Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier...

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Issue elle aussi de la main de Jean Meslier, l'une des trois copies du Mémoire de J... M... Pre... c... d'Estrep.y et de Bal... fait immédiatement suite à la lettre, signée « J. M., C. d'Est. », adressée « à Monsieur le Curé de *** à *** », et à la lettre, signée « J. M., Cu. d'Estrpgy. », adressée à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous autres semblables messieurs leurs confrères », dans l'édition reliée en maroquin rouge qui a appartenu à Jean François Chartraire de Montigny, trésorier des États de Bourgogne et conseiller au Parlement. Le titre complet de ce Mémoire se décline comme suit :

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Mémoire des Pensées et des sentiments de J... M... Pre... c... d'Estrep.y et de Bal... sur une partie des abus et des erreurs de la conduite et du gouvernement des hommes, où l'on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les Religions du monde, pour être adressé à ses Paroissiens après sa mort, et pour lui servir de témoignage de vérité à eux et à tous leurs semblables. In testimonium illis et gentibus [En témoignage fait à leur intention (« eux ») et à celle des autres (« leurs semblables »)].

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Mémoire des Pensées et des sentiments de J... M... Pre... c... d'Estrep.y et de Bal..., dans le volume relié par François Chartraire de Montigny, p. 22.

Après s'être adressé, de façon strictement polie, à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous semblables messieurs leurs confrères », Jean Meslier s'adresse désormais, de façon plus chaleureuse, par là significative du côté où penche son cœur, à « Mes chers Amis », amis que sont pour lui les « Paroissiens » et « tous leurs semblables » — illis et gentibus —, autrement dit la communauté de ceux, croyants ou incroyants, parmi lesquels il a passé l'essentiel de sa vie. Il se livre en la circonstance à une sorte de confession émouvante.

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Louis Le Nain, La charrette, 1641, Musée du Louvre.

« Mes chers Amis, puisqu'il ne m'aurait pas été permis, et qu'il aurait été d'une trop dangereuse conséquence de dire ouvertement, pendant ma vie, ce que je pensais de la conduite du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs mœurs, j'ai résolu de vous le dire, au moins après ma mort. Ce serait bien de mon inclination de vous le dire de vive voix, avant de mourir, si je me voyais proche de la fin de mes jours, et que j'eusse encore pour lors, l'usage libre de la parole et du jugement. Mais comme je ne suis pas sûr d'avoir dans ces derniers jours, ou dans ces derniers moments-là, tout le temps, ni toute la présence d'esprit qui me serait nécessaire pour vous déclarer pour lors mes sentiments, c'est ce qui m'a fait maintenant entreprendre de vous les déclarer ici, par écrit, et de vous en donner, en même temps, des preuves éclairées et convaincantes de tout ce que j'ai dessein de vous en dire, afin de tâcher de vous désabuser au moins tard que ce fût, et autant qu'il serait en moi des vaines erreurs dans lesquelles nous avons cru tant que nous sommes, et dans lesquelles même j'ai eu le déplaisir de me trouver moi-même obligé de vous entretenir.

Je dis le déplaisir parce que c'était véritablement un déplaisir pour moi de me voir dans cette obligation-là ; c'est pourquoi aussi, je ne m'en suis acquitté qu'avec beaucoup de répugnance, et avec assez de négligence, comme vous avez pu le remarquer. »

Des « sentiments » de sa prime jeunesse aux « pensées » de son âge mûr, Jean Meslier éclaire le chemin au terme duquel il a conçu le projet de laisser « aux peuples », ou au « commun des hommes »comme il dit plus loin, un Mémoire hanté par l'énigme de la double postulation qui veut que les hommes aspirent « ingénument » ou naturellement au Bien, et qu'ils fassent tout aussi naturellement le Mal. Loin d'idéaliser la nature humaine, Jean Meslier en constate la dangereuse labilité, celle qui rend les hommes à la fois dignes d'être aimés et capables de se montrer détestables. Liberté, sécurité et bonheur de vivre ne sont donc aucunement garantis par ladite nature. Le réalisme de Jean Meslier semble, au moins sur ce point-là, proche de celui de Thomas Hobbes dans son Léviathan (1668).

« Voici ingénument, dixit Jean Meslier, ce qui m'a premièrement porté à concevoir le dessein que je propose, comme je sentais naturellement en moi-même — Hoc sentite in vobis 1, sentez aussi cela en vous-mêmes — que je ne trouvais rien de si doux, de si agréable, de si aimable et de si désirable dans les hommes que la paix, que la bonté de l'âme, que l'équité, que la vérité et la justice, qui devaient, comme semblait-il, être pour les hommes mêmes des sources inestimables de biens et de félicités, s'ils conservaient soigneusement entre eux de si aimables vertus que celle-là.

Je sentais naturellement aussi en moi, que je ne trouvais rien de si odieux, de si détestable et de si pernicieux que les troubles de la division, et la malice du mensonge et de l'injustice, de l'imposture et de la tyrannie, qui détruisent et anéantissent dans les hommes, tout ce qu'il pourrait y avoir de meilleur en eux ; et qui, pour cette raison, sont des sources fatales, non seulement de tous les vices et de toutes les méchancetés, dont ils sont remplis : mais aussi les causes malheureuses de tous les maux et de toutes les misères, dont ils sont accablés dans la vie.

Dès ma plus tendre jeunesse, j'ai entrevu les erreurs et les abus qui causent tant de si grands maux dans le monde ; plus j'ai avancé en âge et en connaissance, plus j'ai reconnu l'aveuglement et la méchanceté des hommes ; plus j'ai reconnu la vanité de leurs superstitions et l'injustice de leur gouvernement ; de sorte que sans avoir jamais eu beaucoup de commerce dans le monde, je pourrais dire après le sage Salomon 2, que j'ai vu, et que j'ai vu même avec étonnement et avec indignation, l'impiété régner sur la terre, et une si grande corruption dans la justice, que ceux-là même qui étaient établis pour la rendre aux autres, étaient devenus les plus criminels, et avaient mis en sa place l'iniquité. J'ai connu tant de méchancetés dans le monde, que la vertu même la plus parfaite, et l'innocence la plus pure, n'étaient pas exemptes de la malice des calomniateurs. J'ai vu et on voit encore tous les jours une infinité d'innocents malheureux, persécutés sans raison, et opprimés avec injustice, sans que personne fût touché de leur infortune, ni qu'ils trouvassent aucuns protecteurs charitables pour les secourir.

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Jacques Callot (1592-1635), Les grandes misères de la guerre, planche 11, Paris, Israël Éditeur, 1633.
Après les ruines laissées par la Guerre de Cent Ans, la Champagne et les Ardennes ont été labourées par les armées de Charles Quint en 1544, par les Guerres de Religion de 1562 à 1598, par la Guerre de Trente Ans de 1618 à 1648, par la Fronde de 1648 à 1653...

Les larmes des justes affligés, et les misères de tant de peuples tyranniquement opprimés par les Riches et par les Grands de la terre, m'ont donné, aussi bien qu'à Salomon, tant de dégoût et tant de mépris, pour la vie, que j'estimai, comme lui, la condition des morts plus heureuse que celle des vivants, et ceux qui n'ont jamais été, plus heureux mille fois, que ceux qui sont et qui gémissent encore en de si grandes misères ; Laudavi mortuos magis quam viventes, et feliciorem utroque judicavi qui necdum natus est, nec vidit mala quae sub sole fiunt [J'ai jugé la condition des morts préférable à celle des vivants, et j'ai tenu pour plus heureux celui qui n'est jamais né, et qui n'a jamais vu les mauvaises actions qui se font sous le soleil] 3. »

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Vanité avec des personnages biblico-historiques (de gauche à droite : Alexandre le Grand, Absalon, Samson, Salomon, Galien) et un squelette. Auteur anonyme, XVIIe siècle.

« Et ce qui me surprenait encore plus particulièrement, dans l'étonnement où j'étais de voir tant d'erreurs, tant d'abus, tant de superstitions, tant d'impostures et tant de tyrannie en règne, était de voir que, quoiqu'il y eût grand nombre de personnages qui passent pour éminents en doctrine, en sagesse et en pitié ; cependant il n'y en avait aucun qui s'avisât de parler ni de se déclarer ouvertement contre de si détestables désordres ; je ne voyais personne de distinction, qui les reprît, ni qui les blâmât, quoique les pauvres peuples ne cessassent de se plaindre et de gémir entre eux, dans leurs misérables communes.

