La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

La neige sur la page – A propos de l’oeuvre poétique de Jeanne Las Vergnas

Je lis petit à petit d'autres textes de Jeanne Las Vergnas. Pour le lecteur aussi, la poésie a son temps. Elle vient comme la neige, en silence, et il y a un moment, sans prévision possible, où le silence résonne, comme la neige luit. Le poème tourne alors vers vous son visage inconnu, et cependant si étrangement proche que j'ai entendu, l'autre jour, ce qu'il me disait et qui n'était pas écrit ! Il y avait la neige sur la plage grise, et, plusieurs jours durant,  j'ai songé à "la neige sur la page" au point que je l'ai recherchée, sans bien sûr, la trouver, jusqu'au moment où, ma disposition d'esprit ayant invisiblement changé, je l'ai retrouvée, la neige sur la plage grise, et
 
l'ange qui se penche
Sur les balcons du ciel
1.  

Ci-dessus : Kazimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918 

"Elle était là sa nue présence ainsi que sont l'herbe et la terre", dit le poète Jean-Louis Crousse, en regard d'un poème de Jeanne Las Vergnas 2. Quoi, la "nue présence" ? C'est le simple du il y a, en ses multiples façons. "Ainsi que sont l'herbe et la terre", ainsi est la poésie. Autre façon du vert de l'herbe, autre façon du secret de la terre, autre façon du il y a quelque chose plutôt que rien, autre façon du sans pourquoi.

Jeanne Las Vergnas dit le "savoir" qu'a l'enfant de cette façon matinale du monde. Ce "savoir", qui est aussi, en sa manière enfantine, toute de "bond", de geste du "talon", façon du il y a, i. e. façon de l'herbe, du soleil, de la flaque, de la glace, de l'eau, c'est la poésie, "sa nue présence", sans les mots, déjà là pourtant, toujours déjà là, mémoire chevillée à l'âme et au corps, car tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé.   

Quand j'étais enfant 
                            j'avais tout le savoir
Je savais que l'herbe est verte âcre et coupante
                            que le soleil réchauffe
                            que les reflets dans les flaques ne sont
que des reflets et que d'un bond joyeux on peut
les éclabousser en riant
                            que la glace se brise sous le talon
de bois et que dessous, tapie, brille l'eau la
plus claire jamais rêvée
3

Plus tard la poésie s'exerce dans le geste des mots, et selon que les mots font venir, comme le geste de l'enfant, l'herbe, la terre, le ciel et l'eau,

Tout le jardin riait.Elle tenait les mots
dans sa main comme des fleurs
4

ou, d'autres fois, que les  mots échappent

et nous voici sans souffle à bout de
mots
5

ou encore que les mots, les pauvres mots, prêtent foi aux illusions de l'oubli

Arrimés à mon dos  
deux grands sacs si lourds
le sac de rêve, le sac de terre,
si j'allège l'un, plus pesant
se fait l'autre et je m'avance
chancelante du pas tortueux de l'ivrogne
Souvent j'ai voulu jeter ces sacs à terre
La route est si longue…
6

alors, dit Jeanne Las Vergnas, ou bien

Dans le silence, ce silence profond
ce silence lourd d'avant le son
se forme la phrase muette
mais déjà reconnue par le corps
C'est le réveil de cet endormi
7

ou bien

La tête qui avorte
          n'arrive pas
                   n'arrive plus
                            à dire

                                      à écrire 8

Il y a ainsi une balance natale du geste, que l'enfant ignore, qui cependant le porte, et qui plus tard lui manque, parce que peu à peu le corps lui pèse, et l'âme, et la terre, et le rêve, et que le geste des mots devient celui du sac qu'on "arrime à son dos", et que "la route est si longue".  

Le mot vrai qui se
         heurte aux
                    limites du
                               rien

                                      se balance

Sur le fil des abîmes
          Surtout taire
                     des mots
                                vains

                                      écouter

Seulement le vent 9

Il n'est d'art poétique que dans cette balance mystérieuse du corps et du vent, qui met l'âme au monde sur le mode de l'écoute, et l'écoute seule porte en elle le possible du "mot vrai".   

