Au détour du 57, rue de Babylone, Paris VIIe. L'ascendance ariégeoise d'Alix de Saint-André

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Alix de Saint-André, 57, rue de Babylone, Paris VIIe, Paris, Gallimard, 2021.

Alors que je lisais 57, rue de Babylone, Paris VIIe, une enquête d'Alix de Saint-André sur l'histoire d'une curieuse pension de famille située à l'adresse éponyme dans les années 1970 et nommée Home Pasteur, et, par effet de proximité, sur l'histoire de sa propre famille, je suis tombée sur ce propos de Jean Peïtevin de Saint-André, père de l'auteur, et sur ce détail de sa mémoire familiale :

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David Ferdinand Koreff. Un portrait qui se dérobe

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À partir de 1823, [David] Ferdinand Koreff, baptisé en 1815 dans l'église luthérienne « Johannes » David Ferdinand Koreff, a fait partie des habitués du salon parisien de Madame Ancelot, sis 15 rue Joubert, Chaussée-d'Antin 1. Né en 1783 à Breslau, en Prusse, dans une famille juive, fils d'un père médecin ami de Franz Anton Mesmer, [David] Ferdinand Koreff, doué d'un esprit encyclopédique, a été tout à la fois médecin magnétiseur, helléniste et latiniste, poète, et librettiste d'opéra.

Peintre à ses heures, Madame Ancelot a brossé un tableau de groupe de son salon sous le règne de Louis-Philippe. Une photographie de ce tableau, aujourd'hui hélas perdu de vue, figure dans l'édition originale des mémoires qu'elle a publiés en 1866 et intitulés sobrement Un salon de Paris : 1824 à 1864. On peut voir cette photographie dans la reproduction numérique de l'ouvrage, disponible sur Gallica. Il s'agit d'une photo en noir et blanc, gravement altérée par la numérisation. Mais la photo en question se trouve suivie d'une liste de noms qui décline — on ne sait dans quel ordre —, l'identité des personnes représentées sur le tableau. Dans cette liste, on relève le nom de KOREFF.

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Madame Ancelot, Un salon de Paris : 1824 à 1864, Deuxième tableau, Le milieu du jour, Un salon sous le règne du roi Louis-Philippe, p. 66.

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Ibidem, p. 67.

La même édition originale figure aussi au catalogue de Google Livres. Mais le tableau de Madame Ancelot s'y trouve autrement reproduit. Il semble en l'occurrence avoir été redessiné. Une sorte de calque du dessin comprend ensuite les numéros correspondant aux personnes représentées sur le dessin.

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Madame Ancelot, Un salon de Paris : 1824 à 1864, Deuxième tableau, Le milieu du jour. Un salon sous le règne du roi Louis-Philippe, n.p.

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Ibidem, n.p.

Dans la liste reproduite ci-dessus, on retrouve le nom du Docteur Koreff. Le Docteur Koreff figure en haut à gauche du dessin auquel la liste renvoie. On voit sa tête sur le dessin. Mais elle est minuscule. Au vu d'une miniature si insignifiante, bien malin qui pourrait aujourd'hui dire à quoi ressemblait, au vrai, le Docteur Koreff !

Une troisième reproduction du même tableau de Madame Ancelot figure encore dans Une Allemande à la cour de France : La princesse Palatine. Les petits talents du grand Frédéric. Un médecin prussien, espion dans les salons romantiques, ouvrage publié en 1912 par le Docteur Augustin Cabanis.

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In Augustin Cabanès, Une Allemande à la cour de France : La princesse Palatine. Les petits talents du grand Frédéric. Un médecin prussien, espion dans les salons romantiques, Paris, Albin Michel, 1916, n.p.

On voit mieux ici la tête du Docteur Koreff. Mais, à la différence des visages de Chateaubriand, de Madame Récamier et de Rachel, dont la postérité nous a fourni d'autres images témoins, le visage du Docteur Koreff, faute du secours qui proviendrait de telles images, ne se donne pas à voir ici de façon plus identifiable que dans les clichés précédents. « Il y est, paraît-il, très flatté » observe l'historien Augustin Cabanès, « et il ne faudrait pas chercher dans cette médiocre peinture un portrait ressemblant » 2, ajoute-t-il.

