La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

André Abbal, sculpteur

J’ai eu la chance de pouvoir photographier, le mois dernier, l’accouplement de deux crapauds. J’ai publié ces photos dans l’article Crapauds. Martine Rouche m’a alors envoyé une photo des Crapauds d’André Abbal. Il s’agit d’une sculpture en taille directe, conservée au Musée Abbal, à Carbonne, près de Toulouse. Sensible à l’étrange beauté de la forme sous les dehors de quoi le vivant vient dans la pierre, j’ai voulu en savoir plus sur André Abbal.  

Né à Moissac, haut-lieu de l’art médiéval, fils et petit-fils de deux tailleurs de pierres, André Abbal (1876-1953) baigne dès l’enfance dans l’univers de la sculpture. Elève des Beaux-Arts à Toulouse, puis à Paris, il pratique d’abord le modelage en terre glaise, considéré alors comme un préalable nécessaire à l’édition en bronze. Il connaît, dès ses débuts, quelques succès parisiens. Rompant bientôt avec la pratique du modelage, il expose en 1913 Le Génie luttant, première d’une longue série de sculptures réalisées en taille directe.

L’oeuvre fait scandale. André Abbal, adepte de la taille directe, serait, dit-on, le fossoyeur de la sculpture moderne. Un "barbare", tranche un critique d’art.

Après la guerre de 14, André Abbal, dont la démobilisation n’intervient qu’en 1919, décline les honneurs liés à sa notoriété grandissante. Il refuse la présidence du groupe de la Taille directe, récemment constitué par les critiques d’art Louis Vauxcelles, Gustave Kahn, Paul Sentenac, Raymond Escholier, et soutenu par la revue d’art La Douce France (1904-1922). Il s’attache en revanche à la réalisation de plusieurs monuments aux morts, dont ceux de Canchy, Toulouse, Moissac. 

Ci-dessus, de gauche à droite : André Abbal, Monument aux Morts de Canchy, 1920 ; Monument aux Morts de Moissac, installé devant l’église romane, 1925.

Chargé de commandes par l’Etat, les municipalités du Languedoc et quelques collectionneurs privés, André Abbal, de 1919 à 1937, sculpte, entre autres, le buste de Jaurès (1920), La Cariatide (1922), le Monument aux Morts de Moissac (1925), La Chouette de Minerve (1930), Le Grand-Duc (1931), La Nymphe de la Source (1932), Eros pensif (1934), les métopes du théâtre de Montauban (1935), et, dans le cadre de l’Exposition Internationale de 1937, La Vendangeuse, Le Labour, La Moissonneuse.

Ci-dessus, de gauche à droite : André Abbal, La Moisonneuse, 1936 ; La Vendangeuse, 1937, aujourd’hui installée dans le jardin du Musée Abbal, à Carbonne. 

Toujours en 1937, André Abbal crée La Sculpture, bas-relief reproduit en ciment sur la façade du Palais de Chaillot. L’ouverture de son atelier parisien, la Villa Brune, en 1936, puis l’Exposition Internationale en 1937, marquent l’apogée de sa carrière à Paris.  

Ci-dessus : André Abbal, La Maternité, 1942, installée aujourd’hui encore dans le jardin du Musée Abbal, à Carbonne.

Après l"Exposition Internationale, las de Paris, André Abbal s’installe définitivement à Carbonne, où son épouse dispose d’une propriété familiale. Il y aménage son atelier principal, ouvert sur un beau jardin qu’il peuple peu à peu d’autres sculptures, inspirées par les siens, les oiseaux, les enfants, et plus spécialement par les figures mystérieuses de son mythe personnel. C’est ainsi qu’en 1943, il sculpte Le Centaure, puis en 1945 La Femme au taureau, ou La Montagne – une version radieuse de la légende d’Europe – installée à Saint-Gaudens, sa ville natale, face au Pic du Midi. 

"Il est dans ces lieux une pierre qui, dès qu’on la touche, rend un son semblable à celui des cordes d’un instrument qui se rompent, et les hommes racontent qu’Apollon, qui chassait son troupeau dans ces déserts, ayant mis sa lyre sur cette pierre, y laissa cette mélodie. O Mélampe ! les dieux errants ont posé leur lyre sur les pierres ; mais aucun… aucun ne l’y a oubliée. Au temps où je veillais dans les cavernes, j’ai cru quelquefois que j’allais surprendre les rêves de Cybèle endormie, et que la mère des dieux, trahie par les songes, perdrait quelques secrets ; mais je n’ai jamais reconnu que des sons qui se dissolvaient dans le souffle de la nuit, ou des mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves" 1.

