La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Arthur Young à Mirepoix

Le 3 août 1787, Arthur Young 1 arrive à Mirepoix, venant de Fanjeaux. Il aborde la ville à la hauteur du pont de pierre, alors en cours de construction.
 
À Mirepoix, on bâtit un pont magnifique à sept arches plates, chacune de 64 pieds d'ouverture, qui coûtera 1,8000 000 livres (78 758 l. st.). Voilà douze ans qu'on y travaille ; il en faudra encore bien deux pour le finir.
 
Il franchit l'Hers par le vieux pont de bois, ou alors par le bac. Il fait très chaud…
 
Le temps, depuis quelques jours, a été aussi beau que possible, mais très chaud ; aujourd'hui, la chaleur était si désagréable, que je me suis reposé à Mirepoix depuis midi jusqu'à trois heures ; il faisait un soleil si brûlant, qu'il m'en coûta beaucoup de faire un demi-quart de mille pour voir le pont. Des myriades de mouches me dévoraient, et je pouvais à peine supporter un peu de clarté dans ma chambre.

Arthur Young (1741-1820) est un voyageur anglais, originaire du Suffolk. Propriétaire terrien, passionné d'expérimentation en matière de techniques agricoles, il se rend à trois reprises en France afin d'en savoir plus sur le système français. Lors de son premier voyage, en 1787, il arrive à Paris au mois de mai, gagne Luchon en juin, parcourt le Languedoc, les Pyrénées, la Catalogne durant l'été, puis retourne en septembre à Paris. Lors de son troisième voyage, il arrive à Paris en juin 1789. Le journal de ses Voyages en France pendant les années 1787-88-89 et 90 constitue un intéressant témoignage sur la France des provinces à la fin de l'Ancien Régime et sur les premiers temps de la Révolution.

Arrivé le 17 juin à Luchon en compagnie de son ami Lazowski ainsi que du comte de La Rochefoucauld, Arthur Young fréquente d'abord la société aristocratique.

De la société Larochefoucauld, avec laquelle nous vivons, dit-il, il note qu'elle se compose du duc et de la duchesse de Larochefoucauld, fille du duc de Chabot ; de son frère, le prince de Laon ; de la princesse, fille du duc de Montmorency ; du comte de Chabot, autre frère de la duchesse de Larochefoucauld ; du marquis d'Aubourval ; ce qui, en comptant mes deux compagnons et moi-même, fait un total de neuf convives au dîner et au souper.

Il délaisse bientôt la dite société pour entreprendre, toujours en compagnie de son ami Lazowski, de nombreuses courses en montagne, autrement excitantes. Puis, le 21 juillet, il part seul visiter le Languedoc. Son périple le conduit jusqu'à Nîmes. Après avoir admiré le Pont du Gard, il repart en direction de Luchon. C'est sur le chemin du retour qu'il s'arrête, le 3 août, à Mirepoix.

Le pont de pierre, encore en chantier, lui fait de prime abord la plus grande impression. Il s'agit du pont conçu et réalisé par Jean-Rodolphe Perronet entre 1776 et 1789. L'impression est si vive qu'après un repos de quelques heures, Arthur Young retourne considérer l'ouvrage à trois heures de l'après-midi, parcourant ainsi à pied un demi quart de mille sous un soleil brûlant.

Concernant le soleil brûlant, tel qu'il darde en août sur Mirepoix, je confirme qu'Arthur Young n'exagère pas. Il faut pour gagner le pont quitter l'ombre des platanes qui bordent l'ancien cours Saint Antoine et s'engager sur une longue voie rectiligne qui, passé le chêne vert, vieux de huit cents ans, revêt en été l'allure d'un Sahara. Je plains les ouvriers qui ont dû travailler, quatre étés durant, à la construction du pont.

Jean Rodolphe Perronet, concepteur de l'ouvrage, est le premier directeur de l'école des Ponts et Chaussées, puis inspecteur général des Salines et co-directeur de la carte de Cassini. Auteur du pont de Mirepoix, il l'est aussi, entre autres, du pont Louis XVI (pont de la Concorde) à Paris. Son génie lui a valu le qualificatif de "Vauban des ponts et chaussées".