Marietta Martin, auteur en 1925 d'une thèse de médecine dédiée au Docteur Koreff, note que si Koreff, dont « la tête émerge d'un des groupes d'invités », figure bien dans le tableau de Madame Ancelot, il apparaît dans ce tableau « affadi par le pinceau académique » de cette dame salonnière. « Un autre feu l'animait », rapporte Madame Ancelot, lorsqu'il expliquait l'Allemagne à Tourgueniev, ou qu'il disputait avec Beyle [Stendhal] 3. « Que tout cela était vif et joyeux ! quelle verve, quelle vie, quelle ardeur à tout voir ! à tout savoir ! » Koreff, dixit encore Madame Ancelot, était « le plus spirituel des Français. » 4

D'autres habitués des salons du règne de Louis-Philippe ont laissé du Docteur Koreff des portraits plus typés.

Dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand se contente de silhouetter d'un trait dédaigneux un Koreff interlope « que je rencontrais à cheval trottant dans les lieux écartés entre le diable, la médecine et les muses » 5.

Dans ses Souvenirs littéraires, Maxime Du Camp rapproche l'homme Koreff des personnages de type grotesque, dont le Conseiller Krespel, qui hantent les Contes d'Ernst Theodor AmadeusvHoffmann. Il crédite par ailleurs le Docteur Koreff de mérites certains.

MAXIME DU CAMP dixit : « Un autre personnage, qui vint se fixer à Paris vers la fin de la Restauration et qui eut quelque influence dans la société du temps de Louis-Philippe [...], c'était le docteur Koreff, qui rappelait le conseiller Krespel du Violon de Crémone.

E.T.A. HOFFMANN dixit dans Le Violon de Crémone : « On ne peut rien imaginer de plus surprenant que la manière d'être de Krespel. Gauche et raide dans ses mouvements, je craignais à chaque instant qu'il ne heurtât quelque chose ou ne commît une maladresse. Il n'en fut rien cependant, et on le savait d'avance, car la maîtresse de la maison ne s'émut pas le moins du monde en le voyant tournoyer précipitamment près d'une table chargée de porcelaines du plus grand prix, ni en le voyant se démener à côté d'une glace superbe qui touchait au plancher, et s'emparer même d'un vase à fleurs admirablement peint qu'il agitait en l'air comme pour en faire refléter les couleurs. En général, Krespel examina avec une scrupuleuse attention, en attendant le diner, tout ce qui était dans le salon du professeur ; il détacha même un tableau du mur et le remit en place en grimpant sur un fauteuil ; il parla beaucoup et avec feu. Tantôt (ce fut surtout remarquable durant le dîner) il sautait brusquement d'un sujet à un autre, tantôt il ne pouvait se détacher d'une idée, y revenant à mille reprises, tombant dans des erreurs multipliées, et ne pouvant retrouver le fil de ses pensées jusqu'à ce qu'autre chose le frappât plus vivement. Sa voix était tantôt rauque et criarde, tantôt sourde, psalmodique et traînante, mais jamais sur le ton convenable à ce que Krespel disait... » 6

MAXIME DU CAMP dixit : « Petit, lippu, clignant de l'œil, coiffé d'une perruque à l'enfant 7, moitié chiendent, moitié filasse, vêtu à la diable, racontant lentement, d'un accent germanique, des drôleries où la saillie ne manquait pas, viveur effronté, sceptique et bas sur jambes, il [Koreff] arrivait de Berlin, où il avait été un des sept du club de Sérapion qu'Hoffmann présidait, sous la table. 8

Sa situation était spéciale : recommandé par Humboldt à Cuvier, qui l'avait accepté et patronné, il s'était lié avec Love-Veimars, qui l'avait mis en relation avec les gens de lettres et les artistes ; médecin de l'ambassade de Prusse, il avait été présenté par son ambassadeur dans les meilleurs salons de Paris. [...]. Le docteur Koreff devint la coqueluche de plus d'un lieu de bonne compagnie. Sa laideur et son débraillé furent de l'originalité, son cynisme fut de l'esprit, son baragouin lui donna des charmes ; Koreff fut à la mode. Les femmes faisaient les yeux blancs et disaient — Connaissez-vous le docteur Koreff ? il est délicieux !

Parfois le docteur Koreff et sa femme se promenaient, bras dessus, bras dessous, dans la grande allée des Champs-Élysées ; on les regardait, on les suivait et l'on se demandait de quel théâtre de marionnettes ces deux fantoches avaient pu s'échapper.

