Jean Meslier et les Cartésiens. II. Bref panorama de quelques-unes des idées de Nicolas Malebranche

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Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, où l'on traite de la nature de l'esprit de l'homme, et de l'usage qu'il en doit faire pour éviter l'erreur dans les sciences, volume IV, Paris, chez Michel David, 1712. Cette édition fait suite à deux éditions plus anciennes : l'une, parue sans nom d'auteur en 1674-1675, comportait deux volumes ; l'autre, parue en 1700, également sans nom d'auteur, comportait cette fois trois volumes. L'ouvrage, dont la couverture se trouve reproduite ci-dessus, porte un ex-libris de l'ultraroyaliste Louis Pierre Marie Paulin Hippolyte Décadon, marquis de Montcalm-Gozon, officier général et député français, né le 10 septembre 1775 à Saint-Sulpice-sur-Lèze et décédé le 27 février 1857 à Montpellier.

I. De la matière et des corps selon Malebranche

Dans De la recherche de la vérité, son maître ouvrage, Malebranche, qui n'entend pas développer une cosmogonie propre, reprend pour l'essentiel celle de Descartes. Mais à la matière dure, douée de force de repos, et aux grands tourbillons de Descartes, il substitue une matière molle, dénuée de force de repos, et de petits tourbillons, plus propres selon lui à assurer que des « parties » poussées se séparent d’autres, contiguës, sans se perdre dans le mouvement tourbillonnaire.

Chez Malebranche, note Christophe Schmit dans La philosophie naturelle de Malebranche. Inertie, causalité, petits tourbillons, « le mécanisme explicatif d’un phénomène repose en général sur trois étapes : 1° un équilibre global régit le monde ; 2° un élément perturbateur entraîne une « rupture de l'équilibre des petits tourbillons ; 3° cette rupture est l’amorce d’une action des petits tourbillons, l’explication physique étant guidée par la finalité du retour à la situation d’équilibre d’origine.

La "Loi générale" s’interprète comme un différentiel de pressions qui assigne un sens, une direction et une grandeur à l’objet qui la subit. Elle reçoit aussi l’appellation de "principe général de la Physique" stipulant que "tout corps moins pressé d’un côté que d’un autre, se meut jusqu’à ce qu’il le soit également de tous côtés", principe qui entraîne que "toutes les parties de l’univers sont en équilibre ou tendent à s’y mettre" ; ou [ladite "Loi générale" reçoit] encore l’appellation de "loi naturelle" selon laquelle "tout corps se meut vers le côté qu’il est moins pressé". » 1

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Nicolas Malebranche, De la recherche de la Vérité, volume IV, « Sur la Lumière et les Couleurs, sur la génération du Feu et sur plusieurs autres effets de la matière subtile », Éclaircissement XVI, Paris, chez M. David, 1712, pp. 540-542.

Dans l'Éclaircissement XVI fourni en 1712 dans le volume IV de dans De la recherche de la Vérité et intitulé « Sur la Lumière et les Couleurs, sur la génération du Feu et sur plusieurs autres effets de la matière subtile », Malebranche célèbre « la sagesse infinie du Créateur, qui dans la création de l’Univers, a tellement distribué et déterminé le mouvement aux diverses portions de la matière, qu’il en a formé un ouvrage dont toutes les parties ont entre elles une dépendance mutuelle ; un ouvrage qui se conserve et se renouvelle sans cesse uniquement par cette Loi générale et la plus simple qu’on puisse concevoir, que tout corps soit mû du côté vers lequel il est plus pressé, et à proportion qu’il l’est d’avantage [...] Loi qu’a faite et qu’observe exactement le Tout-Puissant dans le cours ordinaire de sa providence générale sur l’arrangement des corps ; non seulement pour faire porter à sa conduite le caractère de ses attributs, dans lesquels il trouvent sa Loi et ses motifs [...], mais encore pour donner aux hommes et aux animaux mêmes des règles certaines pour se conserver et pour se conduire. » 2

« Cette loi, observe encore Christophe Schmit, ne tire pas son efficace de la matière, "substance purement passive" et dont la force la mouvant "n’est rien qui lui appartienne et qui soit en elle", mais du Créateur dont la sagesse implique une généralité, une uniformité et une simplicité d’action à laquelle Il se conforme. Le système résulte ainsi d’une économie générale dans le mode d’action du Dieu en même temps que la loi se caractérise par sa simplicité ; le propos se voit ici associé à l’occasionnalisme et conduit à un discours de nature apologétique. » 3