Arthur Young ne laisse pas de relever la superbe conception du pont de Mirepoix, en particulier l'élégante amplitude de ses sept arches plates, faites pour canaliser le flux d'une rivière capricieuse, connue de longue date pour la violence de ses crues, puisqu'en 1289, balayée par les eaux, la première ville de Mirepoix fut définitivement rayée de la carte. Sensible à l'art de l'architecte, Arthur Young l'est aussi au coût de l'opération : 1,8000 000 livres (78 758 l. st.). L'homme est pragmatique. Passionné d'aménagement du territoire, il n'oublie jamais l'optique comptable. Le coût doit être justifié par la qualité de l'ouvrage et l'importance du service rendu. C'est le cas ici. Arthur Young va ainsi en quête de modèles qui puissent, relativement à ce qui se fait en Angleterre, lui servir de base de comparaison.

Arthur Young, le 3 août 1787, ne verra rien de plus à Mirepoix. Habitué au climat tempéré du Suffolk, il souffre cruellement des grandes chaleurs : c'est de beaucoup le jour le plus chaud que j'aie éprouvé. L'air paraissait enflammé des rayons ardents qui rendaient impossible de diriger les regards même à bien des degrés de distance de l'orbe radieux flamboyant alors dans les cieux. Alors âgé de quarante-six ans, c'est un voyageur aguerri, endurant, "sportif" avant l'heure. Il voyage volontiers à cheval, mais le cheval le fatigue, aujourd'hui, sous ce soleil de plomb. Le cheval me fatiguant, je cherchai un véhicule quelconque pour ces grandes chaleurs […] ; mais on ne put m'en procurer d'aucune sorte. Outre le pont de Jean Rodolphe Perronet, Arthur Young n'a donc vu de Mirepoix que la chambre dans laquelle il se repose de midi à trois heures, puisque, remontant volens nolens à cheval, il quitte la ville ce même jour et gagne Pamiers, sans doute à la fraîche.

Il semble qu'à aucun moment Arthur Young n'ait projeté de visiter la cathédrale ni les couverts. Il ne pouvait cependant ignorer l'existence de la dite cathédrale, puisque, à supposer qu'on ne lui eût jamais parlé de cette dernière, il n'avait sûrement pas manqué d'apercevoir, lors de son arrivée aux parages de Mirepoix, le clocher si fameux, dont la flèche s'élève à 65 mètres de hauteur, de telle sorte qu'on la voit, par beau temps, à plus de dix kilomètres à la ronde.

Soucieux du présent plutôt que du passé, utilitariste plutôt qu'esthète, sans doute lecteur de Bentham, Arthur Young n'est certes pas un amoureux des vieilles pierres. Lorsque, le 28 juillet, il va visiter le Pont du Gard, il s'intéresse exclusivement à l'ouvrage d'art : c'est un travail prodigieux ; la grandeur et la solidité massive de l'architecture, qui peut encore défier deux ou trois mille ans, unies à l'incontestable utilité de l'entreprise, nous donnent une haute idée de la hardiesse qui l'a fait exécuter, pour fournir aux besoins d'une ville de province. Bref, il s'intéresse à l'utile, auquel il confère une valeur exemplaire. Encore formule-t-il une réserve toute moderne, d'esprit démocratique et proprio sensu anti-colonialiste, quant à l'exemplarité du chef-d'oeuvre romain : ce furent les nations enchaînées qui fournirent au travail.

Concernant maintenant la cécité qu'Arthur Young entretient relativement aux cathédrales, on peut supposer qu'elle procède chez lui d'une disposition première, renforcée par le jugement de l'homme d'expérience. Naturellement peu sensible aux choses de la religion, Arthur Young ne voit pas les cathédrales, sans doute parce que, dans la perspective moderniste qui est la sienne, il les juge inutiles. Prudent sur le chapitre, il ne le dit pas ; sa cécité toutefois parle d'elle-même.

Les problèmes de transport et de circulation, en revanche, Arthur Young les voit clairement, et il les dénonce à grands cris. Mirepoix et Carcassonne, entre autres, font les frais de son indignation.

