La dormeuse blogue

Choses vues, choses lues, choses rêvées…

Raymond Escholier Quand on conspire

Publié par Raymond Escholier en 1925, le roman intitulé Quand on conspire, 1 se trouve précédé de la dédicace reproduite ci-contre. Les signataires de cette dédicace sont M. L. E., Marie Louise Escholier, et R. E., Raymond Escholier. Ensemble, ils dédient l’ouvrage "à la mémoire de notre grand-père", car avant d’être des époux, ils sont d’abord cousins germains, à ce titre, nourris depuis l’enfance par la même légende familiale du Grand-Père. La dédicace est assortie d’une citation de Victor Hugo. Empruntée à l’Histoire d’un crime, ouvrage dans lequel Victor Hugo raconte et dénonce le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, la dite citation ancre le personnage du grand-père à la fois dans la grande histoire, à laquelle il appartient de plein droit, et dans la littérature, qui restitue à l’homme historique sa réalité, la chaleur de son vécu. Le 11 janvier 1852, à propos de l’Histoire d’un crime, Victor Hugo écrivait à sa femme : "Ce sera de l’histoire, et on croira lire du roman". Inversant le propos de Victor Hugo, Raymond Escholier assigne à Quand on conspire un statut littéraire complexe, fondé sur le principe suivant : ce sera un roman, et on croira lire de l’histoire, parce que le roman est ici le double poétique de cette dernière.

Louis Pons-Tande, le grand-père de Marie Louise et Raymond Escholier, se trouve mentionné dans Histoire d’un crime, au chapitre IX ("Notre dernière réunion") de la quatrième et dernière journée (6 décembre 1851). Membre de la gauche républicaine, il est, à cette date, député de l’Ariège… Nous n’avions plus d’asile. Le n° 15 de la rue Richelieu était surveillé, le n° 11 de la rue du Mont-Thabor était dénoncé. Nous errions dans Paris, nous retrouvant çà et là, et échangeant quelques mots à voix basse, ne sachant pas où nous coucherions et si nous mangerions, et, parmi ces têtes qui ignoraient quel oreiller elles auraient le soir, il y en avait au moins une qui était mise à prix. On s’abordait, et voici les choses qu’on se disait : – Qu’est devenu un tel ? – Il est arrêté. – Et un tel ? – Mort. – Et un tel ? – Disparu. Nous eûmes cependant encore une réunion. Ce fut le 6, chez le représentant Raymond, place de la Madeleine. Nous nous y rencontrâmes presque tous. Je pus y serrer la main d’Edgar Quinet, de Chauffour, de Clément Dulac, de Bancel, de Versigny, d’Emile Péan, et je retrouvai avec plaisir notre énergique et intègre hôte de la rue Blanche, Coppens, et notre courageux collègue Pons-Tande, que nous avions perdu de vue dans la fumée de la bataille. Des fenêtres de la chambre où nous délibérions, on apercevait la place de la Madeleine et les boulevards militairement envahis et couverts d’une troupe farouche et profonde, rangée en bataille, et qui semblait encore faire front à un combat possible 2.

Louis Pons-Tande est arrêté à la suite du coup d’état, puis renvoyé en Ariège où il demeure soumis à un étroit contrôle policier jusqu’à la fin du Second Empire. Cette relégation met provisoirement fin à sa carrière de député.

Située en 1858, soit six ans après la proclamation du Second Empire, l’action de Quand on conspire se déroule pour l’essentiel à Saint-Gauderic, qui constitue, dans l’oeuvre de Raymond Escholier, le double romanesque de Mirepoix. Le texte est assorti de gravures sur bois qui représentent, de façon immédiatement reconnaissable, les couverts, la cathédrale, la tombe du Maréchal Clauzel, la maison Malroc, etc. Conformément aux principes du roman historique, tels que définis par Georg Lukacs 3 en 1915, Raymond Escholier met en scène, dans un décor authentique et sur fond d’histoire vraie, des personnages inventés, partant, inconnus de la grande histoire, mais inspirés de la réalité, et crédités, le cas échéant, d’une parenté, proche ou lointaine, avec les héros de la grande histoire, d’où nimbés, par effet d’apparentement, d’une sorte d’historicité germaine.

