La dormeuse blogue

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Le Théâtre Dromesko dans sa Grande Baraque

Le Théâtre Dromesko la semaine dernière avait installé sa Grande Baraque au stade municipal de Colombiers, près de Béziers. Il la remontera sous peu sur le domaine d'O, Parc Euromédecine, Espace Sud, à Montpellier, pour une série de 5 représentations, du mardi 22 au samedi 26 juin 2010. Samedi, je faisais partie de la foule qui se pressait aux abords de la Grande Baraque, sur le stade de Colombiers, pour assister à la représentation de Arrêtez le monde, je voudrais descendre, le dernier spectacle du Théâtre Dromesko.

Avant le spectacle, dans le cadre de la Fête du grand tour, les vignerons de l'Hérault offraient sur l'herbe un verre de dégustation. Au soleil couchant, un moment de dialogue avec ceux qui perpétuent l'art du vignoble. Arômes subtils et bonne humeur garantis.    

La nuit va venir. Le spectacle débute à 21 heures. Nous nous pressons comme des sardines à l'entrée de la Grande Baraque. Trois hommes nous attendent à l'intérieur. Grands et maigres, vêtus en ouvriers, casquette sur la tête, l'air slave – mais qui sait ? – ils veillent au placement des spectateurs au parterre, sur les gradins et sur les galeries supérieures. Ils ont les yeux partout. No photos, no téléphones portables, no verres de vin non plus. Nous nous entassons dans l'ombre autour d'une grande chose circulaire, entièrement dissimulée par un rideau blanc, lui aussi circulaire. Au-dessus de cette chose fantôme, une nacelle sommitale et une forêt de câbles, lestés de sacs pesants. Devant le rideau blanc, un reste d'espace libre. La Baraque est pleine à craquer. 

Bientôt, devant le rideau blanc, l'espace s'éclaire. Assis sur des petites chaises autour d'une table basse, des gens attendent leur tour en devisant du monde comme il va. Il y a un couple flanqué d'une chèvre et d'un cochon ; un homme qui est venu avec son poisson rouge dans son bocal ; une dame qui donne de temps en temps des bouts de salade à son coq. La dame au coq est particulièrement éloquente. Elle explique, façon calcul des plaisirs, ou plutôt elle embrouille, l'arithmétique savante des RTT et des jours de congé.

– Au suivant !

Surgi d'une cabane en bois, un homme vêtu d'une blouse blanche appelle tour à tour chacun des assis. Après leur avoir demandé comment ils vont depuis la dernière fois, il les invite à entrer dans la cabane, avec leur animal, et patients et animaux n'en ressortent pas.

Un peu plus tard, il ne reste plus dans le rond de lumière que la dame au coq et le monsieur au poisson rouge. Cet homme-là boit beaucoup. A ses pieds, des cadavres de bouteilles.

Le rideau blanc soudain disparait, découvrant une structure en forme de manège, grande, sombre, munie de volets hermétiquement fermés. Deux cages mobiles s'en détachent et se mettent à tourner sur elles-mêmes, tandis qu'elles glissent lentement au bord du manège. Dans l'une des cages, un violoncelliste ; dans l'autre un violoniste. Tous deux semblent jouer pour eux-mêmes une musique concertante, dont la ligne mélodique, déployée sur le mode mineur, évoque lointainement Janacek ou Bartok. Puis actionnés par les câbles, les volets articulés un à un se soulèvent, avec chaque fois un fort grincement mécanique, et un plateau tournant se découvre, sur lequel sont réunis d'autres musiciens, dont un joueur de cymbalum, et une chanteuse, grande, belle, flamboyante avec sa chevelure rouge, qui module à voix de sirène un air délicat, empreint du regret des amours et des rêves perdus.

Puis le manège se referme, et l'un des ouvriers, qui a grimpé dans la nacelle au sommet du manège, vérifie tour à tour la tension des câbles, le mécanisme de fermeture des volets ainsi que le verrouillage du mouvement du manège. Il marmonne pendant ce temps des paroles confuses, dans une langue que personne ne connaît. Cet étrange deus ex machina jette sur l'ombre dans laquelle se tiennent les spectateurs des regards peu amènes. 

Puis la dame à la poule et le monsieur au poisson rouge réapparaissent, et ils continuent leur conversation, de plus en plus déjantée. Quoique… Sous le masque de la raison déraisonnante, de la logique qui s'affole, c'est de la misère du monde, ou de la nature des choses – si bizarrement humaine, trop humaine -, qu'il s'agit.

Puis le manège s'ouvre à nouveau, on assiste à une tout autre scène, puis la conversation entre la dame à la poule et le monsieur au poisson rouge reprend, puis le manège s'ouvre à nouveau, et ainsi de suite… On va de la sorte, entre rêve et cauchemar, de surprise en surprise.       