Le cheval me fatiguant, je cherchai un véhicule quelconque pour ces grandes chaleurs, c'est ce que j'avais fait à Carcassonne ; mais on ne put m'en procurer d'aucune sorte. En se rappelant que Carcassonne est une des villes manufacturières les plus considérables de France, comptant 15 000 âmes, que Mirepoix est loin d'être sans importance, et que cependant on n'y peut trouver de voiture d'aucune espèce, combien un Anglais doit s'estimer heureux des facilités de tout genre, universellement répandues dans son pays, où je ne crois pas qu'il y ait une ville de 1 500 âmes dans laquelle on ne puisse avoir, en un moment, une chaise de poste et de bons chevaux. Quel contraste !

Cependant qu'il oppose, en matière de circulation et à l'échelle de villes comparables, l'organisation anglaise à l'impéritie française, Arthur Young formule une réflexion plus générale sur l'état de France : l'impéritie de Mirepoix et de Carcassonne est celle du pays tout entier. Ceci, dit-il, confirme le fait déduit du peu de mouvement sur les routes près de Paris. La circulation est presque nulle en France. Le jugement est terrible. Stigmatisant l'immobilisme, le repli autarcique, partant le retard historique, il vaut condamnation à mort. En ce siècle que Voltaire dit de fer, où le superflu, chose très nécessaire, a réuni l’un et l’autre hémisphère, où l'on voit ces agiles vaisseaux qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux, s’en vont chercher, par un heureux échange, de nouveaux biens, nés aux sources du Gange, tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans, nos vins de France enivrent les sultans 2, en France même on cherche hélas ! une voiture pour réunir Carcassonne à Mirepoix, Mirepoix à Pamiers, et même Palaiseau ou Pontoise à Paris ! Pauvre France ! Il y a loin encore du cosmopolitisme éclairé d'Arthur Young aux clochers des provinces françaises.

Arthur Young toutefois n'incrimine pas ici quelque improbable immobilisme de nature, mais l'immobilisme historiquement induit par le gouvernement français, qui n'a su ni organiser ni éduquer, qui a donc failli à sa tâche, laquelle eût été de susciter partout en France, y compris et surtout dans les provinces plus reculées, la possibilité d'un développement véritable, digne enfin des lumières de la raison.

Arthur Young rapporte à propos du défaut d'éducation la conversation édifiante qu'il a eue, le 31 juillet 1787, à Béziers, avec un marchand français : j'ai rencontré aujourd'hui dans un marchand français de bonne mine, un exemple d'ignorance qui m'a surpris. Il m'avait harassé par une foule de questions saugrenues, et me demandait, pour la troisième ou quatrième fois, de quel pays j'étais. Je lui dis que j'étais Chinois. – Combien y a-t-il d'ici ? Deux cents lieues, répliquai-je. Deux cents lieues ! Diable ! C’est un grand chemin ! – L'autre jour un Français me demanda, après que je lui eus dit que j'étais Anglais, si nous avions des arbres dans mon pays. – Quelquefois, lui répondis-je. – Et des rivières ? – Oh ! Pas du tout. – Ah ! Ma foi, c'est bien triste. Cette ignorance incroyable, quand on la compare aux lumières si universellement répandues en Angleterre, doit être attribuée, comme tout le reste, au gouvernement.

La critique est féroce. Arthur Young ménage toutefois une exception. Le 24 juillet, à Béziers, il rend hommage à l'oeuvre de Louis XIV, concernant la création du canal du Languedoc.

Le canal de Languedoc est la chose la plus remarquable de cette province. La montagne qu'il traverse de part en part est isolée au milieu d'une grande vallée et à un demi-mille seulement de la route. C'est une œuvre grandiose et merveilleuse, d'environ trois toises de largeur et creusée sans le secours de puits d'aérage. Quitté le chemin et traversé le canal que je suis jusqu'à Béziers ; neuf écluses font descendre l'eau de la montagne pour l'amener à la ville. Superbe ouvrage ! Le port est assez large pour porter quatre grandes barques de front, la plus grande jaugeant de 90 à 100 tonnes. Beaucoup étaient amarrées au quai, d'autres en mouvement, signes d'affaires très actives. Voici la plus belle chose que j'aie vue en France.