Concernant le rôle que joue « l'occasion » dans l'efficace des lois par où se manifeste la simplicité essentielle et principale de l'action divine, Malebranche formule cet autre « éclaircissement » encore :

« Dieu fait tout en toutes choses, et rien ne lui résiste. Il fait tout en toutes choses, car ce sont ses volontés qui font et qui règlent tous les mouvements ; et rien ne lui résiste, parce qu’il fait tout ce qu’il veut. Mais voici comment cela se doit concevoir. »

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Isaac Newton (1642-1727), Principes mathématiques de la philosophie naturelle traduits du latin par feue madame la marquise Du Chastellet [Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet (1706-1749)], Paris, Desaint et Saillant, 1759, p. 17.

« Ayant résolu de produire par les voies les plus simples, comme plus conformes à l’ordre immuable de ses attributs, cette variété infinie de créatures que nous admirons, Il [Dieu] a voulu que les corps se mussent en ligne droite, parce que cette ligne est la plus simple. Mais les corps étant impénétrables, et leurs mouvements se faisant selon des lignes opposées, ou qui s’entrecoupent, il est nécessaire qu’ils se choquent et qu’ils cessent par conséquent de se mouvoir de la même façon. Dieu a prévu ceci ; et cependant Il a voulu positivement la rencontre ou le choc des corps ; non parce qu’Il se plaît à combattre contre lui-même, mais parce qu’Il avait dessein de se servir de ce choc des corps, comme d’une occasion pour établir la loi générale de la communication des mouvements, par laquelle Il prévoyait qu’il se devait produire une infinité d'effets admirables ; car je suis persuadé que ces deux Lois naturelles, qui font les plus simples de toutes — savoir, que tout mouvement se fait ou tend à se faire en ligne droite, et que, dans le choc, les mouvements se communiquent à proportion et selon la ligne de leur pression —, suffisent, les premiers mouvements étant sagement distribués, pour produire le monde tel que nous le voyons ; je veux dire le ciel, les étoiles, les planètes, les comètes, la terre et l’eau, l’air et le feu ; en un mot, les éléments, et tous les corps. »

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Grande comète de 1577, détail du Tarcuma-I Cifr al-Cami de l'astronome turc Mohammed b. Kamaladdin (XVIe siècle), conservé à la Bibliothèque universitaire d'Istanbul.

« Je dis donc que Dieu par la première des lois naturelles, veut positivement et fait par conséquent le choc des corps : et qu’Il se sert ensuite de ce choc qui l’oblige à varier son action, à cause que les corps sont impénétrables, comme d’une occasion pour établir la seconde loi naturelle, qui règle la communication des mouvements, et qu’ainsi le choc actuel est cause naturelle ou occasionnelle de la communication actuelle des mouvements, par laquelle Dieu sans changer de conduite, produit une infinité d’ouvrages admirables. » 4

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Isaac Newton (1642-1727), Principes mathématiques de la philosophie naturelle traduits du latin par feue madame la marquise Du Chastellet [Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet (1706-1749)], Paris, Desaint et Saillant, 1759, p. 17.

Malebranche conclut de cette réflexion sur l'établissement par Dieu des lois naturelles, qu'il convient de distinguer : 1° la cause efficiente, qui appartient à Dieu seul et qui a pour effet de produire « une infinité d'ouvrages admirables », dont nos corps-machines, et leur étrange conjointure d'âme ; 2° les « causes secondes », dites « causes occasionnelles », qui demeurent, quoi qu'il en semble, dénuées d'efficience propre, de telle sorte que les effets que nous leur prêtons, relèvent de l'apparence, ou de l'imagination, ou encore de la pure illusion.

« Dieu ne communique sa puissance aux créatures et ne les unit entre elles, que parce qu'il établit leur modalités causes occasionnelles des effets qu'il produit lui-même ; causes occasionnelles, dis-je, qui déterminent l'efficace de ses volontés en conséquence des Lois générales qu'il s'est prescrites, pour faire porter à sa conduite le caractère de ses attributs, et répandre dans son ouvrage l'uniformité d'action nécessaire pour en lier ensemble toutes les parties qui le composent, et pour le tirer de la confusion et de l'irrégularité d'une espèce de chaos où les esprits ne pourraient jamais rien comprendre. » 5

II. Du corps et de l'âme selon Malebranche

Semblablement à Descartes, Malebranche tient qu'il y a une sorte d'abîme de différence entre nos âmes et nos corps-machines, machines de « terre » ou machines de chair et d'os, comme sont machines les corps de tous les autres animaux, lesquels, parce dénués d'âme, ne seraient, selon lui, pas plus sensibles que des horloges.