Quelque chose de mystérieux planait autour du docteur ; il avait des allures si étranges, il quittait si brusquement les gens, se laissait tomber parfois dans des rêveries si profondes, que certaines personnes avisées en avaient conclu qu'il ne pouvait être qu'un espion, un espion du grand monde. Le pauvre Koreff n'a jamais rien espionné du tout, mais ce mauvais propos flattait son importance, qui était grande ; il laissait dire et en tirait vanité.

Il faut lui rendre justice. Un des premiers [...], il combattit le jeûne auquel les médecins français condamnaient leurs malades, décria la saignée dont les disciples de Broussais abusaient encore ; il recommanda la nourriture, les fortifiants, le grand air ; il avait reconnu que les vieilles races périssent d'anémie... » 9.

Dans ses Mémoires des autres, Gabrielle Anna de Cisternes de Courtiras, alias Comtesse Dash, qui était avec Delphine de Sabran, Marquise de Custine, l'une des grandes admiratrices de Koreff, témoigne de la fascination qu'exerçait sur elle ce personnage « excentrique » :

Le docteur Koreff, conseiller intime du roi de Prusse, ne ressemblait à rien ni à personne. Je ne saurais le comparer qu'à Cagliostro ou au comte de Saint-Germain. Il les rappelait beaucoup. »

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Jean Antoine Houdon (1741-1828), Buste de Joseph Balsamo, dit Cagliostro, Musée d'Art du comté de Los Angeles, USA.

« D'où venait-il ? Qui était-il ? Personne ne le lui a jamais demandé. Quant à moi, je crois qu'il a toujours vécu, et je ne me figure pas qu'il soit mort.

Jamais on n'eut plus d'esprit et de meilleur aloi ; il n'avait d'un Allemand que le côté sérieux, la volonté. Il savait laisser et reprendre ce sérieux quand, il le fallait, et son visage ne pouvait s'y faire. Ce visage, aussi excentrique que le reste de l'individu, ne semblait pas devoir appartenir à un homme grave : il avait du Polichinelle dans les traits. Son visage, aussi excentrique que le reste de l'individu, ne semblait pas devoir appartenir à un homme grave : il avait du Polichinelle dans les traits. »

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Jean Louis Ernest Meissonier (1815-1891), Polichinelle à la rose, Musée d'Orsay, conservé au Louvre.

« Ses yeux étaient petits, mais scintillants. Ses sourcils hérissés, son nez outrageusement aquilin, ses lèvres grosses, ses joues rebondies et marquées de la petite vérole ; une perruque à l'enfant, moitié chiendent, moitié filasse, lui donnaient un air grotesque.

Joignez-y une taille ramassée et courtaude, une tenue peu soignée, vous aurez le personnage [...]. Il parlait le français le plus pur, le plus fin, avec un admirable accent germanique.

Quel âge avait-il ? On l'ignorait. Je l'ai connu intimement pendant douze ou quatorze ans de ma vie ; il n'avait pas en apparence un jour de plus au bout de la dernière année. Avait-il été jeune ? Je n'en sais rien, il me semble qu'il devait être né comme cela ; en lui tout était extraordinaire. » 10.

Dans ses Souvenirs du Chevalier de Cussy, Ferdinand de Cornot, Baron de Cussy, rapporte ce propos de l'un de ses amis, qui disait de Koreff, en riant : « Son visage de juif, qui grimace comme les gueules de fontaine ou comme les marteaux des portes cochères, contribue admirablement à le faire prendre pour un charlatan. Je lui en demande bien pardon, mais, en lisant les Mystères de Paris, d'Eugène Sue, je ne peux m'empêcher de penser à la figure de Koreff, toutes les fois qu'il est question du docteur Bradamanti des Mystères de Paris d'Eugène Sue ». Et le Baron de Cussy d'avouer que lui-même « partage absolument la manière de voir de son ami. » 11

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Bradamanti, personnage des Mystères de Paris, chirurgien-dentiste, complice de l'odieux Jacques Ferrand, notaire véreux qui plongera des familles entières dans la misère. Dessin de Jean Adolphe Beaucé (1818–1875), gravure de Jacques Adrien Lavieille (1818-1862), in Œuvres illustrées d'Eugène Sue, volume 4, Paris, « avec la collaboration de Jules Hetzel, dit P.-J. Stahl », 1851, p. 176.

