sociétés médiévales, a montré que la promotion du modèle courtois va de pair au XIIIe siècle avec la recherche d’une nouvelle distinction et que la cortezia se trouve érigée par là en valeur morale par opposition à la vilénie. 

Dans l’échelle de la cortezia, c’est l’amour de la dona, inspiratrice des bonnes moeurs et de la poésie, qui se trouve placé au-dessus de tout. "Je sais mieux créer parce que je sais mieux aimer", dit superbement le poète Bernard de Ventadour 7. L’amour devient école de perfectionnement à la fois pour l’amant et pour la dona. Ceux-ci doivent en effet cultiver la patience, la soumission, la proueza chevaleresque et morale, en somme la largeza, qui implique l’échange, la profusion, la faculté de donner et de se donner, autrement dit de "faire circuler la chanson".

"Les textes occitans innovent", observait plus haut Jacques Gourc. Dominique Luce-Dudemaine le constate semblablement à propos de Flamenca, poème qui raconte au décours de 8000 octosyllabes, là où d’ordinaire les troubadours se répondent en écho, une histoire nouvelle, une nova. Il s’agit d’une histoire d’amour et de jalousie, qui se passe à la cour d’Archambaud de Bourbon, en Auvergne 8.

C’est ici, de façon étonnante, la jalousie qui convoque l’amour courtois. Follement amoureux de Flamenca qu’il vient d’épouser, mais jaloux du regard que le roi de France a porté sur Flamenca le jour même de leurs noces, Archambaud enferme la jeune femme et ses deux suivantes dans une tour. Apprenant qu’une dame et ses demoiselles souffrent pareille vilénie, Guillaume de Nevers, qui n’a jusqu’ici jamais vu Flamenca, conçoit le projet de la délivrer. Il parvient à la rencontrer par deux fois, d’abord à la messe, puis aux bains de Bourbon via un souterrain qu’il a fait creuser tout exprès. Archambaut, dans le même temps, ayant peu à peu guéri de sa vilaine jalousie, Flamenca, libérée de la tour par son propre mari, peut filer ensuite avec Guillaume la fin’amor au nez et à la barbe du jaloux repentant. Le roman courtois, contre toute attente, penche ici délibérément du côté du fabliau. Dominique Luce-Dudemaine, au regard de cette pente, parle de "contestation et de renouveau de la fin’amor".

Dominique Luce-Dudemaine rappelle en effet que, dans le cadre traditionnel de la fin’amor, le triangle courtois ne souffre point les horreurs de la jalousie. Celle-ci demeure, en termes de cortezia, faute impardonnable. La fin’amor requiert le domnejar 9, l’art de faire la cour, et vouloir l’empêcher ou l’interdire, c’est manquer aux règles du jeu courtois. Certes le jeu présente un caractère ambigu, risqué. L’adultère plane dans l’air. Mais la naïveté n’est point ici de saison. Le roman courtois ne fait pas des jeunes filles son objet.  

Guillaume de Nevers, l’amant de Flamenca, n’est pas issu du monde occitan, et il n’en partage pas de façon parfaite les valeurs morales, remarque par ailleurs Dominique Luce-Dudemaine.

Composant avec les habitudes et les principes des deux mondes, Nord et Sud, il fait montre parfois de petits accommodements en matière d’observance de la cortezia stricte.

Ainsi, surgi d’un souterrain, s’impose-t-il tout soudain dans la chambre des dames. Ainsi donne-t-il aux chevaliers qui l’accompagnent, les demoiselles de compagnie de Flamenca, heureusement consentantes, bien qu’on ait oublié de solliciter leur accord.

Ci-dessus : Danseuse figurée sur un chapiteau de l’église de Bourbon-l’Archambault (03).