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Diderot et d'Alembert, L'Encyclopédie, volume 22, Horlogerie, Réveil à poids.

Charles Joseph Trublet rapporte dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle, publiés en 1759, « qu’un jour étant allé voir Malebranche aux PP. de l’Oratoire de la Rue Saint-Honoré, une grosse chienne de la maison, et qui était pleine, entra dans la salle où ils se promenaient, vint caresser le Père Malebranche et se rouler à ses pieds. Après quelques mouvements inutiles pour la chasser, le Philosophe lui donna un grand coup de pied, qui fit jeter à la chienne un cri de douleur, et à Mr. de Fontenelle un cri de compassion. Eh ! quoi, lui dit froidement le P. Malebranche, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? Ce conte, dis-je à M. de Fontenelle la première fois que je le lui entendis faire, peint parfaitement le Père Malebranche, et son intrépide cartésianisme. » 6

Semblablement à Descartes aussi, Malebranche constate que nos âmes et nos corps se trouvent conjoints très étroitement et qu'ils constituent en cela unum quid, « un seul tout ». Mais là où Descartes assigne à l'espèce d'échangeur physiologique que constitue la glande pinéale le soin de ménager les effets d'interaction relatifs à la conjointure du corps et de l'âme, Malebranche assigne, lui, à Dieu seul, qui intervient là en tant que tertium quid inassignable, autant dire en tant qu'échangeur métaphysique, le pouvoir d'assurer, sans nous, sans moi », ladite conjointure :

« Je nie que ma volonté soit la cause véritable du mouvement de mon bras, des idées de mon esprit, et des autres choses qui accompagnent mes volontés ; car je ne vois aucun rapport entre des choses si différentes. Je vois même très clairement qu’il ne peut y avoir de rapport entre la volonté que j’ai de remuer le bras et entre l’agitation des esprits animaux, c’est-à-dire, de quelques petits corps, dont je ne sais ni le mouvement ni la figure ; lesquels vont choisir certains canaux des nerfs entre un million d’autres que je ne connais pas, afin de causer en moi le mouvement que je souhaite, par une infinité de mouvements que je ne souhaite point. Je nie que ma volonté produise en moi mes idées : car je ne vois pas comment elle pourrait les produire, puisque ma volonté ne pouvant agir ou vouloir sans connaissance, elle suppose mes idées et ne les fait pas. Je ne sais même précisément ce que c'est qu'une idée ; je ne sais si on les produit de rien, et si elles rentrent dans le néant dès qu'on cesse de les voir. » 7

De façon explicitement référente au Cogito cartésien, Malebranche, alias Théodore dans ses Entretiens sur la métaphysique 8, aborde en quelques mots abrupts le mystère de la relation que l'âme et le corps entretiennent, puis développe, à l'intention du candide Ariste, les tenants et aboutissants de ladite relation.

« Le néant n'a point de propriétés. Je pense, donc je suis. Mais que suis-je, moi qui pense, dans le temps que je pense ? Suis-je un corps, un esprit, un homme ? Je ne sais encore rien de tout cela. Je sais seulement que, dans le temps que je pense, je suis quelque chose qui pense. Mais voyons. Un corps peut-il penser ? Une étendue en longueur, largeur et profondeur peut-elle raisonner, désirer, sentir ? Non, sans doute ; car toutes les manières d'être d'une telle étendue ne consistent que dans des rapports de distance ; et il est évident que ces rapports ne sont point des perceptions, des raisonnements, des plaisirs, des désirs, des sentiments, en un mot des pensées. Donc ce moi qui pense, ma propre substance, n'est point un corps, puisque mes perceptions, qui assurément m'appartiennent, sont tout autre chose que des rapports de distance. [...].

Car tous les rapports de distance se peuvent comparer, mesurer, déterminer exactement par les principes de la géométrie ; et l'on ne peut ni comparer ni mesurer de cette manière nos perceptions et nos sentiments. Donc mon âme n'est point matérielle. Elle n'est point la modification de mon corps. C'est une substance qui pense, et qui n'a nulle ressemblance avec la substance étendue dont mon corps est composé. [...].

