Lettre écrite par [Jean Meslier] à messieurs les curés de son voisinage

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7 mai 1729. Dernière signature de Jean Meslier dans le registre paroissial d'Étrépigny. AD08. Étrépigny. Baptêmes, mariages, sépultures. 1692-1791. EDEPOT/ETREPIGNY/E 1. Vue 100.

On sait 1 qu'en 1729, après fait porter au greffe de Sainte Ménéhould, lieu de juridiction d'Étrépigny, à l'officialité de l'archevêché de Reims, et à l'hôtel de ville de Mézières, trois exemplaires scellés du Mémoire des Pensées et des sentiments de J... M... Pre... c... d'Estrep.y et de Bal..., Jean Meslier laisse chez lui, avant de mourir, deux lettres, l'une, signée « J. M., C. d'Est. », adressée « à Monsieur le Curé de *** à *** », l'autre, insérée dans la première, signée « J. M., Cu. d'Estrpgy. », adressée à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous autres semblables messieurs leurs confrères ».

I. Lettre adressée « à Monsieur le Curé de *** à ***

Le nom du destinataire de cette première lettre demeure ignoré, aujourd'hui encore. Jean Meslier semble avoir délègué à ce destinataire inconnu le soin de transmettre la seconde de ses deux lettres à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous autres semblables messieurs leurs confrères » .

« Monsieur,

Me voyant, comme je crois, proche de la fin de mes jours et n'ayant par conséquent bientôt plus rien à ménager pour le monde, je ne crois plus devoir maintenant faire encore difficulté de dire la vérité, et je suis bien aise pour le bien public de rendre au public même, et particulièrement à tous Messieurs nos confrères, raison des pensées et des sentiments dans lesquels j'ai vécu. C'est dans cette vue et sous votre bon plaisir, si vous le voulez bien, Monsieur, que je vous adresserai celle-ci, avec la présente incluse que je vous prie de vouloir communiquer aussi de votre côté à Messieurs nos confrères, afin que vous en soyez les premiers informés et que vous puissiez, si vous le jugez à propos, en conférer ensemble et en faire tel jugement que bon vous semblera.

Je ne sais pas bien ce que vous en penserez, ni ce que vous en direz, non plus que ce que vous direz de moi, de m'avoir mis telle pensée en tête et tel dessein dans l'esprit. Vous regarderez peut-être ce projet comme un trait de folie et de témérité en moi, mais tel jugement que vous en puissiez faire, et même si désavantageusement que vous puissiez juger de moi et de ce mien procédé, je puis sûrement dire que la vérité subsistera toujours en elle-même telle qu'elle est, parce qu'elle ne dépend point de la volonté des hommes ni des jugements qu'ils en peuvent faire. C'est à eux de se conformer à elle et de se régler sur elle, et non à elle de se former ni de s'accommoder à leur fantaisie, car cela ne se peut nullement faire. [...].

Il y a un de nos prétendus saints prophètes qui prononce un anathème, je veux dire malheur et malédiction contre ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal ; qui font les ténèbres lumière et la lumière ténèbres, et qui font l'amer doux, et le doux amer. Vae qui dicitis malum bonum et bonum malum ; ponentes tenebras lucem et lucem tenebras ; ponentes amarum in dulci et dulci in amarum 2.

S'il y avait sujet, Monsieur, de craindre l'accomplissement d'une telle prétendue prophétie, vous seriez bien tous, tant que vous êtes, en danger d'encourir la malédiction dont elle menace, puisqu'il faut suivant les principes et les maximes de votre religion, que vous appeliez souvent le mal bien, et le bien mal ; que vous fassiez souvent les ténèbres lumière et la lumière ténèbres ; et que vous fassiez souvent l'amer doux, et le doux amer, comme dit ce prophète. Et c'est pour cela même que j'ai toujours haï et détesté, et que j'ai mille et mille fois maudit dans le cœur les vaines et abusives fonctions de ce notre vain et faux ministère. Mais comme on ne voit guère d'effets de ces sortes de malédictions dans ceux qui mériteraient le plus de les encourir, c'est ce qui fait aussi qu'on ne les appréhende guère, et qu'on ne fait guère difficulté maintenant d'appeler le mal bien, ni le bien mal ; ni guère difficulté de faire les ténèbres lumière, ni la lumière ténèbres ; non plus que de faire l'amer doux, et le doux amer. Mais quoique ceux qui mériteraient le plus d'encourir les malédictions dont parle ce prophète ne les encourent pas toujours, ils ne sont certainement pas pour cela moins dignes de les encourir et ils ne sont pas pour cela moins dignes de blâme et de reproche. C'est ce qui devrait bien, Monsieur , vous y faire tous sérieusement penser, puisque la vérité et la justice doivent toujours être le principal but de vos intentions.

Ce ne serait point à faire à moi, Monsieur, à vous dire ni à vous représenter telles choses. Cela devrait venir d'un plus grand génie et même d'une personne de plus grande autorité, et de plus grande considération que je ne suis, je l'avoue, et je le souhaiterais bien ainsi, parce que cela ferait beaucoup plus d'effet et d'impression dans l'esprit des hommes ; mais puisque personne ne s'avise de le dire, permettez s'il vous plaît, Monsieur, ou du moins souffrez paisiblement s'il vous plaît que je le dise, pour accomplir en quelque façon cette parole d'un autre de nos prophètes, qui dit que la vérité sortira de la terre : Veritas de terra orta est 3. Car elle sortira effectivement de la terre si elle sort de ma bouche, puisque je ne suis effectivement que terre.

Mais il faudrait encore, suivant la même parole de ce prophète, que la justice regardât du ciel, et non seulement qu'elle regardât mais qu'elle descendît même aussi du ciel, pour mettre tous les hommes dans une juste subordination et établir parmi eux un doux et paisible gouvernement, sans quoi les pauvres peuples n'ont qu'à s'attendre à être toujours misérables et malheureux dans la vie.

Qu'il en soit ce qui pourra ; le meilleur que j'y sais maintenant pour moi est que je n'y reviendrai plus, dans la vie ; je la quitte volontiers et sans regret, quoique je l'aie passée assez doucement et assez tranquillement selon moi, tant du corps que de l'esprit, si ce n'est le déplaisir que j'ai maintenant de me voir sur le point de perdre entièrement la vue, ce qui me serait beaucoup plus fâcheux que de perdre la vie ; m'estimant d'ailleurs assez heureux de n'avoir pas eu le malheur d'éprouver, comme tant d'autres, la rigueur des maux et des afflictions de la vie. Adieu donc, Monsieur ; je vous la souhaite heureuse et tranquille, et suis le plus humble des vôtres. » 4

II. Lettre adressée à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous autres semblables messieurs leurs confrères »

Faite de la main même de Jean Meslier à destination de « quelques curieux », une copie de cette lettre a appartenu à Jean Bouhier de Savigny (1673-1746), premier président à mortier au Parlement de Bourgogne, et elle subsiste, reliée en maroquin rouge frappé aux armes de Jean François Chartraire de Montigny (1714 ?-1760), trésorier des États de Bourgogne et conseiller au Parlement.