Le silence de tant de personnes sages, et même d'un rang et d'un caractère distingués, qui devaient, ce me semblait-il, s'opposer au torrent des vices et des superstitions, ou qui devaient du moins tâcher d'apporter quelque remède à tant de maux, me paraissait, avec étonnement, une espèce d'approbation dont je ne voyais pas encore bien la raison, ni la cause ; mais ayant depuis examiné un peu mieux la conduite des hommes, et ayant depuis pénétré un peu plus avant dans les mystères secrets de la fine et rusée politique de ceux qui ambitionnent les charges, et qui affectent de vouloir gouverner les autres, et d'avoir de l'autorité sur eux, ou qui veulent plus particulièrement se faire honorer et respecter des autres, j'ai facilement reconnu, non seulement la source et l'origine de tant d'erreurs, de tant de superstitions, et de tant de mauvais gouvernements ; mais j'ai reconnu encore la raison pourquoi ceux qui passent pour sages et éclairés dans le monde, ne disent rien contre de si détestables désordres, quoiqu'ils connaissent suffisamment la misère des peuples, séduits et abusés par tant d'erreurs, et opprimés par tant d'injustices. »

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Le Paysan qui avait offensé son seigneur, illustration de Pierre Philippe Choffard (1730-1809) pour les Contes et nouvelles en vers de La Fontaine, tome I, Amsterdam, 1762.
« Un Paysan son Seigneur offensa : L'histoire dit que c'était bagatelle ; Et toutefois ce Seigneur le tança Fort rudement ; ce n'est chose nouvelle. " Coquin, dit-il, tu mérites la hart ; Fais ton calcul d'y venir tôt ou tard : C'est une fin à tes pareils commune "... »

« La source donc, mes chers amis, de tous les maux qui vous accablent, et de toutes les impostures qui vous tiennent malheureusement captifs, dans l'erreur et dans la vanité des superstitions, aussi bien que sous les Lois tyranniques des Grands de la terre, n'est autre que cette détestable politique des hommes, dont je viens de parler, car les uns voulant injustement dominer sur les autres, et les autres voulant acquérir quelque vaine réputation de sainteté, et quelquefois même de Divinité, se sont adroitement et les uns et les autres servi, non seulement de la force et de la violence, mais ont encore employé toutes sortes de ruses et d'artifices, pour séduire les peuples ; afin de parvenir plus aisément à leurs fins : de sorte que les uns et les autres de ces fins et rusés politiques, abusant ainsi de la faiblesse, de la crédulité, et de l'ignorance des plus faibles, et des moins éclairés ; ils leur ont facilement fait accroire tout ce qu'ils ont voulu, et ensuite leur ont fait recevoir, avec respect et avec soumission, de gré ou de force, toutes les Loix qu'ils ont voulu leur donner : et par ce moyen, les uns se sont fait honorer, respecter et adorer, comme des Divinités, ou du moins comme des personnages de sainteté extraordinaire ; et spécialement députés par quelque divinité pour faire connaître leurs volontés au reste des hommes : et les autres se sont rendus riches, puissants et redoutables dans le monde : et s'étant les uns et les autres, par ces sortes d'artifices, rendus assez riches, assez puissants, assez vénérables, ou aussi redoutables, pour se faire craindre et obéir : ils ont ouvertement et tyranniquement assujetti les autres à leurs Lois, à quoi leur ont grandement servi aussi les différends, les querelles, les divisions, et les animosités qui naissent souvent entre les particuliers.

Car la plupart des hommes se trouvant fort souvent d'humeur, d'esprit et d'inclination fort différents les uns des autres ; ils ne sauraient s'accommoder longtemps ensemble sans se brouiller, et sans se diviser les uns des autres ; et lorsque ces troubles et ces divisions arrivent, pour lors ceux qui se trouvent les plus forts, les plus hardis, peut-être même les plus méchants, ne manquent point de profiter de ces occasions, pour se rendre plus facilement les maîtres absolus de tous.

Voilà, mes chers amis, la vraie source et la véritable origine de tous les maux, qui troublent la société humaine, et qui rendent les hommes malheureux dans la vie. Voilà la source et l'origine de toutes les erreurs, de toutes les impostures, de toutes les superstitions, de toutes les fausses Divinités, et de toutes les idolâtries qui se sont malheureusement répandues par toute la terre. Voilà la source et l'origine de tout ce qu'on vous propose, comme de plus saint et de plus sacré, dans tout ce que l'on vous fait pieusement appeler Religion ».

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Dessin à la plume du frontispice du manuscrit du Léviathan offert en 1651 par Thomas Hobbes à Charles II, British Library.

Si, semblablement à Thomas Hobbes, Jean Meslier constate que, profitant des divisions propres à la plupart des hommes, « les Riches et les Grands de la terre... ont ouvertement et tyranniquement assujetti les autres à leurs Lois », autrement dit à la puissance de l'État, il se distingue toutefois de Thomas Hobbes quant à l'analyse du statut qui est celui de la religion dans la relation que celle-ci entretient avec l'État.

D'après Hobbes, le pouvoir de l'Église doit être subordonné à celui de l'État, seul souverain, d'où seul habilité à autoriser ou à interdire l'exercice du pouvoir religieux, afin de prévenir les abus toujours possibles du pouvoir en question. D'après Jean Meslier, le pouvoir de l'Église est, au vrai, celui sous lequel le pouvoir de l'État s'avance masqué. Alliée de l'État en la personne du monarque, l'Église confère à celui-ci la sacralité dont il a besoin pour imposer au peuple la « tyrannie de ses Lois ». Sans le concours de la religion, le monarque ni l'État ne saurait se prévaloir d'aucun droit divin. D'autant que, forte de son propre pouvoir d'inspirer la crainte de l'Enfer, l'Église ne craint pas d'en user pour incliner le peuple au respect du droit qu'elle défend.

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Sacre de Louis XIV à Reims le 7 juillet 1654, collection Michel Hennin, Estampes relatives à l'Histoire de France, tome 41, Pièces 3659-3733, période : 1652-1655.

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L'auguste et magnifique cérémonie du sacre et couronnement de Louis XV, roy de France et de Navarre, le 25 octobre 1722 à Reims ; Paris, chez Radigues, s.d., collection Michel Hennin, estampes relatives à l'Histoire de France, tome 90, pièces 7848-7929, période : 1721-1722.
Jean Meslier, au moins sur les bords, a-t-il assisté au sacre ? Il ne le dit pas, mais il l'aurait pu.

« Voilà la source et l'origine de ces prétendues saintes et inviolables Lois, que l'on veut, sous prétexte de piété, et de religion, vous faire exactement observer, comme des Lois qui viennent de la part de Dieu même.

Voilà la source et l'origine de toutes ces pompeuses, mais vaines et ridicules cérémonies que vos Prêtres affectent de faire, avec faste, dans la célébration de leurs faux mystères, et de leur faux culte divin. En un mot, voilà la source et l'origine de tout ce que l'on vous fait respecter et adorer, comme des Divinités, ou comme des choses toutes divines.

Voilà aussi l'origine et la source de tous ces superbes titres et noms des Seigneurs, des Princes, de Rois, de Monarques, de Potentats, qui tous, sous prétexte de vous gouverner en souverains, vous oppriment en tyrans ; qui, sous prétexte du bien public, vous ravissent tout ce que vous avez de plus beau et de meilleur, et qui, sous prétexte d'avoir leur autorité de quelque suprême Divinité, se font eux-mêmes obéir, craindre et respecter comme des Dieux.

Et enfin voilà la source et l'origine de tous ces autres vains noms de Nobles, de Gentilshommes, de Comtes, de Ducs, et de Marquis, dont la terre fourmille, comme dit un auteur, et qui sont presque tous comme des loups ravissants ; qui sous prétexte de vouloir jouir de leurs droits, et de leur autorité, vous foulent, vous maltraitant, vous pillent, et vous ravissent ce que vous avez de meilleur.

Voilà pareillement la source et l'origine de tous ces prétendus saints et sacrés caractères d'Ordre et de Puissance ecclésiastique et spirituelle, que vos Prêtres et vos Évêques s'attribuent sur vous ; qui sous prétexte de vous conférer les biens spirituels d'une Grâce et d'une faveur toute divine, vous ravissent finement des biens qui sont incomparablement plus réels et plus solides que ceux qu'ils font semblant de vouloir vous conférer ; qui sous prétexte de vouloir vous conduire au Ciel, et vous y procurer un bonheur éternel, vous empêchent de jouir tranquillement d'aucune véritable félicité sur la terre ; et qui enfin vous réduisent à souffrir dans cette vie seule que vous avez, les peines réelle d'un véritable enfer, sous prétexte de vouloir vous garantir d'une autre vie de peines imaginaires, d'un Enfer qui n'est point, non plus que cette autre vie éternelle, dont ils entretiennent, vainement pour vous, mais non pas inutilement pour eux, vos craintes et vos espérances.

Et comme la forme de ces gouvernements tyranniques ne subsiste plus que par les mêmes moyens, et par les mêmes principes qu'ils ont établis, et qu'il est dangereux de vouloir combattre les maximes fondamentales d'une Religion, aussi bien que d'ébranler les Lois fondamentales d'un État, ou d'une République, il ne faut pas s'étonner si les personnes sages et éclairées se conforment aux Lois générales de l'État, si injustes qu'elles puissent être, ni s'ils se conforment, au moins en apparence, à l'usage et à la pratique d'une Religion qu'ils trouvent établie ; quoiqu'ils en reconnaissent suffisamment les erreurs et la vérité » — c'est là tout justement le cas de Jean Meslier —, « parce que telle répugnance qu'ils puissent avoir à s'y soumettre, il leur est néanmoins plus utile et plus avantageux de vivre tranquillement, en conservant ce qu'ils peuvent avoir, que de s'exposer volontairement à se perdre eux-mêmes, en voulant s'opposer au torrent des erreurs communes, ou en voulant résister à l'autorité d'un Souverain qui veut se rendre maître absolu de tout.