Esquissant ainsi les principes d'une philosophie politique, Arthur Young formule un distinguo radical entre le grand Louis XIV et l'autre, le fauteur de guerres, l'argentier du siège de Turin (1614) et de la prise de Strasbourg (1681) : Ici, Louis XIV, tu es vraiment grand ! – Ici, d'une main généreuse et bienfaisante, tu dispenses à ton peuple le bien-être et la richesse ! – Si sic omnia, ton nom eût été, à juste titre, couvert de vénération. Pour cette réunion des deux mers, moins d'argent fut dépensé que pour assiéger Turin ou se saisir de Strasbourg comme un voleur. Un tel emploi des revenus d'un grand royaume est la seule manière louable dans un monarque de conquérir l'immortalité ; les autres ne font revivre leur nom qu'au milieu de ceux des incendiaires, des brigands, des fléaux de l'humanité.

Louis XVI, qui ne semble nourrir aucune inclination pour la guerre, serait aujourd'hui bien inspiré, songe Arthur Young, d'engager une enquête d'utilité publique concernant l'accueil réservé aux voyageurs dans les auberges de France. Cela constituerait une action du plus haut intérêt, digne d'un souverain moderne. Louis XVI, hélas ! limitera son enquête à Varennes.

De l'accueil reçu dans les auberges du Midi, Arthur Young tire en tout cas une conclusion déplorable :

A St-Géronds (St-Girons), descendu à la Croix-Blanche, le plus exécrable réceptacle de saleté, de vermine, d'impudence et de vol qui ait jamais exercé la patience ou blessé les sentiments d'un voyageur ! Là préside une sorcière décrépite, le démon de la brutalité. Je me couchai (je ne dis pas que j'aie dormi) dans une chambre au-dessus de l'écurie, dont les vapeurs étaient les moins désagréables des parfums qu'exhalait ce hideux bouge. On ne put me servir que deux œufs gâtés, pour lesquels seulement je dus payer vingt sous […]. Toutes les auberges depuis Nîmes sont misérables, excepté celles de Lodève, de Ganges, de Carcassonne et de Mirepoix. Saint-Géronds paraît avoir de 4 à 5 000 âmes. Pamiers en contient près du double. Quelle peut être, entre ces centres de population et d'autres, la circulation, encouragée par de semblables auberges ?

Se défendant de paraître ici dans le rôle du grincheux, Arthur Young précise qu'il entend soulever, à partir de l'expérience singulière, dumtaxat rerum magnarum parva potest res exemplare dare 3, comme une petite chose peut fournir un exemple des plus grandes, un problème d'ordre général. Le problème d'accueil induit en effet un problème de circulation, et le problème de circulation induit un problème de mobilité, i. e. un problème économique, un problème social, un problème culturel, un problème politique…

Certains écrivains ont regardé de telles remarques comme dictées purement par la vivacité des voyageurs ; cela montre leur ignorance. Il y a une donnée politique dans ces petites observations. Nous ne pouvons demander que tous les registres de France soient ouverts pour trouver quelle est la circulation dans ce royaume ; le politique doit donc le préjuger de choses à sa portée et parmi celles-ci, la circulation sur les grandes routes, et la disposition des maisons établies pour la réception des voyageurs nous disent et le nombre et la qualité de ces voyageurs. J'entends les gens du pays, que les affaires ou les plaisirs appellent hors de chez eux ; car, s'ils ne sont pas assez nombreux pour entretenir de bonnes auberges, ce ne seront certes pas ceux qui viennent de loin qui le feront : on le voit par la détestable hospitalité offerte même sur le grand chemin de Londres à Rome.

Arthur Young s'exprime ainsi, le 4 août 1787, à Saint-Girons, Ariège. S'il note que décidément l'Europe n'est pas faite, il regrette surtout que la France ne le soit pas davantage. Quittant le point de vue du simple touriste, il raisonne ici en réformateur, potentiel conseiller des princes, des despotes éclairés :