Le texte même de ladite lettre se trouve précédé de quelques pages préliminaires dans lesquelles (cf. infra) Jean Meslier énumère ex abrupto huit preuves de ce que « toutes les religions ne sont que erreurs, illusions, et impostures », puis défend « l'Idée d'un manuscrit sur la Religion », et annonce enfin qu'en matière de « Conclusion de cet ouvrage », « il appelle comme d'abus de toutes les injures et calomnies, de tous les mauvais traitements et de toutes les injurieuses procédures que l'on pourrait faire contre lui après sa mort, et il en appelle comme d'abus au seul tribunal de la droite raison par devant toutes les personnes sages, et éclairées, récusant pour juges dans cette affaire tous ignorants, tous bigots et hypocrites, tous partisans et fauteurs d'erreurs et de superstitions, comme aussi tous flatteurs et favoris de tyrans et tous ceux qui sont à leurs gages et leurs pensionnaires. »

Comme signalé par Jean Meslier, l'ensemble de ces quelques pages constitue la table des matières de la lettre, laquelle table des matières annonce à sa façon celle du Mémoire correspondant.

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La lettre adressée à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous autres semblables messieurs leurs confrères » s'intitule Pensées sur la religion. Elle se trouve assortie du sous-titre suivant : « Toutes les religions ne sont que erreurs, illusions, et impostures. » 5

II.1. Adresse aux prêtres

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Incipit de la Lettre écrite par *** à Messieurs les curés de son voisinage.

« Messieurs,
Vous serez sans doute surpris, et peut-être même plus que surpris, je veux dire fort étonnés quand vous entendrez parler des pensées et des sentiments dans lesquels j'ai vécu et dans lesquels j'aurai même fini mes jours. Mais je suis persuadé aussi, Messieurs, que pour peu que vous vouliez bien chacun de vous faire seulement usage des lumières naturelles de votre esprit et considérer un peu attentivement les raisons qu'il y a de penser et de parler comme j'ai fait touchant les erreurs et les abus qui se voient si communément et si universellement dans le monde, vous reviendrez facilement de votre étonnement à mon égard, et que vous trouverez peut-être même lieu de passer incontinent dans un autre étonnement qui serait beaucoup mieux fondé que le premier ; lequel autre étonnement serait de voir que tant de si grossières erreurs et tant de si mauvais abus aient pu s'établir et se maintenir depuis si longtemps, si puissamment et si universellement dans le monde, sans que personne que l'on sache se soit encore avisé de vouloir désabuser les peuples, ni se déclarer ouvertement contre tant de si détestables erreurs et tant de si méchants abus, quoiqu'il y ait eu dans tous les temps quantité de personnes sages et éclairées qui auraient dû, ce semble, s'y opposer et en empêcher le progrès.

II.2. Exhortation aux prêtres

C'est à vous, Messieurs, qui avez les clés de la science et de la sagesse, de savoir discerner le bien du mal, le vice de la vertu, le vrai du faux et la vérité de l'erreur, du mensonge et de l'imposture. C'est à vous d'instruire les peuples, non dans les erreurs de l'idolâtrie ni dans la vanité des superstitions, mais dans la science de vérité et de justice et dans la science de toutes sortes de vertus et de bonne mœurs. Vous êtes tous payés pour cela ; c'est dans cette intention que les peuples vous fournissent si abondamment de quoi vivre à votre aise, pendant qu'ils ont, eux, bien de la peine de travailler jours et nuits à la sueur de leurs corps pour avoir chétivement de quoi sustenter leur pauvre vie, et ils ne prétendent point vous donner de si bons appointements pour les entretenir dans aucune erreur ni dans aucunes vaines superstitions sous quelque prétexte de religion que ce puisse être ; et vous-mêmes, Messieurs, de votre côté, ce ne doit point être votre intention non plus de vouloir leur enseigner des erreurs, ni de vouloir les entretenir dans des vaines superstitions.

Vous croyez peut-être vous-mêmes aveuglément ce que vous leur faites aveuglément croire ; car, si vous ne croyiez pas, et que nonobstant cela vous voulussiez seulement par des vues de politique ou d'intérêt particulier leur enseigner des erreurs et les entretenir dans des vaines superstitions pour en valoir mieux vous et les vôtres et pour faire d'autant mieux votre profit par ce moyen-là, vous agiriez en cela, non seulement contre la probité, mais aussi contre la fidélité et contre l'amour que vous leur devez, et ils pourraient dans ce cas-là vous regarder, non comme des véritables et fidèles pasteurs, mais plutôt comme des trompeurs et comme des imposteurs ou comme des indignes moqueurs — viri illusores, socii furum, « hommes qui vous moquez, complices des voleurs » 6 —, qui abuseriez de l'ignorance et de la simplicité de ceux qui vous font tant de bien et qui mettent leur confiance en vous ; et cela étant, pardonnez s'il vous plaît, Messieurs, si je le dis ! cela étant, j'oserais dire que vous ne mériteriez pas seulement de voir la clarté du jour ni de manger le pain que vous mangez ; et si ce n'est véritablement pas votre intention de leur enseigner des erreurs ni de les entretenir dans des vaines superstitions, ce n'est sans doute point non plus votre intention d'être vous-mêmes dans aucune erreur, ni de vous entretenir vous-mêmes dans aucunes vaines superstitions ; car je m'imagine que personne n'aimerait à vouloir se tromper soi-même ni à vouloir se laisser tromper, particulièrement en chose de cette nature ; les plus pieux mêmes, les plus dévots, les plus zélés et les mieux intentionnés devraient se sentir émus d'indignation de se voir la dupe, ou les dupes, des erreurs et des superstitions de tant de si vaines et de si fausses religions qu'il y a dans le monde, et cela étant, comme il semble qu'on le doive supposer, examinez donc sérieusement, Messieurs, ce que vous croyez aveuglément et ce que vous faites si aveuglément croire aux autres ; car vouloir se contenter de croire aveuglément, c'est vouloir s'exposer soi-même à l'erreur, c'est vouloir être trompé, et il est impossible de ne pas tomber dans l'erreur en suivant un si évident principe d'erreur et de tromperie. Votre chef ne vous a-t-il pas dit, ou du moins n'a-t-ïl pas dit lui-même à ses premiers disciples, que si un aveugle conduit un autre aveugle, qu'ils tomberont tous deux dans la fosse ? Oui certainement, il l'a dit. Or croire aveuglément, c'est comme si on marchait en aveugle, et ainsi c'est manifestement s'exposer à tomber dans la fosse, c'est-à-dire dans le piège de l'erreur, du mensonge et de l'imposture.

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Pieter Brueghel l'Ancien, La Parabole des aveugles, 1568, Museo Nazionale di Capodimonte, Naples.