Seul de tous les témoins directs ou indirects cité plus haut, au demeurant presque tous antisémites, latents ou déclarés, Georg Friedrich Louis Stromeyer, chirurgien, pionnier de la chirurgie orthopédique et de la chirurgie maxillo-faciale, fournit de Koreff, dans ses Erinnerungen eines deutschen Arztes [Souvenirs d'un médecin allemand], un portrait froidement critique, tiré de la fréquentation dudit Koreff en 1828, lors d'un séjour de formation à Paris.

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Georg Friedrich Louis Stromeyer (1804-1876), Erinnerungen eines deutschen Arztes, volume 1, Hannover, Rümpler, 1874, pp. 416-417, Bayerische Staatsbibliothek, München.

« Er war ein in der haute volée sehr gesuchter Arzt und Gesellschafter. Ich begriff es nicht recht, wie dieser sehr unsympathische Mann, mit den ordinären Gesichtszügen, der Pariser seinen Welt gefallen konnte », « C'était un médecin très recherché dans le monde parisien de haute volée », dit Stromeyer. « Je ne comprenais pas très bien comment cet homme très antipathique, aux traits vulgaires, pouvait plaire à ce monde-là. [...]. Er hatte sich dem animalischen Magnetismus ergeben und behandelte als Magnetismus die Tochter des Herzogs von Hamilton », « Il s'était spécialisé dans le magnétisme animal et il était en tant que magnétiseur le médecin traitant de la fille du duc de Hamilton. »

En complément des différents portraits réunis ci-dessus, on dispose d'une lettre de Koreff, adressé en juin 1843 à Jean Antoine Letronne (1787-1848), philologue helléniste, épigraphiste et archéologue, successeur de Champollion au Collège de France, puis administrateur dudit Collège. Né en 1783, [David] Ferdinand Koreff est âgé alors de 60 ans. Il lui reste huit ans à vivre, puisqu'il mourra à Paris le 15 mai 1851.

L'écriture, comme on sait, elle aussi fait portrait. Celle de Koreff court, rapide, sans virgules, insoucieuse des répétitions ; les lettres semblent emportées par le mouvement de la pensée qui passe d'une idée à l'autre sans s'encombrer de ménager des connexions logiques ; on peine par endroits à la déchiffrer ; la fin de la lettre m'est restée illisible. Le soulignement des mots « sans délai » et le rappel d'un livre qui n'a pas été rendu, témoignent de la pression que le scripteur s'applique à exercer sur un destinataire que par ailleurs il flatte.

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« Cher et illustre maître et ami, si mes mots n'ont pas eu le malheur de vous déplaire, veuillez m'envoyer mais sans délai par la petite poste un petit mot de recommandation pour M. Didot pour qu'on imprime chez lui un petit nombre d'exemplaires dont je puisse envoyer quelques-uns à notre ami M. de Humboldt et à quelques personnes qui se sont intéressées à ce triomphe éclatant que votre sagacité a eue dans cette occasion comme dans tant d'autres. J'ose aussi vous demander le commentaire de Lichtenberg sur Hogarth que je vous ai donné il y a bien des années pour épanouir votre rate. C'est une énorme privation pour moi de ne pas vous écouter deux fois par semaine. C'était une vraie souffrance pour mon esprit depuis assez indigent pour vous demander ce petit mot pour M. Didot parce que je crains que cela ne soit une trop mince bagatelle pour qu'il consente à s'en charger si je ne xxx pas xxx... Votre dévoué admirateur, Koreff. 50 rue Neuve-Saint-Augustin [Ier arrondissement]. »
Collection de lettres autographes de personnages célèbres des XVIIIe et XIXe siècles, formée par le baron de Trémont. Gallica III F-K, Koreff, n.p.

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Charles Marville, Rue Neuve-Saint-Augustin ca 1866, Paris, Ier et IIe arrondissements.

Revenons ici à la question initiale : qui pourrait aujourd'hui dire à quoi ressemblait le Docteur Koreff ?

Les seuls portraits réalistes, d'où supposément les plus objectifs, dont nous disposions, datent des années prussiennes de [David] Ferdinand Koreff. Ils sont donc antérieurs à l'installation définitive de Koreff à Paris.