Allez en Angleterre, dans des villes de 1 500, 2 000 ou 3 000 habitants, tout à fait en dehors de la circulation comme moyen de ressource, et n'ayant à attendre presque aucun voyageur, vous y trouverez cependant des auberges bien tenues par du monde propre et convenable, de bons meubles, une civilité cordiale ; si vos sens ne sont pas flattés, au moins ne seront-ils blessés par rien ; et, si vous demandez une chaise de poste et un couple de bons chevaux, ce qui ne coûte pas moins de 80 liv. st., vous l'aurez à votre disposition pour vous mener où bon vous semblera, malgré la lourde taxe qui les grève. N'y a-t-il pas des conclusions politiques à tirer de ce contraste ? Cela prouve qu'il y a assez de communications entre les villes anglaises pour soutenir de telles maisons. Les clubs des habitants, les visites de leurs amis et de leurs parents, les parties de plaisir, les marchés, les rapports avec la capitale et les autres centres, forment les bonnes auberges ; et quand elles n'existent pas dans un pays, c'est qu'il n'a pas le même mouvement, ou que ce mouvement entraîne moins de richesse, moins de consommation, moins de bien-être. Dans cette tournée en Languedoc, j'ai traversé un nombre incroyable de magnifiques ponts et de superbes chaussées. Cela ne prouve que l'absurdité et l'oppression du gouvernement. Des ponts de 70 à 80 000 l. s., et d'immenses chaussées pour réunir des villes sans auberges autres que celles décrites ci-dessus, paraît une grande erreur. Cela n'est pas à l'usage seul des habitants, le quart seul leur suffirait ; c'est donc un faste que l'on déploie aux yeux des voyageurs. Mais quel voyageur, au milieu de la saleté d'un cabaret, blessé par tous les sens, ne condamnera une aussi vaine folie, et ne souhaitera moins d'apparente splendeur et plus de bien-être réel.

L'aménagement du territoire, le développement des ponts et chaussées doivent suivre d'un projet politique et social ; non, le précéder. Telle est la conclusion qu'Arthur Young tire de son voyage en Languedoc et de son passage à Mirepoix.

Non sans un brin d'auto-satisfaction, notre homme invoque l'exemple de son pays, dans lequel, contrairement à la France, on a saisi de longue date le caractère primordial de la circulation, circulation des véhicules, circulation des personnes, circulation des idées.

Voltaire, dans ses Lettres philosophiques célébrait déjà en 1743 les vertus du modèle anglais. Il montre dans la lettre X, intitulée "Sur le commerce", qu'en Angleterre, la circulation induit le commerce, lequel fait le bonheur et, mieux encore, l'ascension sociale. La France, quant à elle, souffre d'une société bloquée.

En France, est marquis qui veut; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser, et un nom en ac ou en ille, peut dire : Un homme comme moi, un homme de ma qualité, et mépriser souverainement un négociant. Le négociant entend lui-même parler si souvent avec dédain de sa profession qu’il est assez sot pour en rougir ; je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde 4.

Conformément à l'usage classique, le mot "commerce" désigne chez Voltaire, dans une valence large, à la fois l'activité commerciale proprement dite, et l'ensemble des échanges que les hommes entretiennent à propos des biens, de l'amour, de la reconnaissance, du pouvoir, des idées.

Le concept de "circulation", tel que l'entend Arthur Young, recouvre un champ de signification plus large encore. Arthur Young en use généralement pour désigner le mouvement de la vie. Indice du défaut de circulation, l'impossibilité de trouver à Mirepoix une seule voiture signe pour notre voyageur le défaut de vie, en somme la mort debout. Le journal de son voyage de 1787 éclaire ainsi certains aspects du mal français, et il augure, par là, le caractère nécessaire, sinon inéluctable, de la Révolution prochaine.

Mirepoix, dans la partie qui va dorénavant se jouer plus moderne, dispose toutefois, selon Arthur Young, d'une carte à jouer : il s'agit de l'hôtellerie. Toutes les auberges depuis Nîmes sont misérables, excepté celles de Lodève, de Ganges, de Carcassonne et de Mirepoix. Arthur Young, épuisé, a pu s'y ressourcer de midi à trois heures, d'où remonter bientôt à cheval et gagner Pamiers le soir même. La mobilité du voyageur moderne se trouvait de la sorte parfaitement assurée !

Il y a enfin les Pyrénées, qui constituent pour le Midi de la France une carte maîtresse. La mobilité d'Arthur Young trouve là un autre champ d'expression. Oubliant provisoirement de s'interroger sur l'utile, Arthur Young, l'espace d'un instant, s'abandonne, dans la vallée de Luchon, au sentiment de la nature… D'autres, fort nombreux, l'ont suivi depuis lors sur cette voie.