Joint d'ailleurs que dans de grands États et Gouvernements, comme sont les Royaumes et les Empires, étant impossible que ceux qui en sont les Souverains puissent seuls par eux-mêmes pouvoir à tout, et maintenir seuls par eux-mêmes, leur puissance et leur autorité dans de si grandes étendues de pays, ils ont soin d'établir partout des officiers, des Intendants, des Gouverneurs et quantité d'autres gens qu'il payent largement aux dépens du public, pour veiller à leurs intérêts, pour maintenir leur autorité, et pour faire ponctuellement exécuter partout leurs volontés, de sorte qu'il n'y a personne qui ose se mettre en devoir de résister ni même de contredire ouvertement à une autorité si absolue, sans s'exposer en même temps dans un danger manifeste de se perdre ; C'est pourquoi les plus sages mêmes et les plus éclairés sont contraints de demeurer dans le silence : quoiqu'ils voient manifestement les abus et les désordres d'un Gouvernement si injuste et si odieux. »

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Timbre de la généralité de Châlons-en-Champagne. Durant la vie de Jean Meslier, la généralité de Châlons-en-Champagne a connu dix Intendants successifs : Louis de Machault de Soisy, en 1663 ; Henri François Lambert d'Herbigny, en 1665 ; Louis François Le Fèvre de Caumartin, de 1667 à 1673 ; Jean Jacques Charron, marquis de Ménars, en 1674 ; Thomas Hue de Miromesnil, marquis de Miromesnil, de 1674 à 1689 ; Louis Béchameil de Nointel, marquis de Nointel, de 1689 à 1691 ; Michel Larcher III, marquis d'Olisy, de 1692 à 1699 ; Jean Baptiste de Pommereu, marquis de Riceys, de 1700 à 1702 ; André d'Harouys de La Seilleraye, de 1703 à 1711 ; César Charles de Lescalopier, de 1711 à 1730.

« Ajoutez à cela les vices et les inclinations particulières de tous ceux qui possèdent les grandes et les moyennes, ou même les plus petites charges, soit dans l'état civil, soit dans l'état ecclésiastique, ou qui aspirent à les posséder ; il n'y en a certainement guère de tous ceux-là qui ne pensent beaucoup plus à faire leur profit et à chercher à faire leur avantage particulier, qu'à procurer sincèrement le bien public des autres ; il n'y en a guère qui ne s'y portent par quelques vues d'ambition, ou d'intérêts, ou par quelques autres vues qui flattent la chair et le sang.

Ce ne seront point, par exemple, ceux qui ambitionnent les Charges, et les Emplois dans un État, qui s'opposeront à la tyrannie, ou à l'ambition d'un Prince, qui veut tout soumettre à ses Lois : au contraire ils le flatteront bien plutôt dans ses mauvaises passions et dans ses injustes desseins, dans l'espérance de s'avancer et de s'agrandir eux-mêmes sous la faveur de son autorité.

Ce ne seront point non plus ceux qui ambitionnent les bénéfices et les dignités dans l'Église, qui s'y opposeront, car c'est par la faveur, et par la puissance même des Princes qu'ils prétendent y parvenir, ou s'y maintenir, quand ils y seront parvenus ; et bien loin de penser à s'opposer à leurs mauvais desseins, ou de leur contredire en aucune chose, ils seront les premiers à les applaudir et à les flatter dans tout ce qu'ils font. Ce ne seront pas eux non plus qui blâmeront les erreurs établies, ni qui découvriront aux autres les mensonges, les illusions et les imposteurs d'une fausse Religion ; puisque c'est sur ces erreurs et sur ces impostures là-même, qu'est fondée toute leur dignité et toute leur puissance en tous les grands revenus qu'ils en retirent.

Ce ne seront point des riches avares qui s'opposeront à l'injustice du Prince, ni qui blâmeront publiquement les erreurs et les abus d'une fausse Religion ; puisque c'est souvent par la faveur même du Prince qu'ils possèdent des emplois lucratifs dans l'État, ou qu'ils possèdent de riches bénéfices dans l'Église ils s'appliqueront bien plutôt à amasser des richesses et des trésors, qu'à détruire des erreurs et des abus publics, dont ils tirent les uns et les autres de si grands profits.

Ce ne sont point encore ceux qui aiment la vie douce, les plaisirs et les commodités de la vie, qui s'opposeront aux abus dont je parle. Ils aiment bien mieux jouir tranquillement des plaisirs et des douceurs de la vie, que de s'exposer à souffrir des persécutions pour vouloir s'opposer au torrent des erreurs communes.

Ce ne seront point les dévots hypocrites qui s'y opposeront ; parce qu'ils aiment à se couvrir du manteau de la vertu, et à se servir d'un spécieux prétexte de piété et de zèle de Religion, pour cacher leurs plus méchants vices, et pour parvenir plus finement aux fins particulières qu'ils se proposent, qui est toujours de chercher leurs propres intérêts et leurs propres satisfactions, en trompant les autres par de belles apparences de vertus.

Enfin ce ne seront point les faibles ni les ignorants qui s'y opposeront, parce qu'étant sans science, et sans autorité, il n'est pas possible qu'ils puissent développer tant d'erreurs et tant d'impostures, dont on les entretient, ni qu'ils puissent résister à la violence d'un torrent qui ne manquerait pas de les entraîner, s'ils faisaient difficulté de le suivre.

Joint d'ailleurs qu'il y a une telle liaison et un tel enchaînement de subordination et de dépendances entre tous les différents états et conditions des hommes, et il y a aussi presque toujours entre eux tant d'envie, tant de jalousie, tant de perfidie et tant de trahisons même, entre les plus proches parents, que les uns ne sauraient se fier aux autres, et par conséquent ne sauraient rien faire ni rien entreprendre sans s'exposer en même temps à être aussitôt découverts et trahis par quelqu'un.

Il ne serait pas même sûr de se fier à aucun ami, ni à aucun frère dans une chose de telle conséquence, que serait celle de vouloir réformer un si mauvais Gouvernement : de sorte que n'y ont personne qui puisse ni qui veuille, ou qui ose s'opposer à tant d'erreurs, et à tant d'impostures, ni qui veuille ou ose s'opposer à la tyrannie des Grands de la terre, il ne faut pas s'étonner si ces vices règnent si puissamment et si universellement dans le monde ; et voilà comment, les abus, les erreurs, les superstitions et la tyrannie se sont établis dans le monde.

Il semblerait au moins dans un tel cas, que la Religion et la politique ne devraient pas s'accommoder ensemble, et qu'elles devraient pour lors se trouver réciproquement contraires et opposées l'une à l'autre : puisqu'il semble que la douceur et la piété de la Religion devrait condamner la rigueur et les injustices d'un Gouvernement tyrannique, et qu'il semble d'un autre côté, que la prudence d'un sage politique devrait condamner, et réprimer les abus, les erreurs, et les impostures d'une fausse Religion » — là Jean Meslier rejoint Thomas Hobbes. « Il est vrai que cela devrait se faire ainsi, mais ce qui devrait se faire, ne se fait pas toujours.

Ainsi quoiqu'il semble que la Religion et la politique dussent être si contraires et si opposées l'une à l'autre dans leurs principes et dans leurs maximes, elles ne laissent pas néanmoins que de s'accorder aussi bien ensemble, lorsqu'elles ont une fois fait alliance, et qu'elles ont contracté amitié ensemble. On pourrait dire qu'elles s'entendent pour lors, comme deux coupeurs de bourses : car pour lors elles se défendent et se soutiennent mutuellement l'une l'autre : la Religion soutient le Gouvernement politique si méchant qu'il puisse être, et à son tour le Gouvernement politique soutient la Religion, si sotte et si vaine qu'elle puisse être.

D'un côté les prêtres qui sont les Ministres de la Religion, recommandent sous peine de malédiction et de damnation éternelle d'obéir aux Magistrats, aux Princes et aux Souverains, comme étant établis de Dieu, pour gouverner les autres ; et les Princes de leur côté font respecter les Prêtres, leur font donner de bons appointements, de bon revenus, et les maintiennent dans les fonctions vaines et abusives de leur ministère faux, contraignant les peuples de regarder comme saint et sacré, tout ce qu'ils font, et tout ce qu'ils ordonnent aux autres de croire et de faire, sous ce beau et spécieux prétexte de Religion et de culte divin. Et voilà encore un coup, comme les abus et les erreurs, les superstitions, les impostures et comme la tyrannie, se sont établis dans le monde, et comme ils s'y maintiennent au grand malheur des pauvres peuples, qui gémissent sous de si rudes et de si puissants jougs.

Vous penserez peut-être, mes chers amis, que dans un si grand nombre de Religions fausses qu'il y a dans le monde, mon intention serait d'excepter au moins de ce nombre la Religion chrétienne et catholique, dont nous faisons tous profession, et laquelle nous disons être la seule qui enseigne la pure vérité, la seule qui reconnaît et adore, comme il faut, le vrai Dieu, et la seule qui conduit les hommes dans le véritable chemin du salut et de l'éternité bien heureuse.