Mlle Isaure Solères, l’héroïne du roman, est ainsi, dixit Raymond Escholier, une parente du maréchal Bergasse, alias le maréchal Clauzel, illustre commandant en chef des campagnes napoléoniennes de 1810 et de 1811 en Espagne ; condamné à mort en 1816 par le gouvernement de la Restauration ; exilé en Amérique de 1816 à 1820 ; député de l’Ariège de 1827 à 1830, classé parmi les libéraux ; commandant en chef de l’armée d’Afrique de 1830 à 1835 ; gouverneur général de l’Algérie en 1835. Le maréchal Bergasse était un lointain cousin d’une dame Solères, décédée il y a longtemps, mais enfin, puisque les parents de nos parents sont aussi nos parents…

Mlle Isaure et sa mère habitent une demeure monumentale, que l’on reconnaît, au vu de la gravure et de la description, pour être la maison Malroc, hôtel particulier aménagé au XVIIIème siècle par la famille Malroc de Lafage.

A peine le petit vent alerte, aiguisé de fraîcheur, avait-il ce matin répandu la nouvelle, que le portail monumental de la maison Solères s’ouvrait tout grand. Il est lourd et quelque peu rhumatisant ; il se meut péniblement dans un cliquetis de vieux fers, avec des grincements, un bruit de pont-levis qu’on abaisse. Ce bruit donne de la solennité au départ de Madame Solères pour la messe et aux moindres sorties de Mlle Isaure, sa fille. Aujourd’hui, tant de gens pressés, agités, fébriles, entrent, sortent, reviennent, que le haut portail, couronné de vigne vierge et de glycine, se sentirait vraiment violenté dans ses grandes articulations. On a trouvé plus simple de le laisser ouvert à deux battants, de sorte que le premier passant venu peut entrer dans la cour semée de fin gravier, s’avancer entre les lauriers-roses, rangés comme au port d’armes dans leurs caisses vertes, monter le perron aux marches arrondies, enfin pénétrer tout de go dans la maison Solères 4.

Le roman commence in medias res, alors que les dames Solères, mère et fille, préparent les funérailles d’un parent qu’elles n’ont jamais vu, mais à qui elles doivent d’honorer sa mémoire, puisqu’il s’agit d’un arrière-petit neveu du général Bergasse, et que Mlle Isaure veut mettre de la piété et de la pompe autour de ce grand nom. Chez les Solères pourtant, on fut toujours légitimiste. Ces dames conservent les opinions de leur mari et de leur père, pieusement, comme on garde des objets ayant appartenu à un être cher. Mais Mlle Isaure, qui nourrit secrètement un besoin d’exaltation romantique, aime à se sentir effleurée par le vent de la gloire :

– Son dévouement à l’Empereur fut vraiment magnifique…, déclare-t-elle à M. Bordier, le maire de Saint-Gauderic, qui est venu lui rendre visite […]. Le maire toussote, balbutie et paraît se livrer à quelque restriction mentale ; mais Mlle Isaure ne lui laisse pas le temps de se reconnaître. – Quoi, monsieur ? – Mon Dieu, le maréchal a fini comme il a commencé – en Jacobin… Il ne pouvait prévoir, n’est-ce pas ? le relèvement de l’Empire 5.

M. Bordier, alias Hector Manent (maire de Mirepoix, de 1857 à 1867) _ Les républicains, nombreux dans le canton, exècrent ce suppôt de l’Empire auquel ils doivent des perquisitions fréquentes, un espionnage grossier, toute une série de vexations provoquées par des rancunes personnelles beaucoup plus que par des convictions sincères. Les victimes se vengent en lui reprochant ses origines rustiques : un bordier, en Ariège, c’est un paysan aux gages d’un maître. _, M. Bordier, donc, est, de façon opportune, un maire tout acquis à la cause du nouvel empereur Napoléon III. A ce titre, il vient prévenir Mlle Isaure de ce que, au vu des renseignements de police dont il dispose, le défunt dont on prépare les funérailles, cet arrière-petit neveu du général Bergasse, aurait conspiré de tout temps contre l’ordre établi. Il aurait été affilié à la Société des Saisons… Il aurait remué le pavé des barricades… C’était un Jacques, un démagogue, un partageux, un rouge, pour tout dire… M. Bordier craint que n’éclate, à ce propos, un scandale au cimetière.

Mlle Isaure, que Raymond Escholier qualifie de fière comme une Amazone, décoche à M. Bordier une réponse cinglante, dont le panache résume le caractère de la jeune femme et, en même temps qu’il révèle les aspirations héroïques de cette dernière, laisse augurer du tournant politico-sentimental que pourrait prendre la destinée de la demoiselle légitimiste si venait à paraître à Saint-Gauderic quelque héros porteur de rêves, bien vivant, jeune, et pourquoi pas rouge ?

