Auguste Labouisse-Rochefort et la Société philotechnique de Castelnaudary. 10. Une figure oubliée. De 1830 à 1840 (suite 2)

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Situation du château de La Tour. Geoportail, carte de l'état-major, 1820-1866.

Venant de Fanjeaux par le village de La Force, Auguste de Labouisse s'est arrêté au lieu-dit Rebenty, chez M. de La Case 1, où, laissant Favori, son cheval, et Saint-Jean, son domestique, Auguste de Labouisse est monté dans la voiture de Charlotte Éléonore de Bonaffos, sa tante maternelle, qui fait avec lui le voyage de Rennes-les-Bains, et tous deux cheminent maintenant en direction du château de La Tour, situé à 3 km de Montréal, côté Est. Ce château appartient à Jean Pierre de Bonaffos de La Tour (1739-1808), ancien capitaine au régiment d'infanterie du Vexin, ancien gouverneur de Montréal, puis maire de Montréal, par ailleurs frère de Charlotte Éléonore de Bonaffos et d'Anne de Bonaffos, et oncle maternel d'Auguste de Labouisse. Mandaté à cet effet par sa mère, Anne de Bonaffos, qui est restée à Saverdun, Auguste de Labouisse se rend auprès de Jean Pierre de Bonaffos de La Tour pour régler une affaire de succession.

« Ma tante et moi, pour ma mère, nous avions au sujet d'une succession, quelques affaires de famille, à terminer avec mon oncle, qui nous attendait à la campagne, où il avait rassemblé ce jour-là plusieurs personnes. Mon oncle m'accueillit avec sa bonté, j'ai presque dit avec son amitié ordinaire.

Ce bon parent, ce cher et digne ami, Qui remplaçant mon ange tutélaire, Ne fit pour moi, jamais rien à demi ; Dévoué constamment à sa sœur, à ma mère, Dans sa bonté, par son cœur affermi, En tout temps me servit de père. » 2

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Vue actuelle du site de l'ancien château de La Tour, aujourd'hui renommé domaine de Gach.

Au vu des arbres du parc de son oncle, Auguste de Labouisse se souvient d'avoir rêvé là, en 1801, d'obtenir la main de son Éléonore, et il lui vient encore ces vers amoureux : Bois sombres, noirs vallons confidents de ma flamme, / Vous, à qui souvent j'appris à répéter / Le doux nom de l'objet qui règne sur mon âme... » Comme Éléonore n'est encore jamais venue au château, il brosse pour elle une description du site au sein duquel s'élève le château de La Tour :

« Comme du haut de la terrasse, qui touche à la bâtisse du château, et que précède un triple amphithéâtre, un parterre et une vigne normande, on découvre une vue magnifique ! »

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Vue générale de Saissac dans les années 1900.

« La Montagne noire, qui enceint ce vaste paysage, offre à nos yeux, plusieurs villages qui nous retracent d'intéressants souvenirs historiques, entr'autres celui de SAISSAC, et plus loin dans la plaine, Pennautier... »

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Vue générale de Pennautier dans les années 1900.

Les « intéressants souvenirs historiques » annoncés ci-dessus fournissent au Voyageur Pédant l'occasion de reparler à Éléonore de Pierre VIDAL et de Raymond de Miraval, troubadours certes connus pour leurs amours tumultueuses, mais que le Voyageur se plaît à figurer chaque fois sur le mode grotesque.

Tous deux, dit-il, « soupirèrent pour Loba de Pennautier. Pierre Vidal se faisait appeler Loup, en son honneur, à cause de son nom de Loba ; il porta même la démence jusqu'à vouloir subir, sous une peau de loup, l'épreuve la plus périlleuse. Les bergers avec des lévriers et des mâtins, le chassèrent dans les montagnes, le poursuivirent, le traitèrent si mal, qu'on le porta pour mort chez sa maîtresse ; car il n'avait voulu être délivré des chiens qu'après avoir essuyé leurs morsures. Il en guérit, sans pouvoir être mieux traité de celle qu'il aimait. » 3

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Raimond de Miraval, in Chansonnier provençal, seconde moitié du XIIIe siècle, Padoue-Venise, 78 initiales historiées, BnF, Département des Manuscrits, Français 12473, folio 52v.

« Raymond de Miraval ne fut pas plus heureux. Loba de Pennautier, ou Pegnaustier, fille de Raymond de Pennautier, épousa Pierre Rogier de Cabarés, riche et puissant chevalier. »

La suite de l'histoire intéresse la personne de Loba de Pennautier. Elle illustre de façon exemplaire une certaine figure de l'Éternel Féminin tel qu'on le décrie au Moyen Âge. Et l'on remarque qu'Auguste de Labouisse, homme marié, heureux en amour, s'arrête longuement sur cette figure qui semble lui inspirer une sorte de fascination en même temps qu'une certaine réprobation.

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Edmund Leighton (1852–1922), The End of the Song, 1902, collection privée.

« Très aimable, très jalouse d'acquérir de l'estime et de la célébrité, Loba fixait les regards de tous les barons ; ils ne pouvaient la voir sans amour, et parmi ses adorateurs, étaient les seigneurs Pierre Roger de MIREPOIX ; Aimeri de MONTRÉAL ; Olivier de SAISSAC, et surtout le comte de Foix, que je crois être Roger-Bernard Ier, qui mourut en 1188. Le Comte de Toulouse l'ayant investi en 1167, de la ville de Carcassonne, du Carcassés et du Razés, il eut occasion de voir et d'aimer la belle Loba. »

« Miraval ne fut point effrayé de la concurrence de tant de rivaux. Je sais, disait-il, D'Amour je sais bien la gamme... / Pour acquérir la femme, / Il faut flatter le mari. Il flattait donc le mari et la dame. Comme elle voyait en lui un poète capable de lui faire beaucoup d'honneur par ses louanges, ou beaucoup de tort par ses satires, elle parut écouter ses vœux, reçut son hommage, le flatta de belles promesses et lui donna pour gage un baiser. Ce n'était là pourtant que des artifices, elle aimait en secret le comte de Foix. Miraval ne s'en doutait point ; mais fatigué d'une constance stérile et soupçonnant madame de Cabarés d'accorder ses faveurs à quelqu'autre, il rompit avec elle pour s'attacher à Gemesquia, femme du comte de Minerve, dans les environs de Narbonne, jeune, jolie, qui n'avait jamais ni trompé, ni été trompée.

Quelque temps après, éclata l'intrigue de sa première maîtresse avec le comte de Foix. Elle en fut déshonorée, et Pierre Vidal lui-même, un de ses adorateurs, la décria dans une chanson. Miraval la plaignit d'abord, fut tenté ensuite d'en dire du mal comme les autres, et finit par une vengeance plus honteuse, qui donnera mauvaise idée de son caractère.

Résolu de rendre tromperie pour tromperie, il affecta de défendre contre tous, la réputation de la belle coupable. Madame de Cabarés fut charmée de son zèle : l'ayant fait venir, elle l'en remercia les larmes aux yeux ; ajoutant que si elle n'avait pas répondu à son amour, ce n'était point par l'effet d'une autre passion ; qu'elle avait voulu seulement que l'attente lui rendit le plaisir plus cher ; qu'elle voyait avec joie que les faux bruits répandus contre elle, n'avaient point altéré sa fidélité ; qu'elle renonçait pour lui à tout autre amour, lui abandonnait son cœur et sa personne et le priait de la défendre toujours. Le poète, encore moins scrupuleux que la dame, saisit l'occasion, et après avoir usé des droits qu'elle lui donnait, il la quitta outrageusement, pour retourner auprès de la comtesse de Minerve, et se vanta même dans une chanson, de l'avoir si odieusement trompée ! ! ! ..... »

0ù l'on voit que, s'il réprouve la duplicité de Loba de Pennautier, Auguste de Labouisse réprouve plus encore la gougaterie de Raimond de Miraval. Le récit de cet épisode tragi-comique lui permet de signifier, comme en creux, l'idée qu'il se fait de la condition du poète et aussi de la juste façon qui doit être celle des hommes à l'endroit des dames, même coquettes, même trompeuses. Respect des dames oblige, dans son code d'honneur à lui, fondé sur le culte qu'il voue à sa très sage Éléonore.