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Jean Restout (1692-1768), Portrait de l’Abbé Tournus (circa 1734), in Dossier de presse de l'exposition Le baroque des Lumières. Chefs-d’œuvre des églises parisiennes au XVIIIe siècle, 2017.

« Mais désabusez-vous, mes chers amis, désabusez-vous de cela, et généralement de tout ce que vos pieux ignorants, ou vos moqueurs et intéressés prêtres et docteurs s'empressent de vous dire et de vous faire accroire, sous le faux prétexte de la certitude infaillible de leur prétendue sainte et divine Religion : vous n'êtes pas moins séduits ni moins abusés, vous n'êtes pas moins dans l'erreur que ceux qui y sont le plus profondément plongés, votre Religion n'est pas moins vaine, ni moins superstitieuse qu'aucune autre ; elle n'est pas moins fausse dans ses principes, ni moins ridicule et absurde dans ses dogmes et ses maximes ; vous n'êtes pas moins idolâtres que ceux que vous blâmez et que vous condamnez vous-mêmes d'idolâtrie. Les idoles des païens et les vôtres ne sont différentes que de noms et de figures.

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Anonyme du XVIIIe siècle, Portrait d’un curé tenant un ostensoir, tableau à restaurer, in Dossier de presse de l'exposition Le baroque des Lumières. Chefs-d’œuvre des églises parisiennes au XVIIIe siècle, 2017.

En un mot tout ce que vos prêtres et vos docteurs vous prêchent avec tant d'éloquence, touchant la grandeur, l'excellence et la sainteté des mystères qu'ils vous font adorer, tout ce qu'ils racontent avec tant de gravité de la certitude de leurs prétendus miracles, et tout ce qu'ils vous débitent avec tant de zèle et tant d'assurance, touchant la grandeur des récompenses du Ciel, et touchant les effroyables châtiments de l'Enfer, ne sont dans le fond que des illusions, des erreurs et des mensonges, des fictions et des impostures inventées, premièrement par des fins et rusés politiques, continuées par des séducteurs et des imposteurs, et ensuite reçues et crues aveuglément par des peuples ignorants et grossiers, et puis enfin maintenues par l'autorité des Grands et des Souverains de la terre, qui ont favorisé les abus, les erreurs, les superstitions et les impostures, et qui les ont même autorisées par leurs Lois ; afin de tenir par là le commun des hommes en bride et faire d'eux ce qu'ils voudraient.

Voilà, mes chers amis, comme ceux qui ont gouverné, et qui gouvernent encore maintenant les peuples, abusent présomptueusement et impunément du nom et de l'autorité de Dieu pour se faire craindre et respecter eux-mêmes, plutôt que pour faire adorer et servir le Dieu imaginaire, de la puissance duquel ils vous épouvantent. Voilà comme ils abusent du nom spécieux de piété et de Religion, pour faire accroire aux faibles et aux ignorants tout ce qui leur plaît ; et voilà enfin comme ils établissent par toute la terre un détestable mystère de mensonge et d'iniquité ; au lieu qu'ils devraient s'appliquer uniquement, les uns et les autres, à établir partout le règne de la Paix, de la justice et de la vérité, qui rendrait tous les peuples heureux et contents sur la terre.

Je dis qu'ils établissent partout un mystère d'iniquité, parce que tous ces ressorts cachés de la plus fine politique, aussi bien que les maximes et les cérémonies les plus pieuses de la Religion, ne sont effectivement que des mystères d'iniquité ; je dis mystères d'iniquité pour tous les pauvres peuples qui se trouvent misérablement les dupes de toutes ces momeries des Religions aussi bien que les jouets et les victimes malheureuses de la puissance des Grands : mais pour ceux qui gouvernent ou qui ont part au Gouvernement des consciences, ou qui sont pourvus de quelque bon bénéfice, ce sont comme des mines d'or, ce sont comme des cornes d'abondance, qui leur font venir à souhait toutes sortes de biens, et c'est ce qui donne lieu à tous ces beaux Messieurs de se divertir et de se donner agréablement toutes sortes de bon temps, pendant que les pauvres peuples abusés par les erreurs et les superstitions de la Religion, gémissent tristement, pauvrement et paisiblement néanmoins sous l'oppression des Grands, pendant qu'ils souffrent patiemment leurs peines, pendant qu'ils s'amusent vainement à prier des Dieux et des Saints qui ne les entendent point, pendant qu'ils s'amusent à des dévotions vaines, pendant qu'ils accomplissement dévotieusement les pénitences et les mortifications qui leur ont été enjointes après la vaine et superstitieuse confession de leurs péchés ; et enfin, pendant que ces pauvres peuples s'épuisent jour et nuit au travail en suant sang et eau, pour avoir chétivement de quoi vivre pour eux, et pour avoir de quoi fournir abondamment aux plaisirs et aux contentements de ceux qui les rendent malheureux dans la vie.

Ah, mes chers amis ! si vous connaissiez bien la vanité et la folie des erreurs, dont on vous entretient sous prétexte de Religion, et si vous connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de l'autorité, qu'on a usurpée sur vous, sous prétexte de vous gouverner, vous n'auriez certainement que du mépris pour tout ce que l'on vous fait adorer et respecter, et vous n'auriez que de la haine et de l'indignation, pour tous ceux qui vous abusent, qui vous gouvernent si mal et qui vous traitent si indignement.

Il me souvient à ce sujet d'un souhait que faisait autrefois un homme qui n'avait ni science ni étude, mais qui selon les apparences ne manquait pas de bon sens, pour juger sainement de tous ces détestables abus, et de toutes ces détestables cérémonies que je blâme ici ; il paraît par son souhait et par sa manière de s'exprimer, qu'il voyait assez loin et qu'il pénétrait assez avant dans ce mystère d'iniquité, dont je viens de parler, puisqu'il en reconnaissait si bien les auteurs et les fraudeurs.

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Tombe BEG S 006 (éclairée) du roi Arkamani, alias Erganès, alias Ergamène, au Soudan, sur le site de l'ancienne Méroé.

« Je souhaiterais, disait-il, par rapport au sujet dont je parle, que tous les Grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtre — Erganès Roi d'Éthiopie 4 fit mourir tous les Prêtres de Jupiter dans une de ses villes : parce qu'ils avaient rempli la ville d'erreurs et de superstitions, dit l'histoire. Le Roi de Babylone fit la même chose aux prêtres de Bel 5. Cette expression ne doit pas manquer de paraître assez rude et grossière ; mais il faut avouer qu'elle est franche et naïve, elle est courte, elle est expressive, puisqu'elle exprime assez en peu de mots ce que ces gens-là méritent. »

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Bel [ou Baal], Daniel et le dragon sacré des Babyloniens. Ars moriendi. Marseille - BM - ms. 0089 (f. 063-066), XVe siècle. Cf. Daniel, 14:2-22 :
Il y avait chez les Babyloniens une idole nommée Bel ; on dépensait chaque jour pour elle douze artabes de farine, quarante brebis et six métrètes de vin. Le roi aussi la vénérait, et il allait chaque jour l'adorer ; mais Daniel adorait son Dieu. Le roi lui dit : « Pourquoi n'adores-tu pas Bel ? » Il lui répondit : « Parce que je ne vénère pas des idoles faites de main d'homme, mais le Dieu vivant qui a fait le ciel et la terre et qui a puissance sur toute chair. » Le roi lui dit : « Est-ce que Bel ne te semble pas un être vivant ? Ne vois-tu pas tout ce qu'il mange et boit chaque jour ? » Daniel répondit en souriant : « Ne t'y trompes pas, ô roi ; car il est de boue en dedans et d'airain à l'extérieur, et il n'a jamais rien mangé. » Le roi irrité appela les prêtres de Bel et leur dit : « Si vous ne me dites pas qui est celui qui mange ces offrandes, vous mourrez ; mais si vous me démontrez que c'est Bel qui les mange, Daniel mourra, parce qu'il a blasphémé contre Bel. » Or il y avait soixante-dix prêtres de Bel, sans compter leurs femmes et leurs enfants. Et le roi se rendit avec Daniel au temple de Bel. Les prêtres de Bel dirent : « Voici que nous allons sortir ; toi, ô roi, fais placer les mets et apporter le vin, après l'avoir mélangé ; puis ferme la porte, et scelle-la avec ton anneau. Et quand tu entreras demain matin, si tu ne trouves pas que tout a été mangé par Bel, nous mourrons ; ou bien ce sera Daniel, qui a menti contre tous. » Ils songeaient qu'ils avaient fait sous la table une ouverture secrète, par laquelle ils s'introduisaient toujours et venaient consommer les offrandes. Lorsqu'ils furent sortis et que le roi eut fait mettre les aliments devant Bel, Daniel commanda à ses serviteurs d'apporter de la cendre, et il la répandit par tout le temple en présence du roi seul ; puis ils sortirent, fermèrent la porte en la scellant avec l'anneau du roi, et s'en allèrent. Pendant la nuit, les prêtres entrèrent selon leur coutume avec leurs femmes et leurs enfants, et ils mangèrent et burent tout ce qui était là. Le roi se leva dès le point du jour, et Daniel avec lui. Le roi dit : « Les sceaux sont-ils intacts, Daniel ? » Celui-ci répondit : « Ils sont intacts, ô roi. » Dès qu'il eut ouvert la porte et regardé la table, le roi s'écria à haute voix : « Tu es grand, ô Bel, et il n'y a pas la moindre tromperie en toi. » Daniel se prit à rire et, retenant le roi pour qu'il n'entrât pas plus avant, il lui dit : « Regarde le pavé, considère de qui sont ces pas. » Le roi dit : « Je vois des pas d'hommes, de femmes et d'enfants » ; et le roi entra dans une grande colère. Alors il fit saisir les prêtres, leurs femmes et leurs enfants, et ils lui montrèrent les portes secrètes par où ils s'introduisaient et venaient manger ce qui était sur la table. Il les fit mettre à mort et livra Bel au pouvoir de Daniel, qui le détruisit ainsi que son temple.