La vallée de Larbousse, dans laquelle Luchon se trouve, est avec son cadre de montagnes la plus grande de toutes les beautés rustiques que nous avons à contempler. La chaîne qui la borde au nord est déboisée mais couverte de cultures ; aux trois quarts de sa hauteur, un grand village est perché sur une côte si escarpée, que le voyageur inexpérimenté tremble que le village, l'église et les habitants ne culbutent dans la vallée. Des villages ainsi juchés, comme l'aire d'un aigle, sont très communs dans les Pyrénées, qui paraissent prodigieusement peuplées. La hauteur de la montagne, à l'ouest de la vallée, est étonnante. Les prairies arrosées et les cultures en occupent plus du tiers. Une forêt de chênes et de hêtres forme au-dessus une superbe ceinture, plus haut il n'y a que de la bruyère, plus haut encore, de la neige. De quelque point qu'on la contemple, cette montagne est imposante par sa masse, magnifique par sa verdure. La chaîne de l'est est d'un caractère différent : il y a plus de variété de cultures, de villages, de forêts, de gorges et de cascades. Celle de Gouzat, qui met un moulin en mouvement en tombant de la montagne, est d'une beauté romantique ; et rien ne lui manque de ce qu'il faut pour la rehausser.

Claude Gellée, dit le Lorrain, Vue imaginaire de Tivoli, 1642

Il y a des détails dans celle de Montauban que Claude Lorrain eût reproduits sur sa toile, et la vue prise du roc au châtaignier, est vive et animée. Au sud, notre vallée se termine d'une manière remarquable ; la Neste jette d'incessantes cascades sur les rochers qui semblent lui opposer une éternelle résistance. L'éminence, au centre d'une petite vallée sur laquelle est une vieille tour, forme un site sauvage et romantique ; le grondement des eaux s'harmonise avec les montagnes, dont les forêts sourcilleuses perdues dans la neige, donnent une grandeur imposante, une majesté sombre à cette scène, et semblent élever entre les deux royaumes une barrière infranchissable aux armées. Mais que peuvent les rochers, les montagnes et les neiges contre l'ambition humaine ?

Notes:

  1. Portrait d'Arthur Young par George Dance jnr ; graveur : William Daniell ↩︎

  2. Voltaire, Le Mondain, 1736 ↩︎

  3. Lucrèce, De natura rerum, II, 123-124 ↩︎

  4. Voltaire, Lettres philosophiques, Lettre X, "Sur le commerce" ↩︎

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dans: Ariège, littérature, Mirepoix, ponts.

1 commentaire au sujet de « Arthur Young à Mirepoix »

  1. Martine Rouche

    British efficiency, my dear ! J’imagine bien Young, notant, observant, ne s’embarrassant d’aucun état d’âme et trouvant sans doute quelque satisfaction à comparer la France et l’Angleterre à l’avantage de sa mère patrie… Et en plus, c’était vrai !
    Grand plaisir, que dis-je, bonheur, de lire ce long et passionnant développement. Très intéressantes remarques sur l’immobilisme du réseau routier français, accompagné d’ouvrages somptuaires. Je n’avais pas creusé assez ce qu’écrit Young sur Mirepoix.
    Je n’ai pas fait le tour des documents terriers et cadastres du XVIIIe au point de localiser tous les commerces, mais je connais une grande et belle auberge, située en ce temps-là sur le cours Chabaud. Peut-être Young est-il descendu là? (Ne reste qu’à convertir la distance en mesure actuelle et voir si la distance au pont correspond …)
    Louis XVI et Varennes : fort drôle !
    Tes liens avec des tableaux sont toujours un pur régal, merci à toi pour cette bonne nourriture !

  2. Martine Rouche

    Pour inciter les lecteurs à TOUS laisser un comment, je me permets de rajouter quelques lignes …
    Lors de recherches sur le pont de Mirepoix, j’ai découvert toutes les avancées techniques et, partant, sociales et humaines que nous devons à Jean-Rodolphe Perronet. Il fait partie de mon petit Panthéon.
    Toujours concernant mon ami Jean-Rodolphe : en même temps que le pont de Mirepoix, en léger décalé, il a supervisé la construction du pont de la Concorde, à presque quatre-vingts ans. Les pierres de finition de ce pont provenaient de la démolition de la Bastille,  » afin que le peuple pût continuellement fouler aux pieds l’antique forteresse  » …

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