La musique ici mène le monde. Elle entraîne le chant, la danse, les masques, les gestes, le décor, les amours, les rêves, la vie comme elle va, picaresque, torride, ventrue, velue, grinçante, amère, misérable, truande, joyeuse, folle, folle. Elle se déploie aussi dans le jeu des raisons dérésonantes que s'attache à ébruiter, sans bouder son plaisir, la coupeuse de cheveux en quatre, l'éloquente dame au coq. Elle se déploie encore dans le jeu muet des deux im-patients, l'homme à la chèvre et la dame au cochon, qui, attachés à leur goutte-à-goutte sur le lit d'un hôpital minable, tirent de grandes bouffées de cigarette entre deux passages de l'infirmière, et tirent aussi de la bouteille qu'ils ont suspendue à la potence du goutte-à-goutte. Lui, a sa chèvre. Elle, son cochon, un énorme cochon, très beau, très soyeux, qui voudrait bien monter dans son lit. L'infirmière ne remarque rien. On remarque en revanche, lorsqu'elle passe, qu'elle a un groin. Un peu plus tard, faute de pouvoir débarrasser le troisième malade qui vient de clamser, elle le flanque sous le lit, comme une balayure sous le tapis, et elle laisse le lit, vite refait, libre pour un nouvel arrivant.

"Sans musique, la vie serait une erreur", dit le philosophe 1. Arrêtez le monde, je voudrais descendre -, le spectacle montre de diverses façons combien le philosophe a raison. Il y a dans le tableau final un pauvre homme, tout petit, contrefait, qui peine à tourner en rond comme les autres, qui quête un regard de la chanteuse, alias la déesse – Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre -, qui obtient un vague signe de la main, qui trébuche, et rien n'a dérangé le sourire éclatant de la déesse. La musique, de style tzigane, revêt à cet instant un rythme endiablé. Le manège continue à tourner. Ainsi va le monde.     

Le tournis général des choses se trouve momentanément suspendu au cours du spectacle par des moments de poésie pure. Tous deux vêtus-dévêtus de blanc, une jeune femme et un jeune homme dansent merveilleusement l'amour. Leurs corps enlacés forment une fleur vivante, ou une bête douce, dont la grâce mystérieusement lente figure celle du monde à son matin premier. Plus tard, enceinte, la jeune femme, installée sur une balançoire, met au monde un bel enfant. L'enfant se suspend à la balançoire, et, ainsi balancée, la vie continue. Il lui poussera sans doute à lui aussi une trogne, une trogne analogue à celle de l'infirmière qui a un groin, analogue à celle de de tous les personnages qui tournent en rond à la fin du spectacle ; non point la trogne innocente du cochon, de la chèvre, du coq ou du poisson rouge, mais, ingrate, louche, mi-humaine mi-animale, à la fois pathétique et repoussante, sa trogne d'animal dénaturé. Le carrousel des animaux humains constitue in fine le clou du spectacle. 

On assiste à cette représentation comme on assiste à ses propres rêves. 0n sait, sans pouvoir dire comment, qu'il s'agit de soi, que là-bas sur l'autre scène, c'est ici, mais autrement regardé, du point de vue du deus machina qui, en même temps qu'il nous anime, nous inspire à la fois la direction des ténèbres futures et le regret des chimères absentes ((Cf. Baudelaire, Bohémiens en voyage, in Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, XIII.

J'ai transgressé, à la fin du spectacle, la règle du no photos. J'ai pris cette image floue au moment où les comédiens viennent saluer le public, sous une pluie d'ovations. Pour de meilleures images, rendez-vous à la page Arrêtez le monde, je voudrais descendre, sur le site du Théâtre Dromesko. On y apprend à cette occasion que les mots de la dame au coq sont empruntés successivement à La misère du monde de Pierre Bourdieu et aux Diablogues et autres inventions à deux voix de Roland Dubillard. La dame au cochon et le monsieur à la chèvre se nomment respectivement Igor et Lily. Ils sont ensemble les créateurs du Théâtre Dromesko.

Jeu et danse : Lily, Igor, Violeta Todό-Gonzalez, Monique Brun, Baptiste Blegbo, Zina, Louis Yerly. Et en alternance David Bursztein / Charlie Nelson / Marcial Di Fonzo Bo / Jean-Michel Mouron / Jean-Marc Stehlé / Pascal Bongard.

Interprétation musicale : Lily (chant), Igor (accordéon), Sandor Berki (contrebasse), Jenö Sorös (cymbalum), Janos Sandor (violon), Revaz Matchabeli (violoncelle).

C'est un spectacle magnifique !

Ci-dessus, vue de Béziers après le spectacle, à la sortie de la Grande Baraque. Hop-là, nous vivons !

Notes:

  1. Frédéric Nietzsche, Crépuscule des idoles, Maximes et pointes, § 33 ↩︎

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1 commentaires au sujet de « Le Théâtre Dromesko dans sa Grande Baraque »

  1. pandatomic

    "Sans musique, la vie serait une erreur"… Et sans Dromesko, le monde serait plus vide !