La lecture du Centaure de Maurice de Guérin a accompagné André Abbal toute sa vie durant. Elle éclaire d’un jour discret l’aventure spirituelle que fut pour lui la pratique de la taille directe, et plus profondément l’écoute des pierres. "Il est dans ces lieux une pierre qui, dès qu’on la touche…" Outre le marbre, le grès, André Abbal touchait avec une attente toute particulière certaine qualité de pierre, sombre, grenue, forte des possibles magmatiques concentrés en elle depuis le commencement du monde. "J’ai cru quelquefois, dit le Centaure, que j’allais surprendre les rêves de Cybèle endormie…" André Abbal, en ces lieux que sont les pierres, a cherché, lui aussi, à "surprendre les rêves de Cybèle", à faire lever le possible des formes que la matière réserve dans le secret de son sommeil tutélaire, et, d’une main ententive, à laisser venir la forme à sa fin initiale, i. e. à son déploiement propre, sur le mode du devenir-visible. Figure d’un monde plus ancien, au sein duquel ciel et terre, divins et mortels, humains et animaux, participent encore du même règne sans partage, le Centaure, chef d’oeuvre de la vieillesse d’André Abbal témoigne de la profondeur de la pensée qui anime chez lui le geste du sculpteur, le long et dur travail "du pic, du marteau, du maillet, du ciseau, de la gouge, de la massette, de la pointe, de la gradine, de la boucharde, de la rape, du trépan… " 2

Ci-dessus : André Abbal, La Sculpture, 1937.

On remarque que, même si André Abbal n’a pas fait école, l’aventure du retour à la taille directe intéresse dans les années 20 principalement des sculpteurs d’origine languedocienne, tels Raoul Lamourdedieu (1877-1953, né à Fauguerolles, Lot-et-Garonne), Paul Dardé (1888-1963, né à Olmet, Hérault), mort à Lodève, Hérault), Joachim Costa (1888-1971, né à Lézignan, mort à Narbonne), René Iché (1897-1954, né à Sallèles-d’Aude), etc. Peut-on déduire de cet afflux méridional autour de la sculpture en taille directe que le choix de cette dernière procède d’une préférence, voire d’une prédisposition, propres à la culture languedocienne, et, pourquoi pas ? à la sensibilité qui fonde cette dernière ? 

Tous mobilisés, ces artistes ont été profondément marqués par la guerre, l’horreur des tranchées, le spectacle des destructions. Ils ont vu les ruines des cathédrales, mesuré le désastre, mais aussi la portée de l’oeuvre jadis réalisée par les tailleurs de pierres. Au pied des cathédrales, des églises gothiques ou romanes, figures du malheur des pierres dont Dieu s’est désintéressé comme il s’est désintéressé du malheur des vivants, tous travailleront en taille directe à la réalisation de divers monuments aux morts. La pratique de la taille directe témoigne chez eux d’une révolte contre l’absurdité du monde comme il va et d’une recherche ascétique de retour au sens.

Pourquoi, dans ce contexte de crise morale et consécutivement de rupture artistique, André Abbal décline-t-il la présidence du groupe de la Taille directe, animé par des amis critiques d’art, parmi lesquels Raymond Escholier ? Sans doute parce qu’il répugne au statut de chef d’école. Sans doute aussi, parce qu’il ne partage pas les idées de Touny-Lerys, directeur de la revue La Douce France, principal soutien et éditeur du groupe de la Taille directe.

Né à Gaillac, dans le Tarn, président du tribunal civil d’Albi, frère du ministre Paul Marchandeau, Marcel Marchandeau, dit Touny-Lerys (1881-1976), est, outre l’auteur d’une oeuvre personnelle abondante, le premier éditeur d’Henri de Régnier, Francis Jammes, Francis Carco, Tristan Derême, puis le fondateur de diverses revues littéraires dans lesquelles il s’attache à défendre l’oeuvre d’écrivains amis, comme lui originaires du Midi, enfin le fondateur et l’animateur du cercle de l’Amitié guérinienne, dédié à Maurice de Guérin, l’auteur du Centaure. A ce titre, il participe du renouveau provincialiste, initié en 1895 par Maurice Magre dans L’Effort. Après la Grande Guerre, il se passionne pour la civilisation des champs d’urnes qui s’est développée en Europe à la fin de l’Age du Bronze et au début de l’Age du Fer, et qui marque, par effet de mouvement tournant, le moment où, échappant aux visées des empires de la Méditerranée orientale, le Midi de la France s’ouvre à l’influence du monde atlantique, d’où plus précisément à celle du monde celtique. Considérant que la France de 1919 a perdu son âme dans la guerre et qu’elle ne peut refonder son identité sur des valeurs de civilisation désormais moribondes, Touny-Lerys se déclare partisan d’une refondation de type néo-celtique, et il tente d’orienter le travail des artistes dans le sens de cette dernière. On ne voit pas qu’André Abbal, non plus d’ailleurs que Raymond Escholier, ait donné le moindre gage à ce projet de refondation néo-celtique ni produit aucune oeuvre répondant aux critères d’une esthétique (im)possiblement néo-celtique.