« Cette conduite [de Raimond de Miraval], indigne d'un honnête homme, ne devait pas rester impunie. Aussi, comme tu l'as déjà 4, le reste de la vie de Miraval ne fut plus qu'un tissu de malheurs. Trompé par toutes ses maîtresses (et il ne l'avait que trop bien mérité !), trahi par ses amis, il tomba dans une profonde mélancolie, que vinrent encore augmenter les malheurs du temps. C'était vers 1209, qu'il perdit son château, dès que la Croisade contre les Albigeois eut commencé avec une fureur sans égale. » 5

Revenant ensuite à la description du paysage qui environne le château de La Tour, Auguste de Labouisse évoque maintenant, toujours à l'intention d'Éléonore, la plaine où circule le Canal Royal du Languedoc, chef-d'œuvre de Pierre Pol Riquet.

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Canal Royal du Languedoc, Bief de Béteille, au pied de Montréal et de l'ancien château de La Tour.

« Plus rapproché de nous, circule dans la plaine, ce beau canal, honneur et richesse de nos contrées, planté dans toute sa longueur d'antiques peupliers d'Ialie, qui avec leur feuillage pyramidal, dessinant ses nombreuses sinuosités, le font ressembler à un immense ruban de verdure, qu'une main puissante ferait onduler dans les airs, à travers le plus beau et le plus vaste des paysages ». En 1832, Auguste de Labouisse ajoute à propos de ces peupliers, « qu'ils ont été arrachés et remplacés par d'autres arbres, qui peut-être ne reproduiront jamais le bel effet dont j'ai pu jouir dans mon jeune âge. » 6

Le canal « semble servir de barrière à ces grands domaines, héritage de ma famille maternelle, qu'aucun champ étranger ne traverse et ne sépare ; Gach, le plus apparent des quatre, Villefloure dont ma mère porta le nom dans sa jeunesse, la terre de Garignon, qui donna le sien à ma tante Charlotte, laquelle m'a chargé d'ajouter qu'elle est bien aise de s'appeler aussi Éléonore ; ces bois immenses, ces vallons solitaires, cette fontaine aussi riante, aussi limpide, aussi poétique que celle de Bandusie ; cette fontaine chantée tour à tour par deux de mes oncles... » 7

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Localisation du lieu-dit La Tour et de la fontaine, dite de Saint Dominique, sur la carte topographique IGN, Geoportail. O fons Bandusiae splendidior vitro, « Ô fontaine de Bandusie, au miroir scintillant... », dit Horace dans ses Odes 8.

« Non loin de cette fontaine », observe encore Auguste de Labouisse, « Saint Dominique, dont il a déjà été question (car ces contrées sont pleines de son souvenir), avait fait construire un ermitage qu'il habita souvent, où il répétait ces belles paroles : Mon Dieu, que je donnerais avec plaisir mon corps pour être haché menu, s'il le fallait, afin d'établir la foi parmi les infidèles et vous ramener ces âmes égarées ! ....... Cet ermitage, placé sur le bord de la route actuelle, est presque détruit, et la fontaine qui était située dans le vallon, a presque tari » — « complètement tari en 1832 », ajoute Auguste de Labouisse — ; c'est une autre source qui alimente la fontaine nouvelle ; on voit seulement à la place où était l'ancienne, sourdre un filet d'eau très maigre, surtout pendant l'été, qui sur les herbes et le sable du ruisseau, laisse un dépôt rouge ocracé, comme si l'on y avait pilé quelques débris de tuile, ce qui annonce la présence du sous-carbonate de fer, dans le lit souterrain que la source traverse. — Que de sujets de surprise, d'admiration et de méditations, pour la pensée ! » 9

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Photo empruntée (modifiée) à l'article « Saint Dominique face aux Cathares. Les croix et oratoires de la région de Fanjeaux », publié en 2019 par Marie-Luce Jalbaud sur le site Connaissance et Sauvegarde des Oratoires. « En contrebas du domaine de La Tour, une fontaine a été aménagée comme lieu de dévotion à Saint Dominique. Sur le chemin de Carcassonne à Fanjeaux, le saint aimait à se désaltérer à cette source, avant d’attaquer une longue montée. La source a été captée et un monument supportant la statue du saint a été édifié au dessus du bassin de captation.

Ici, dans ce vallon, près du simple ermitage,
Que Saint Dominique occupait,
En me désaltérant sur le même rivage,
Combien de fois, pour prix d'avoir été bien sage,
Ma bonne gaîment me trompait,
Par le joli narré des contes du vieux âge.

Je les écoutais avec ravissement et ma jeune imagination se plaisait à repeupler ces riants paysages, de Fées, de Géants, de Génies, de Sylphides ......

Tel était le doux fruit de ces naïfs discours,
Dont mon cœur recueillait jusqu'aux moindres paroles.
Il me semblait revoir ces beaux, ces anciens jours,
Que quelques têtes un peu folles 10,
Lestement traitent de frivoles,
Où de preux Chevaliers, d'aimables Troubadours,
Assis modestement aux pieds de quelques saules,
Que baignaient de leurs flots de tranquilles rigoles
Dont l'œil avec délice accompagnait le cours,
Pour leurs amantes, leurs idôles,
Poussant de joyeuses clameurs 10,
Chantaient les Belles, les Amours
Et les hauts faits des fiers enfants des Gaules. » 11

En quelques vers qui font image, Auguste de Labouisse évoque là, sur le mode des contes et légendes des Gaules », les figures de « ces beaux, ces anciens jours » qui nourrissent encore son imagination et demeurent à la source de sa poétique — « Fées, Géants, Génies, Sylphides », « preux Chevaliers, aimables Troubadours », « Belles, Amours », « hauts faits des fiers enfants des Gaules » —, et il revendique le droit de continuer à aimer le style, dit « troubadour », ou « légende dorée », de telles figures, même si « quelques têtes un peu folles / Lestement [les] traitent de frivoles ».

C'est dans le style de la légende dorée qu'Auguste revient ensuite sur l'histoire de Saint Dominique. « GUSMAN, connu sous le nom de Saint Dominique, appartenait à une grande famille Espagnole, d'origine Française... », etc. Il émaille son récit d'épisodes étranges, empruntés à la tradition légendaire.

La naissance de Saint Dominique aurait été marquée par l'augure qui suit : « Les archives du monastère de Saint Dominique, de Silos 12, rapportent qu'un jour que sa mère avait mené le jeune Dominique à la messe, le prêtre qui la disait, au lieu de prononcer aux assistants les paroles : Dominus vobiscum (le Seigneur soit avec vous), disait chaque fois malgré lui : Ecce reformator ecclesiæ (voilà le réformateur de l'Église)... » 13

L'élection missionnaire de Saint Dominique aurait été prouvée par l'issue de l'ordalie qu'on a qualifiée par la suite de « miracle de la cédule » : « Après de vives disputes avec les hérétiques des villes et bourgades de Béziers à Toulouse, ceux-ci demandèrent l'épreuve du feu, ce qui leur fut de suite accordé. En conséquence tous les fauteurs de l'hérésie, qui habitaient Castres, Albi, Carcassonne, Montréal, etc., se rendirent à Fanjeaux, où les juges assemblés dans la maison de noble Raymond de Durfort, co-seigneur de la ville, prirent les livres que les hérétiques leur présentèrent, et les jetèrent dans le foyer où ils furent bientôt consumés. Saint Dominique remit à son tour son livre de prières, qui fut respecté par les flammes et lancé par elles sur le manteau de la cheminée où il s'incrusta ; les hérétiques l'en arrachèrent violemment pour le faire brûler, ce fut envain, la flamme le rejeta encore jusqu'à trois fois, ce qui les remplit de trouble et de confusion. Ce miracle est attesté par des traditions authentiques, par des chartes », etc. 14

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Pierre Berruguete (1450-1504), En 1207, le miracle de Fanjeaux, entre 1493 et 1499, retable de Saint Dominique pour le monastère dominicain Saint Thomas d'Àvila, Musée du Prado, Madrid.

L'aura de Saint Dominique suscite par suite la conversion des dames de Fanjeaux et un afflux de vocations religieuses qui assurent la fortune du monastère de Prouille : « En décembre 1207, parmi les hérétiques, neuf matrones, c'est-à-dire suivant les paroles du manuscrit que j'ai pu consulter, neuf vertueuses nobles et honorables Damoyselles, l'honneur de la ville de Fanjeaux, entrèrent dans l'église, se jetèrent aux pieds du saint, confessèrent leur faute et leur repentir, en demandèrent l'absolution, et montrèrent tant de foi et de charité, que Saint Dominique leur accorda la faveur d'être les premières religieuses du monastère de Prouille ». Auguste de Labouisse décline avec une sorte de ravissement, leurs prénoms : « Aladaicie, Bérengère, Barbeirane-Jordane, Curtolane, Raymonde-Passarine, Ricarde, Guillaumine de Beaupons, Raymonde-Clarette, Gentiane ». À ces neuf hérétiques converties, Saint Dominique joignit Guillaumine de Fanjeaux, qui fut la première prieure, depuis le jour de Saint Jean l'évangéliste, de l'an 1206 jusqu'en l'an de sa mort, 1225 ». Et Auguste de Labouisse se plaît à citer encore une litanie d'autres prénoms, trouvés « dans un acte du 11 mai 1211 ». « En 1283, elles étaient 150 », dit-il, sans dissimuler l'admiration qu'il voue à ces « vertueuses nobles et honorables Damoyselles ».15

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Fra Angelico, Dominicains et Dominicaines (cinquième panneau de la prédelle du Retable de Fiesole), circa 1420, National Gallery, London.