Nonobstant ces quelques traits moins courtois, Guillaume de Nevers, jeune chevalier venu de Bourgogne pour quêter en terre occitane la proueza, est dans le roman un personnage qui synthétise l’ensemble des qualités respectivement propres au Nord et au Sud. A ce titre, il incarne l’idéal d’un homme nouveau, capable de vivre, comme Guillaume avec Flamenca, "l’amour partagé et réciproque de deux êtres égaux". 

Or l’avénement de ce nouvel idéal amoureux induit, par effet de subversion, une sorte de débordement du cadre moral exigeant qui a été jusqu’ici celui de la fin’amor. Lors du dernier tournoi raconté dans le roman, les deux amants, libres désormais de se fréquenter, trompent leur entourage en pleine cour. Il s’agit là d’une proueza d’un genre nouveau, qui comporte une part de gab 10. Elle offre aux amants une revanche jubilatoire. Plus proche ici du fabliau que de la cansu, le roman courtois fait ici rire ou sourire. Point dupe de la situation, le narrateur laisse entendre volens nolens que "la réalisation du bonheur vaut bien quelques écarts".  

Il [Archambaut, le mari] se rendit auprès de Guillaume [l’amant] dès qu’il eut appris son arrivée ; et tous deux se firent réciproquement bon accueil […] Puis il dit à Guillaume : Seigneur, je dois vous présenter à votre dame [Flamenca], veuillez donc venir auprès d’elle.

Dans le palais où était Flamenca se tenaient le roi et ses barons. Tous se levèrent quand entra Guillaume, et lui firent une honorable réception. Guillaume courut au roi, et lui dit gracieusement, comme à son suzerain : Seigneur, de grâce asseyez-vous ; je suis venu voir madame. — Seigneur, dit-elle, je vous rends grâces, prenez-donc place à côté de moi. — Faites cela, Guillaume, reprend le roi ; elle le veut, et je l’octroie ; car elle a assez de ressources pour nous charmer l’un et l’autre. La vîtes-vous jamais — Seigneur, je la connais de renommée, et je crois sans peine qu’il y a en elle tout le bien qu’on dit, et plus encore. — Le roi dit alors : Seigneurs, voici longtemps que nous sommes ici ; les autres qui viennent d’entrer voudront eux aussi faire leur cour, laissons-les, s’il vous plaît. — Oui, seigneur, répondent tous, et aussitôt ils prennent congé et se retirent avec grand fracas.

Mais quant le reis suau estet
Flamenca son amie baiset,
E dis suau antre sas dens :
"Sempre pesca qui una pren,
E talz baisars en cor[t] donatz
Val mout d’autres baisars privatz…"

Mais comme le roi avait fini de parler, Flamenca embrasa son ami, disant à voix basse : Toujours pèche qui en prend un ; et tel baiser donné en cour vaut bien des baisers donnés en lieu privé. Le roi lui dit, en prenant congé : Dame, il eût mieux valu pour moi que Guillaume ne fût point venu, car il lui suffira de peu d’instants pour vous faire oublier que j’étais ici, tant sa conversation a de charme ! 11 

Cet épisode, conclut Dominique Luce-Dudemaine, augure probablement la destruction prochaine de l’éthique courtoise. Le roman de Flamenca illustre "un nouveau code de comportement à l’usage des dames". Celui-ci ne les invite plus à requérir de l’amant "une infinie patience". "Non", disent aux dames les poètes de la fin du XIIIe siècle, "récompensez l’amant", avant d’ajouter à l’intention de l’amant : "Sinon, pendez-la !". Bientôt, dans "ce mâle Moyen Age" 12, il ne faudra plus être trop cortès, mais cultiver plutôt le celar, la discrétion, comme y encourage le poète Ermengaud dans son Breviari d’Amor, plus précisément dans le chapitre qu’il présente comme un perilhos tractat, ou un périlleux bréviaire, de l’amour des dames 13.  