Défiez-vous donc, Messieurs, de cette aveugle créance 7 ; défiez-vous de ces premières et aveugles impressions que vous avez reçues de votre naissance et de votre éducation. Prenez les choses plus à fond. Remontez jusques à la source de tout ce que l'on vous a fait aveuglément croire. Pesez bien les raisons qu'il y a de croire ou de ne pas croire ce que votre religion vous enseigne et vous oblige si absolument à croire. Je m'assure que si vous suivez bien les lumières naturelles de votre esprit, vous verrez au moins aussi bien et aussi certainement que moi que toutes les religions du monde ne sont que des inventions humaines, et que tout ce que votre religion vous enseigne et vous oblige de croire comme surnaturel et divin n'est dans le fond qu'erreur, que mensonge, qu'illusion et imposture. J'en ai donné des preuves claires et évidentes et elles sont aussi démonstratives qu'il y en puisse avoir dans aucun genre de science, je les ai rédigées par écrit et je les ai consignées au greffe de la justice de cette paroisse pour servir de témoignage de vérité au public si bon lui semble.

Pourra qui voudra voir là ce qui en est, et pourvu qu'on les y laisse ; car ce n'est point l'ordinaire de la politique de notre France, de souffrir que les écrits de cette nature deviennent publics, ni qu'ils demeurent entre les mains des peuples, parce qu'ils leur feraient trop clairement voir l'abus qu l'on fait d'eux, et l'indignité et l'injustice avec laquelle on les traite. Mais plus on défend de lire et de publier ces sortes d'écrits, plus il faudrait les lire et les publier partout afin de confondre d'autant plus les erreurs, les superstitions et la tyrannie : confundantur omnes facientes vana 8.

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Magna Diana Ephesiorum, in Religions de l'antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques / par Frédéric Creuzer, tome 4, partie 2, Paris, Cabinet de lecture allemande de J.-J. Kossbuhl, 1841, planche 88.

Il ne s'agit point dans cette occasion-ci, Messieurs, d'invectiver contre moi, ni de faire comme ces idolâtres Ephésiens, qui en pareilles circonstances réclamaient avec animosité leur Grande Diane d'Ephèse, Magna Diana Ephesiorum 9. Il ne s'agit point de fulminer contre moi des anathèmes ni d'en venir aux injures ni à la calomnie ; cela ne vous conviendrait point, et cela ne ferait point dans le fond votre cause meilleure, ni la mienne plus mauvaise. Mais il s'agit, ou plutôt il s'agirait d'examiner sérieusement mes raisons et mes preuves, il s'agirait de voir si elles sont véritablement solides et convaincantes, si elles sont bien fondées ou si elles ne le sont pas. En un mot, il s'agit de savoir si ce que j'ai dit est vrai, ou s'il est faux ; c'est ce qu'il faudrait examiner sans passion et sans prévention, comme aussi sans rien falsifier de ce que j'ai dit ou écrit.

Et si, après en avoir fait un sérieux examen, vous trouvez que je dise effectivement vérité, et que mes raisons et mes preuves soient véritablement solides et convaincantes, et même démonstratives comme je le prétends : ce serait à vous, Messieurs, de prendre et de soutenir généreusement, mais prudemment néanmoins, le parti de la vérité, en faveur de la vérité même et en faveur des peuples qui gémissent, comme vous le voyez tous les jours, sous le joug insupportable de la tyrannie et des vaines superstitions. Omnis creatura ingemiscit et ipsi nos ingemiscimus atque in hoc ingemiscimus gravati [« Toute créature en gémit, et nous en gémissons nous-mêmes, et nous gémissons de ce poids »] 10.

Et si vous n'osez non plus que moi vous déclarer ouvertement pendant votre vie contre tant de si détestables erreurs et tant de si pernicieux abus qui régnent si puissamment dans le monde, vous devez au moins demeurer maintenant dans le silence, et vous déclarer au moins à la fin de vos jours en faveur de la vérité.

Mais si au contraire vous prétendez encore que je sois moi-même dans l'erreur , que je n'aie pas dit vérité, et que mes raisons et mes preuves ne soient pas solides et convaincantes, c'est à vous de les réfuter et d'en faire manifestement voir la fausseté ou la faiblesse, et c'est ce qu'il faut faire voir, non par des raisons vaines, et frivoles, comme sont celles que l'on a coutume d'alléguer en cette occasion, mais par des raisons qui soient au moins aussi claires, aussi fortes, aussi convaincantes et aussi démonstratives que sont celles dont je me suis servi pour combattre ces erreurs et ces abus dont j'ai parlé.

Sinon, et à faute de ce faire, il faut nécessairement reconnaître que vous êtes dans l'erreur et que vous enseignez des erreurs, car si la vérité était de votre côté, les raisons aussi, et les preuves ne pourraient manquer non plus d'être plus fortes, et plus convaincantes de votre côté que de l'autre, suivant cette maxime du livre de la Sagesse même qui dit que la malice ne peut vaincre la sagesse, ni par conséquent l'erreur vaincre la vérité, sapientiam non vincit malitia 11.

Si cette maxime est véritable, c'est particulièrement dans cette occasion-ci, Messieurs, que la sagesse doit vaincre la malice, et que la vérité doit vaincre l'erreur et le mensonge, de sorte que si vos raisons, et vos preuves ne sont pas au moins aussi claires, aussi sûres, aussi convaincantes et aussi démonstratives que celles dont je me suis servi pour prouver tout ce que j'ai avancé il faut nécessairement, comme j'ai dit, reconnaître que vous êtes dans l'erreur, et que vous enseignez des erreurs. Et si vous reconnaissez que ce sont effectivement des erreurs et des abus, il faut désabuser les peuples et tâcher de les délivrer de la tyrannique domination des riches, des nobles et des grands de la terre, aussi bien que des erreurs et des vaines superstitions des religions, qui ne servent qu'à troubler vainement le repos de leur esprit et à les empêcher de jouir tranquillement des biens de la vie, et à les tenir d'autant plus misérablement captifs sous cette tyrannique domination des riches et des grands de la terre, et à la place de ces erreurs, de ces abus et de ces vaines superstitions de la religion, aussi bien qu'en la place des lois tyranniques des princes et des rois de la terre, il faut établir partout des lois et des règlements conformes à la droite raison, à la justice et à l'équité naturelle, auxquelles lois et règlements personne ne pourrait pour lors raisonnablement faire difficulté de se soumettre, puisque la raison est de tous les temps et qu'elle est commune à tous les hommes, c'est-à-dire à tous les peuples et à toutes les nations de la terre, qui ne demanderaient peut-être pas mieux que suivre les règles de la droite raison et de la justice naturelle, et ce serait peut-être là aussi le seul véritable moyen de réunir heureusement tous les esprits des hommes, et de faire cesser toutes ces sanglantes, toutes ces cruelles et toutes ces funestes divisions que la différence de religion et que l'ambition et l'intérêt particulier des princes et des rois de la terre font naître si souvent et si mal à propos entre eux. Ce qui leur procurerait partout une abondance inestimable de paix et une abondance inépuisable de tous les biens qui pourraient les rendre parfaitement heureux et contents dans la vie s'ils savaient en bien user.