Quoi qu’il puisse arriver, je serai là, au premier rang, et rien ne me fera revenir sur ma décision 6.

Les funérailles de l’arrière-petit neveu du maréchal Bergasse sont, au cimetière de Saint-Gauderic, devant la tombe du maréchal, l’occasion du scandale tant redouté par M. Bordier. Tout Saint-Gauderic se tient là, au titre de la parentèle, par souci de paraître, ou par simple curiosité et par goût plébéien des discours.

Le peuple de Saint-Gauderic apprécie par-dessus tout l’éloquence ; il a la religion du verbe ; c’est par la parole qu’on l’exalte et qu’on l’entraîne […]. Savoir parler, savoir tourner ces belles phrases harmonieuses qui font passer des images devant les yeux, des musiques dans les oreilles, des émois dans la chair, des flammes dans le sang, tel est, pour les gens de Saint-Gauderic, le plus magnifique don du ciel 7.

Il y a M. Savignac, alias Louis Pons-Tande, ancien représentant du peuple, le républicain, le chef des rouges, néanmoins voisin, ami, parent des dames Solères. C’est lui qui, à la demande de ces dames, a conduit la dépouille jusqu’au cimetière. Il y a le colonel Chamelon, celui que les dames Solères ont logé pendant tout le temps des dernières manoeuvres. Il y a le marquis de Sénabugue, M. de Godonville et le comte d’Aigues-Juntes, représentants du petit groupe henriquinquiste et des rares Orléanistes. Il y a aussi les vieilles ganaches, comme dit le marquis.

Les vieilles ganaches sont d’anciens soldats à Lui. […] Partis jeunes, après avoir tiré le mauvais numéro, ils reparurent, des ans et des ans plus tard, si boucanés, si balafrés, si désarticulés, si recuits que personne, dans le pays, ne voulait les reconnaître. Ce formidable bruit d’armes, qui fit trembler l’Europe et auquel ils furent obscurément mêlés, achevait de mourir dans leurs sures caboches, envahies d’ombre ; mais voici que le vent tournoyant autour de la tombe du maréchal leur en rapporte l’écho : « Marengo, Austerlitz, Saragosse… » Qui donc remue cette cendre tiède où se cachent encore des étincelles ? 8

Il y a enfin le clan des rouges, conduit par M. Savignac et le docteur Vergé, flanqués du peintre Sylvain Lagarde, logé depuis trois mois chez le docteur Vergé, lequel s’est lié d’amitié avec lui à Paris, du temps qu’il y faisait sa médecine.

Le scandale éclate lorsque, après le panégyrique du maréchal Bergasse, proféré par le colonel Chamelon, M. Bordier, le maire, entreprend d’évoquer la mémoire de l’arrière-petit-neveu du maréchal. Présentant celui qu’il qualifiait précédemment de partageux, de rouge, comme un homme devant qui les portes de la fortune ne tardèrent pas à s’ouvrir, il conclut de la manière suivante : il aima le peuple, mais quand le peuple eut répondu d’une voix si unanime à l’appel du prince président, il ratifia ce jugement et voulut vouer les forces de son coeur à celui qui venait pour le repos et la grandeur de la France. La conduite de notre compatriote est un exemple. Saluons, messieurs, une dernière fois, le maréchal Bergasse, héros de tant de victoires, et, avec lui, l’homme pacifique, épris de justice, qui repose à ses côtés. Avant même que le temps mêle à jamais leur cendre, ils se sont retrouvés et reconnus dans ce même cri jailli de leur coeur : "Vive l’Empereur !" 9

Mensonge éhonté. Fureur du clan des rouges. Sylvain Lagarde, le peintre, n’y tient plus :

– … au nom de ceux qui l’ont connu, vivant simplement d’un emploi dans la batellerie et mourant pauvre, après avoir consacré tout son petit avoir au triomphe des idées démocratiques… Se voir transformé en richard, en nabab, en Crésus, l’eût fait sourire de pitié, mais se voir enrôlé parmi les égorgeurs de la République l’eût fait rougir de colère. Dans son grand-oncle, le maréchal Bergasse, il honorait uniquement le jacobin de 93, et, durant les honteuses journées où le Droit fut si indignement violé, il courur des premiers remuer les pavés de la barricade. Parfaitement, messieurs, ce pacifique cria : "Aux armes !" Ce modeste domina et harangua la foule. Ce tendre souffla sur l’étincelle de l’Insurrection… 10

Venu avec M. Savignac, mais étranger à Saint-Gauderic, un mince petit jeune homme, porteur de lunettes bleues, approuve de la tête 11.