La distinction de l'âme et du corps est le fondement des principaux dogmes de la philosophie, et entre autres de l'immortalité de notre être ; car, si l'âme est une substance distinguée du corps, si elle n'en est point la modification, il est évident que quand même la mort anéantirait notre corps, ce qu'elle ne fait pas, il ne s'ensuivrait pas de là que notre âme fût anéantie. » 9

Malebranche montre ensuite que « si notre corps se promène dans un monde corporel, notre esprit, de son côté, se transporte sans cesse dans un monde intelligible qui le touche, et qui par là lui devient sensible. » 10

II.1. Du corps comme cause occasionnelle de ce qui arrive à l'âme.

« Les causes occasionnelles de ce qui doit arriver à l'âme ne peuvent se trouver que dans ce qui arrive au corps, puisque c'est l'âme et le corps que Dieu a voulu unir ensemble. Ainsi Dieu ne doit être déterminé à agir dans notre âme de telle ou telle manière que par les divers changements qui arrivent dans notre corps. Il ne doit pas agir en elle comme sachant ce qui se passe au dehors, mais comme ne sachant rien de ce qui nous environne que par la connaissance qu'il a de ce qui se passe dans nos organes. » 11

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Paolo Anesi (Rome, 1697-Rome, 1773), Paysage avec pêcheurs sur une barque, Musée du Louvre.

« Vous vous promenez donc, et votre âme a le sentiment intérieur des mouvements qui se passent actuellement dans votre corps. Donc, quoique les traces des objets changent de place dans vos yeux, votre âme doit voir ces objets comme immobiles. Mais vous êtes dans un bateau ; vous n'avez aucun sentiment que vous êtes transporté, puisque le mouvement du bateau ne change rien dans votre corps qui puisse vous en avertir. Vous devez donc voir tout le rivage en mouvement, puisque les images des objets changent dans vos yeux continuellement de place. » 12

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Vue d'optique du XVIIIe siècle en coloris d'époque, gravure sur cuivre, Paris, circa 1780.

« De même, vous penchez la tête, vous tournez les yeux, vous regardez, si vous voulez, un clocher par-dessous vos jambes ; vous ne devez point le voir renversé la pointe en bas; car, encore que l'image de ce clocher fût renversée dans vos yeux, ou plutôt dans votre cerveau, car les objets se peignent toujours à l'envers dans le fond de l'œil, votre âme sachant la disposition de votre corps par le changement que cette disposition fait dans votre cerveau, elle devrait juger que le clocher serait droit.

Or, encore un coup, Dieu, en conséquence des lois de l'union de l'âme et du corps, nous donne tous les sentiments des objets, de la même manière que notre âme se les donnerait, si elle raisonnait fort exactement sur la connaissance qu'elle aurait de tout ce qui se passe dans le corps ou dans la principale partie du cerveau.

Mais remarquez que la connaissance que nous avons de la nature de la grandeur, ou de la situation des objets, ne nous sert de rien pour rectifier nos sentiments, si cette connaissance n'est sensible et produite actuellement par quelque changement qui arrive actuellement dans le cerveau, car, quoique je sache que le soleil n'est pas plus grand le soir et le matin qu'à midi, je ne laisse pas de le voir plus grand ; quoique je sache que le rivage est immobile, il me parait néanmoins se remuer [...]. Dieu ne règle les sentiments qu'il nous donne que sur l'action de la cause occasionnelle qu'il a établie pour cela, c'est-à-dire sur les changements de la principale partie de notre corps à laquelle notre âme est immédiatement unie. » 13

Les lois de l'union de l'âme et du corps sont infiniment sages et toujours exactement suivies ; mais la cause occasionnelle qui détermine l'efficace de ces lois manque souvent au besoin, à cause que les lois des communications des mouvements ne sont pas soumises à nos volontés.

II.2. « Ce monde est invisible par lui-même, il faut par nécessité que Dieu nous le révèle »

Malebranche, quand il parle du « monde intelligible qui le [notre esprit] touche, et qui par là lui devient sensible », use mystérieusement du mot « sensible » pour dire qu'au-delà du monde des phénomènes dont nous faisons l'expérience sensorielle, il y a le monde des idées dont nous sommes appelés à faire l'expérience sur un mode qu'on peut qualifier de para- ou d'ultra-sensible. Dès l'instant que nous nous laissons « toucher » par la beauté de ce monde des idées, et par là reconduire au partage de l'intelligence ou de la raison propre à Dieu, une telle expérience, dixit Malebranche, est celle de la « vérité intérieure ».