Sans donner dans le néo-celticisme, André Abbal a continué de fréquenter Touny-Lerys, l’homme et le poète. En 1922, il donne à la revue La Douce France les droits de publication sur ses dessins de guerre. C’est à Touny-Lerys et à son frère Paul Marchandeau qu’il doit tardivement son ultime commande, celle du Centaure, dont il avait formé et mûri le projet depuis sa jeunesse. C’est également à l’initiative de Touny-Lerys qu’il crée la plaque commémorative apposée sur la stéle dédiée aux derniers Cathares, sur le Prat dels Cremats à Montségur. 

André Abbal n’était pas un artiste engagé. Il en réprouvait la posture. Il lisait Montaigne, dont il appréciait le scepticisme bien tempéré. Théophile Gautier, José Maria de Heredia, à côté de Montaigne et Maurice de Guérin, figuraient parmi ses livres de chevet. C’était un homme de l’Art pour l’Art : 

"Oui, l’œuvre sort plus belle D’une forme au travail Rebelle, Vers, marbre, onyx, émail.
[…]
Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant !" 3

 

André Abbal, jour après jour, a poursuivi ce rêve flottant. A force de sculpter, limer, ciseler, il l’a fait lever et se déployer au coeur de la pierre. Ce rêve flottant, c’est l’idée, qui vient à la rencontre de sa forme dans le champ de forces maintenu ouvert à la fois par le geste de l’homme et par l’obscure résistance de la pierre. André Abbal, de façon lointainement platonicienne, recherchait la summetria, i. e. la mesure de la vérité. Il l’obtient dans le buste de Jaurès, par effet de découpe progressive du volume en une riche géometrie de pans à face plane. Ailleurs, par exemple dans la Cariatide, il hérite sa mesure de la colonne dorique. Ailleurs encore, il la tient de l’amour qu’il porte à son fils Jacques.

Ci-dessus : Jacques Abbal à l’âge de 3 ans, 1929.

Parce qu’il renoue avec les valeurs de la sculpture antique, l’art d’André Abbal a pu être, en son temps, qualifié d’archaïque. Raymond Escholier, en revanche, y a vu la marque somptueuse de l’intemporalité. Il dit ainsi de La Vendangeuse qu’elle n’est "pas seulement une opulente languedocienne aux flancs féconds, à la gorge puissante, tenant de la main droite un bambin qui a la grâce des bronzes alexandrins. Sous un large chapeau, sous l’épais rouleau de ses cheveux, elle montre un profil, dont la régularité rappelle l’admirable Vénus d’Elche" 4.

A droite : Dama de Elche, art ibérique, IVe siècle avant J.C.

De l’art ibérique du IVe siècle avant J.C. au Cubisme, en passant par la Grèce et Rome, l’oeuvre de René Abbal se déploie comme un pont entre les deux rives d’une histoire qui, malgré ses bouillonnements, conserve dans son cours l’unité majestueuse des fleuves. Elle fait de l’artiste un passeur de mondes, qu’on aurait tort d’oublier et qui mérite d’être célébré.

Pour en savoir plus :

Musée André Abbal
Waldemar George, André Abbal, Editions Privat, Toulouse, 1966

Notes:

  1. Maurice de Guérin, Le Centaure, 1840 ↩︎

  2. Cf. Waldemar George, André Abbal, Editions Privat, Toulouse, 1966 ↩︎

  3. Théophile Gautier, "L’Art" in Emaux et camées ↩︎

  4. Raymond Escholier, in La Dépêche, 26 août 1936 ↩︎

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dans: art, Méditerranée, musées.

1 commentaire au sujet de « André Abbal, sculpteur »

  1. Martine Rouche

    Je crains que le musée de Carbonne ne connaisse soudain une affluence imprévue … ce qui serait pure justice. Il me tarde que tu ailles un jour là-bas poser ton regard sur ces oeuvres, sur ce jardin, sur cet atelier.