Pendant que les deux adjoints, M. Charles Lestelle et le capitaine Rabat s’interrogent sur la nécessité de rappeler le colonel Chamelon, déjà reparti, ou de faire intervenir le commissaire de police, le désordre s’installe dans le cimetière. Mlle Isaure, quant à elle, regrette l’erreur de jugement qui lui a fait prendre l’arrière-petit-neveu du général Bergasse pour un être selon son coeur :

Elle voit "son cousin" mêlé à la populace, hurlant la Marseillaise, pérorant sur quelque borne, vêtu à la diable d’habits râpés et de linge douteux. Combien elle s’était trompée en couvrant de fleurs et de larmes dans la chapelle ardente, un être idéal, paré, à ses yeux, d’une incomparable distinction ! 12

Elle ne s’est souvenue à aucun moment du mince petit jeune homme, porteur de lunettes bleues, que M. Savignac lui a présenté la veille : M. Pescaire, un neveu dont je ne t’ai jamais parlé… M. Pescaire, le meilleur ami du défunt, celui qui a le mieux compris cette âme tendre et délicate. Lui en revanche…

Raymond Escholier semble jusqu’ici peindre, dans l’esprit de la Comédie Humaine, quelque "scène de la vie de province", inspirée par l’histoire locale, elle-même revisitée avec un brin d’ironie et un évident scepticisme quant au caractère rationnel du combat politique. La suite du roman montre toutefois que son véritable sujet est ailleurs. Le troisième chapitre de Quand on conspire, qui emprunte son cadre au château de Lagarde, ici rebaptisé château de Sénabugue, installe, dans un climat de fête galante, cher à Raymond Escholier critique d’art, le motif qui décide de la destinée assignée aux divers personnages et, par là, précipite la marche du roman : c’est la surprise de l’amour.

La surprise se joue à la Saint-Jérôme, dernier épisode de la série de fêtes qui marque à Saint-Gauderic et à Sénabugue la saison d’automne. Raymond Escholier s’émerveille du rôle que joue la fête dans la sociabilité locale. Alors, plus d’ennemis, plus de partis politiques dressés les uns contre les autres. En dépouillant les vêtements ternes et fatigués qui gardent le pli des gestes habituels, on dépouille aussi, pour un temps, toute rancune, tout désir de vengeance. Le marquis de Sénabugue reçoit ainsi à la Saint-Jérôme, dans les ruines du château familial dévasté en 1792, le ban et l’arrière-ban de la commune qui fut autrefois le fief de ses ancêtres. En voiture, à cheval, tout Saint-Gauderic se rend au château de Sénabugue et il ne se trouve personne pour y bouder son plaisir.

Une masse se levait à l’horizon. Dans le vaporeux lointain, un château apparut, à la fois chimérique et réel ; les murailles se précisèrent, hautes, vertigineuses, déchiquetées d’ouvertures béantes d’où pendaient de grands morceaux de ciel. […] C’est dans les ruines, à l’ombre des tours démantelées attestant encore la puissance féodale de ses ancêtres, que le marquis de Sénabugue reçoit ses invités 13.

Le climat de la fête est celui de l’embarquement pour Cythère :

Une immense allégresse envahit bruyamment le vieux château de Sénabugue. Chacun voulait du plaisir, puisque c’était la Saint-Jérôme, et chacun le prenait selon son âge et selon son humeur. Les enfants sautaient du haut des terrasses dans les fossés jonchés de feuilles rousses ou glissaient en criant le long des pentes éboulées. Les amoureux s’aventuraient volontiers dans le dédale des voies souterraines : chemins ténébreux troués ça et là par des boulets de lumière, couloirs humides coupés d’escaliers interrompus et ne menant plus nulle part. Les curieux se mettaient en quête du fameux écho qui, du tac au tac, vous renvoie les mots deux fois et avec un accent si narquois "qu’on voit tout de suite qu’il est parent du marquis", fit remarquer non sans malice M. Savignac. Les friands pensaient avoir découvert les cuisines et les romanesques la place d’un trésor caché ; les mélancoliques reconnaissaient la chapelle si jolie encore avec ses chapiteaux platéresques ; les trublions faisaient la guerre aux ronces échevelées qui, ayant conquis des régions entières, les défendaient jalousement ; enfin, toute la Saint-Gauderic, riant, bavardant, chantonnant, s’en allait, parmi la désolation des voûtes affaissées et des arceaux rompus ; mais les ruines, enfermées toute l’année dans la majesté de la solitude et du silence, restaient impassibles, rigides, muettes comme des mortes orgueilleuses auxquelles on aurait oublié de clore les paupières. Elles demeuraient aussi indifférentes aux agitations de ces vivants infimes qu’au vol de moucherons qui dansent dans un rayon et mourront à la fin du jour 14.