« Pour ce qui est de moi, mes chers amis, si j'avais un souhait à faire sur ce sujet (et je ne manquerais pas de le faire s'il pouvait avoir son effet), je souhaiterais avoir le bras et la force d'un hercule, pour purger le monde de tous vices et de toutes iniquités, et pour avoir le plaisir d'assommer tous ces monstres de tyrans à tête couronnée et tous ces autres monstres ministres d'erreurs et d'iniquités, qui font gémir si pitoyablement tous les peuples de la terre.

Ne pensez pas, mes chers amis, que je sois poussé ici par aucun désir particulier de vengeance, ni par aucun motif f'animosité ou d'intérêt particulier ; non, mes chers amis, ce n'est point du tout la passion qui m'inspire ces sentiments-là ni qui me fait parler et écrire ainsi. Ce n'est véritablement que le zèle que j'ai pour la justice et pour la vérité que je vois d'un côté opprimée si indignement, et l'aversion que j'ai du vice et l'iniquité, que je vois d'un autre côté si insolemment régner partout. On ne saurait avoir trop de haine tant ni d'aversion pour des gens, qui causent partout de si détestables maux et qui abusent si universellement les hommes. »

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Le marchand d'orviétan de campagne, P. Carème pinx., Bonnet direx., XVIIIe siècle, Wellcome Library, London.

« Quoi ! n'aurait-on pas raison de bannir et de chasser honteusement d'une ville et d'un province des Charlatans trompeurs, qui sous prétexte de distribuer charitablement au public des remèdes et des médicaments salutaires et efficaces, ne feraient qu'abuser de l'ignorance et de la simplicité des peuples, en leur vendant bien chèrement des drogues et des onguents nuisibles et superstitieux. Oui sans doute, on aurait raison de les bannir et de les chasser honteusement, comme des infâmes trompeurs.

De même n'aurait-on pas raison de blâmer ouvertement et de punir sévèrement tous ces brigands et tout ces voleurs de grands chemins qui se mêlent de dépouiller, de tuer et de massacrer inhumainement ceux qui ont le malheur de tomber entre leurs mains. Oui certainement, ce serait bien fait de les punir sévèrement ; on aurait raison de les haïr et de les détester ; et ce serait même très mal fait de les souffrir exercer impunément leurs brigandages ; à plus forte raison, mes chers amis, aurions-nous sujet de blâmer, de haïr et de détester, comme je fais ici, tous ces ministres d'erreurs et d'iniquités, qui dominent si tyranniquement sur vous ; les uns sur vos consciences et les autres sur vos corps et sur vos biens.

Les Ministres de la Religion, qui dominent sur vos consciences, étant les plus grands amuseurs de peuples, et les Princes et autres Grands du monde, qui dominent sur vos corps et sur vos biens, étant les plus grands voleurs et les plus grands meurtriers qui soient sur la terre : tous ceux qui sont venus, disait Jésus Christ, sont des larrons et des voleurs. Omnes quotquot venerunt fures sunt et latrones 6.

Vous direz peut-être, mes chers amis, que c'est en partie contre moi-même que je parle, puisque je suis moi même du caractère et de la profession de ceux que j'appelle ici les plus grands voleurs et amuseurs de peuples.

Je parle, il est vrai, contre ma profession, mais nullement contre la vérité, nullement contre mon inclination, ni contre mes propres sentiments ; car comme je n'ai guère été de légère créance, ni guère enclin à la superstition, et que je n'ai jamais été si sot que de faire aucun état des mystérieuses folies de la Religion, je n'ai jamais eu non plus l'inclination d'en faire les exercices, et même d'en parler avec honneur et approbation, au contraire j'aurais toujours bien plus témoigné volontiers ouvertement le mépris que j'en faisais, s'il m'eût été permis d'en parler suivant mon inclination, et suivant mes sentiments.

Ainsi, quoique je me sois laissé facilement conduire dans ma jeunesse à l'état ecclésiastique pour complaire à mes parents qui étaient bien aise de m'y voir, comme étant un état de vie plus doux, plus paisible, et plus honorable que celui du commun des hommes ; cependant je peux dire avec vérité, que jamais la vie et aucun avantage temporel ne m'a porté à aimer l'exercice d'une profession si pleine d'erreurs et d'impostures.

Je n'ai jamais pu me faire au goût de la plupart de ces gaillards et plaisants Messieurs qui se font un si grand plaisir de prendre et de recevoir avec avidité les grosses rétributions des vaines fonctions de leur ministère. J'avais encore plus d'aversion de l'humeur railleuse et bouffonne de ces autres Messieurs, qui ne pensent qu'à se donner du bon temps agréablement, avec les gros revenus des bons bénéfices qu'ils possèdent, qui se raillent plaisamment, entre eux, des mystères, des maximes, et des cérémonies de leur Religion, et qui se moquent encore de la simplicité de ceux qui les envient, et qui dans cette créance, leur fournissent si pieusement et si copieusement de quoi se divertir, et vivre à leurs aises. Témoin ce Pape 7 qui se moquait lui-même de sa dignité, et cet autre qui disait en plaisantant avec ses amis : " Ah ! que nous sommes enrichis par cette fable de Christ. " »

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Léon X, détail du Portrait du pape Léon X avec ses cousins, les cardinaux Giulio de' Medici et Luigi de' Rossi, par Raphaël entre 1518 et 1519.

« Ce n'est pas que je blâme les risées qu'ils font agréablement de la vanité des mystères et des momeries de leur Religion, puisqu'ils sont effectivement dignes de risées et de mépris. Bien simples et bien ignorants sont ceux qui n'en voient pas la vanité. Mais je blâme cette âpre, cette ardente et cette insatiable cupidité qu'ils ont de profiter des erreurs publiques, et cet indigne plaisir qu'ils prennent de se railler de la simplicité de ceux qui sont dans l'ignorance, et qu'ils entretiennent eux-mêmes dans l'erreur. Si leur prétendu caractère, et si les bons bénéfices qu'ils possèdent leur donnent de quoi vivre si grassement et si tranquillement aux dépens du public, qu'ils soient donc au moins un peu sensibles aux misères du public, qu'ils n'aggravent point la pesanteur du joug des pauvres peuples, en multipliant par un faux zèle, comme font plusieurs, le nombre des erreurs et des superstitions, et qu'ils ne se moquent point de la simplicité de ceux, qui par un si bon motif de piété, leur font tant de biens et qui s'épuisent pour eux ; car c'est une ingratitude énorme et une perfidie détestable que d'en user ainsi envers des bienfaiteurs, comme sont les peuples envers les Ministres de la Religion, puisque ce n'est que de leurs travaux, et de la sueur de leurs corps, qu'ils tirent toute leur subsistance et toute leur abondance.

Je ne crois pas, mes chers amis, vous avoir jamais donné sujet de penser que je fusse dans ces sentiments-là, que je blâme ici ; vous auriez pu au contraire avoir remarqué plusieurs fois, que j'étais dans des sentiments fort contraires et que j'étais fort sensible à vos peines. Vous auriez pu remarquer aussi que je n'étais pas des plus attaché à ce pieux lucre des fonctions de mon ministère, les ayant assez souvent faites sans en rechercher les rétributions, comme j'aurais pu faire, et n'ayant jamais été un coureur de gros bénéfices, ni un chercheur de messes et d'offrandes. J'aurais toujours pris beaucoup plus de plaisir à donner qu'à recevoir, si j'eusse eu le moyen de suivre en cela mon inclination ; et en donnant j'aurais toujours eu volontiers plus d'égards pour les pauvres que pour les riches, suivant cette maxime du Christ, qui disait, qu'il vaut mieux donner que recevoir, beatius est magis dare quam accipere 8, et suivant cet autre du Seigneur de Montaigne, qui recommandait à son fils de regarder toujours plutôt vers celui, qui lui tendrait le bras, que vers celui qui lui tournerait le dos 7. J'aurais volontiers fait comme faisait le bonhomme Job dans le temps de sa prospérité, j'étais, disait-il, le père des pauvres, j'étais l'œil de l'aveugle, le pied du boiteux, la main du manchot. Oculus fui cæco et pes claudo, pater eram pauperum 10

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Laurent de La Hyre (1606–1656), Job dans le temps de sa prospérité, 1648, Chrysler Museum of Art, Norfolk, Virginie, États-Unis.