Deux dames d’aujourd’hui ont accompagné les conférences de cette IIIème journée d’automne de l’histoire locale. L’une est bouquiniste et diffuse un excellent fonds de livres anciens ; l’autre est calligraphe et prêche d’exemple pour le bonheur des passionnés d’histoire locale.

Merci aux héros du jour ! De gauche à droite, Dominique Luce-Dudemaine, Jacques Gourc, Martine Rouche, vice-présidente du SLHLM et organisatrice de cette journée, Max Brunet, vénérable et vénéré président du SLHLM.

Livrés aux paparazzi, ils ont bien besoin du verre de l’amitié pour les remettre de tant d’émotions historiques.

Notes:

  1. Paul Meyer. Cf. Infra ↩︎

  2. La Chanson de la Croisade, édition et traduction de Paul Meyer, volume 1, texte occitan, librairie Renouard, 1875 ↩︎

  3. La Chanson de la Croisade, édition et traduction de Paul Meyer, volume 2, traduction et notes, librairie Renouard, 1875 ↩︎

  4. Michel Zink dixit, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de Littératures de la France médiévale, membre de l’Institut de France (Académie des inscriptions et belles-lettres), créateur au Livre de Poche de la collection Lettres Gothiques ↩︎

  5. Cf. Coordination des répertoires métriques : le cas des constructions hyperstrophiques ↩︎

  6. Cf. XIVe-XVe siècles – Allemagne – Les Minnesänger ↩︎

  7. Cf. Oeuvres complètes de Bernard de Ventadour, avec illustrations sonores. ↩︎

  8. Sur l’historicité des personnages et des lieux, voir Ch. Grimm, Etude sur le Roman de Flamenca, poème provençal du XIIIe siècle, Paris, E. Droz, 1930, Bibliothèque de l’école des chartes, 1931, vol. 92, n° 1, pp. 200-204. ↩︎

  9. Cf. panOccitan.org – Le dictionnaire Occitan-Français ↩︎

  10. Gab : vantardise qui peut aller jusqu’à la fanfaronnade comique ↩︎

  11. Le roman de Flamenca, édité, traduit et annoté par Paul Meyer, Librairie A. Franck, Paris, 1865 ↩︎

  12. Georges Duby dixit. ↩︎

  13. Cf. Gabriel Azaïs, Introduction au Breviari d’Amor de Matfre Ermengaud ↩︎

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1 commentaire au sujet de « 3ème journée d’automne d’histoire locale – Chant d’amour, chant de guerre »

  1. Martine Rouche

    Merci à toi aussi, doublement : pour ce compte-rendu qui va bien au-delà de toutes nos espérances, et surtout pour l’apport personnel que tu as su nous proposer, avec la plus grande discrétion, lors de la phase de réflexion sur le choix d’un thème pour cette journée. Tu as suggéré ce thème de la littérature du XIIIe, tu nous as permis de nous insérer de façon à la fois cohérente et originale dans les commémorations du huitième centenaire. Il était plus facile ensuite d’élaborer la journée proprement dite. Les conférenciers, avec leur chaleureuse participation et le brillant contenu de leurs propos ont fait le reste.
    Oui, ce fut une magnifique journée !

  2. Anne-Marie Dambies

    Mille merci pour ce compte rendu qui m’a consolée de mon absence; j’étais justement sous les tours du château des ducs de Bourbon!!en Auvergne, sans savoir qu’ils seraient évoqués à Mirepoix ce week-end. On met toujours ses pas dans le fil conducteur de ce que l’on aime

  3. La dormeuse

    Je rêve d’avoir le don d’ubiquité lors de journées comme celles du patrimoine !

  4. Eric Lespagne

    Faguèc un jorn delicios, un d'aquelis que fan corfalir le nostre dintre; avèm alenat le meteis aire cargat de passion, d'amor e de vida que les de l'edat mejena.
    Totis, Jacques Gourc, Dominique Luce-Dudemaine, l'associacion SLHLM, boquinista e calligrafa,  vos grandmerceji