Tournée contre ses détracteurs, plus spécialement les Manichéens et les Vaudois, Auguste de Labouisse développe ensuite une vigoureuse illustration et défense de l'œuvre de Saint Dominique.

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Anonyme, Saint Dominique, prêcheur, ca 1600-ca 1699, Amsterdam.

« Saint Dominique témoigna la résolution où il était, de mener une vie humble, pénitente, au milieu de ses travaux évangéliques, et de gagner par la douceur et le bon exemple, plutôt que par la terreur et la protection des armes, le cœur des hérétiques », dixit Auguste de Labouisse dans une note de 1832, d'après D. Lhorente [Juan Antonio Llorente, 1756-1823], « auteur sévère de l'Histoire de l'inquisition [Histoire critique de l'Inquisition d'Espagne (1817-1818)] ». Les historiens actuels lui donnent raison.

À ceux qui associeraient malgré tout l'œuvre de Saint Dominique à celle de l'Inquisition, le même Auguste de Labouisse signale encore en note que « Saint Dominique était mort, quand le Concile de Toulouse, établit en 1229, le Tribunal du Saint-Office, et ce ne fut qu'en 1233, que l'inquisition, dirigée d'abord par quelques délégués des évêques, fut confiée aux frères prêcheurs. Quelques écrivains, dit M. Alexandre Du Mège, ont cru que Saint Dominique fut le créateur du Tribunal de l'inquisition, mais ils se sont trompés. Saint Dominique fut seulement le fondateur de l'ordre des Frères précheurs, qui plus tard prirent le nom de Dominicains. »

Auguste de Labouisse stigmatise, lui, les philosphes des Lumières, et plus spécialement Voltaire, qui dans un poème intitulé Damnable, voue les Saints à l'enfer : Oh ! quand j'aurais une langue de fer, / Toujours parlant, je ne pourrais suffire, / Mon cher lecteur, à te nombrer et dire / Combien de Saints on rencontre en enfer ». « — Ainsi, ajoute Auguste de Labouisse dans une note de 1829, « cette philantropique philosophie du dix-huitième siècle, qui réclamait si fort la tolérance, a par intolérance, calomnié un innocent de plus ! ...... » 16

Auguste de Labouisse signale encore que, quoique « obligé par la force des circonstances, de suivre Simon de Montfort, qui combattait les Albigeois à outrance, Saint Dominique chercha souvent à apaiser, à calmer, à ramener, à des sentimens de paix , de concorde et d'union, ce trop rude chrétien. Il ne persécuta point, il n'aspirait qu'à convaincre, aussi eut-il le bonheur de convertir un grand nombre de ces malheureux, que Simon de Montfort voulait proscrire ou massacrer.

Dans cet ermitage [de Montréal], ermitage dont il ne reste que des débris épars, Saint Dominique venait parfois se distraire et se reposer quelques moments de ses glorieux travaux. Il en fut arraché en 1215, par Foulques, évêque de Toulouse, qui l'amena avec lui au concile de Latran, où devaient être jugés les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges, fauteurs des hérésiarques. Il s'y conduisit en homme prudent, sage et modéré. Le 22 décembre de l'année suivante, Honorius III, approuva son institut. Il était alors à Rome. Le 26 janvier 1217, le Pape écrivit à Saint Dominique et à ses compagnons, pour faire l'éloge de leur zèle et les encourager à poursuivre avec ardeur l'entreprise qu'ils avaient commencée pour la gloire de la religion ». Après avoir fondé d'autres établissements pour hommes et pour femmes, et reçu en 1220 la visite de Saint François d'Assise, « il expira dans cette ville, le 4 ou le 6 août 1221. Le 3 juillet 1235, il fut canonisé par le pape Grégoire IX. » 17

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Fra Angelico (vers 1395–1455), Saint Dominique (point bleu) et Saint François d'Assise (point blanc), détail de la Crucifixion avec les Saints, 1441, Convento di San Marco, Florence, Italie.

« J'ai cru, chère amie, lui devoir en passant, cette réparation historique, dans un pays tout plein de ses bienfaits » ajoute Auguste de Labouisse à l'intention d'Éléonore et par suite à l'intention de son lecteur. On remarque au passage qu'en matière d'histoire, comme on l'a déjà vu précédemment, M. de Labouisse-Rochefort s'attribue le rôle de réparateur historique, autrement dit celui d'historien critique d'où en quelque sorte celui de redresseur de torts...

Après cette riche leçon d'histoire, quittant son rôle de Voyageur Pédant, Auguste de Labouisse revient à la petite société que son oncle a réunie pour lui au château de La Tour. Il y trouve, « allêché par l'odeur d'un bon repas, un parasite des environs », qui est aussi un infernal bavard... « Bavard ! que la foudre t'écrase ! /  Ton repas est gagné : tais toi », s'écrie l'auteur. Il y trouve aussi M. l'abbé Cazaïntre » [Jean Cazaïntre, Carcassonne, 1758-1830, Carcassonne] « cet aimable et excellent ecclésiastique, notre parent et mon ami », auteur de Nouës [Noëls] en occitan publiés en 1810 à Carcassonne, dont le Nouë das Bargaires 18 qui a beaucoup plu en son temps. On devine que cet abbé a partagé à partir de la Terreur les idées politiques d'Auguste de Labouisse, puisque son Nouë de 1794 se trouve précédé de la mention suivante : « Les Pastres se plagnoun de nou poudé pas ana à la Messo de miejonéit, parce que la persecutiu empecho de faire las ceremounies dal culte cathoulic, alqual l'impietat abio substituat las festos decaderos » 19. Jean Cazaïntre publiera aussi en 1813 à Carcassonne une Oraison funèbre du roi-martyr Louis XVI, roi de France et de Navarre, mentionnée plus tard dans le tome A-M de la Bibliographie biographique universelle d'Eduard Maria Oettinger.

En 1789, l'abbé Cazaïntre était curé-archiprêtre de Rivel (Aude). C'est là qu'il a commencé à composer ses Nouës. En 1791, il est curé constitutionnel de Foix ; il écrit à cette date, une Exhortation à la paix. En 1794, il se rétracte de son adhésion à la Constitution Civile du Clergé et publie, « pendant que Roberspierre respirait encore », un Entretien sur les affaires de la religion en France. Après le Concordat de 1802, il est curé de Saint-Nazaire, ancienne cathédrale de l'évêché de Carcassonne. Il sera ensuite curé de Castelnaudary (1808-1811), de Saint-Papoul, puis chanoine théologal du Chapitre de Carcassonne, et vicaire-général du diocèse. Il fondera en 1826 dans l'un des bastions de carcassonne la chapelle et l'établissement religieux du Calvaire, où il sera inhumé en 1831. Outre ses Nouës, son Exhortation à la paix et son Éloge funèbre de Louis XVI, il laisse encore quelques essais poétiques. Auguste de Labouisse a rédigé des notes biographiques sur l’abbé CazaÏntre, et publié de lui une fable en langue d'oc, L'Agasso bavardo (La Pie bavarde) dans Préface de poésies languedociennes qui ne furent jamais publiées (Toulouse, 1844).

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À Carcassonne, Vue du calvaire depuis le nord, sur un plan gravé d’après un dessin de Gamelin fils, ca 1830. Focus. Le jardin du Calvaire de Carcassonne.

« Dès sa plus tendre jeunesse, / Amant distingué des Arts, / Il célébra leur ivresse, / Qu'effarouche le dieu Mars », dit Auguste de Labouisse de son ami l'abbé Cazaïntre, poète, avec qui, ce jour de septembre 1803, au château de La Tour, il se réjouit d'avoir pu parler beaucoup de « ce célèbre capucin, favori des Muses », — Jean François Dugados, dit Venance Dugados — « surnommé Père Tibulle, dont j'ai quelque envie de recueillir les œuvres érotiques et le charmant voyage de la quête [La Quête du blé ou Voyage d'un capucin dans différentes parties des diocèses de Vabres, Castres et Saint-Pons, en prose et en vers.... « M. l'abbé Cazaïntre m'adressa à cette époque une excellente épître, que je n'oublierai pas d'insérer dans le volume. Elle n'en sera pas le moindre ornement ». Auguste de Labouisse publiera les Œuvres de Venance en 1810, œuvre pie qui comprend en effet La Quête du blé... 20.