C'est à faire aux sages à donner aux autres les règles et les instructions de la véritable sagesse, qui doit également s'éloigner de toutes erreurs et de toutes superstitions comme de tous vices et de toutes méchancetés, et qui doit apprendre aux hommes à faire un bon usage de toutes choses. De qui, Messieurs, de qui les peuples recevront-ils ces règles et ces instructions de la véritable sagesse, si ce n'est de vous ?

Ce ne sera point par exemple de ces hommes mous et efféminés, qui ne s'attachent qu'aux plaisirs des sens, car l'homme animal est charnel, comme dit notre Saint Paul, n'aperçoit point ou ne comprend point les choses de l'esprit, et ne saurait même les comprendre ; comment les enseignerait-il aux autres ? Animalis homo non percipit ea quae sunt spiritus [L'animal humain ne perçoit pas les choses qui sont propres à l'Esprit (de Dieu)] 12.

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Portrait de Charles VII, roi de France, en 1744, par Jean Fouquet, musée du Louvre.

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Portrait de Philippe de Commines (1447-1511) par Jacques Le Boucq (1520–1573), dans le Recueil d'Arras, Bibliothèque municipale d'Arras.

Ce ne sera point non plus de ces riches, ni de ces nobles et de ces grands de la terre qui veulent toujours dominer impérieusement partout et qui, à la faveur des erreurs et des superstitions de la religion, aggravent et appesantissent tous les jours de plus en plus le joug de leur tyrannique domination. Voyez par exemple comme la tyrannie de nos rois est augmentée, et jusques à quel point elle est montée depuis le règne de Charles VII où elle faisait déjà pitié, comme dit le sieur de Commines dans ses Mémoires, jusques au temps où nous sommes ! Et si cela continue, que deviendront les peuples ? Il ne leur restera plus de quoi sustenter une misérable vie et ils seront à la fin contraints de se soulever et de faire comme ces malheureux vaincus qui ne trouvent plus de salut que dans le désespoir, dernière ressource des malheureux : Una salus victis nullam sperare salutem [« L'unique salut des vaincus est de n'espérer aucun salut »] 13. Ainsi ce ne sera point de ces orgueilleux et superbes tyrans que les peuples recevront les véritables règles et instructions de la sagesse dont je parle.

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Portrait du cardinal François de Mailly Nesle (1658-1720), archevêque d'Arles, puis archevêque-duc de Reims, pair de France.

Ce ne sera point non plus de ces pédants et ambitieux Messieurs les Evêques et Prélats, qui se feraient volontiers adorer sur terre, puisque c'est sur le fondement même de ces erreurs, de ces abus et de ces superstitions-là que toute leur grandeur est fondée, et qu'elle serait anéantie si ces erreurs et ces superstitions-là venaient une fois à prendre fin.

Vous n'avez pas tant de sujet, Messieurs, de craindre un tel inconvénient pour vous : 1° parce que, quand un tel changement arriverait, votre chute, si chute était, ne venant point de si haut, ne serait par conséquent point si rude que celle de ces Messieurs dont je parle, qui seraient grandement étourdis s'ils se voyaient tomber de si haut ; 2° parce qu'étant nécessaire qu'il y ait dans toutes les républiques et dans toutes les communautés bien réglées des personnes sages et éclairées pour instruire les autres dans les sciences naturelles, et dans les bonnes mœurs, et pour déraciner entièrement les erreurs et les superstitions, vous seriez si vous vouliez très propres à cet emploi, et par ce moyen vous pourriez toujours tenir un rang très considérable parmi les hommes ; et vous pourriez de ce côté-là regagner avec honneur ce que vous perdriez de l'autre.

C'est à quoi Messieurs les magistrats et tous autres officiers de la police ne devraient nullement s'opposer ; au contraire ils devraient plutôt y donner volontiers les mains, parce qu'ils devraient eux-mêmes être bien aise de se voir délivrés aussi bien que les autres du joug tyrannique de la domination des grands et du joug insupportable des erreurs et des superstitions.

C'est donc de vous particulièrement, Messieurs, que les peuples doivent recevoir ces règles et ces instructions de la véritable sagesse, qui consiste à s'éloigner de toutes erreurs et de toutes superstitions, aussi bien qu'à s'éloigner de tous vices et de toutes méchancetés, et par conséquent vous devez leur dire la vérité et ne pas aimer à les entretenir dans des erreurs et dans des vaines superstitions, ni à les voir fouler et tyranniser, comme ils le sont tous les jours, par les riches, par les nobles et les grands de la terre.

Il y a assez longtemps que les erreurs et les vaines superstitions régnent dans le monde, il y a assez longtemps que la tyrannie y règne ; il serait dorénavant temps d'y mettre fin. Vos prétendus saints prophètes ont dit que les idoles prendraient fin, qu'elles cesseraient de paraître, qu'elles seraient entièrement détruites, et que même les noms des idoles seraient entièrement bannis de la terre, et par conséquent aussi qu'il n'y aurait plus d'idolâtrie. Cessabunt idola vestra [« Vos idoles finiront »], dit un prophète ; disperdam simulacra et cessare faciam idola [« Je détruirai les statues et je ferai disparaître les idoles ». Idola penitus conterentur [« Les idoles seront pulvérisées »]. Disperdam nomina idolorum de terra [« J'abolirai de la terre les noms des idoles »]. 14

Il y a longtemps, Messieurs, que ces prétendues prophéties auraient dû être accomplies ; si vous dites qu'elles se trouvent accomplies parmi vous, que vous n'êtes point des idolâtres, et que vous n'adorez point d'idoles, il est facile de vous convaincre du fait, puisque vous adorez effectivement des faibles petites images de pâte et de farine, et que vous honorez les images de bois et de plâtre et les images d'or et d'argent comme font les idolâtres.

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Détail d'une fresque de Simone Martini (1284–1344) dans l'église inférieure de Saint François d'Assise.

II vous serait glorieux, Messieurs, de faire cesser toutes ces idolâtries et de faire voir dans nos jours l'accomplissement de tout ce qui aurait été si bien prédit touchant la destruction de toutes ces vaines idoles. Il vous serait glorieux de détruire partout ce détestable régne d'erreurs et d'iniquités, et d'établir en sa place le doux et paisible règne de la vérité et de la justice.

Faites donc si vous pouvez, Messieurs, ce plaisir aux peuples : vous y êtes obligés par toutes sortes de devoirs naturels ; vous êtes, dites-vous, les pasteurs des peuples : ils sont donc, eux, vos ouailles ; ils sont d'ailleurs vos parents, vos proches, vos alliés et vos amis ; ils sont tous vos bienfaiteurs, puisque c'est d'eux que vous tirez toute votre subsistance ; ils sont vos semblables et vos compatriotes ; ce sont là autant de puissants et pressants motifs qui doivent vous porter à prendre fortement leur parti. Joignez-vous donc à eux, pour les délivrer et pour vous délivrer vous-même de tout esclavage, donnez-leur cette joie ; c'est le plus grand bien que vous puissiez jamais leur faire.