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Johannes ou Franz Riepenhausen, Portrait de Koreff circa 1815. Source : Jean-Marie Mouthon, Les médecins de langue allemande à Paris au XIXe siècle. 1803-1871, thèse pour l’obtention du Diplôme de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, tome 1, 2010.

Le premier de ces portraits, signé par l'un ou l'autre des deux frères Riepenhausen 12, non daté, donne à voir le jeune Koreff, celui du temps où, étudiant en médecine à Berlin, il est membre de la Ligue de l'Étoile du nord (Nordsternbund), cercle romantique fondé par Adelbert von Chamisso, poète, fils d'un émigré français, et par Karl August Varnhagen von Ense, alors étudiant en médecine lui aussi. Sur ce portrait, Koreff ne porte pas encore la « perruque à l'enfant, moitié chiendent, moitié filasse » que tout le monde lui verra par la suite et qui n'était certes pas mise pour un fidèle des soirées des Frères Sérapion organisées par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann.

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Wilhelm Hensel (1783-1851), Portrait de [David] Ferdinand Koreff circa 1820, in Klaus Günzel, Die deutschen Romantiker, Zürich, Artemis, 1995.

Le second des portraits réalistes de Koreff, non daté là encore, est signé Wilhelm Hensel, qui a été étudiant à l'Académie des arts de Berlin de 1811 à 1815, et qui, à partir de 1828, toujours à Berlin, deviendra peintre de cour et magnétiseur. Koreff, dans ce second portrait, ne porte pas davantage la fameuse « perruque à l'enfant » qui fera de lui une sorte de bouffon de la vie parisienne. Sans doute s'agit-il du Koreff qui, avant de s'installer définitivement à Paris, a été attaché à la Chancellerie prussienne, médecin personnel du prince de Hardenberg, et brièvement professeur de Physiologie à l'Université de Berlin.

Pourquoi Koreff s'affublera-t-il d'une perruque par la suite ? Sans doute parce qu'il n'avait point le cheveu abondant et parce qu'il est devenu chauve rapidement. Peut-être aussi parce qu'il lui a plu dans le Paris des salons de se la jouer « vieux style » comme on disait alors — le vieux style des émigrés français —, mais sur le mode bouffon. Peut-être même parce qu'il eût pu nourrir ainsi, de façon plus secrète et plus complexe encore, comprise de lui seul, la mémoire dérisoire des papillotes et des perruques d'une judaïté à laquelle, en se faisant baptiser, il avait un jour publiquement renoncé.

Il faut savoir pour mesurer la plausibilité d'un tel secret que [David] Ferdinand Koreff descendait d’une famille réputée d’érudits de Prague. Dans Literaturblatt des Orients, le Docteur Klein signale que, quoique considéré comme un talmudiste de premier ordre, Rabbi Salomo Koref [sic], dit Koref de Prague, grand-père de David Ferdinand Koreff, était probablement sabbatien, i.e. membre ou sympathisant de la secte fondée au XVIIe siècle en Turquie par le Messie Sabbataï Tsevi, puis relayée au XVIIIe siècle en Pologne par Jacob Joseph Frank, prétendant lui aussi à la messianité, mais dans une visée anti-tamudique qui, spécialement par son encouragement à la plus grande liberté sexuelle, allait à l'encontre des conceptions éthico-religieuses du judaïsme orthodoxe. Le rabbin Jacob Emden avait en tout cas soupçonné Rabbi Salomo Koref de connivence avec les sabattiens, sur la foi d’une liste qui lui avait été remise par un de ses informateurs à Amsterdam. 13

Au terme de cette bizarre enquête, on reste bien incapable de se représenter, dans sa dégaine de « Polichinelle », coiffé de sa « perruque à l'enfant », un Docteur Koreff dont Madame de Staël, en 1813, déclarait pourtant dans De l'Allemagne qu'elle le tenait pour le pionnier d'une révolution scientifique :

« Tout ce mouvement dans les esprits annonce une révolution quelconque, même dans la manière de considérer les sciences. Il est impossible d'en prévoir encore les résultats Un jeune médecin d'un grand talent, Koreff, attire déja l'attention de ceux qui l'ont entendu, par des considérations toutes nouvelles sur le principe de la vie, sur l'action de la mort, sur les causes de la folie. Tout ce mouvement dans les esprits annonce une révolution quelconque, même dans la manière de considérer les sciences. Il est impossible d'en prévoir encore les résultats... » 14