D'où vient que, dans le partage des saisons mentales, l'évidence un jour se perde, que l'écoute s'éprouve soudain chambre sourde ? 

La route est si longue si ennuyeuse
si incertaine si poussiéreuse
10

Le désert croît. Les sacs pèsent, l'afflux du vif se ralentit, la chair se referme sur son devenir mortel. Où, la rumeur des écluses ?   

Quand le vide s'installe l'oubli
structure dégarnie à la manière de Giacometti
mince fil d'os à peine dressé sans liens
sans aucune pensée la chair en lambeaux
déguenillée s'en est allée avec les lendemains de
rien
11

Ci-dessus : Alberto Giacometti, L’homme qui marche, vers 1960. © Adagp, 2006.

Où, la lessive d'or du couchant dans la ville, "longues ratures horizontales des autoroutes" 12, "guerres glabres" 13, drapés d'oxyde de carbone qui tuent les poumons comme ils tuent les feuilles 14 ? Où le soleil bleu ?

Nous avancions en rangs
pressés dans les forêts pour fendre
l'obscurité pour fuir le jour
Nous nous voilions la face

Nous ne voulions plus voir le soleil
ombres parmi les ombres
tant sont restés collés à la boue.
Pourquoi avons-nous encore marché ?
15

Ci-dessus : Max Ernst, La forêt, 1827

Empruntant le mot à Henri Michaux, qui parle de "dépouillement par l'espace", Jeanne Las Vergnas envisage le possible d'un jardin suspendu – suspension de l'espace, allégorie de la suspension du temps – par-dessus "la ville aveugle sans rame sans gouvernail sur les océans de pierre" 16

Alors s'inverse le mouvement
on avance la tête en bas
les cheveux se font racines
les yeux regardent lentement vers les cieux
et les pieds enjambant les espaces jouent
avec les étoiles pour franchir ce millénaire
il faudra s'enfouir la tête dans la terre
mais bien garder des pieds branches
incrustées dans le vent
17

Ci-dessus : Daphné, d'après un détail de l'Apollon et Daphné de Véronèse, 1565-1570.

Je songeais à la forêt dans laquelle les cris mêmes ne s'entendent pas, à la "ville aveugle", aux "océans de pierre" sur lesquels flotte le "jardin suspendu", lorsque j'ai observé qu'il y a dans de tels espaces, ici peuplés d'appels de vers luisants 18, ailleurs privés d'astres ou désastrés, une relation énigmatique entre paysage et événement.  

De l'attente de l'inconnu sur un quai de gare 19 à l'arrivée de la neige, le paysage s'ouvre, puis un jour se referme, et c'est cela par deux fois qui fait événement. 

Le propre de l'événement est d'advenir sans prévision possible et de répondre ainsi à l'énigme d'une attente initiale qui, faute de connaître par avance son objet, le requiert de l'événement lui-même et cependant le reconnaît d'emblée pour le sien propre, i. e., chaque fois, pour celui qu'elle n'aurait pas cherché si elle ne l'avait déjà trouvé. Il semble que, longtemps après l'attente de l'inconnu sur un quai de gare, l'arrivée de la neige constitue dans l'univers de Jeanne Las Vergnas l'événement ultime, celui qui fixe à l'attente sa limite d'horizon, par là sa réalité, ou sa fin initiale.  

L'événement de la neige demeure lié dans l'oeuvre de Jeanne Las Vergnas au souvenir d'un jour heureux sur une plage en hiver, – un jour gris où, de façon que nul n'attend dans les vents contraires, le blanc, soudain venu, passe la promesse du bleu comme font les oiseaux par la strideur insolite du cri.

Bleue l'image d'un jour heureux
sur une plage en hiver
où la neige se mêlait au sable et à l'eau.
Un vent violent forçait les oiseaux
à tourbillonner sans cesse et ils criaient
des cris stridents mais souvent si vivants.
20

De façon qu'on n'attend pas, bien qu'il faille 

De la souffrance corps à corps
Pour l'éclosion du moindre mot
Le jaillissement des images
La séparation des couleurs
21

le blanc, qui annonce le règne du sans mot, du sans couleur, assigne à l'espérance vive du dire, après le cri, le silence pour visée et destin. Le Beau ne va plus ainsi sans le pressentiment du terrible ; l'arc-en-ciel ne vient plus sans la neige, ni le silence sans le froid.  