La surprise de l’amour intéresse, au coeur de la fête, M. Bordier, maire de Saint-Gauderic, Mlle Isaure, la fière Amazone, et M. Pescaire, le mince petit jeune homme, porteur de lunettes bleues, doté du joli prénom de Faustin… Mlle Isaure est arrivée, la dernière, à cheval, of course en costume d’amazone…

Les rires s’arrêtèrent, réprimés, étouffés. Une grande silhouette venait de s’encadrer dans une brèche pleine de ciel et de lumière : Isaure Solères !

– Tiens, vous voilà, chère Isaure ! s’écria Mme Sicre. Restez un instant immobile. Les ruines vous encadrent à merveille. On dirait une apparition. – Où avez-vous laissé M. Bordier ? poursuivit innocemment Mme Sicre. Il m’a paru que vous faisiez route ensemble. – Une minute seulement, car ma jument Marphise n’a pas voulu supporter le voisinage de son cheval. Cet Agénor lui déplaît apparemment. Le fait est que Marphise s’impatientait, s’échauffait. Je lui ai rendu la bride, elle a galopé et j’ai laissé M. Bordier assez loin sur la route… Bonjour M. Pescaire, ajouta Mlle Solères en se tournant brusquement vers le jeune homme mince qui, retiré à l’écart et abrité derrière ses lunettes bleues, pensait pouvoir regarder tout à son aise cette belle Isaure… 15

Tout le monde, à Saint-Gauderic, croit qu’entre Mlle Solères et M. Bordier, le mariage se fera. Mme Solères, en tout cas, le souhaite. Elle veut assurer l’avenir de sa fille. Visites multipliées, gants beurre frais, envoi de gibier tué par lui (qui ne chasse pas), coiffure en ailes de pigeon, barbe taillée en éventail, face épanouie comme un tournesolM. Bordier a saisi sa chance aux cheveux. L’impatience que manifeste la jument Marphise à l’encontre du cheval de M. Bordier dit assez ce que valent les espérances de M. Bordier himself.

M. de Sénabugue offre, sur de grandes tables, un déjeuner champêtre. Mlle Solères a troqué son amazone noire contre une robe de mousseline blanche, gonflée, mousseuse. […] Séduite par un éloge dithyrambique du proscrit de Guernesey, subjuguée par quelques strophes des Châtiments débitées d’une voix de basse cuivrée, elle s’est trouvée, quand le déjeuner a commencé, assise auprès de M. Faustin Pescaire. M. Savignac n’est peut-être pas étranger à ce coup du sort 16.

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front, Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime, Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime, Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour, Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour… 17

Touchée par la ferveur de Faustin Pescaire, Mlle Isaure engage avec le jeune homme une discussion ardente à la faveur de laquelle celui-ci lui expose son idéal généreux et, par là, se révèle comme le prototype de l’homme romantique dont elle rêve, sans savoir encore qu’il peut se présenter justement sous les traits d’un rouge.

– Les gens raisonnables ! répéta M. Pescaire avec une amertume dédaigneuse. La vue d’un idéal élevé les trouble. La conception d’une société nouvelle, élargie jusqu’au-delà des frontières, régie par des lois justes et non plus par d’iniques despotes, une telle conception les épouvante, vos gens raisonnables. Seuls les rassurent les sentiments médiocres, la servitude ou la tyrannie. Mais il est heureusement des hommes de bonne volonté…

Mlle Isaure sourit.

– Oui, l’expérience de 48.

– Les hommes peuvent être vaincus, interrompit vivement M. Faustin, mais non les idées. Une fois qu’elles sont debout et en marche, il n’est au pouvoir de personne de les arrêter.