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Manuscrit de La Quête du blé, ou voyage d'un Capucin dans différentes parties des diocèses de Vabres, Castres et Saint-Pons, en prose et en vers ; à Madame la vicomtesse de Blins, par le P. Venance, de Carcassonne, capucin

Georges Fournier remarque toutefois en 1997 que « dans les Œuvres de Venance publiées par Auguste de Labouisse en 1810, et reprises par Albert Marfan en 1938, la Quête avait été réécrite au goût du jour » 21. Il faut attendre 1997 et l'édition critique de Rémy Cazals, Poète et capucin à la veille de la Révolution : Dougados (Venance), La quête du blé, ou Voyage d'un Capucin dans différentes parties des diocèses de Vabres, Castres et Saint-Pons, en prose et en vers pour accéder au texte original de Venance Ducados. Le manuscrit de Venace est aujourd'hui disponible sur Gallica : La Quête du blé, ou voyage d'un Capucin dans différentes parties des diocèses de Vabres, Castres et Saint-Pons, en prose et en vers ; à Madame la vicomtesse de Blins, par le P. Venance, de Carcassonne, capucin.

D'autorité, Auguste de Labouisse emmène l'abbé Cazaïntre au bord de la fontaine de Saint Dominique. Tout en marchant, celui-ci lui raconte « une histoire sur l'horrible préjugé du duel, dont il a connu les personnages ». Auguste de Labouisse rapporte cette histoire dans son livre, à l'intention toujours d'Éléonore. Il formule à cette occasion quelques remarques qui éclairent et soulignent le lien que la chronique entretient chez lui avec la fiction et l'art du conteur.

« Le chevalier de Tersac joignait à beaucoup d'esprit, une figure agréable et une grande fortune. Après avoir été Page de la Reine, il obtint une compagnie de cavalerie; il avait 17 ans, aimait l'étude, et se livrait avec exactitude à la pratique de tous ses devoirs. Rempli de douceur et de bonté, il ne lui fut pas difficile de se faire chérir des soldats et estimer de ses camarades ; il se lia particulièrement avec le comte de Bervic, son cousin, d'un caractère aussi réfléchi et d'une conduite aussi sage que la sienne. Ils devinrent inséparables ; ils ne goûtaient pas de plus grand plaisir que celui de se confier mutuellement les projets de leur jeune ambition. Quel officier n'a jamais rêvẻ qu'il obtiendrait le bâton de maréchal de France ? La gloire a, comme l'amour, ses illusions, ses transports, ses espérances et ses déceptions. » 22

Les deux amis se trouvent hélas assortis d'un oncle, le baron de Clerval, colonel de régiment, qui, non sans leur vouer une certaine affection, se montre brusque, morose, sévère, tatillon, avec eux comme avec tous ses hommes, qui le détestent.

« Le chevalier de Tersac et son ami, allaient souvent chez madame de Neuville ; elle n'avait qu'une fille dont on admirait la beauté, les grâces, et une physionomie où respirait la finesse et la candeur. Plusieurs talents se réunissaient à tant de charmes ; elle maniait le pinceau aussi bien que l'aiguille, chantait, touchait du piano à ravir, et s'exprimait avec élégance en italien et en français. Le chevalier de Tersac ne put voir, sans en être épris, une personne aussi parfaite. Il ne songeait qu'à mademoiselle de Neuville, que de mon autorité privée, j'appellerai Éléonore, et pour cause ! ..... Il ne parlait plus que d'elle à son ami, et ne pouvait vivre sans elle... ».

« Quelqu'un a dit que les amants sont aisément poètes. Le chevalier, — alias Romeo –, pensait de même sans doute ; de sorte que prenant sa guitare, il accompagna sa voix de sons harmonieux » pour peindre la demoiselle à son ami, le comte de Bervic :

Prenez pitié d'un tendre amant, Et murmurez tout bas à l'objet que j'adore, Qu'autour de son asile, au lever de l'aurore, Le cœur ému d'un souvenir charmant, Je soupirais le nom d'ELÉONORE.

« Ces chants touchèrent le cœur de celle qui en était l'objet ; elle l'avoua naïvement et avec modestie ». Tout se passe ensuite comme attendu dans les belles histoires ...

« Ainsi le Chevalier était en ce moment le plus heureux des hommes. Tous ses instants étaient agréablement occupés ; il passait de jouissance en jouissance, et, plus sage que beaucoup d'autres, il ne désirait pas un plus brillant avenir. Quel eût été l'objet de ses vœux ? Il venait d'obtenir de ses parents, l'assurance d'unir son sort à celui de cette Eléonore si ingénue, si spirituelle, si sage ; il avait reçu d'elle ces timides confidences qui causent les plus vifs transports, et ces faveurs légères, mais aimables, qu'accorde l'innocence à l'amour vertueux ; et son père lui marquait qu'il comptait pouvoir le rappeler bientôt à la Cour, pour y occuper une place distinguée. » 23

Un minuscule incident, un grain de sable, vient toutefois bouleverser le cours des choses. « Un jour le comte de Bervic se promenait avec plusieurs de ses camarades ; il était triste : il songeait au prochain départ de son ami. Tout à coup il sort de sa rêverie par un léger frémissement dont il ne put se défendre. Une main connue, venait de frapper sur son épaule : le chapeau du comte était tombé ; il se retourne, voit le chevalier, et sourit. Ses compagnons d'armes se regardent avec surprise : ils hésitent un moment ; mais enfin ils se décident à profiter de cette aventure, par elle-même très indifférente, pour se venger de leur colonel.

Après la manoeuvre du soir, les deux amis entrèrent dans le café où se rendaient tous les officiers du régiment. L'un d'eux aborde le comte : — Je suis chargé, lui dit-il, de vous témoigner notre étonnement général ; vous avez reçu un outrage : vous n'êtes pas vengé. — De quel outrage parlez-vous, reprit le comte ? — M. le chevalier de Tersac s'est permis un geste indigne d'un militaire, il vous doit les réparations d'usage. Vous plaisantez, sans doute, quelle offense puis-je trouver dans le badinage d'un ami ? — Une offense grave, dont l'honneur veut que vous tiriez raison. [...]._

Une fois seuls, les deux amis se jettent dans les bras l'un de autre. Mais sachant qu'au regard de leurs camarades de régiment, des excuses ne changeraient rien, et, dit le Chevalier, que « nos camarades veulent se servir de mon malheur pour punir notre oncle », ils optent pour le duel. « Ne pleurons pas ; marchons » 24. Le duel a lieu. Il s'arrête au premier sang. C'est le Chevalier qui est touché.

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L’abbé Lambert s’interposant entre deux duellistes. Gravure religieuse, époque Restauration. © S.H.A.T. Cf. Laurence Montroussier, « La pratique du duel dans l’armée du premier XIXème siècle au travers des mémoires », in Revue historique des Armées, année 2003 230 pp. 77-86.

