J'ai rencontré Matt Hilton chez Martin Ware. Après le vernissage de l'exposition qui lui était consacrée à la bibliothèque des Pujols 1, Martin Ware nous a invités à dîner. C'était à la campagne, par une nuit très froide. J'avais Matt Hilton pour voisin de table. Je ne le connaissais pas. Nous avons parlé. Je lui posais des questions, il s'est prêté au jeu. Il était drôle. Sous les étoiles glaciales, en rentrant, l'idée malicieuse m'est venue que j'avais rencontré une figure de l'artiste en Lièvre de Mars. La gravure reproduite ci-dessus 2 est de Matt Hilton. Je la prends pour une autre figure de ce martien-là.
Sous un arbre, devant la maison, se trouvait une table servie où le Lièvre de Mars et le Chapelier étaient en train de prendre le thé […].
« Prends donc un peu de vin », proposa le Lièvre de Mars d’un ton encourageant.
> Alice promena son regard tout autour de la table, mais elle n’aperçut que du thé. « Je ne vois pas de vin, fit-elle observer.
– Il n’y en a pas, dit le Lièvre de Mars.
– En ce cas, ce n’est pas très poli de votre part de m’en offrir, répliqua Alice d’un ton furieux.
– Ce n’est pas très poli de ta part de t’asseoir sans y être invitée, riposta le Lièvre de Mars.
– Je ne savais pas que c’était votre table, répondit Alice ; elle est mise pour plus de trois personnes […].
Le Chapelier ouvrit de grands yeux en entendant cela ; mais il se contenta de demander :
« Pourquoi est-ce qu’un corbeau ressemble à un bureau ? »
« Parfait, nous allons nous amuser ! pensa Alice. Je suis contente qu’ils aient commencé à poser des devinettes… – Je crois que je peux deviner cela » , ajouta-t-elle à haute voix.
– Veux-tu dire que tu penses pouvoir trouver la réponse ? demanda le Lièvre de Mars.
– Exactement.
– En ce cas, tu devrais dire ce que tu penses.
– Mais c’est ce que je fais, répondit Alice vivement. Du moins… du moins… je pense ce que je dis… et c’est la même chose, n’est-ce pas ? 3
Matt Hilton est un créateur d'estampes, en anglais printmaker, d'un mot qui désigne, façon imagier de Gutenberg, le faiseur d'images imprimées. Après une première vie qui fut anglaise, Matt Hilton débute dans le Sud de la France une vie suivante. Matt Hilton printmaker fait ainsi des images à partir du provisoire de ses vies successives, comme on fait, dit-on, flèche de tout bois. Le provisoire de Matt Hilton, quant à lui, fait visage ou bois de flèche à partir des "temporary domestic installations" de ses diverses vies :
"I’ve got a lot of things at the moment because I’ve had a suitcase existence before that so it’s contrast […]. And inventing temporary domestic installations, improvisational like the caravan really is moving on".
J'ai beaucoup de choses en ce moment, parce que j'ai eu une existence toute en valises, et c'est aujourd'hui le grand contraste. Alors il y a de l'inventer dans les installations domestiques temporaires, à l'improviste comme la caravane passe.
Des choses de ses vies provisoires, Matt Hilton dit qu'elles constituent la "matter", la "matière" de son art. Il ne parle certes pas ici des choses comme "matière" à représentation, prétexte à natures mortes, mais plus essentiellement des choses comme "matière" à impression, impression de la main au contact des surfaces et des formes, puis mise en oeuvre de l'impression par le truchement de la main porte-empreinte.
"I always have to keep my hand in with the surfaces of objects".
Toujours je dois garder ma main en contact avec les surfaces des objets.
Eclairant ici le vif de son esthétique, Matt Hilton souligne l'étrange proximité que l'art du printmaker entretient avec l'expérience du toucher. Les images qui sortent de l'atelier de Matt Hilton printmaker procèdent ainsi d'une visée mystérieusement tactile, qui, justement parce qu'elle se déploie à partir de l'empreinte matérielle des choses, a quelque chose à voir avec la vision de l'aveugle. C'est là en tout cas le type de vision dont les images de Matt Hilton rendent à leur manière l'impression toute vive.
Ci-dessus : Matt Hilton, Coin de rue.
De telles images, observe Matt Hilton, témoignent de l'espèce de révélation qui survient chez lui au moment du toucher, i. e. au moment où les choses de la vie, la vie tout court, impressionnent sa sensibilité, sa mémoire, et par là leur impriment cette frappe de réalité dont l'art a besoin pour prétendre à la vérité, faute de quoi il cède à la sentimentality :
"The complex interplay of memory and gravity that “things” represent and the way they test our emotions, question our sentimentality I find, at this stage, useful".
Le jeu complexe de la mémoire et du lest que les "choses" lui impriment, la façon dont celles-ci testent nos émotions, questionnent notre sentimentalité, je les trouve, à ce stade, utiles.
L'image reproduite ci-contre fournit un exemple du type d'impression qui s'opère dans le secret de l'intime lorsque les choses "questionnent notre sentimentalité" .
L'image s'intitule Tyrol.