Une sorte d’ardeur intérieure faisait frémir la voix du jeune homme. D’un geste impatient il arracha ses lunettes bleues et les yeux en velours de Mlle Solères rencontrèrent un regard brasillant d’étincelles, comme un feu couvert de cendres qu’on vient de réveiller en le tisonnant.

– Les idées généreuses attirent les nobles coeurs, je ne l’ignore pas, monsieur 18.

Après le repas, jeunes gens et jeunes femmes entreprennent d’escalader les murailles en ruines afin d’atteindre le sommet de la grosse tour du Nord. Mis au défi par Mlle Isaure de la suivre dans cette ascension, M. Bordier, qui a le vertige, ne parvient pas à rejoindre le sommet et se ridiculise aux yeux de la jeune femme. Puis M. de Sénabugue mène la compagnie visiter les oubliettes. Face au trou pareil à l’ouverture d’un puits et à demi recouvert par deux planches posées en croix, M. de Sénabugue raconte l’histoire d’amour, de sang, et de mort, réservée au fiancé qui n’avait pas l’heur de plaire à sa grand-tante Hermecinde.

Parvenue à la place où nous sommes, ma grand-tante Hermecinde arracha, paraît-il, de son doigt une bague fort ancienne qu’on regardait dans la famille comme une sorte de talisman, puis elle la jeta dans ce trou, disant qu’elle faisait serment d’épouser l’homme qui la lui rapporterait et jamais un autre. – Y avait-il vraiment du danger à tenter d’aller chercher cette bague ? demanda Mlle Isaure. – Les uns parlaient de pointes de fer qui, soi-disant, hérissaient le fonds du puits, d’autres d’une rivière souterraine passant par là-dessous. Je croirais volontiers, non pas à la rivière, mais à une certaine nappe d’eau, due aux infiltrations. En tout cas, Bertrand de Montsaunès ne rapporta jamais le talisman et ma grand-tante resta fille. – Bonne leçon ! conclut Mme Sicre. – Préfériez-vous qu’elle épousât un lâche ? – Ma chère Isaure, vous avez tout de suite des grands mots. – Les mots vrais. Il est visible qu’elle voulait éprouver le courage de Bertrand de Montsaunès. Donc, on en pouvait douter. Je comprends très bien Mlle Hermecinde. Je la comprends si bien que… Tenez ! Et Mlle Solères, ayant arraché de son doigt une bague ornée de trois turquoises, la laissa tomber dans l’ouverture béante, comme elle eût fait d’un petit caillou ; puis elle regarda fixement M. Bordier, médusé, et partit d’un grand éclat de rire 19.

Quelques jours plus tard, voué au désoeuvrement à cause de son bras droit emmailloté et mis en écharpe, M. Faustin reçoit, chez M. Savignac, la visite de Mlle Isaure…

Je disais, un peu plus haut, que Raymond Escholier met en scène la surprise de l’amour. Il le fait dans la tradition de Marivaux et de Musset, chez qui tout le beau, ou le terrible, de la chose consiste à passer de la surprise à l’amour, i. e. du sentir au dire. La chose se complique, façon Musset, du fait qu’elle s’opère sous les yeux de la communauté qui, à l’instar du choeur antique, commente, critique, juge, et dont les raisons simples et prosaïques ne sont pas celles du coeur. Façon Marivaux, Raymond Escholier laisse ça et là entendre que, dans l’affaire de la surprise de l’amour, si les acteurs principaux sont de bonne foi, il y toujours des comparses qui tirent les ficelles, – M. Savignac, par exemple, qui, alors que Mlle Isaure se trouve assis à table auprès de M. Faustin Pescaire, n’était peut-être pas étranger à ce coup du sort. Les familles Solères et Savignac sont apparentées. Les alliances s’arrangent aussi de la sorte dans les grandes familles. Conformément à son habitude, Raymond Escholier chausse ici, pour regarder le monde comme il va, les lunettes de l’ironie romantique. La suite du roman emprunte son caractère tragico-feuilletonnesque à la fois au Victor Hugo d’Hernani et aux Mystères d’Eugène Sue, – en l’occurrence, les Mystères de Saint-Gauderic.