Il ne s'agirait pas pour cela à votre égard de prendre les armes à la main : vous en feriez certainement plus, paisiblement, par vos prudents avis, par vos sages conseils et par vos doctes écrits, que vous ne feriez tumultuairement par les armes. Il vous serait facile de désabuser les peuples, si vous suiviez seulement les lumières naturelles de la droite raison, sans plus vous arrêter vainement à la bigoterie ni aux superstitions de votre fabuleuse religion. La plupart des peuples entrevoient déjà assez d'eux-mêmes les erreurs et les abus dont on les entretient, ils n'ont besoin à cet égard que d'un peu d'aide et d'un peu plus de lumières pour en voir clairement la vanité et pour s'en délivrer entièrement l'esprit. Mais ils ont bien plus besoin d'aide et surtout de bonne union et de bonne intelligence entre eux, pour se délivrer de la puissance tyrannique des grands de la terre, et c'est à cette bonne union et à cette bonne intelligence entre eux qu'il faudrait les exhorter.

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L'école du Prêtre, estampe d'Olivier Perrin, in Galerie des moeurs, usages et costumes des Bretons de l'Armorique / L.Mareschal, Paris, L.-P. Dubray, Imprimeur de l'Académie Celtique, 1808.

Vous les entretenez, Messieurs, d'une prétendue délivrance, et d'une prétendue rédemption spirituelle de leurs âmes, faite, dites-vous, par les mérites infinis de la mort et passion de votre bon divin Jésus crucifié : mais ils ont besoin d'une bien plus réelle, et d'une bien plus véritable délivrance que celle là. C'est les amuser et les abuser que de les entretenir seulement, comme vous faites, d'une telle prétendue délivrance ou rédemption qui n'est qu'imaginaire et dont même vos prétendus saints prophètes n'ont jamais prétendu parler, lorsqu'ils annonçaient à leurs peuples que Dieu les délivrerait de leurs captivités et qu'il leur enverrait un si puissant rédempteur.

La véritable délivrance, ou rédemption, dont les peuples ont besoin et dont même les susdits prétendus saints prophètes entendaient parler, est celle qui les délivrera, ou qui devrait les délivrer de tout esclavage, de toutes idolâtries, de toute superstitions et de toutes tyrannies, pour les faire vivre heureusement sur la terre en justice et en paix, dans l'abondance de tous biens. C'est d'une telle délivrance, Messieurs, c'est d'une telle rédemption que les peuples ont besoin, et non pas d'une rédemption imaginaire comme celle dont vous les entretenez. Le vrai péché originel pour les pauvres peuples est de naître, comme ils font, dans la misère, dans la dépendance et sous la tyrannie des grands : il faudrait les délivrer de ce détestable et maudit péché.

Vous vous amusez, Messieurs, à interpréter et à expliquer figurativement, allégoriquement, et mystiquement, des vaines écritures que vous appelez néanmoins saintes et divines. Vous leur donnez tel sens que vous voulez, vous leur faites dire tout ce que vous voulez par le moyen de ces beaux prétendus sens spirituels et allégoriques que vous leur forgez et que vous affectez de leur donner, afin d'y trouver et d'y faire trouver des prétendues vérités qui n'y sont point et qui n'y furent jamais. Mais dans le fond, qu'est-ce que sont toutes ces belles figures et toutes ces belles interprétations spirituelles, allégoriques et mystiques que vous faites ainsi de vos Écritures ? Ce ne sont, comme dit le Docteur Saint Jérôme dans son épître à Paulin [de Nole], que des puérilités vaines, et des mômeries semblables à celles que font des joueurs de farces et de comédies : puerilia sunt haec, dit-il, et circulatorum ludo similia 15. Je dirais même si j'osais, que vous faites en quelque façon en cela comme ces prétendus sages dont parle notre Saint Paul, qui s'évanouissent, dit-il, qui s'égarent et qui se perdent dans la vanité de leurs pensées et qui, se croyant sages, deviennent fous. Evanuerunt in cogitationibus suis, dicentes enim se esse sapientes stulti facti sunt 16. Ainsi c'est manifestement vouloir se tromper et s'aveugler soi-même que de vouloir interpréter ainsi et expliquer si vainement des Ecritures.

Vous vous amusez encore à disputer entre vous sur des vaines questions de grâce efficace, ou de grâces suffisantes, et sur quantité d'autres semblables vaines questions de votre religion, que votre Saint Paul lui-même appelle des folles questions et de folles disputes, stultas quaestiones et contentiones et pugnas legis 17. Vous disputez là-dessus avec chaleur, les uns pour un parti, les autres pour un autre ; c'est dans le fond une plus grande folie que celle de ceux-là qui disputaient pour l'ombre d'un âne, de asini umbra contendunt, et personne de vous ne fait attention aux erreurs et aux superstitions grossières que cette religion vous enseigne, quoique ce soit de ces erreurs et de ces idolâtries-là même, aussi bien que de toutes les tyrannies des princes et des rois, que procèdent tous les maux qui désolent la terre ; et qui la désolent, comme dit un prophète , parce que on n'y prend pas garde et que personne n'y pense : desolatione desolata est omnis terra quia nullus est qui recogitet corde [« La terre toute entière est dans la désolation de la désolation, parce qu'il n'y a personne qui ait le cœur attentif à Dieu »] 18.

Vous exercez aussi, Messieurs, votre zèle à déclamer et à invectiver contre les vices des peuples et même contre les moindres fautes, contre les moindres défauts et contre les moindres dérèglements que vous voyez en eux ; vous en exagérez excessivement la grièveté et l'énormité ; vous les menacez terriblement des châtiments de Dieu et des supplices éternels d'un enfer effroyable qui n'est point, et vous ne dites rien contre les voleries publiques, ni contre les injustices criantes de ceux qui gouvernent les peuples, qui les pillent, qui les foulent, qui les ruinent, qui les oppriment, et qui sont la cause de tous les maux et de toutes les misères qui les accablent. Vanité, vanité, sotte vanité que celle-là.

C'est principalement, Messieurs, contre les erreurs de l'idôlatrie et contre les superstitions des religions aussi bien que contre les voleries publiques et contre les injustices criantes du gouvernement tyrannique que vous devriez vous opposer, puisque ces erreurs et que ces injustices-là sont, comme il est dit même dans vos saintes Ecritures, la source, l'origine, la cause, le commencement et la fin, c'est-à-dire le comble de tous les maux qui se voient dans le monde, infandorum enim idolarum cultura omnis mali causa et initium et finis [«  le culte des idoles muettes est le commencement, la cause et le comble de tout mal »] 19, et par conséquent c'est aussi contre toutes ces détestables erreurs et contre toutes ces détestables injustices et tyrannies que vous devriez principalement exercer votre zèle.