Une fois rétabli, le Chevalier croit enfin arrivée l'heure de son mariage avec sa douce Éléonore. Mais, alors qu'il se trouve avec le Comte, celui-ci reçoit le message suivant : « — Vos camarades connaissent votre courage, ils l'admirent......... Mais l'honneur murmure encore : ils espèrent que vous exigerez de M. de Tersac une satisfaction plus complète. » 25

À la fois indigné et épouvanté, le Comte choisit de fuir. « Il prit tous les arrangements nécessaires pour son départ ; il alla faire de tristes adieux à son oncle ; muni de son consentement, il envoya sa démission au Ministre et l'amertume et le regret dans le cœur, il se rendit auprès de son père. » 26

Trois mois plus tard, le Comte reçoit un second message signé par tous les capitaines du régiment : « — Sous de vains prétextes le lâche se dérobe aux dangers : l'homme ferme s'y expose sans murmure et sans crainte. En vain voudriez-vous vous y soustraire en vous disant libre : vous ne l'étiez pas quand vous reçûtes l'offense, dont l'honneur du corps veut que nous poursuivions une réparation authentique. » 27

C'est là le moment de la mort annoncée, celui à partir duquel le conte bascule dans la tragédie. Averti du message des capitaines, le Chevalier rejoint toute hâte le Comte : « — Je viens te dégager de ce que tu dois à nos anciens camarades ». Mais le Comte refuse une telle proposition : — « Non, non, j'irai les joindre, et mon épée boira leur sang, s'ils ne font couler le mien ». Le Chevalier effrayé de l'énergique résolution de son ami, tâcha de l'apaiser et, se dissimulant les noirs pressentiments qui le troublaient, il le fit consentir à se battre pour la dernière fois, se promettant d'échapper à toutes les persécutions par une nouvelle blessure. » 28

Suit un moment d'attendrissement, dans le style de l'idylle... « Dès qu'ils eurent pris leur parti, ils parlèrent de tout ce qui les intéressait. Le Chevalier loua avec transport la sensibilité, les vertus et l'attachement de mademoiselle de Neuville, il ne pouvait tarir sur les éloges que lui dictait le souvenir d'Éléonore, de ses talents, de son respect filial ; il lui montra le Portrait de celle qu'il aimait, peint par elle-même. Ce tableau annonçait une tendresse ingénieuse, une imagination brillante ; il offrait le buste de sa maîtresse, placé devant un autel de marbre blanc, enlacé d'une guirlande de roses, où l'on lisait pour inscription : Serment d'aimer toujours. Au milieu de l'autel, l'Amour guidait la Fidélité, après lui avoir remis son flambeau ; et le reste du paysage répondait aux idées gracieuses de cette ravissante composition » 29. Auguste de Labouisse signale en note que « ce tableau existe ; seulement il a été peint pour une autre Éléonore. » 30

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Portrait d'Éléonore de Labouisse peint par elle-même, gravé par Adam, in Les Amours, À Éléonore, recueil d'élégies, par M. Labouïsse, Paris, P. Didot l'Aîné, troisième édition, 1818, p. 75.

Le Comte promet au Chevalier d'assister à la « fête de l'hymen ». Ensuite, « se jurant de nouveau une amitié éternelle, ils s'embrassèrent ; et, tels que ces anciens et braves chevaliers qui se combattaient pleins d'estime et d'affection entr'eux, ils s'éloignèrent, en silence, du château. Rendus dans le lieu où deux tendres amis allaient s'attaque, ils jetèrent, l'un sur l'autre, un regard mélancolique et douloureux ; ils frémirent : jamais leur coeur ne palpita avec autant de violence. Leurs fers se croisent.... Hélas ! le Comte emporté par un mouvement que son amitié ne lui permit pas de modérer, se découvre et se précipite au-devant d'un coup funeste ; il chancelle, tombe et expire.

Les gens du Chevalier enlevèrent leur maître à cette scène d'horreur. Le malheureux perdit bientôt la raison ; un délire inquiétant, de sinistres convulsions le conduisirent aux portes du trépas. — Cependant les soins qui lui furent prodigués, le zèle de ceux qui le servaient et les caresses de sa mère, le rappelèrent à la vie ; on parvint enfin à le retirer de l'état de stupeur où son crime l'avait plongé, mais son âme resta dans le deuil. — L'assassin du plus vertueux, du plus aimable des hommes, ne peut-être l'époux d'Éléonore », écrit-il à sa Bien-Aimée. Désireux d'expier par un « religieux repentir », le Chevalier choisit de se retirer du monde. « Éléonore imita son sacrifice et prit le voile : la religion, seule, a le pouvoir de nous distraire des grandes douleurs ». Le baron de Clerval quitte, quant à lui, la carrière des armes. Les familles de Bervic, de Tersac, de Neuville, pleurent d'avoir été « victimes d'un préjugé atroce ». 31

À partir d'un fait-divers rapporté — peut-être ... — par l'abbé Cazaïntre, influencé peut-être aussi par le paysage vallon dans lequel s'élève la fontaine de Saint Dominique, et influencé sans doute encore par le souvenir de l'abbé de Tersac, confesseur malheureux de Voltaire, dont lui parlait, la veille, le chevalier de Tolland [alias du Chevalier de Taulès], Auguste de Labouisse semble s'être essayé dans Le Duel à la rédaction d'une petite nouvelle frénétique, genre littéraire qui point au début du XIXe siècle en France et qui atteindra son apogée dans les années 1820-1830, entre autres chez Balzac et Victor Hugo.

Mais le texte du Duel fourmille d'allusions à la vie personnelle de son auteur, de telle sorte qu'on ne peut manquer d'observer qu'il témoigne chez lui, par effet de mise en abîme, d'une sorte d'angoisse subliminale, relative à sa propre histoire, marquée par son amitié avec Jules de Paulo, leur attachement commun à leur mère, leur projet commun d'entrer dans la carrière des armes, leur engagement plus ou moins commun dans l'équipée contre-révolutionnaire de 1799, leur quête d'une compagne idéale dans les salons de Toulouse, et finalement le mariage d'Auguste de Labouisse avec Éléonore Muzat, tandis que Jules de Paulo demeurait célibataire.

En septembre 1803, date à laquelle il situe le récit de son premier Voyage à Rennes-les-Bains, Auguste de Labouisse ne pouvait pas savoir que son ami Jules de Paulo mourrait en juillet de l'année suivante. Mais comme la rédaction et l'annotation de son ouvrage se poursuivent jusqu'en 1832, on ne s'interdira pas de supposer que, dans Duel, Auguste de Labouisse témoigne de l'obscure culpabilité du survivant à l'endroit de son ami défunt. Loin de se retirer du monde, loin d'être passé à côté de l'amour, lui, Auguste de Labouisse connaît le bonheur, dans le cadre d'un mariage heureux. Cependant, comme il laisse derrière lui sa Bien-Aimée, enceinte de surcroît, il souffre d'avoir à s'éloigner d'elle un peu plus chaque jour alors qu'il chevauche, ou zigzague ... en direction de Rennes-les-Bains ...

D'où peut-être encore la bizarre inquiétude qui le poursuit le soir, jusque dans son lit, avant qu'un rêve merveilleux ne vienne dissiper le nuage qui pesait sur son cœur.

« Cette touchante histoire me poursuivit pendant toute la soirée ; j'étais triste, rêveur, mélancolique ; je ne pouvais point me détacher des regrets qu'elle m'inspirait. Je songeais à d'aussi grands malheurs, suite terrible d'une plaisanterie et d'un barbare duel, occasionné par un infâme usage et un féroce préjugé. Aussi me fut-il constamment impossible d'être à la conversation qui avait lieu autour de moi. Enfin nous allâmes nous coucher, et sans doute dans l'intention de me distraire des cruels souvenirs qui m'oppressaient, et de me délasser aussi de mes fatigues, l'aimable Dieu qui prodigue les illusions et les prestiges, m'eut bientôt inondé de ses suaves pavots.

« Et rejetant cette image sanglante,
Qui m'assiégeait d'une horrible douleur,
Je reposai dans un calme flatteur ;
Au même instant, superbe et triomphante,
L'ombre d'ISAURE, à mes yeux se présente.
Quelle surprise ! ô moment enchanteur !
Comment la peindre, ingénue et touchante
Telle qu'elle est dans le fond de mon cœur,
Telle qu'elle est, cette CLÉMENCE Isaure,
Sous les attraits de mon ÉLÉONORE ? »

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Jean Pierre Rivalz (1625–1706), Clémence Isaure, 1678, Musée des Augustins, Toulouse.

« Elle me dit : — Sensible Troubadour,
Si tu veux plaire à ta belle maîtresse,
Comme Parny chanta sa douce ivresse,
Chante l'Hymen couronné par l'Amour. » 32

Mais, toujours dans le rêve, la soumission du poète à Éléonore suscite la jalousie de Vénus, qui entre dans une colère terrible et menace de le priver de son arc poétique. Le poète supplie la déesse de lui rendre son arc, et, avec lui, le droit de chanter son Éléonore. Il promet à Vénus de la chanter toujours sous le nom d'Éléonore, il obtient d'elle un sourire indulgent, et celle-ci disparaît à sa vue, sur son char traîné par des colombes.