J'aurais volontiers ravi aussi bien que lui, la proie des mains des méchants, et je leur aurais, aussi volontiers que lui, cassé les dents et les machoires conterebam molas iniqui, et de dentibus illius auferebam prædam 11. Il n'y a que les grands cœurs, disait le sage Mentor à Télémaque 12, qui cherchent combien il y a de gloire à être bon. Et à l'égard des faux et fabuleux mystères de votre religion, et de tous ces autres pieux, mais vains et superstitieux devoirs et exercices que votre religion vous impose, vous savez bien aussi, ou du moins vous aurez pu assez facilement remarquer, que je ne m'attachais guère à la bigoterie, et que je ne faisais guère d'état de vous en recommander la pratique.

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Pier Leone Ghezzi (1674-1755), Prêtre et acolytes célébrant la messe, Musée des Beaux-Arts d'Orléans.

J'étais néanmoins obligé de vous instruire de votre religion et de vous en parler au moins quelquefois, pour m'acquitter comme de ce faux devoir auquel je m'étais engagé en qualité de curé de votre paroisse, et pour lors j'avais le déplaisir de me voir dans cette facheuse nécessité d'agir et de parler entièrement contre mes propres sentiments, d'avoir le déplaisir de vous entretenir moi-même dans de sottes erreurs et dans de vaines superstitions, que je haïssais, que je condamnais et que je détestais dans le cœur : mais je vous proteste que ce n'était jamais qu'avec peine, et avec une extrême répugnance, que je le faisais ; c'est pourquoi aussi je haïssais grandement toutes les vaines fonctions de mon ministère, et en particulier toutes ces idolâtriques et superstitieuses célebrations de messes, et ces vaines et ridicules administrations de sacrements, que j'étais obligé de vous faire. Je les ai mille et mille fois maudites dans le cœur, lorsque j'étais obligé de les faire, et particulièrement lorsqu'il me fallait les faire avec un peu plus d'attention et avec un peu plus de solennité qu'à l'ordinaire : car voyant pour lors que vous vous rendiez avec un peu plus de dévotion à vos Églises, pour assister à quelques vaines solennités, ou pour entendre avec un peu plus de dévotion, ce que l'on vous fait accroire être la parole de Dieu même, il me semblait que j'abusais plus indignement de votre bonne foi, et que j'en étais par conséquent d'autant plus digne de blâme et de reproche ; ce qui augmentait tellement mon aversion pour ces sortes de vaines cérémonieuses fonctions, que j'ai été cent et cent fois sur le point de faire éclater publiquement et indiscrètement mon indignation, ne pouvant presque plus dans ces occasions-là cacher mon ressentiment, ni retenir dans moi-même l'indignation que j'en avais. J'ai cependant fait en sorte de la retenir, et je tâcherai de la retenir jusqu'à la fin de mes jours, ne voulant pas m'exposer durant ma vie à l'indignation des Prêtres, ni à la cruauté des tyrans, qui ne trouveraient point, ce leur semblerait-il, de supplices assez vigoureux, pour punir une telle prétendue témérité.

Je suis bien aise, mes chers amis, de mourir aussi paisiblement que j'ai vécu, et d'ailleurs ne vous ayant jamais donné sujet de me souhaiter du mal, ni de vous réjouir s'il m'en arrivait aucun, je ne crois pas que vous seriez bien aise de me voir persécuté et tyrannisé pour ce sujet : c'est pourquoi j'ai résolu de garder le silence.

Mais puisque cette raison m'oblige présentement de me taire, je ferai au moins en sorte de vous parler après ma mort : c'est dans ce dessein que je commence à écrire ceci, pour vous désabuser, comme j'ai dit, autant qu'il serait en mon pouvoir, de toutes les erreurs et de toutes les superstitions dans lesquelles vous avez été élévés et nourris et que vous avez, pour ainsi dire sucées avec le lait. Il y a assez longtems que les pauvres peuples sont misérablement abusés de toutes sortes d'idolâtrie et de superstitions ; il y a assez longtemps que les riches et les Grands de la terre pillent et opriment les pauvres peuples : il serait temps de les désabuser partout, et de leur faire connaître partout la vérité des choses. Et si, pour adoucir l'humeur grossière et farouche du commun des hommes, il a fallu autrefois, comme on le prétend, les amuser par de vaines et superstitieuses pratiques de religion, afin de les tenir plus facilement en bride par ce moyen-là, il est certainement encore plus nécessaire maintenant de les désabuser de toutes ces vanités-là, puisque le remède dont on s'est servi est devenu avec le temps pire, que n'était le premier mal.

Ce serait à faire à tous les gens d'esprit et aux personnes les plus sages et les plus éclairés à penser sérieusement, et travailler fortement à une si importante affaire, en désabusant partout les peuples des erreurs, où ils sont ; en rendant partout odieuse et méprisable l'autorité excessive des grands de la terre ; en excitant partout les peuples à secouer le joug insuportable des tyrans, et en persuadant généralement à tous les hommes ces deux importantes vérités : que pour se perfectionner dans les arts, qui sont utiles à la société et à quoi les hommes doivent principalement s’employer dans la vie, ils ne doivent suivre que les seules lumières de la raison humaine ; et que pour établir de bonnes lois, ils ne doivent suivre que les seules règles de la prudence et de la sagesse humaine, c'est-à-dire les règles de la probité, de la justice et de l'équité naturelle, sans s'amuser vainement à ce que disent des imposteurs, ni à ce que font des idolâtres déicoles ; ce qui procurerait généralement à tous les hommes mille et mille fois plus de biens, plus de contentement et plus de repos du corps et de l'esprit, que ne sauraient faire toutes les fausses maximes, ni toutes les vaines pratiques de leurs superstitieuses religions.

Mais puisque personne ne s'avise de donner cet éclaircissement-là aux peuples, ou plutôt puisque personne n'ose entreprendre de le faire, ou même, puisque les livres et les écrits de ceux, qui auraient déjà voulu l'entreprendre, ne paraissent pas publiquement dans le monde, que personne ne les voit, qu'on les supprime à dessein, et qu'on les cache après aux peuples afin qu'ils ne les voient pas, et qu'ils ne découvrent pas, par leur moyen, les abus, les erreurs et les impostures, dont on les entretient, et qu'on ne leur montre au contraire que les livres d'une multitude de pieux ignorants ou hypocrites séducteurs qui, sous ombre de piété, ne se plaisent qu'à entretenir et même à multiplier les abus, les Erreurs et les Superstitions, puisque, dis-je, cela est ainsi, et que ceux qui, par leur science et par leur bel esprit, seraient les plus propres à entreprendre, et à exécuter heureusement pour les peuples, un si beau, un si bon, un si grand et un si louable dessein, que serait celui de désabuser les peuples, ne s'attachent eux-mêmes dans les ouvrages, qu'ils donnent au public, qu'à favoriser, qu'à maintenir et augmenter le nombre des erreurs, et d'aggraver le joug des superstitions, au lieu de tâcher de les abolir, et de les rendre méprisables, et qu'ils ne s'attachent aussi qu'à flatter eux-mêmes les Grands, et à leur donner lâchement mille louanges indignes, au lieu de blâmer hautement leurs vices, et de leur dire généreusement la vérité, et qu'ils ne prennent un si lâche et si indigne parti, que par des vues de basse et d'indigne complaisance, ou par de lâches motifs de quelque intérêt particulier, pour mieux faire leur cour, et pour en mieux valoir eux et leurs familles ou leurs associés etc, j'essaierai, moi, tout faible et tout petit génie que je puisse avoir, j'essaierai ici, mes chers amis, de vous découvrir ingénuement la vérité, et de vous faire clairement voir la vanité et la fausseté de tous ces prétendus si grands, si Saints, si divins et si adorables mystères, que l'on vous fait adorer, comme aussi la vanité et la fausseté de toutes les prétendues grandes et importantes vérités que vos Prêtres, vos Prédicateurs et que vos Docteurs vous obligent si indispensablement de croire, sous peine, comme ils vous disent, de damnation éternelle. J'essaierai, dis-je, de vous en faire voir la vanité et la fausseté : que les Prêtres, que les Prédicateurs, que les Docteurs, et que tous les fauteurs de tels mensonges, de telles erreurs et de telles impostures s'en scandalisent et qu'ils s'en fâchent tant qu'ils voudront après ma mort ; qu'ils me traitent alors s'ils veulent d'impie, d'apostat, de blasphémateur et d'athée ; qu'ils me disent pour lors tant d'injures et qu'ils me chargent de tant de malédictions qu'ils voudront, je ne m'en embarrasse guère, puisque cela ne me donnera pas la moindre inquiétude du monde.