    Abbal avait aussi taillé  » La Femme sur le boeuf  » dans un bloc de marbre blanc en 1930 : sur une photo, la lumière traverse la matière de façon extraordinaire.
    Dans les oeuvres consacrées à l’enfance et à ses propres enfants, il y a  » L’enfant frileux « , attendrissant, et une fillette aux cheveux bouclés, exquise.

    Et nous revenons toujours au Passeur …

  2. Martine Rouche

    Analogie …
    " […] Antoine Bourdelle a, pour sa part, toujours revendiqué face à l'intelligentsia parisienne son " pays " du Tarn-et-Garonne et sa culture d'Oc. " Je sculpte en patois ", disait-il. C'est André Suarès qui, dans Comoedia en 1928, fait le lien entre Antiquité et Midi de la France, entre sculpture et tragédie en disant de Bourdelle que c'est " Euripide qui ressuscite à Montauban " . Les figures de la mythologie, il ne les a pas apprises d'abord dans les livres, mais dans ce monde de la terre et des campagnes qui fascina toujours le petit-fils de chevrier qu'il était, comme il se plaisait à le rappeler. Ses " Femmes au fardeau " , ce sont les paysannes du Quercy aux jupes et jupons superposés. Leurs châles, leurs manteaux larges leur font des ailes dans le grand vent. Il aimait d'ailleurs photographier pour s'en inspirer, dans le Midi de la France, les corps courbés en lutte contre le mistral, vent qui sculpte avec les vêtements et les attitudes du corps qui résiste. Il parlait des " chevelures couronnes des Marseillaises " , dont les " fichus de laine blanche refont le plan égyptien. Toutes ces belles sont des Victoires " .
    La mytholologie dans l'oeuvre d'Antoine Bourdelle : entre leçon antique et vision moderne, Thierry Dufrêne, professeur à Paris X, adjoint au directeur général de l'Institut national d'histoire de l'art, étude introductive de l'exposition " Henry Moore et la myhtologie ", p. 12.

  3. Martine Rouche

    " […]
    C'est un solitaire et un méconnu, c'est un crapaud. Il a vu mon ombre énorme pour lui, il a entendu les pieds terribles de l'homme, d'un être qui va noir sous la lune. Je me suis arrêté brusquement, je me penche sur ce maudit de l'ignorance, et je regarde, tâchant à travers sesgestes de démêler cette âme en manteau de pustules.
    Rassuré par mon immobilité, le crapaud ne fuit plus, il demeure immobile. Est-ce qu'il regarde ; est-ce qu'il écoute ? Il observe certainement. Il s'assied enfin, comme rassuré ; il tourne doucement vers moi sa tête, d'un mouvement très doux ; il se dresse sur son séant, se tourne sur le bout de ses petites mains. Il regarde.
    […]
    Sa tête, ses flancs, son échine et son ventre sont taillés en plans si sobres ! Le crapaud est architectural, dressé sur la pente et à pic de ce tout petit morceau de roc ; il a l'attitude simple et grande des grands frères, l'aigle, le lion, le penseur ; il a une main en avant de son corps ; sur le bord de l'arête du roc il soulève son buste équarri ; son autre main est très en arrière, près des jambes arc-boutées ; il est d'un aspect très grand ; il se tient noblement, tout le haut de son petit être dressé, et il regarde éperdument la lune.
    […]
    Il pénètre sous la large pierre plate qui me supporte ; il y disparaît à demi, puis tout entier et si profondément que j'ai beau scruter du regard tout au fond de cette grotte, je ne le vois plus. Certainement il est dans sa maison. Je lève les yeux : l'aurore escalade les forêts et les nuages, jetant des roses sur l'azur. Je regarde les cahutes des hommes. Ils dorment ou rêvent et méditent. A quoi pensent-ils ? Lui, le crapaud a regardé la nuit, j'en suis sûr ; il a vu la douceur du ciel.
    Que l'homme dorme ! S'il était là, il traquerait le pauvre crapaud ; il l'écraserait du talon, ou le lapiderait sous des pierres. Lui, le crapaud, rêve et songe. L'homme est debout et se penche pour tuer, et il regarde si peu le ciel !
     
    Antoine Bourdelle, Maïche, Doubs, 25 septembre 1907.
    (in : Antoine Bourdelle, Ecrits sur l'art et sur la vie, Librairie Plon, Paris, 1955, page 108)