Prévoyant le ricanement des critiques, Auguste de Labouisse plaide ici le droit du rêveur qui reste libre de se livrer aux mirages d'une seconde vie : « Peut-être qu'ici, quelque incrédule critique dira : — Voilà un rêve qui vous vient bien à propos. Et pourquoi s'étonnerait-il d'un bonheur qui m'arrive assez fréquemment ! ces agréables apparitions, qui doublent la vie, en occupant, en remplissant les heures de la nuit, sont pour moi, comme une heureuse coutume, une douce habitude. Il semble toujours que mon bon Génie, que mon Ange tutélaire, se fasse un devoir de tenir à ma disposition les Songes les plus complaisants. » 33

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Louis Janmot (1814–1892), Poème de l'âme, 17 : L’Idéal, 1854, Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Mais déjà le coq salue le jour, « l'industrieux maçon, le tisserand au doigt vif et léger » reprennent leurs outils, « ce qui veut dire simplement en prose, et dégagé de toute rime ambitieuse », observe ici Auguste de Labouisse, de façon plaisamment expéditive, « que pour des gens qui ont à se rendre ailleurs, il était temps de se remettre en route, et en effet nous songeâmes à quitter Montréal. » 34

Dans une note datée de 1829, Auguste de Labouisse observe qu'on entend moins dans Montréal le bruit des tisserands depuis que, dans les villes voisines, « on a établi quelques machines, qui sont venues enlever le travail qu'on distribuait à nos tisserands ». Il déplore que le cas de l'Angleterre, où la mécanisation se développe, fasse école, car grâce à ces libérales machines, qui ont envahi, usurpé toute l'industrie des mains de l'homme, quelques fabricants sont parvenus à absorber toute la fortune des provinces ou des Comtés Anglais, ce qui leur sert à pouvoir payer la taxe des pauvres, taxe énorme, qui commence à ne plus suffire aujourd'hui pour empêcher de mourir de faim, tous ceux que ces machines tant vantées, ont précipité dans la misère et la mendicité ; sans compter tous ceux qu'elles entraînent à commettre des crimes !.... » 35

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Paul Sérusier (1864–1927), Le tisserand, 1888, Musée d’Art et d’Archéologie, Senlis.

Et, parlant ici en tant que propriétaire terrien et exploitant agricole, Auguste de Labouisse témoigne des observations qu'il a pu faire sur l'usage des batteuses pour le blé : « Et à moi aussi, dans un autre genre, l'on a offert de ces merveilleuses machines agricoles pour battre les blés, qui sur vingt ouvriers qui travaillent au sol, en laissent dix-huit sans emploi ; elles peuvent être économiques pour la bourse des riches, mais j'avoue que j'aime mieux me servir de ces hommes qui font gaiment leurs journées, qui gagnent de quoi nourrir leurs familles, et à qui je puis rendre dans l'occasion quelques bons offices, à ces merveilleuses machines anglaises ou françaises, qui coûtent si cher, s'usent si vite et qu'on répare si difficilement ». D'aucuns « me nommeront libéralement, stationnaire, retardataire, peut-être même, et j'en frémis d'avance, m'appelleront-ils, esprit rétrograde.... Si cela m'arrive, il faudra bien que je m'y résigne car plutôt que de vouloir contribuer à faire tant de malheureux, je préfère rester avec mon ignorance, ma bonhomie et mon humanité. » 36

Alors qu'il parle de quitter Montréal et de reprendre le cours de son voyage à Rennes-les-Bains, Auguste de Labouisse, façon Laurence Sterne dans Tristram Shandy, se plaît à repousser une fois encore la suite du récit dudit voyage, et à rendre compte de la lettre qu'il vient de recevoir d'Éléonore, ainsi qu'à détailler la réponse qu'il lui envoie.

Outre qu'elle lui dédie des mots charmants — « Je voudrais pouvoir devenir pour quelques instants, petit oiseau, afin de voler vers ces vilaines sources de Rennes, qui nous séparent... » —, Éléonore lui réclame, dit-il, encore et toujours la description et l'histoire des pays qu'il traverse, et le récit détaillé de tous les événements de son voyage. Lui, feint de se rire tendrement d'une telle requête : « Mon voyage !.... Tous les événements ! ... Comme si, rival du fameux Lapeyrouse, j'allais errer sur des mers presques inconnues et chercher à découvrir quelque nouveau monde ! .... Mais tu le veux !... » 37

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Compas de relèvement retiré de l'épave de L'Astrolabe, relique du dernier voyage de Jean François de Galaup, comte de La Pérouse (Albi, 1741-disparu en 1788 dans l’archipel des Îles Santa Cruz), Musée d'histoire maritime, Nouméa, Nouvelle Calédonie. Auguste de Labouisse s'est beaucoup intéressé aux voyages et à la fin tragique de La Pérouse. Il en parle souvent dans ses Mémoires politiques et littéraires.

Auguste de Labouisse profite au demeurant de la requête [réelle ou fictive...] d'Éléonore pour faire valoir le rôle du Voyageur Pédant qu'il endosse régulièrement dans son récit. Et, comme « tu as voulu aussi », dit-il, « que j'entremêlasse des vers à la prose, et que l'imagination vînt embellir les réalités de ses doux prestiges », il s'autorise en conséquence à cultiver son autre pente, qui est, en matière d'écriture, esthétique de la joliesse et versification à tout-va. Il le déclare d'ailleurs de façon chantournée, mais point modeste : « Puisse cette nécessité servir d'excuse à l'audace de mon entreprise, et me faire trouver grâce et indulgence, auprès de nos amis, à qui tu laisseras lire ma trop longue missive. » 38

Cependant le même Auguste de Labouisse a reçu aussi d'un correspondant anonyme, « un gros paquet de vers, les uns flatteurs, les autres satiriques », dans lesquels celui-ci « injurie les auteurs les plus estimables dont Toulouse aime à se glorifier » et « m'a fait l'honneur de me comprendre parmi eux ». À ces vers, l'Anonyme « a osé mêler ce que j'ai de plus cher au monde. Il dit de moi dans une note : Cet auteur aime sa femme, ses vers plus que sa femme et la gloire plus que ses vers. Outré du procédé, Auguste de Labouisse, qui se verrait bien dans le rôle de chef de file d'une école poétique toulousaine et qui pense en avoir les épaules, entreprend de se faire le porte-parole des auteurs visés : « C'est à moi, comme le plus jeune, à repousser l'attaque. Sentinelle perdue, je dois combattre pour le salut du poste ; l'ouvrage est commencé peut-être sera-t-il un peu long... » Là tout de suite, il compose une longue diatribe dans laquelle il répond point par point à « ce malin et perfide rimeur, qui se cache dans l'ombre ». Il y défend le droit de peindre « ses naïves Amours » — « D'un amour vertueux respecte la simplesse. / Pourquoi veux-tu que honteux de mes fers, / Je désavoue et mes goûts et ma Dame ? — ; et il y défend ses amis toulousains contre cet Anonyme venimeux, dont il dit la Muse « allobroge » 39 !

« Treneul qu'avec transport je lis,
Boilleau, Carré, Tajan, Castilhon, Lapeyrouse,
Et Du Mége, et Baour dont s'honore Toulouse,
L'aimable chantre de Zélis
À sa gloire trop infidèle,
Ferlus et Cailhava, Jamme et Labeaumelle,
Que t'ont-ils fait pauvre inconnu ?
Ces auteurs jamais ne t'ont vu
Et n'attendaient rien de ton zèle.
Tu leur offres dans ta fureur
Une épine au lieu d'une rose.
Infortuné ! pour ton bonheur,
Tâche un peu d'aimer quelque chose. » 40

Le pire toutefois reste à venir. Auguste de Labouisse découvrira bientôt que dans les Satires contre l'Athénée de Toulouse, etc., ouvrage anonyme, dit faussement « publié en 1804 à Bruxelles chez Wandermann frères », partout, comme dans les manuscrits qu'il a reçus à Montréal, l'auteur supposé desdites Satires se moque cruellement de lui ainsi que des autres écrivains toulousains ; et il apprendra encore que l'auteur en question pourrait être Pierre Marie François Baour-Lormian, dont il citait le nom, en bien, dans ses vers de 1803 et qu'il croyait être de ses amis !

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Satires contre l'Athénée de Toulouse, etc.. Notice établie par la Bibliothèque Tolosana : « Faux-titre "Satires toulousaines" ; satires contre divers écrivains toulousains, distribuées à l'origine de mois en mois sous forme manuscrite ; attribuées selon Quérard à l'avocat Bernard Antoine Tajan, au fils du libraire Sens, et à Benaben, professeur, ainsi qu'à M. Treneuil ; ont été également attribuées à Baour-Lormian. Fausse adresse. Vignette gravée sur bois au titre.