Pareillement qu'ils fassent pour lors de mon corps tout ce qu'ils voudront ; qu'ils le hachent en pièces, qu'ils le rôtissent ou qu'ils le fricassent et qu'ils le mangent encore, s'ils veulent, à quelle sauce ils voudront, je ne m'en mets nullement en peine. Je serai pour lors entièrement hors de leurs prises ; rien ne sera plus capable de me faire peur. Je prévois seulement que mes Parents et mes amis pourront, dans cette occasion-là, avoir du chagrin et du déplaisir, de voir ou d'entendre tout ce que l'on pourra faire ou dire indignement de moi après ma mort. Je leur épargnerais effectivement volontiers ce déplaisir ; mais cette considération, si forte qu'elle soit, ne me retiendra cependant pas : le zèle de la vérité et de la justice, le zèle du bien public, et la haine et l'indignation, que j'ai de voir les erreurs et les impostures de la religion, aussi bien que l'orgueil et l'injustice des grands si impérieusement et si tyranniquement dominer sur la terre, l'emporteront dans moi, sur cette autre considération particulière, si forte qu'elle puisse être.

D'ailleurs je ne pense pas, mes chers amis, que cette entreprise-ci me doive rendre si odieux, ni m'attirer tant d'ennemis, que l'on pourrait penser. Je pourrais même me flatter que si cet écrit tout informe et tout imparfait qu'il est (pour avoir été fait à la hâte et écrit avec précipitation) passait plus loin que vos mains, ou qu'il eût le sort de devenir public, et que l'on y examinât bien tous mes sentiments et toutes les raisons, sur lesquelles ils seront fondés, j'aurai peut-être, au moins parmi les gens d'esprit et de probité, autant d'approbateurs, que j'aurai ailleurs de mauvais censeurs ; et je puis dès maintenant dire que plusieurs de ceux qui, par leur caractère ou par leur profession de juges et de magistrats, ou autrement, seraient par respect humain obligés de me condamner extérieurement devant les hommes, m'approuveraient intérieurement dans leur coeur. »

***

Voilà, reproduit in extenso, le texte du premier chapitre du Mémoire que Jean Meslier a écrit avant de mourir, et adressé à l'autorité ecclésiastique ainsi qu'à ses pairs, mais aussi et surtout à « ses Amis », paroissiens, « peuples », gens du commun. « Cet écrit, tout informe et tout imparfait qu'il est, pour avoir été fait à la hâte et écrit avec précipitation », à l'ombre d'une mort que Jean Meslier ne craint pas et à quoi, au vrai, il aspire, se déclare porteur d'une espérance qui est celle du progrès de la raison, de la justice et de la liberté. À ce titre, il se veut d'une portée autre que testamentaire, et il revêt de la sorte le statut de manifeste politique, précurseur des idéaux de la Révolution française. Auquel cas, comme indiqué dans les dernières lignes du Mémoire de Jean Meslier, qui s'exprime là en matérialiste radical, la personne s'efface — « bientôt je ne serai rien » —, laissant ainsi à un avenir qu'elle ne connaît pas, et, on veut croire, à l'Histoire, le soin de satisfaire, ou pas, à l'espoir dont elle s'est faite transitairement la voix.

« Que les hommes s'accommodent et qu'ils se gouvernent comme ils veulent ; qu'ils soient sages ou qu'ils soient fols, qu'ils soient bons ou qu'ils soient mauvais, qu'ils disent, ou qu'ils fassent même de moi tout ce qu'ils voudront après ma mort, je m'en soucie fort peu ; je ne prends déjà presque plus de part à ce qui se fait dans le monde. Les morts avec lesquels je suis sur le point d'aller, ne s'embarrassent plus de rien ; ils ne se soucient plus de rien ; je finirai donc ici par le rien ; aussi ne suis-je plus qu'un rien, et bientôt je ne serai rien. » 13

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Dernières lignes du Mémoire de Jean Meslier.

***

« Cela est écrit du style d’un cheval de carrosse », dit Voltaire du Mémoire de l'abbé Meslier, dans une lettre adressée le 1er mai 1763 à son ami Helvétius 14. Voltaire penche, comme on sait, pour le style « net et rapide » dont il fait montre dans ses Contes et qu'il prête à Candide dans ses raisonnements : « Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide, et comment il raisonna : " Si ce saint homme [l'inquisiteur] appelle du secours, il me fera infailliblement brûler, il pourra en faire autant de Cunégonde ; il m'a fait fouetter impitoyablement ; il est mon rival ; je suis en train de tuer ; il n'y a pas à balancer. " Ce raisonnement fut net et rapide ; et, sans donner le temps à l'inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d'outre en outre... » 15

Jean Meslier ne cultive certes pas, lui, le style « net et rapide » des raisonnements de Candide, qui est aussi chez « ce jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces », dont « la physionomie annonçait l'âme », et qui « avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple », le style de l'action 16. Jean Meslier a, lui, le jugement très droit, avec l'esprit le plus complexe. Même s'il lui arrive ça et là de donner dans le style « net et rapide » — par exemple, à propos de la Religion et de la politique : « elles s'entendent pour lors, comme deux coupeurs de bourses » ; ou encore, à propos des Religons, « ces momeries » ; etc. —, Jean Meslier cultive principalement le style d'une colère qui, après avoir été longuement mûrie et cependant contenue, à la fin éclate et, pour ainsi dire, se débonde, sans pouvoir toutefois trouver d'issue ailleurs que sur le papier d'un manuscrit dont personne encore n'aura eu connaissance avant l'heure où meurt son auteur. D'où le caractère cumulatif de l'écriture de Jean Meslier, le flux et le reflux des leitmotive qui se chassent l'un l'autre, la redondance partout des mots d'un lexique qui dit, chez l'écrivain, le sentiment tragique de la vie.

Ce sentiment tragique de la vie se trouve plus particulièrement illustré dans le Mémoire de Jean Meslier par l'emploi fréquent de la métaphore du « torrent », dont on compte déjà quatre occurrences dans le premier chapitre :

« Le silence de tant de personnes sages, et même d'un rang et d'un caractère distingués, qui devaient, ce me semblait-il, s'opposer au torrent des vices et des superstitions, ou qui devaient du moins tâcher d'apporter quelque remède à tant de maux, me paraissait, avec étonnement, une espèce d'approbation dont je ne voyais pas encore bien la raison, ni la cause... »

« Il leur est néanmoins plus utile et plus avantageux de vivre tranquillement, en conservant ce qu'ils peuvent avoir, que de s'exposer volontairement à se perdre eux-mêmes, en voulant s'opposer au torrent des erreurs communes, ou en voulant résister à l'autorité d'un Souverain qui veut se rendre maître absolu de tout. »

« Ce ne sont point encore ceux qui aiment la vie douce, les plaisirs et les commodités de la vie, qui s'opposeront aux abus dont je parle. Ils aiment bien mieux jouir tranquillement des plaisirs et des douceurs de la vie, que de s'exposer à souffrir des persécutions pour vouloir s'opposer au torrent des erreurs communes. »

« Enfin ce ne seront point les faibles ni les ignorants qui s'y opposeront, parce qu'étant sans science, et sans autorité, il n'est pas possible qu'ils puissent développer tant d'erreurs et tant d'impostures, dont on les entretient, ni qu'ils puissent résister à la violence d'un torrent qui ne manquerait pas de les entraîner, s'ils faisaient difficulté de le suivre. »

Au « torrent des vices et des superstitions », au « torrent des erreurs communes », Jean Meslier oppose son propre torrent, celui d'une écriture qui avance par vagues, s'anime de remous dans son cours, n'en finit pas de tourner autour des motifs qui l'obsèdent, et, dans son flux tournoyant, elle touche à l'esthétique qui est au XVIIIe siècle celle du baroque.

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Pierre Paul Rubens, Venus traite avec Mars, les conséquences de la guerre, 1638, galerie Palatina Pitti, Florence, Italie.
Cf. Ut pictura 18 : « Allégorie de la guerre de Trente ans, qui a déchiré notamment la Flandre. Mars laisse ouvert derrière lui le temple de Janus et bouscule Vénus qui cherche à le retenir. Alecto brandissant sa torche le tire en avant. En haut à droite, les monstres personnifient la peste et la famine. En bas, la femme au luth brisé signifie l’impossibilité de toute harmonie. Complètement à droite, en bas, un architecte renversé, ses instruments à la main. Mars piétine les livres. La femme en noir, à gauche est Europe déchirée par la guerre. Son attribut, le globe transparent surmonté d’une croix, symbole de la chrétienté, est porté par un enfant derrière elle. »

Du style baroque, Gilles Deleuze dit dans Le Pli. Leibniz et le baroque que « tout contour s’estompe au profit des puissances formelles du matériau, qui montent à la surface et se présentent comme autant de détours et de replis supplémentaires » 17. De l'écriture de Jean Meslier, on peut dire que tout souci de netteté et de rapidité s'estompe au profit des puissances expressives de la colère, qui montent, elles aussi, à la surface du texte et se présentent de la sorte comme autant de détours et de replis supplémentaires. Il ne faut voir là aucun manièrisme, mais au contraire le vif d'une liberté passionnée qui, avant l'heure dernière, entend se laisser emporter par la nature, non point dans le sens des « erreurs communes », mais, de façon désormais irréversible, dans le sens de la vérité.

À suivre, après Noël : Jean Meslier, Descartes, Malebranche et Fénelon.