J'étais bien aise de dire tout ceci avant de mourir, et je ne devais moins faire que de le dire, puisque la chose est ainsi, et que je ne vois personne qui le dise ; si vous m'en blâmez, je le dis franchement, je m'en soucie peu, d'autant que c'est pour la justice et pour la vérité même que je parle. J'aurais à la vérité volontiers, Messieurs, l'honneur de votre approbation en ceci, je serais volontiers votre ami et ami de tous les honnêtes gens, mais plus volontiers encore ami de la justice et de la vérité, comme celui qui disait : amicus Plato, amicus Aristoteles, magis autem amica veritas [« Platon est mon ami, Aristote est mon ami, mais la vérité est mon amie plus encore »].

Et si vous m'en trouvez louable, je ne pense pas à m'en glorifier, et n'attends pas que vous me fassiez là-dessus aucuns compliments ni aucuns reproches, ni même que vous me fassiez aucune réponse, car je m'en vais bientôt quitter pays, et je dois même partir, c'est-à-dire finir mes jours auparavant que la présente vous soit rendue ; ce pourquoi, si vous avez quelques réponses à y faire, adressez-là au public ; il se trouvera peut-être quelqu'un dans le public qui prendra si besoin est la défense de ma cause, ou plutôt la défense même de la cause du public ; car ce n'est point de moi ni de mon intérêt particulier qu'il s'agit dans cette affaire, ou dans cette occasion-ci ; il ne s'y agit que du maintien de la vérité, et du rétablissement du bien et de la liberté publique, cause pour laquelle chacun devrait se sacrifier.

Que le public donc défende sa cause si bon lui semble, et comme bon lui semblera, pour moi, il me suffit d'en avoir dit ma pensée ; je n'y prendrai plus aucune part, mon temps va être fait ; ainsi il ne me reste plus maintenant, Messieurs, qu'à vous dire un dernier adieu ; après lequel, si vous jugez encore à propos de me dire un dévot, requiescat in pace, je souhaite qu'il retourne entièrement sur vous ; car pour moi, je ne saurai plus lors ce que c'est de repos ni de paix, ni ce que c'est de bien ni de mal. Il faut vivre pour le savoir ; les morts n'en savent plus rien, c'est erreur de s'imaginer le contraire, et cela étant, il est fort inutile de s'inquiéter pour eux, il est inutile de les prier et inutile à moi, Messieurs, de vouloir maintenant m'acquitter envers vous d'aucun devoir de civilité, et même de celui de me dire, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur.

II.3. Pensées sur la religion. Retour aux pages préliminaires

Dans les dix premières pages de ses Pensées sur la religion, Jean Meslier, comme indiqué plus haut, annonce de façon programmatique ce qui fait la matière de sa lettre à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous autres semblables messieurs leurs confrères », puis celle de son Mémoire des Pensées et des sentiments de J... M... Pre... c... d'Estrep.y et de Bal... sur une partie des abus et des erreurs de la conduite et du gouvernement des hommes, où l'on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les Religions du monde, pour être adressé à ses Paroissiens après sa mort, et pour lui servir de témoignage de vérité à eux et à tous leurs semblables. In testimonium illis et gentibus.

II.3.1. Jean Meslier liste ainsi d'emblée et détaille par endroits huit preuves de ce que « toutes les religions ne sont que erreurs, illusions, et impostures ».

Première preuve. De la vanité et de la fausseté des Religions, tirée de leur origine. Elles sont inventées par les hommes. Raisons pourquoi les Politiques se servent des erreurs et des abus des Religions [...].

Deuxième preuve. De la vanité et fausseté des Religions, tirée de la nature de la foi qui en est le fondement. La foi qui est une créance aveugle et qui sert de fondement à toutes les Religions, n'est qu'un principe d'erreur, d'illusion et d'imposture. Faiblesse et vanité des prétendus motifs de crédibilité pour établir les vérités des Religions. Incertitude des Évangiles. Contradictions des Évangiles. Les prétendus miracles qui y sont rapportés ne sont pas véritables [...].

Troisième preuve. De la vanité et de la fausseté des Religions, tirée de la vanité et de la fausseté des prétendues visions et révélations divines. Folie des hommes d'attribuer à Dieu l'institution des cruels et barbares sacrifices des créatures, et de croire que ces sortes de sacrifices lui soient agréables. Origine des sacrifices. Du prétendu commandement que Dieu avait fait à Abraham de lui sacrifier son fils. Vanité et fausseté des prétendues promesses faites de la part de Dieu aux Anciens Patriarches, Abraham, Isaac et Jacob.

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Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage (1571–1610), Le sacrifice d'Isaac, détail, circa 1603, Galerie des Offices, Florence.

Quatrième preuve. De la fausseté des Religions, tirée de la fausseté des prétendues prophéties de l'ancien Testament. Vanité et fausseté des sens spirituels allégoriques et mystiques que nos christicoles donnent à leurs prétendues Écritures Saintes, et aux promesses et Prophéties qui y sont contenues.

Cinquième preuve. De la vanité et fausseté de la Religion chrétienne, tirée des erreurs de sa doctrine et de sa morale.
1. Erreur de sa doctrine touchant la Trinité d'un seul Dieu en trois personnes [...].
2. Erreur touchant l'incarnation d'un Dieu fait homme.
Quel était l'esprit et le personnage de J. C. ?
Quelles étaient ses prétentions et ses discours ?
Le Christianisme n'était dans son commencement qu'un vil et méprisable fanatisme.
3. Erreur de doctrine ; idolâtrie et adoration des Dieux de pâte et de farine dans leur prétendu Saint Sacrement [...].
4. Erreur touchant la création et le péché d'un premier homme.
5. Erreur touchant la prétendue injure et offense que le péché fait à Dieu, touchant sa prétendue colère et indignation, et touchant la prétendue punition temporelle et éternelle qu'il en ferait.

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Version la plus anciennement connue du Scutum Fidei [bouclier de la foi], figure des liens qu'entretiennent, dans la doctrine de la Sainte Trinité, le Père (Pater), le Fils (Filius) et le Saint-Esprit (Spiritus Sanctus). Manuscrit de Pierre de Poitiers, circa 1210, British Library. « Erreur de sa doctrine touchant la Trinité d'un seul Dieu en trois personnes [...] », dit Jean Meslier.