Frédéric Soulié a bien connu [David] Ferdinand Koreff dans les salons parisiens, et il le croisait dans les années 1830 tous les jours rue de Provence, puisqu'il logeait alors au nº 3, et Koreff au nº 38 de ladite rue. Il s'est inspiré de la personne du Docteur Koreff pour créer en 1834 le personnage de Rhodon de Prémitz, qui se dit « natif de Prague », dans le roman intitulé Le Magnétiseur.

« Il [Rhodon de Prémitz] était d'une taille élevée, forte plutôt par la vigueur de sa structure que par l'embonpoint ; ses cheveux étaient d'un blond charmant ; ses traits, purement dessinés, avaient dans leur ensemble un caractère de douceur, lorsqu'il tenait les yeux baissés ; mais lorsqu'il les relevait, la lumière fauve qui s'échappait de sa large prunelle grise semblait éclairer ce visage d'un nouveau jour, le montrer sous un autre aspect ; et il prenait alors cette expression inquisitoriale et dominatrice qui épouvante les faibles, et qui va jusqu'à importuner les hommes les plus décidés, qui s'en débarrassent souvent par une querelle. » 15

Frédéric Soulié brosse du Docteur Koreff un portrait neuf, certes physiquement idéalisé pour les besoins du roman, mais susceptible d'éclairer cette « alliance de la bonté sans fond et de la volonté sans bornes » 16 que le « Polichinelle » nourrissait dans les salons sous le couvert de sa « perruque à l'enfant, moitié chiendent, moitié filasse », et dont le « médecin usait à découvert dans sa pratique, plus particulièrement auprès des dames.

D'évidence, indépendamment de son physique et de sa vêture, le Docteur Koreff plaisait aux femmes, comme en témoignent, entre autres, Madame Ancelot, qui parle à son endroit d'un « autre feu » : Madame de Staël, qui salue chaleureusement les mérites de ce « jeune médecin d'un grand talent », porteur de « considérations toutes nouvelles sur le principe de la vie, sur l'action de la mort, sur les causes de la folie » ; la Comtesse Dash, qui déclare « qu'en lui, tout est extraordinaire » ; la Marquise de Custine, « une de ces belles créatures que Dieu donne au monde dans un moment de munificence » 17, qui fait de [David] Ferdinand Koreff non seulement son médecin et celui de son fils Astolphe, mais aussi son conseiller, son confident, son compagnon de voyage en Italie, etc., et qui, jusqu'à sa mort, en 1826, ne saura plus jamais se passer de lui. Marilyn Monroe, en son temps, a noué, dit-on, une attache comparable avec Ralph Greenson, son psychiatre et psychanalyste.

Tant de témoignages, portraits, mémoires ! Pouvons-nous voir pour autant l'homme qui était tout à la fois le « Polichinelle » des salons parisiens et le « médecin d'un grand talent »couvert de femmes ? l'homme qui était doué tout à la fois d'une « bonté sans fond » et d'une « volonté sans bornes » ? Ce qui se donne à lire ou à voir dans les images et dans les textes réunis ci-dessus, y compris dans la lettre autographe, n'est pas le secret de l'homme [David] Ferdinand Koreff ni celui du Docteur Ferdinand Koreff, ni même ce que donnerait à lire ou à voir de son propre secret le portraitiste ou le mémorialiste, mais une des innombrables figures possibles de la peinture ou de l'écriture. Une figure donc du secret dans lequel à jamais le Vrai de tout modèle et celui de tout témoin s'abîment ensemble.