 

Après les "orages", les "rêves perdus", toujours viennent

un arc-en-ciel parfait
et toujours encore aussi
la neige qui luit si blanche
22

Après "ces fabuleuses histoires qui n'ont pas d'âge", – l'arrivée de l'inconnu sur un quai de gare, Don Quichotte, le Hollandais volant -, après le passage des "flammes",

Tombe la neige son silence son froid lourd 23 

Inspirée par la peur du froid, Jeanne Las Vergnas évoque, dans un poème qui sonne comme un écho tardif de "ces fabuleuses histoires qui n'ont pas d'âge", la mystérieuse "fée des glaces", les "parois de cristal" au-delà desquelles on ne voit rien, et, pour finir, ce mouvement de l'être, qui, comme la neige, "ne va toujours que vers le bas".    

La fée des glaces nous tient tous enfermés
dans son palais vide et bleu
où règne un si grand froid.
Dans ce labyrinthe peureux et tortueux
ni plainte ni éclat
ne ricochent sur ces beautés pétrifiées.
Comment trouver ce fil
mythique qui nous conduirait de la Terre
jusques aux confins étoilés.
Le mouvement ne va toujours que vers le bas.
24

Ailleurs, dans un poème intitulé "Nostalgie", Jeanne Las Vergnas parle d'une neige "indécise", et il semble qu'à l'image de cette neige, l'âme du poète soit elle aussi indécise, habitée encore par la nostalgie des "fabuleuses histoires d'un autre âge", mais effleurée déjà par l'aile de l'assentiment qui vient :  

Une neige indécise tourbillonne
avec ténacité à la fenêtre imprécise
[…] une nostalgie
profonde monte le lourd désir d'un
nid s'endormir au creux de l'ombre
de la pièce chaude dans des bras
aimants qui nous bercèrent et depuis
nous bercent à jamais ces mains
aux frôlements rêvés aux attouchements
légers qui dansent avec la pugnacité
de ces flocons défaits
25

Daté de 1999, un inédit de Jeanne Las Vergnas s'intitule Présences dans la neige. La neige s'y trouve liée à des souvenirs plus anciens, ceux  d'un hiver premier qui précède les saisons à venir et d'avance les décide dans le sens de leur fin initiale. Il s'agit de l'hiver de la prime enfance, dont les souvenirs, qui reviennent comme la neige, éclairent dans l'étrange profondeur de leurs plis non seulement tous les signes

Une petite maison perdue
Au milieu d'un grand champ de neige […]
Soudain, des coups frappés dans les volets
Dans la porte d'entrée…
26,

toutes les traces, – ici, pendant l'Occupation, celles du rapatriement des corps retrouvés dans les débris d'un avion anglais :

Ci-dessus : Eugène Emmanuel Viollet-Le-Duc, [27]Versailles)%20%3ALOCA%20)&DOM=All&USRNAME=nobody&USRPWD=4%24%2534P">Chasse-neige, circa 1878-1879   Des flambeaux dans la nuit Un long cortège à ski Qui dévale … Continue reading,

mais aussi le visage futur, avec ses champs de fleurs :

Soudain au pied des roches sombres
Le grand pré s'était couvert d'une profusion
D'un autre blanc : des milliers de fleurs de neige
Perçant la terre…
27,

et ces "présences" blanches sur les "balcons du ciel" : 

Un ange blanc
Vois, comme il se penche
Sur les balcons du ciel !
28.

Au regard de l'hiver qui vient, au souvenir de l'hiver premier, la profondeur des années se referme, le passé et le futur se rejoignent. En ce soir si tard, dit le poète, il fait tout blanc, et le blanc figure ici le moment de la transfiguration et de la présence constante :

Lorsque je pense à toi
Tout est blanc
La neige sur la plage grise
Les ailes des goélands […]
Et même les rochers ensoleillés
Tout est transfiguré
Dans cette blancheur rayonnante
29

Je continue de songer à la neige sur la page, car il y a dans l'oeuvre de Jeanne Las Vergnas une poétique du blanc qui croît dans les mots comme "l'herbe est têtue" 30 et gagne de place en place l'éclat de l'insigne qui fait le diaphane du chant. 