« Comme les hommes comptent pour rien les idées qu'ils ont des choses, ils donnent au monde créé beaucoup plus de réalité qu'il n'en a. Ils ne doutent point de l'existence des objets, et ils leur attribuent beaucoup de qualités qu'ils n'ont point. Mais ils ne pensent seulement pas à la réalité de leurs idées. C'est qu'ils écoutent leurs sens, et qu'ils ne consultent point assez la vérité intérieure ; car, encore un coup, il est bien plus facile de démontrer la réalité des idées, ou, pour me servir de vos termes, la réalité de cet autre monde tout rempli de beautés intelligibles, que de démontrer l'existence de ce monde matériel. En voici la raison.

C'est que les idées ont une existence éternelle et nécessaire, et que le monde corporel n'existe que parce qu'il a plu à Dieu de le créer. Ainsi, pour voir le monde intelligible, il suffit de consulter la raison, qui renferme les idées, ou les essences intelligibles, éternelles et nécessaires, ce que peuvent faire tous les esprits raisonnables ou unis à la raison. Mais pour voir le monde matériel, ou plutôt pour juger que ce monde existe, car ce monde est invisible par lui-même, il faut par nécessité que Dieu nous le révèle, parce que nous ne pouvons pas voir ses volontés arbitraires dans la raison nécessaire. » 14

Malebranche, alias Théodore, démontre ainsi à Ariste, de façon plaisamment étonnante, que sa chambre, dans laquelle ils se tiennent tous deux, est, au vrai, « invisible » pour les yeux ...

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Jules Huyot (1841-1921), Salle des manuscrits à la bibliothèque de l'Arsenal, ancien salon de la duchesse du Maine, puis du marquis de Paulmy, Musée Carnavalet.

« ARISTE. Voulez-vous que je ferme tous les passages de la lumière, afin que les ténèbres fassent éclipser tout ce qu'il y a de visible dans cette chambre et qui peut frapper nos sens ?

THÉODORE. - Non, mon cher. Les ténèbres frappent nos sens aussi bien que la lumière. Elles effacent l'éclat des couleurs. Mais à l'heure qu'il est, elles pourraient jeter quelque trouble ou quelque petite frayeur dans notre imagination. Tirez seulement les rideaux. Ce grand jour nous incommoderait un peu, et donnerait peut-être trop d'éclat à certains objets. [...].

Souvenez-vous qu'on ne voit point les corps en eux-mêmes, et que ce n'est que par leurs idées qu'ils sont visibles. Souvent on en voit, quoiqu'il n'y en ait point : preuve certaine que ceux qu'on voit sont intelligibles et bien différents de ceux qu'on regarde. [...].

Je pense à quantité de choses, à un nombre, à un cercle, à une maison, à tels et tels êtres, à l'être. Donc tout cela est, du moins dans le temps que j'y pense. Assurément, quand je pense à un cercle, à un nombre, à l'être ou à l'infini, à tel être fini, j'aperçois des réalités ; car si le cercle que j'aperçois n'était rien, en y pensant je ne penserais à rien. Or, le cercle auquel je pense a des propriétés que n'a pas telle autre figure. Donc ce cercle existe dans le temps que j'y pense, puisque le néant n'a point de propriétés, et qu’un néant ne peut être différent d'un autre néant.

ARISTE. Quoi, Théodore ! tout ce à quoi vous pensez existe ? Est-ce que votre esprit donne l'être à ce cabinet, à ce bureau, à ces chaises, parce que vous y pensez ?

THÉODORE. Doucement. Je vous dis que tout ce à quoi je pense est, ou, si vous voulez, existe. Le cabinet, le bureau, les chaises que je vois, tout cela est, du moins dans le temps que je le vois. Mais vous confondez ce que je vois avec un meuble que je ne vois point. Il y a plus de différence entre le bureau que je vois et celui que vous croyez voir, qu'il n'y en a entre votre esprit et votre corps.

ARISTE. Je vous entends en partie, Théodore, et j'ai honte de vous avoir interrompu. Je suis convaincu que tout ce que nous voyons, ou tout ce à quoi nous pensons, contient quelque réalité. Vous ne parlez pas des objets, mais de leurs idées. Oui, sans doute, les idées que nous avons des objets existent dans le temps qu'elles sont présentes à notre esprit. Mais je croyais que vous parliez des objets mêmes. [...].