  1. Le 15 rue Joubert a été emporté en 1901 par le percement opéré entre la rue de la Victoire et la rue Joubert afin de réunir la rue de Mogador à la rue de Mogador-prolongée, depuis longtemps amorcée du côté de la rue Saint-Lazare.↩︎

  2. Augustin Cabanès, Une Allemande à la cour de France : La princesse Palatine. Les petits talents du grand Frédéric. Un médecin prussien, espion dans les salons romantiques, Paris, Albin Michel, 1916, p. 331.↩︎

  3. Marietta Martin, Le Docteur Koreff (1783-1851). Un aventurier intellectuel sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, thèse pour l'obtention du doctorat de médecine, Paris, Librairie Ancienne Édouard Champion, 1925, pp. 79-80.↩︎

  4. Madame Ancelot, Un salon de Paris : 1824 à 1864, Deuxième tableau, Le milieu du jour, Un salon sous le règne du roi Louis-Philippe, p. 98.↩︎

  5. Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Troisième partie. 1814-1830, Livre VIII, Paris, Garnier Frères, 1904-1910- 1916 / Paris, Flammarion, 1948 ; Édition numérique La République des Lettres, 2021.↩︎

  6. E.T.A. Hoffmann (1776-1822), Le violon de Modène [ensuite renommé Le Conseiller Krespel], in Contes fantastiques de E. T. A. Hoffmann, traduction d'Henry Egmont, tome I, Paris, Camuzeaux, Libraire-Éditeur, 1836, p. 211.↩︎

  7. La mode de la coiffure à l'enfant a été lancée par Marie-Antoinette en 1780. Coiffés à l'enfant, les cheveux sont courts sur le sommet de la tête, bouclés sur l'arrière de la tête, puis coupés et crépelés sous les oreilles, et longs et raides dans la nuque. Il en va de même pour la perruque.↩︎

  8. À Berlin, à partir de 1818, E.T.A. Hoffmann invite régulièrement ses amis, dont [David] Ferdinand Koreff, à des réunions joyeuses, qui se tiennent à la taverne Lutter et Wegner et que les amis ont pris l'habitude de nommer « entretiens des Frères de Saint Sérapion ». Ces « entretiens » largement arrosés de punch inspirent à E.T.A. Hoffmann entre 1819 et 1821 Les Frères de Saint Sérapion, recueil de contes fantastiques dans lequel [David] Ferdinand Koreff figure sous le nom de « Vincenz ».↩︎

  9. Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, tome 2, Paris, p. 320 sqq.↩︎

  10. Comtesse Dash (1804-1872), Mémoires des autres, volume 5, Paris, À la Librairie illustrée, 1896-1898, p. 27 sqq.↩︎

  11. Ferdinand de Cornot, Baron de Cussy (1795-1866), Souvenirs du chevalier de Cussy, garde du corps, diplomate et consul général, tome 2, Paris, Librairie Plon, 1909, p. 220.↩︎

  12. Franz (1786-1831) et Johannes Riepenhausen (1787-1860), peintres et graveurs établis à Göttingen, fils d'Ernst Ludwig Riepenhausen, graveur.↩︎

  13. Cf. « Zuschrift an Herrn Moses Mendelson in Hamburg, die Zusammenstellung der rabbinischen Autoritäten im vorigen Jahrhundert betreffend, von Dr. Klein, Rabb. in Stolpe », in Literaturblatt des Orients. Berichte, Studien und Kritiken », 12 août 1848, n° 33, p. 526. Information reprise par Gershom Scholem, in Du Frankisme au Jacobinisme. La vie de Moses Dobruska, alias Frank Thomas von Schönfeld, alias Junius Frey, Paris, Éditions Omnia Veritas, 1981, pp. 8-9.↩︎

  14. Madame de Staël, De l'Allemagne, Troisième partie, chapitre X : « Influence de la nouvelle philosophie sur les sciences », in Oeuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, tome 3, p. 409.↩︎

  15. Frédéric Soulié, Le Magnétiseur, Paris, Librairie Nouvelle, 1856, p. 87.↩︎

  16. Formule empruntée à Madame Louis Mond, in Portrait graphologique du Baron Dupotet de Sennevoy, Nîmes, Imprimerie de Clavel-Ballivet, 1876, p. 3. Denis Jules Dupotet (1796-1881) a fait œuvre de magnétiseur, spécialement dans le cadre de la chirurgie dentaire, à partir de 1819. En 1852, il sera nommé président honoraire de la Société du mesmérisme de Paris, fondée en 1844.↩︎

  17. Mot de Laure Junot d'Abrantès à propos de Delphine de Sabran, Marquise de Custine. Propos cité par Francis J. Crowley in « Balzac and the Marquis de Custine », PMLA, volume 58, issue 3, september 1943, pp. 790-796. Reprint Cambridge University Press, 2020.↩︎

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