Notes:

  1. Jeanne Las Vergnas, L'ange blanc, in Brûlots d'herbes abrupts, 1989 ↩︎

  2. Cf. La dormeuse blogue : Jeanne Las Vergnas – Dès maintenant nous allons naviguer dans le monde invisible ↩︎

  3. Jeanne Las Vergnas, Savoir, in A travers la rumeur troublée, 1992 ↩︎

  4. Jeanne Las Vergnas, La dame du jardin, in A travers la rumeur troublée ↩︎

  5. Jeanne Las Vergnas, in Femme d'opaline, 1997 ↩︎

  6. Ibidem. ↩︎

  7. Ibid. ↩︎

  8. Jeanne Las Vergnas, Lune sur Paris, in A travers la rumeur troublée ↩︎

  9. Jeanne Las Vergnas, Un glas, in Femme d'opaline ↩︎

  10. Jeanne Las Vergnas, Pollution, in Femme d'opaline ↩︎

  11. Jeanne Las Vergnas, Dans cette nuit du sang ou La forêt, d'après Max Ernst, in En cette nuit, avancée, 1999 ↩︎

  12. Jeanne Las Vergnas, Le jardin suspendu, 6, in En cette nuit, avancée ↩︎

  13. Jeanne Las Vergnas, Le jardin suspendu, 3, in En cette nuit, avancée ↩︎

  14. Jeanne Las Vergnas, Entre appels et disparitions, 2002 ↩︎

  15. Cf.  La dormeuse blogue : Jeanne Las Vergnas – Dès maintenant nous allons naviguer dans le monde invisible ↩︎

  16. Jeanne Las Vergnas, Dans cette nuit du sang ou La forêt, d'après Max Ernst, in En cette nuit, avancée ↩︎

  17. Jeanne Las Vergnas, in Femme d'opaline ↩︎

  18. Jeanne Las Vergnas, Trois pierres I, in En cette nuit avancée ↩︎

  19. Jeanne Las Vergnas, Mars 3, in En cette nuit avancée ↩︎

  20. Jeanne Las Vergnas, Sous la pluie des étoiles filantes 5, in En cette nuit, avancée ↩︎

  21. Jeanne Las Vergnas, Nostalgie, in A travers la rumeur troublée ↩︎

  22. Jeanne Las Vergnas, Des coups dans la neige, in Présences dans la neige, 2009 ↩︎

  23. Versailles)%20%3ALOCA%20)&DOM=All&USRNAME=nobody&USRPWD=4%24%2534P">Chasse-neige, circa 1878-1879   Des flambeaux dans la nuit Un long cortège à ski Qui dévale en zigzaguant les pentes abruptes De cette vallée pyrénéenne Des hommes des traîneaux Sombre procession macabre De tous ces morts retrouvés Là-haut […] En silence dans cette nuit Sans lune on descend On chuchote on se terre Seule la neige crisse ((Jeanne Las Vergnas, Atterrissage manqué, in Présences dans la neige ↩︎

  24. Jeanne Las Vergnas, Les roches trouées, in Présences dans la neige ↩︎

  25. Jeanne Las Vergnas, L'ange blanc, in Présences dans la neige ↩︎

  26. Jeanne Las Vergnas, Les lendemains de rien 5, in Femme d'opaline ↩︎

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dans: gens d'ici, littérature.

1 commentaires au sujet de « La neige sur la page – A propos de l’oeuvre poétique de Jeanne Las Vergnas »

  1. Martine Rouche

    Correspondances :
    29 août 2008 Lorsque j'ai créé La dormeuse blogue, il y a un an déjà, j'ai cherché un thème qui ménage une place au vide et au blanc […]
    écrivais-tu en ce temps …
    Jeanne Las Vergnas peut être heureuse. Pour ma modeste part, je te remercie de nous guider ainsi, avec douceur et subtilité, vers la poésie.