D'après la notice établie par la Bibliothèque Tolosana de l'Université de Toulouse, les auteurs supposés des Satires contre l'Athénée de Toulouse, etc. pourraient être, Bernard Antoine Tajan, ou Louis Guillaume Jacques Marie Benaben, ou Pierre Marie François Baour-Lormian. D'Auguste de Labouisse, l'un des trois auteurs dit dans ses Satires, par exemple :
« Je pourrais bien encor, dans un excès de zèle,
De Labouisse amoureux, de Labouisse fidèle,
Pardonner les transports, les feux et le bonheur,
Pourvu qu'il renonçât au métier de rimeur. » 41

Ou encore :
« Labouisse en soupirant miaule comme un matou
Et pour prouver mes torts me prouve qu'il est fou... ». Etc. Etc. 42

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Jules Léopold Boilly, Portrait de Pierre Marie François Baour-Lormian, 1820, British Museum, London. Pierre Baour-Lormian sera reçu à l'Académie française le 29 mars 1815.

« Tu n'es pas fait pour être mon émule », disait Auguste de Labouisse en 1803 de son contempteur anonyme. Furieux d'apprendre ensuite qu'il pourrait s'agir de Pierre Baour-Lormian, Auguste de Labouisse, qui a sans doute de bonnes raisons de l'incriminer, se venge ainsi de lui dans une note ultérieure, non datée : « Cela était plus vrai que je ne le pensais alors, n'ayant pas encore appris que M. Baour, dont l'Apollon n'eût jamais le droit d'être fort conjugal, était l'auteur anonyme de ces libelles rimés » 43. Comme on voit, chez les poètes aussi, les arguments volent bas.

À sa manière touchante, dans la lettre qu'il adresse à Éléonore, Auguste de Labouisse conclut ainsi, au moins provisoirement, l'affaire :

« Par de sots préjugés qu'on condamne ma ſlamme,
Je me ris des railleurs et ne changerai pas.
Si j'aime tes talents, tes vertus, tes appas,
Je t'aime aussi comme ma femme. » 44

Il peut en outre se flatter de ce que, lors de la soirée précédente où se pressaient plusieurs de ses amis, rassemblés par son oncle Bonaffos de La Tour, « M. H. de [Gaudrée-]Boilleau », auteur de fables, lui ait dédié de beaux vers :

« Il est modeste, il est sincère,
Il sert d'exemple aux beaux esprits ;
Et digne fils de la plus tendre mère,
Il est le modèle des fils.
Nouveau Parny d'une autre Éléonore »
etc. 45

« Il est modeste » ?

Auguste de Labouisse aborde cette question dans sa lettre à Éléonore. « Tu sens, chère amie, que je suis loin de souscrire à un jugement si favorable, à un éloge aussi complet, que je dois tout à l'indulgence d'une bonne et tendre amitié. Mais quelque exagéré qu'il puisse être, il faut que j'adresse un mot de réponse à l'aimable poète : la voici, je t'en charge ; en passant par tes mains elle n'en sera que plus agréable à l'ingénieux troubadour. Dis lui donc pour moi :

« Tandis que je me livre à de molles chansons,
Heureux époux de l'aimable Émilie 46,
Ta Muse, en de sages leçons
Corrige les écarts qu'inspire la Folie.
Dans des vers gracieux, simples et naturels
Gourmandant la faiblesse humaine,
Sur les traces de La Fontaine
Tu veux rendre ton nom et ton livre immortels :
Disciple du bon Homme, oui, vas grossir la liste
De ceux dont l'art sait plaire en instruisant.
Tu peignis nos défauts d'un ton leste et plaisant,
Sans être, toutefois un fâcheux moraliste.
Poursuis une carrière où tu fus inspiré,
Quand à moi, tout entier à celle que jadore,
Je n'ai de voix que pour Éléonore,
Je veux jouir, tu seras admiré.

Être admiré est un bon lot sans doute, et je ne prétends pas en dire du mal ; mais ne va pas qui veut à Corinthe, disait un ancien. Hélas ! je ne l'éprouve que trop, ne fait pas de jolis vers qui veut ! combien de pensées tendres et naïves je t'exprimerais, si j'avais les talents de Properce ou de Tibulle, de [Antoine de] Bertin ou de Parny ! ...... » 47

La référence à Properce et Tibulle indique que l'admiration, chez Auguste de Labouisse continue d'aller encore et toujours aux grands Anciens, puis à Bertin 48 et à Parny, qui s'inscrivent eux aussi dans le sillage des Anciens. « Il faut que je te l'avoue. Les lauriers de Miltiade empêchaient Témistocle de dormir. Je ne suis ni Témistocle, ni jaloux ! mais combien de fois n'ai-je pas envié une des plus petites pièces de poésies, la plus délicieuse, la plus ingénieuse, la plus gracieuse de cette époque, que je connaisse. » 49

Concernant ses contemporains immédiats, Auguste de Labouisse réserve ici son admiration à deux poètes que la postérité a complètement oubliés : Denis Charles Henri Gauldrée-Boilleau, poète qui perpétue la tradition des fabulistes de l'Antiquité ainsi que celle de La Fontaine, lui-même admirateur et imitateur des Anciens ; et Auguste Creuzé de Lesser 50, auteur en qui, de façon inattendue, il voit « un plus jeune moderne » 51, parce que celui-ci a cessé d'user des alexandrins.

« J'aurais aimé à pouvoir t'offrir ce petit chef-d'œuvre sur les femmes, que mon long poème ne pourra jamais égaler. J'ai eu le tort, à l'exemple de La Harpe 52, d'employer les vers alexandrins », concède Auguste de Labouisse. « Pour expier ma faute et te dédommager, je vais emprunter à M. Auguste Creuzé de Lesser, quelques morceaux de son chant sur les femmes, qu'en 1798, il nous lut un jour, aux Rosati 53, où il excita le plus doux, le plus vif enthousiasme.

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Anonyme, Portrait du baron Auguste Francois Creuzé de Lesser (1771-1839), Österreichische Nationalbibliothek.

« Ô mes amis, que ce sexe enchanteur
A droit de plaire à notre âme amoureuse,
... [vers coupé par Auguste de Labouisse, « pour la morale et les convenances »]
Et que la femme est une idée heureuse.
...
Ce n'est pas moi : mais, tenez, franchement,
Rien n'est si beau qu'une femme jolie. » 54

« Pour moi », commente Auguste de Labouisse, « ce que cet Auguste [Creuzé de Lesser] a écrit, je l'ai toujours pensé, je le penserai toujours, avec enthousiasme et reconnaissance :

Un bien si cher, un objet si charmant,
REMPLACE TOUT, ET RIEN NE LE REMPLACE. » 55

Auguste de Labouisse est-il modeste ? Au regard du poète qu'il vient de citer, « plus jeune et moderne » ! ce qu'il dit de son propre talent, —  « ne fait pas de jolis vers qui veut ! » —, respire un peu la palinodie. On devine toutefois qu'il lui arrive de s'inquiéter de ne pas savoir rimer, à l'instar des poètes de la génération qui vient, de ladite façon « plus jeune et moderne ». Quoi qu'il en soit, il demeure nourri de certitudes bien ancrées, et finalement, il s'y tient.

Après cet intermède littéraire, le récit du Voyage à Rennes-les-Bains reprend tout soudain : « Nous eumes bientôt dépassé le village de Cailhavel... »

À suivre... »


  1. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 235.Sous le nom de M. de La Case, Auguste de Labouisse désigne probablement ici Alexandre Francois Jacques Marc de Las Cases (Revel, 1769-1866, Corneilhan).↩︎

  2. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, pp. 317-318. Jean de Labouisse, père d'Auguste de Labouisse, est mort en 1783. Né en 1778, le petit Auguste n'avait alors que 5 ans.↩︎

  3. Cf. Wikipedia, Peire Vidal : « On conte encore ses amours tumultueuses avec la fille du comte de Pennautier, Orbrie (ou Étiennette) de Pennautier, épouse de Jourdain de Cabaret. Peire Vidal follement énamouré de la dame se déguisa en loup pour tenter de se rapprocher incognito du chateau de Lastours où elle résidait. Chassé et battu par les bergers trompés par son déguisement, il est porté, un jour, à demi-mort chez sa belle, la « louve de Pennautier » comme elle fut surnommée ».↩︎

  4. Auguste de Labouisse a déjà raconté à Éléonore, plus haut, une partie de l'histoire de Raimon de Miraval. Cf. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, pp. 308-314. Cf. aussi Christine Belcikowski, Auguste Labouisse-Rochefort et la Société philotechnique de Castelnaudary. 10. Une figure oubliée. De 1830 à 1840 (suite).↩︎