Sixième preuve. De la vanité et fausseté de la Religion chrétienne, tirée des abus, des vexations injustes, et de la tyrannie des Grands, qu'elle souffre et qu'elle autorise.
1. Abus, touchant cette grande et énorme disproportion d'États et conditions des hommes, qui sont tous égaux par nature.
Origine de la noblesse.
2. Abus, de souffrir et d'autoriser toutes sortes d'États et de conditions de gens fainéants, et dont les emplois et les occupations ne sont d'aucune utilité dans le monde, et dont même plusieurs ne servent qu'à fouler, qu'à piller, à ruiner et opprimer les autres.
De souffrir et d'autoriser tant d'Ecclésiastiques, et surtout tant de Moines, fainéants et inutiles.
De souffrir qu'ils possèdent de grandes richesses, quoiqu'ils fassent des vœux de pauvreté.
De souffrir tant de Moines mendiants qui pourraient travailler et gagner honnêtement leur vie.
3. Abus, que les hommes s'attribuent chacun en leur particulier les biens de la terre, au lieu de les posséder et d'en jouir tous en commun ; d'où naissent dans le monde des maux et des misères à l'infini.
4. Abus, touchant les vaines et injurieuses distinctions de familles, et des maux qui en procèdent.
De l'indissolubilité des mariages et des maux qui en viennent.
Des grands biens qui reviendraient aux hommes s'ils vivaient paisiblement tous en jouissant en commun des biens et des commodités de la vie.
La communion des premiers chrétiens anéantie parmi eux.
5. Abus du gouvernement tyrannique des Rois et des Princes de la Terre.
Tyrannie des Rois de France, dont les peuples sont misérables et malheureux.
Origine des tailles et des impôts en France.
Ce que dit un Auteur du gouvernement tyrannique des Rois de France : il n'est pas permis à des Rois de tyranniser des peuples, ni de mettre de leur propre autorité aucun impôt sur eux sans le consentement des États.
Ce que disent les flatteurs des Rois et des Princes sur ce sujet.

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Recueil des plus illustres proverbes divisés en trois livres : le premier contient les proverbes moraux, le second les proverbes joyeux et plaisans, le troisiesme représente la vie des gueux en proverbes ; mis en lumière par Jacques Lagniet, Paris, 1663.

Septième preuve. De la vanité et fausseté de la Religion chrétienne, tirée de la fausseté même de l'opinion des hommes touchant la prétendue existence des Dieux.
Les déicoles ont été enfin obligés de reconnaître la fausseté de la pluralité des Dieux. Ils ne sont pas mieux fondés dans la croyance qu'ils ont de l'existence d'un seul Dieu.
Ni la beauté, ni l'ordre, ni les perfections qui se trouvent dans les ouvrages de la nature ne prouvent nullement l'existence d'un Dieu qui les aurait faits.
D'où vient la première croyance en la connaissance des Dieux ? Idée chimérique que les déicoles se forment de leur Dieu.
Il est inutile de recourir à l'existence d'un Dieu tout puissant pour expliquer la nature et la formation des choses naturelles.
L'être ne peut avoir été créé, le temps ne peut avoir été créé :
pareillement l'étendue, ni le lieu, ou l'espace ne peuvent avoir été créés, ce par conséquent point de Créateur.
La possibilité ou l'impossibilité des choses ne dépend point de la volonté, ni de la puissance d'aucune cause.
Pareillement, les premières et fondamentales vérités ne dépendent d'aucun. La création est impossible, et rien ne peut avoir été créé.
L'être ou la matière, qui ne sont qu'une même chose, ne peut avoir que de lui-même, son existence et son mouvement.
Il est ridicule et absurde de dire qu'un Être qui serait tout puissant et infiniment parfait, n'aurait néanmoins aucune perfection visible ou sensible.
La souveraine béatitude que nos christicoles attendent dans le ciel, ne serait, suivant ce qu'ils en disent, qu'une béatitude imaginaire. Les maux, les misères, les vices et les méchancetés des hommes, font évidemment voir qu'il n'y a point d'Être souverain, infiniment bon, infiniment sage, qui puisse les empêcher.
S'il y avait quelque divinité qui voulût se faire aimer, se faire adorer des hommes, elle ne manquerait pas de se faire au moins suffisamment connaître à eux, ou de leur faire au moins suffisamment connaître ses volontés. Il y a quantité de faux prophètes et de faux miracles.
Sous la conduite et sous la direction d'un Dieu tout puissant, qui serait infiniment bon et infiniment sage, nulle créature ne serait défectueuse, ni vicieuse, ni malheureuse.
Réfutation des arguments des Cartésiens, prétendus démonstratifs pour l'existence d'un Dieu infiniment parfait.
Nous connaissons naturellement l'infini en étendue, l'infini en durée ou en temps, et l'infini en nombre ; et il est impossible que l'étendue, que le temps et que les nombres ne soient pas infinis.
C'est une erreur et une illusion à M. de Cambrai [Fénelon] et à l'auteur de la recherche de la vérité [Malebranche], de vouloir confondre, comme ils font, l'Être infini qui est, avec un prétendu Être infiniment parfait qui n'est point, et illusion à eux de conclure, comme ils font, de l'existence de l'un par l'existence de l'autre.
Il y a plusieurs infinis en un sens ; mais il n'y a, et il ne peut y avoir qu'un seul infini absolu, qui est le tout.
Toutes les choses naturelles se forment et se façonnent elles-mêmes par le mouvement et le concours des diverses parties de la matière qu'ils se joignent, qui s'unissent et qui se modifient diversement dans tous les corps qu'elles composent.
Différence de la formation des ouvrages de la nature, et des ouvrages de l'art, quant à leur formation.
Les Cartésiens, obligés eux-mêmes de reconnaître que les ouvrages de la nature auraient pu se former et se mettre eux-mêmes dans l'état où ils sont par la force des lois naturelles du mouvement des parties de la matière. Et par conséquent ils doivent reconnaître aussi que la matière a d'elle-même son mouvement ; ce qui est néanmoins contre leur propre sentiment.
Faiblesse et vanité des raisonnements de nos déicoles, pour excuser de la part de Dieu les imperfections, les vices et les méchancetés, les défectuosités et les difformités qui se trouvent dans les ouvrages de la nature.

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Estampe extraite de An original theory or new hypothesis of the universe, founded upon the laws of nature, and solving by mathematical principles the general phænomena of the visible creation ; and particularly the via lactea, ouvrage publié par Thomas Wright (1711-1786) à Londres en 1750. Special Collections Research Center, University Of Chicago, QB 42 W93.