  1. Épître aux Philippiens 2:5.↩︎

  2. Référence à l'Ecclésiaste, 3, 16 : « J'ai encore vu sous le soleil qu'au lieu établi pour juger, il y a de la méchanceté, et qu'au lieu établi pour la justice, il y a de la méchanceté. ».↩︎

  3. Reprise de l'Ecclésiaste, 4, 2 et 3 : « Et j'ai trouvé les morts qui sont déjà morts plus heureux que les vivants qui sont encore vivants,
    et plus heureux que les uns et les autres celui qui n'a point encore existé et qui n'a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil... ».↩︎

  4. ERGANÈS ou ERGAMÈNE ? Cf. François Joseph Michel Noël, Dictionnaire historique des personnages célèbres de l'antiquité, Paris, Nicolle, 1806, p. 126 : « ERGANÈS, roi d'Ethiopie, affranchit les rois de l'assujettissement où les tenaient les prêtres de Jupiter, de Méroé, qui, suivant leur caprice, leur ordonnaient quelquefois de se tuer, sans être désobéis. ERGANÈS, indigné de cette servitude, les fit tous mettre à mort, et abolit leur sacerdoce. ». Cf. aussi Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 6, 3-4 : « Dans les temps anciens, les rois obéissaient aux prêtres, non qu’ils eussent été vaincus par la force ou par les armes, mais leur esprit était dominé par la superstition. Or sous Ptolémée II, le roi d’Éthiopie [c’est-à-dire Koush] ERGAMÈNE (transcription grecque d'ARKAMANI], qui avait reçu une éducation grecque, incluant la philosophie, fut le premier à dédaigner cet état de fait. Prenant en effet une décision digne de la royauté, il se rendit avec ses soldats vers le sanctuaire où se trouvait le naos d’or des Éthiopiens, il massacra tous les prêtres et ayant aboli cette coutume, gouverna selon ses propres choix ». Cf. encore Jean Baptiste Claude Delisle de Sales (1739?-1816), Histoire nouvelle de tous les peuples du monde, réduite aux seuls faits qui peuvent instruire et piquer la curiosité, ou Histoire des hommes, tome 9, partie de l'histoire ancienne, Paris, éditeur : [s.n.], 1781, p. 63 : « Les Sages de l'Ethiopie furent probablement enveloppés, avec ses Sophistes, dans la Saint-Barthélémy de Prêtres qui arriva sous le règne d'ERGAMÈNE. » ↩︎

  5. Daniel : 14:22.
    Or, les Babyloniens avaient une idole appelée Bel. Chaque jour, ils dépensaient pour elle environ cinquante kilos de farine, quarante brebis et deux cent trente litres de vin. Le roi la vénérait et allait tous les jours l’adorer. Daniel, lui, adorait son Dieu. Le roi lui dit : « Pourquoi n’adores-tu pas le dieu Bel ? » Daniel répondit : « Je n’adore pas les idoles faites de main d’homme, mais le Dieu vivant, qui a créé le ciel et la terre et qui est le Seigneur de toute créature ». Le roi lui dit : « Penses-tu que Bel n’est pas un dieu vivant ? Ne vois-tu pas tout ce qu’il mange et boit chaque jour ? » Daniel se mit à rire et dit : « Ne te laisse pas abuser, ô roi ! Il est en argile au-dedans, en bronze au-dehors, et n’a jamais mangé ni bu. » Le roi se mit en colère, appela ses prêtres et leur dit : « Si vous ne me dites pas qui mange les provisions, vous mourrez. Mais si vous prouvez que c’est Bel qui les mange, alors Daniel mourra pour avoir blasphémé contre Bel. » Daniel dit au roi : « Qu’il soit fait selon ta parole ! » Les prêtres de Bel étaient au nombre de soixante-dix, sans compter les femmes et les enfants. Le roi se rendit avec Daniel au temple de Bel. Les prêtres de Bel dirent : « Nous, nous allons sortir. Toi, ô roi, présente la nourriture et le vin coupé. Puis, tu fermeras la porte et la scelleras de ton anneau. Demain matin, quand tu viendras, si tu ne trouves pas que tout a été mangé par Bel, nous mourrons. Sinon, ce sera Daniel, qui nous a calomniés. » Ils étaient arrogants, car ils avaient aménagé sous la table une entrée secrète, par laquelle ils avaient coutume de s’introduire pour enlever les offrandes. Quand ils furent sortis, le roi présenta la nourriture au dieu Bel. Puis, Daniel donna l’ordre à ses serviteurs d’apporter de la cendre et d’en saupoudrer tout le sanctuaire sans autre témoin que le roi. Alors, ils sortirent, fermèrent la porte et la scellèrent avec l’anneau du roi, puis ils partirent. Durant la nuit, comme à leur habitude les prêtres vinrent avec leurs femmes et leurs enfants. Ils mangèrent et burent tout. Le roi vint de bon matin, et Daniel était avec lui. Il dit : « Daniel, les sceaux sont-ils intacts ? » Il répondit : «  ls sont intacts, ô roi. » Dès qu’il eut ouvert la porte, le roi regarda la table et s’écria : « Tu es grand, ô dieu Bel, et il n’y a pas en toi de tromperie ! » Daniel se mit à rire et empêcha le roi d’avancer plus avant : « Regarde le sol, dit-il, et cherche à qui appartiennent ces traces de pas. » Le roi dit : « Je vois des traces de pas d’hommes, de femmes et d’enfants. » Alors le roi, pris de colère, fit arrêter les prêtres, leurs femmes et leurs enfants. Ils lui montrèrent la porte secrète par laquelle ils s’introduisaient pour consommer ce qui était sur la table. Le roi les fit tuer et il livra Bel à Daniel, qui renversa l’idole et son temple.↩︎

  6. Jean, 10:8 : Omnes quotquot venerunt fures sunt et latrones sed non audierunt eos oves. « Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands ; mais les brebis ne les ont point écoutés. »↩︎

  7. Dans Acta Romanorum Pontificum, le polémiste anglais anticatholique John Bale (1495-1563) prête au pape Léon X (1475-1521), qui s'adresse là au cardinale Pietro Bembo, cette phrase apocryphe : Quantum nobis nostrique ea de Christo fabula profuerit, satis est omnibus seculis notum, « On sait de temps immémoriaux combien cette fable du Christ nous a été profitable ». Voltaire, dans son Essai sur les mœurs rapporte également que treize témoins auraient entendire dire au pape Boniface VIII (ca 1235-11 octobre 1303), lors du procès que lui intente Philippe (mars 1303) : « Ah ! que de biens nous a faits cette fable du Christ ! » Mais Voltaire ajoute aussitôt le commentaire suivant : « Il n’y a point du tout d’apparence qu’un souverain pontife ait proféré devant treize témoins ce qu’on dit rarement à un seul. » In Oeuvres complètes de Voltaire, volume 13, Paris, Mme Ve Perronneau, 1818, p. 126.↩︎

  8. Actes des Apôtres, 20, 35.↩︎

  9. Montaigne, Essais, Livre III, chapitre 13, 489 sqq. : « Le bon pere que Dieu me donna [...] estimoit que je fusse tenu de regarder plutost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos. Et fut céte raison pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher. Son dessein n’a pas du tout mal succedé : je m’adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. »↩︎

  10. Job, 29:15-16. Job, sur son fumer, se souvient ici du bonheur de sa vie passée : « Je sauvais le pauvre qui implorait du secours, et l'orphelin qui manquait d'appui. La bénédiction du malheureux venait sur moi ; je remplissais de joie le coeur de la veuve. Je me revêtais de la justice et je lui servais de vêtement, j'avais ma droiture pour manteau et pour turban. J'étais l'oeil de l'aveugle et le pied du boiteux. J'étais le père des misérables, j'examinais la cause de l'inconnu ; ...↩︎

  11. Job, 29:17. ... Je brisais la mâchoire de l'injuste, et j'arrachais de ses dents la proie. Alors je disais : je mourrai dans mon nid, mes jours seront abondants comme le sable ; l'eau pénétrera dans mes racines, la rosée passera la nuit sur mes branches ; ma gloire reverdira sans cesse, et mon arc rajeunira dans ma main. On m'écoutait et l'on restait dans l'attente, on gardait le silence devant mes conseils. Après mes discours, nul ne répliquait, et ma parole était pour tous une bienfaisante rosée ; ils comptaient sur moi comme sur la pluie, ils ouvraient la bouche comme pour une pluie du printemps. Je leur souriais quand ils perdaient courage, et l'on ne pouvait chasser la sérénité de mon front. J'aimais à aller vers eux, et je m'asseyais à leur tête ; j'étais comme un roi au milieu d'une troupe, comme un consolateur auprès des affligés.↩︎

  12. Oeuvres de Fénelon. Télémaque, Paris, N. Chaix, 1864, p. 317.↩︎

  13. Mémoire des Pensées et des sentiments de J... M... Pre... c... d'Estrep.y et de Bal..., dans le volume relié par François Chartraire de Montigny, p. 609.↩︎

  14. Œuvres complètes de Voltaire, tome 42, Correspondance : année 1763, lettre 5275, 1er mai, Paris, Garnier, 1883, pp. 463-464.↩︎

  15. Voltaire, Candide, chapitre IX. « Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand inquisiteur, et d'un juif ».↩︎

  16. Voltaire, Candide, chapitre I. « Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d'icelui ».↩︎

  17. Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 23.↩︎

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