  5. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, pp. 319-321.↩︎

  6. Ibidem, p. 322.↩︎

  7. Les « deux oncles », tous deux poètes, dont parle ici Auguste de Labouisse, sont Jean Baptiste Bonaffos de La Tour (1712-1777), prêtre, auteur de Cantiques ou opuscules lyriques, sur différents sujets de piété ; et Paul de Bonaffos, chevalier de Latour (1745-1790), auteur de Poésies diverses. Cf. Christine Belcikowski, Auguste Labouisse-Rochefort et la Société philotechnique de Castelnaudary. 3. Une figure oubliée. De 1796 à 1802.↩︎

  8. Horace, Odes, III, 13.

  9. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, pp. 322-323.↩︎

  10. Auguste de Labouisse, versificateur puriste, a écrit ici, pour la rime parfaite, « un peu foles » [sic] qui rime avec « frivoles », puis « de joyeuses clamours » [sic] qui rime avec « Amours ». Il sait que sur le mode du private joke, cette fantaisie fera sourire son Éléonore. Mais craignant que ce petit jeu orthographique ne dérange le lecteur qui ne baigne pas dans la poésie d'Auguste de Labouisse, j'ai pris sur moi de rétablir l'orthographe ordinaire.↩︎

  11. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 323.↩︎

  12. Situé à Silos, en Vieille-Castille, le monastère Saint Dominique de Silos (ca 1000-1073) doit son nom à Dominique de Silos, jeune navarrais devenu prêtre, ermite et moine bénédictin au monastère de San Millán de la Cogolla, puis abbé du monastère de Silos. On lui attribue des miracles. Il figure daans le martyrologe romain en tant que Saint Dominique de Silos.↩︎

  13. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 324.↩︎

  14. Ibidem, p. 325.↩︎

  15. Ibid., pp. 325-327.↩︎

  16. Ibid., pp. 327-328.↩︎

  17. Ibid., p. 331.↩︎

  18. « Dans les montagnes où était curé l'abbé Cazaïntre, on désignait par le nom de bargaires, les personnes qui s’occupaient de mettre le lin ou le chanvre en filasse, au moyen d’un double ciseau en bois, dont la partie inférieure était fixée sur un trépied, portant le nom de bargas, d'où vient bargaire. Le résidu du chanvre, qui n'était propre qu'à allumer le feu, portait le nom de barguilhas ».Le texte complet du Noué das bargaires se trouve in Abbé Joseph Salvat, « Lo Nadal des bargaires », in Le Cri de Toulouse : chronique humoristique et illustrée de la semaine, Toulouse, 22 décembre 1929.↩︎

  19. « Les bergers se plaignent de ne pouvoir aller à la Messe de minuit, parce que la persécution empêche faire les cérémonies du culte catholique, auquel l'impiété a substitué les fêtes décadaires. »↩︎

  20. Cf. Christine Belcikowski, Auguste Labouisse-Rochefort et la Société philotechnique de Castelnaudary. 7. Une figure oubliée. De 1808 à 1810.↩︎

  21. Georges Fournier, « Poète et capucin à la veille de la Révolution : Dougados (Venance), La quête du blé, ou Voyage d'un Capucin dans différentes parties des diocèses de Vabres, Castres et Saint-Pons, en prose et en vers, manuscrit de 1786 édité et présenté par Rémy Cazals, University of Exeter Press et Carcassonne, Les Audois, 1997 », in Annales du Midi, année 1999 111-225, pp. 93-94.↩︎

  22. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 337.↩︎

  23. Ibidem, pp. 338-343.↩︎

  24. Ibid., pp. 343-344.↩︎

  25. Ibid., p. 346.↩︎

  26. Ibid. p. 347.↩︎

  27. Ibid.↩︎

  28. Ibid., pp. 347-348.↩︎

  29. Ibid., pp. 348-351.↩︎

  30. Ibid., p. 348.↩︎

  31. Ibid., pp. 352-353.↩︎

  32. Ibid., pp. 353-354.↩︎

  33. Ibid., pp. 354-357.↩︎

  34. Ibid., pp. 358-359.↩︎

  35. Ibid., p. 358.↩︎

  36. Ibid., p. 359.↩︎

  37. Ibid., p. 360.↩︎

  38. Ibid., p. 360-361.↩︎

  39. Ibid., pp. 362-364. Quand Auguste de Labouisse se gausse de la « Muse allobroge » de son correspondant anonyme, il use du mot « allobroge » au sens de propre à un habitant de la région de l'ancienne Gaule comprise entre le Rhône, l'Isère et le Lac Léman, i.e., pour lui, au sens d'homme rustre et inculte. Dictionnaire de l'Académie, 1798-1878.↩︎

  40. Ibid., pp. 363-364. Abbé Joseph Treneul (1763-1818), reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1790 ; Denis Charles Henri Gauldrée de Boilleau, marquis de Lacaze (1773-1830), commissaire ordonnateur en chef des guerres, reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1810 ; Pierre Laurent Carré (1758-1825), professeur de Littérature à la Faculté des Lettres, reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1807 ; Bernard Antoine Tajan (1775-1845), avocat à la Cour, reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1807 ; Jean Castilhon (1720-1799), avocat au Parlement, président du Lycée de Toulouse, bibliothécaire au Collège national, reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1799 ; Philippe Pierre Picot de Lapeyrouse (1744-1718), maire de Toulouse, doyen de la Faculté des Sciences de Toulouse, reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1806 ; Alexandre Louis Charles André Dumège (1780-1862), reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1836 ; Louis Pierre Marie François Baour-Lormian (1772-1854), reçu à l'Académie française en 1824 ; Abbé Gabriel Joseph Alexandre Jamme (1766-1843), professeur en théologie, conservateur de la Bibliothèque du clergé, ohanoine de la métropole, reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1806 ; Laurent Angliviel de La Beaumelle (1726-1773), homme de lettres, contempteur de Voltaire, protecteur de Joseph Pilhes « La Beaumelle » (1740-1832), reçu à l'Ac. des Jeux floraux en 1807. Pour d'autres renseignements sur les écrivains sus-cités, cf. Alex Duboul, Les deux siècles de l'Académie des Jeux floraux, tome 2, Toulouse, Privat, 1901. Raymond Dominique Ferlus (1757-1840), religieux de la congrégation des Doctrinaires, a été le professeur d'Auguste de Labouisse à l'École de Sorèze. Cf. Christine Belcikowski, Auguste Labouisse-Rochefort et la Société philotechnique de Castelnaudary. 8. Une figure oubliée. De 1810 à 1830. Jean François Cailhava de l'Estandoux (1730-1813), auteur drmatique, poète, critique, a été reçu à l'Académie française en 1797. Cf. Christine Belcikowski, Auguste Labouisse-Rochefort et la Société philotechnique de Castelnaudary. 7. Une figure oubliée. De 1808 à 1810.↩︎

  41. Satires contre l'Athénée de Toulouse, etc., p. 14.↩︎

  42. Ibidem, p. 25.↩︎

  43. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 363.↩︎

  44. Ibidem, p. 364.↩︎

  45. Ibid., p. 365.↩︎

  46. Charlotte Émilie d'Abbadie de Livron, née le 5 août 1778 à Bordeaux, fille d'Ignace d'Abbadie de Livron, major des carabiniers (1729-1790) et de Jeanne Françoise Marie Sophie Gilet de La Caze ; mariée le 2 janvier 1798 à Denis Charles Henri Gauldrée de Boilleau de Lacaze, député des Landes (1773-1830).↩︎

  47. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 366-367.↩︎

  48. Antoine Bertin, dit le chevalier Bertin, officier militaire et poète, né en 1752 à Sainte-Suzanne (La Réunion), mort en 1790 à Saint-Domingue, ami de Parny. Auteur, entre autres, des Les Amours, élégies en trois livres (1773) et d'un Voyage en Auvergne (1777).↩︎

  49. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 367.↩︎

  50. Auguste Creuzé de Lesser, baron de Lesser (1771-1839), poète, auteur dramatique, librettiste et homme politique.↩︎

  51. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 367.↩︎

  52. Jean François de La Harpe (1739-1803), écrivain et redoutable critique, reçu à l'Académie française le 13 mai 1776. Auteur, entre autres, d'un Lycée ou Cours de littérature en 16 volumes (1799).↩︎

  53. La société des Rosati (placée sous l'emblême de la rose) est une société littéraire fondée en 1778 à Arras. Robespierre, encore jeune avocat, a fait partie de cette société et y a commis quelques poèmes. Auguste de Labouisse a fréquenté les Rosati à l'occasion de l'un de ses séjours à Paris.↩︎

  54. M. de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Achille Désauges, 1832, p. 368, 369.↩︎

  55. Ibidem, p. 370.↩︎

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