Huitième preuve. De la vanité et fausseté des Religions, tirée de la fausseté même de l'opinion qu'ont les hommes de la spiritualité et de l'immortalité de leurs âmes.
Faiblesse et vanité des raisonnements que font les déicoles pour prouver la prétendue spiritualité et immortalité de l'âme.
Réfutation de leurs vains raisonnements.
Sentiments des anciens sur l'immortalité de l'âme.
La pensée, les désirs, la volonté et les sentiments du bien et du mal, ne sont que des modifications internes de la personne ou de l'animal qui pense, qui connaît, ou qui sent du bien ou du mal, et quoique les hommes et les bêtes ne soient composés que de matière ; il ne s'ensuit pas de là que les pensées, les désirs, ni que les sentiments du bien et du mal dussent être des choses rondes ou carrées, comme les Cartésiens se l'imaginent ; et c'est en quoi ils se rendent ridicules ; comme aussi en ce que sur une vaine raison il voudraient priver les bêtes de connaissances et de sentiments ; laquelle opinion est très condamnable.
Ni Moïse ni les anciens Prophètes n'ont pas cru à l'immortalité de l'âme.
Pline [Pline l’Ancien (Côme, 23 apr. J.-C.-79, Stabies, près de Pompéi)], fameux naturaliste, ne l'a pas cru ; son sentiment sur ce sujet.
La nécessité inévitable du mal est une autre espèce de démonstration qu'il n'y a point d'Être souverain qui puisse empêcher le mal.
L'accord de toutes les preuves alléguées sur ce sujet, qui se suivent, qui se soutiennent, et qui se confirment toutes les unes les autres, est une preuve qu'elles sont véritablement solides et assurées !

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Léonard de Vinci, Planche anatomique représentant les ventricules cérébraux, 1508, Schlossmuseum de Weimar. Cf. R. Saban, Les prémices de la Physiologie du cerveau humain, de l'Antiquité à la Renaissance, p. 46 : « Sur cette coupe sagittale, Léonard de Vinci attribue aux deux ventricules latéraux la fonction de perception, au ventricule médian celle du sens commun, au ventricule postérieur la mémoire, et ne figure encore que les cinq paires de nerfs crâniens connus de Galien, mais montre le croisement des nerfs optiques. »

II.3.2. Jean Meslier défend au passage « l'Idée d'un manuscrit sur la Religion », i.e. l'intention qui a présidé à la rédaction du Mémoire des Pensées et des sentiments de J... M... Pre... c... d'Estrep.y et de Bal... déjà envoyé par ses soins au greffe de Sainte Ménéhould, lieu de juridiction d'Étrépigny, à l'officialité de l'archevêché de Reims, et à l'hôtel de ville de Mézières :

« De tous les auteurs modernes qui ont osé attaquer la Religion en général et en particulier, il n'y en a point qui l'ait fait avec autant de force et de clarté que l'auteur de cet ouvrage.
On n'y trouve point des obscurités métaphysiques comme dans Spinoza, dans Hobbes et dans Vanini 20, ni de longues digressions capables de rebuter les trois quarts des lecteurs. Les raisonnements qu'on y trouve sont simples, clairs et suivis. L'érudition qui y règne, y est semée avec beaucoup d'art, et ne lasse jamais l'attention. On peut dire que cet ouvrage est un système complet d'anti-religion, un recueil de ce que les athées et les déistes anciens et modernes ont dit de plus fort contre les créances publiques.
L'ordre qui règne dans tout cet ouvrage montre assez qu'il est le fruit d'une longue étude, et de mûres réflexions sur ces matières : ceux qui cherchent ces sortes d'écrits les auront tous dans celui-ci ; et c'est cet ouvrage qui détermine à en communiquer quelques copies aux curieux. »

II.3.3. Jean Meslier annonce également qu'en matière de « Conclusion de cet ouvrage », « il appelle comme d'abus de toutes les injures et calomnies, de tous les mauvais traitements et de toutes les injurieuses procédures que l'on pourrait faire contre lui après sa mort, et il en appelle comme d'abus au seul tribunal de la droite raison par devant toutes les personnes sages, et éclairées, récusant pour juges dans cette affaire tous ignorants, tous bigots et hypocrites, tous partisans et fauteurs d'erreurs et de superstitions, comme aussi tous flatteurs et favoris de tyrans et tous ceux qui sont à leurs gages et leurs pensionnaires. »

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À Toulouse, place du Salin, « Hommage aux penseurs précurseurs des Lumières, victimes de l'obscurantisme, qui ont étudié ou enseigné à Toulouse ».

Jean Meslier, ainsi qu'observé par Jean Deprun, initiateur de l'édition de référence des Œuvres complètes dudit Jean Meslier, semble s'être proposé en rédigeant sa lettre à « MM. les curés du voisinage d'Étrépigny et tous autres semblables messieurs leurs confrères », « un triple but : faire connaître à ses confrères ses véritables convictions jusque là parfaitement dissimulées ; donner un premier aperçu de ses Mémoires ; inviter les destinataires à en diffuser le contenu et à se faire, à son exemple posthume, ‘‘ généreusement mais prudemment ’’ les instructeurs et les porte-parole du petit peuple des campagnes. En un sens, le terrain aurait pu s'y prêter, le nord de la Champagne et la Flandre française toute proche étant alors travaillés par le jansénisme, et nombreux les cas de curés ‘‘ contestataires ’’ en conflit avec leur évêque sur le plan religieux, et avec l'autorité seigneuriale sur le plan social. Il ne paraît pas que cet appel ait été entendu, ni que les Mémoires ‘‘ adressés à ses paroissiens ’’ leur soit jamais parvenu. » 21.

À suivre...


  1. Cf. Christine Belcikowski, À propos de Jean Meslier, curé de Trépigny et Balève de 1689 à 1729.↩︎

  2. Isaïe 5:26.↩︎

  3. Psaumes 84:12.↩︎

  4. Lettre reproduite par Jean Deprun dans « Appel aux prêtres » in Raison présente, année 1970 13, pp. 21-23.↩︎

  5. Pensées sur la religion. Lettre écrite par [Jean Meslier] à messieurs les curés de son voisinage↩︎

  6. Combinaison des versets 28:14 et 1:23 du livre d'Isaïe.↩︎

  7. « Créance » est à prendre ici au sens de croyance.↩︎

  8. « Que soient confondus tous ceux qui font des choses vaines ».↩︎

  9. Actes des apôtres, 19, 23.↩︎

  10. Combinaison de l'Épître aux Romains en 8, 22 et de l'Épitre aux Corinthiens en Epitre aux Corinthiens en 1, 4.↩︎

  11. Livre de la Sagesse, 7, 30.↩︎

  12. Épître aux Corinthiens, 2, 14.↩︎

  13. Virgile, Énéide, II, 354.↩︎

  14. Ezéchiel, 6, 6 et 30, 13 ; Isaïe, 2, 18 ; Zacharie, 13, 2.↩︎

  15. Saint Jérôme, lettre III.↩︎

  16. Épître aux Romains, I, 21-22.↩︎

  17. Épître à Tite, 3, 9.↩︎

  18. Jérémie, 12, 11.↩︎

  19. Livre de la Sagesse, 14, 27.↩︎

  20. Giulio Cesare Vanini, connu aussi sous le nom de Lucilio Vanini, né en 1585 à Taurisano en Terre d'Otrante, et exécuté pour blasphème, impiété, athéisme, sorcellerie et corruption de mœurs à Toulouse, place du Salin, le 9 février 1619, est un philosophe et naturaliste italien, considéré comme l'une des références du libertinage érudit.↩︎

  21. Jean Deprun, « Appel aux prêtres », in Raison présente, année 1970, 13, p. 9.↩︎

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