Tandis que les bons bourgeois, dits chapeaux noirs, honorent de leur présence, sous les couverts, le café Sicardon (l’actuel café Castignolles ?), et que les verdets, carlistes, henriquinquistes, dits blancs, bercent leur nostalgie au café Larose (?), les rouges se réunissent, pour parler encore d’Elle, une et indivisible, et conspirer contre l’homme sinistre de l’Elysée, au café Esquirol (l’actuel café Pelofy ?), établi à l’autre bout de Saint-Gauderic, dans un ancien couvent de Cordeliers qui possède des dépendances nombreuses, délabrées et solides comme de vieux chicots. Celles-ci donnent, par des couloirs compliqués, dans une ruelle déserte qui suit les bords du canal (le Béal).

Ils sont réunis dans une pièce voûtée et basse dont les murailles épaisses, creusées de niches, suent l’humidité, car elles ne virent jamais le soleil; Ils sont là au milieu d’un encombrement de vaisselle vinaire et dans un air saturé de moisissure. Point de fenêtre, une porte cintrée dont l’imposte, traversée d’une barre de fer, laisse seule passer l’air 20.

Une conspiration s’organise ici, secrètement (croit-on), pour libérer l’héroïque Dulaurens, le Bayard de la démocratie pyrénéenne, enfermé dans le château de Montgaillard, et l’on tire au sort pour savoir qui, ensuite, tel Spartacus, renversera le César.

Les amoureux, dans cette conspiration, ont leur part. Le lecteur verra comment, au nez et à la barbe de M. Bordier, son fiancé putatif, et contre la volonté de son héros, qui entend, dans un geste cornélien, sacrifier l’amour au devoir, i. e. à la sauvegarde d’Elle, une et indivisible, la demoiselle légitimiste entre dans le jeu dangereux de la conspiration contre Napoléon III.

Heureusement, par un détour narquois de la chronologie historique, il y a un deus ex machina pour ces doux oiseaux de jeunesse… Vous ne devinerez jamais qui, des multiples personnages du roman, exerce la fonction du deus ex machina !

Inspiré de la fantaisie romantique, dont Raymond Escholier est un fin connaisseur, et auquel il consacre ici une variation brillante, Quand on conspire se présente au demeurant comme un livre fort drôle, élégant, spirituel, enlevé. On sourit, on s’amuse, on admire le trait à chaque page. L’ironie se double d’une tendresse qui embrasse tous les personnages, les lieux, les façons de parler et de vivre. C’est le pays de l’auteur. Comme dans chacun de ses romans, Raymond Escholier cisèle dans Quand on conspire un portrait de femme, figure variable mais toujours exquise, de l’Eternel Féminin. Ici, Mlle Isaure, avatar rêvé de Clémence Isaure, muse du poète méridional, double de Marie-Louise Escholier.

Comment, disaient-ils, Avec nos nacelles, Fuir les alguazils ? – Ramez, disaient-elles.

Comment, disaient-ils, Oublier querelles. Misère et périls ? – Dormez, disaient-elles.

Comment, disaient-ils, Enchanter les belles Sans philtres subtils ? – Aimez, disaient-elles 21.

Notes:

  1. Raymond Escholier, Quand on conspire, éditions Ferenczi et Fils, collection "Le Livre moderne illustré", bois originaux de Clément Serveau, 1925 ↩︎

  2. Victor Hugo, Histoire d’un crime, Quatrième Journée, IX, "Notre dernière réunion" ↩︎

  3. Georg Lukacs, Le roman historique ↩︎

  4. Raymond Escholier, Quand on conspire, I, p. 12 ↩︎

  5. Ibid. p. 16 ↩︎

  6. Ibid., p. 17 ↩︎

  7. Ibid. p. 26 ↩︎

  8. Ibid. p. 28 ↩︎

  9. Ibid. p. 33 ↩︎

  10. Ibid. p.p. 33-34 ↩︎

  11. Ibid., p. 34 ↩︎

  12. Ibid. p. 34 ↩︎

  13. Ibid. p. 41 ↩︎

  14. Ibid. p. 43 ↩︎

  15. Ibid. p. 49 ↩︎

  16. Ibid. p. 54 ↩︎

  17. Victor Hugo, Les Châtiments, IV ↩︎

  18. Raylond Escholier, Quand on conspire. p. 55 ↩︎

  19. Ibid. p.p. 65-66 ↩︎

  20. Ibid., p. 87 ↩︎

  21. Victor Hugo, Autre guitare, in Les Rayons et les Ombres ↩︎

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1 commentaire au sujet de « Raymond Escholier Quand on conspire »