Une telle image ne représente pas le Tyrol, mais une impression du Tyrol, obtenue à l'épreuve de la "chose" même. A ce titre, elle constitue, semblablement au négatif photographique, la figure d'un moment d'empreinte. D'origine, elle s'absout ainsi du kitsch, ou de la sentimentality, qui menace par ailleurs toute image, dès l'instant que celle-ci se confie volens nolens à la mémoire d'autres images plus anciennes, i. e. à la tentation de l'image toute prête, par là de l'image sans "matière", ou sans vif. Avec ce genre d'images dénuées de "matière" vive, on a la définition du chromo.
Echappant ici au Tyrol du chromo, Matt Hilton révèle une impression exercée sur sa sensibilité par la "chose" même, et l'image ainsi obtenue constitue dans sa singularité la seule épreuve possible de ce qui a été un jour, dans une âme et dans un corps, la vérité du moment tyrolien.
Matt Hilton raconte, dans un texte "un peu chi-chi", dixit l'artiste, comment, "après avoir refermé sur l'agitation du monde la porte de son studio", il se laisse reconduire par le balai brosse à la "sensation d'éveil et d'anticipation qui vient avec le travail" :
Je prends une brosse, non une brosse à peinture mais un balai brosse, un que j’ai depuis longtemps, et je balaie le plancher, lentement. Le rythme du balayage est un mouvement apaisant, méditatif. Je suis attentif au bruit de la tête du balai alors que je découvre la nature du plancher. Je commence à devenir sensible aux différentes particules des débris. Je ne me presse pas mais le balayage me permet de prendre la mesure de cet espace intérieur.
Quand j’ai balayé suffisamment, je choisis un siège confortable et j’écoute. J’identifie les sons autour de moi, peut-être des appels d’oiseaux ou un camion quelque part dans le village ou plus près, des bruits familiers de la maison. J’arrive à une plage de tranquillité, une plage de néant bienveillant, à partir de laquelle créer une nouvelle image.
Je commence à choisir et assembler les matériaux que j’ai l’intention de transformer. Je prends dans mes mains une feuille de papier et la soupèse. Passant une main sur sa surface, je reconnais et apprécie ses caractéristiques particulières. A l’aise et relaxé, à l’aide d’une règle métallique, je la déchire pour obtenir un format plus réduit, observant avec intensité comment la feuille se sépare en laissant apparaître les fibres.
Ce sont les pas d’une danse, la danse de la gravure, une série de mouvements répétés et un processus accompli, comme un sacrifice, avec soin et amour, je mets les feuilles coupées dans un bac, pour que l’eau aide l’encre à trouver son chemin dans les fibres gonflées.
La surface du lino brun et lisse est là en attente, parce qu’on l’a laissée près d’une fenêtre ensoleillée, il est chaud. Cela veut dire que ma découpe sera sinueuse et lâche, adaptée à mon humeur d’aujourd’hui. Si j’avais ressenti le besoin de plus de résistance à la coupe, j’aurais choisi un morceau plus froid placé sur une étagère à l’ombre. Travaillant sans dessin préliminaire, je prends un cutter et j’enlève quelques morceaux de la surface, le dessin se formant dans ma tête pendant que je travaille et sous l’influence des épreuves à chaque stade.
Je contemple mes bacs de piment pur et considère un instant l’effort humain qui a mis les poudres rares et brillantes à mon service.
J’apporte mon bloc encré à la presse, construite par moi, comme une bicyclette, pour faciliter mes mouvements. Tel un tireur d’élite, je pose le papier sur le bloc, entre l’inspiration et l’expiration, et je tourne la manivelle, j’ai pour la première fois la sensation de travailler, j’offre quelque chose de simplement animal, la puissance musculaire, la tête penchée, je pense : "C’est ainsi que je gagne mon pain quotidien".
Je me sens à la fois plein et vide. Plénitude du dialogue entre la nature des matériaux et l’image que j’en ai. Vide parce que j’ai atteint ce moment du jour où la meilleure partie de mon travail a été accomplie.
Je rassemble les copeaux de lino, ils seront utiles pour réchauffer la maison en hiver, ils serviront à allumer un feu.
Je redeviens conscient du monde du quotidien que j’avais quitté et connais le moment où je m’élance vers lui, j’ouvre la porte et reviens dans l’autre moitié de la vie. 4
Ci-dessus : Matt Hilton, Paysage.
Le jeu d'épreuves que Matt Hilton retire de ses vies d'aventures, ne va pas sans humour, on l'aura compris. L'humour est, là encore, dans la "chose" même. L'une des poudres dont use le printmaker est de "piment pur".
Interrogé sur ses estampes, Matt Hilton répond un jour : "Demonstrating what it is to be human at this moment".
Ci-dessus : Matt Hilton, Dora, 1966, estampe acquise par le Freud Museum à Londres.
Pour en savoir plus :
Matt Hilton Works
Matt Hilton, Dissembling-Dis-assembling
AmorosArt/Matt Hilton
Stoneman Graphics Gallery/Hilton
Cambridge Prints/Matt Hilton
1 commentaire au sujet de « A propos de Matt Hilton printmaker »
Anne-Marie Dambies
On prend dans ce texte la dimension de l'incroyable diversité de sensations et de sensibilité de la création artistique
pandatomic
Très intéressant ! Ça donne envie de mettre les doigts dans les encres, les pigments, toucher la matière…
bernard de bages
Brilliant et modeste et completement fou!
bernard
ja
oui, je suis d''accord, completement fou – je l''aime bien x