  1. Martine Rouche

    Merci pour cette nouvelle promenade littéraire, historique, romanesque au coeur de ce livre de Raymond Escholier. Ton analyse rend le livre lumineux. Quand on connaît Mirepoix et quelques brins de son histoire ou de ses lieux, on a un privilège supplémentaire, c’est de « retrouver » le livre. Restent des zones d’ombre, heureusement, qui continueront de nous laisser en alerte…
    Quel jeu fantastique que ces noms propres remplacés par d’autres, qui existent aussi! La famille Bergasse, très ancienne dans les registres de Mirepoix, est revenue sur ses terres en la personne du président de la Société archéologique de Béziers, lors de la journée consacrée à Pierre Pol Riquet… Y a-t-il un moyen d’échapper au charme de Mirepoix?

  2. La dormeuse

    « Y a-t-il un moyen d’échapper au charme de Mirepoix? »

    Un lecteur anglophone m’a écrit, il y a quelque temps, pour me dire : « Mirepoix, jewel city ! »

  3. Martine Rouche

    « Mirepoix, une des perles du Languedoc » (Arthur Young, Voyage en France)

  4. Martine Rouche

    Une curiosité, je crois, ce poème de Raymond Escholier (Air des primevères, extrait de  » Quand on conspire  » , comédie musicale en 4 actes de Marc Delmas, c. 1930, d’après le roman de Raymond Escholier)

    1er couplet
    Voici le cher vieux banc de pierre
    Où, depuis que Faustin partit,
    Je trouve au matin sous le lierre,
    D’humbles fleurs qui me parlent de lui !
    Après les dernières bruyères,
    Je n’espérais plus rien du ciel,
    Quand un jour, sur ce banc de pierre,
    Je vis des roses de Noël !
    Puis ce furent des perce-neiges
    Merveille ! On pense à l’Enchanteur !
    Mais aujourd’hui, que trouverai-je,
    Qui puisse rassurer mon coeur ?

    2e couplet
    L’ombre s’efface, la lumière
    Touche l’aiguille du grand if,
    Blancheur de la clarté première,
    Jour nouveau, timide et pensif !
    O miracle, des primevères !
    Premier éveil, premier émoi
    De ces corolles printanières
    Qui ne s’ouvriront que pour moi !
    Printemps, printemps, je suis ravie,
    Primevères du premier jour.
    O premières fleurs de la vie,
    Premier sourire de l’amour !

    Premier sourire de l’amour !

  5. Martine Rouche

    AM Mirepoix, dossier D136, délibérations du conseil municipal (27 octobre 1878 – 19 mai 1889)
    " 31 mai 1885
    Le Conseil de Mirepoix, Ariège, voulant associer sa voix à celle du monde entier, salue le cercueil du plus glorieux enfant de la France et charge le Maire Président [Louis Pons-Tande], qui a eu l'honneur d'être le collègue de Victor Hugo à l'Assemblée législative de 1849,  et son fidèle compagnon de lutte contre le crime du 2 décembre, d'offrir à la famille de l'immortel défunt l'expression de sa patriotique douleur. "

  6. Martine Rouche

    " […]
    Mais si parmi tous ces personnages ayant réellement existé, il en est de très humbles comme un aubergiste ou une vieille dame ruinée, nous en trouvons aussi un grand nombre qui furent des personnalités plus ou moins célèbres. Ainsi sous le nom de comte de Sénabugue, le représentant de l'aristocratie dans Dansons la Trompeuse et Quand on conspire, se cache le grand-père de l'actuel duc de Lévis Mirepoix [maintenant : arrière-arrière-grand-père].
    De même, le chef de la conjuration dans Quand on conspire, Pescaïre, n'est autre que le frère de Victor Pilhes, républicain ardent et député de l'Ariège en 1849. Ami de Barbès, de Ledru-Rollin, et surtout de Proudhon, il resta un adversaire irréductible du régime impérial. Tout comme dans le roman Quand on conspire, son frère se réfugia en Espagne, caché sous la crinoline de Mademoiselle Aline Chabaud, dans le roman, Isaure Solère.
    Toujours dans Quand on conspire, le maréchal Clauzel, fils illustre de Mirepoix, est évoqué sous le nom du maréchal Bergasse, parent des dames Solère.
    […]
    Berndatte Vidal-Truno, Raymond et Marie-Louise Escholier, in La Plume d'oie, bulletin de l'association des anciennes et anciens élèves du lycée Saint-Sernin, n° 47, 4e trimestre 1997, page 35.