THÉODORE. Des objets mêmes, oh ! que nous n'y sommes pas ! [...]. Je pense à un nombre, à un cercle, à un cabinet, à vos chaises, en un mot à tels et tels êtres. Je pense aussi à l'être ou à l'infini, à l'être indéterminé. Toutes ces idées ont quelque réalité dans le temps que j'y pense. Vous n'en doutez pas, puisque le néant n'a point de propriétés, et qu'elles en ont ; car elles éclairent l'esprit, ou se font connaitre à lui : quelques-unes même le frappent et se font sentir à lui, et cela en mille manières différentes. Du moins est-il certain que les propriétés des unes sont bien différentes de celles des autres. Si donc la réalité de nos idées est véritable, et à plus forte raison si elle est nécessaire, éternelle, immuable, il est clair que nous voilà tous deux enlevés dans un autre monde que celui où habite notre corps : nous voilà dans un monde tout rempli de beautés intelligibles. [...].

Or, prenez-y garde, c'est dans ce monde-là que nous sommes et que nous vivons, quoique le corps que nous animons vive dans un autre et se promène dans un autre. C'est ce monde-là que nous contemplons, que nous admirons, que nous sentons. Mais le monde que nous regardons, ou que nous considérons en tournant la tête de tous côtés, n'est que de la matière invisible par elle-même, et qui n'a rien de toutes ces beautés que nous admirons et que nous sentons en le regardant ; car, je vous prie, faites bien réflexion sur ceci : le néant n'a point de propriétés. Donc, si le monde était détruit, il n'aurait nulle beauté. Or, dans la supposition que le monde fut anéanti, et que Dieu néanmoins produisit dans notre cerveau les mêmes traces, ou plutôt dans notre esprit les mêmes idées qui s'y produisent à la présence des objets, nous verrions les mêmes beautés. Donc les beautés que nous voyons ne sont point des beautés matérielles, mais des beautés intelligibles, rendues sensibles en conséquence des lois de l’union de l'âme et du corps, puisque l'anéantissement supposé de la matière n'emporte point avec lui l'anéantissement de ces beautés que nous voyons en les regardant.

ARISTE. Je crains, Théodore, que vous ne supposiez une fausseté. Car si Dieu avait détruit cette chambre, certainement elle ne serait plus visible, car le néant n'a point de propriétés.

THÉODORE. Vous ne me suivez pas, Ariste. Votre chambre est par elle-même absolument invisible. Si Dieu l'avait détruite, dites-vous, elle ne serait plus visible, puisque le néant n'a point de propriétés. Cela serait vrai, si la visibilité de votre chambre était une propriété qui lui appartînt. Si elle était détruite, elle ne serait plus visible. Je le veux, car cela est vrai en un sens. Mais ce que je vois en regardant votre chambre, je veux dire en tournant mes yeux de tous côtés pour la considérer, sera toujours visible, quand même votre chambre serait détruite ; que dis-je ? quand même elle n'aurait jamais été bâtie. Je vous soutiens qu'un Chinois qui n'est jamais entré ici peut voir en son pays tout ce que je vois lorsque je regarde votre chambre [...].

Je vous le répète, Ariste, à parler exactement, votre chambre n'est point visible. Ce n'est point proprement votre chambre que je vois lorsque je la regarde, puisque je pourrais bien voir tout ce que je vois maintenant, quand même Dieu l'aurait détruite. Les dimensions que je vois sont immuables, éternelles, nécessaires. Ces dimensions intelligibles qui me représentent tous ces espaces n'occupent aucun lieu. Les dimensions de votre chambre sont au contraire changeantes et corruptibles ; elles remplissent un certain espace. [...].

Vous me paraissez assez embarrassé à distinguer les idées, qui seules sont visibles par elles-mêmes, des objets qu'elles représentent, qui sont invisibles à l'esprit, parce qu'ils ne peuvent agir sur lui, ni se représenter à lui.

Or, Dieu nous révèle l'existence de ses créatures en deux manières, par l'autorité des livres sacrés et par l'entremise de nos sens. La première autorité supposée, et on ne peut la rejeter, on démontre en rigueur l'existence des corps. Par la seconde, on s'assure suffisamment de l'existence de tels et tels corps. Mais cette seconde n'est pas maintenant infaillible ; car tel croit voir devant lui son ennemi, lorsqu'il en est fort éloigné ; tel croit avoir quatre pattes, qui n'a que deux jambes ; tel sent de la douleur dans un bras qu'on lui a coupé il y a longtemps. Ainsi la révélation naturelle, qui est en conséquence des lois générales de l'union de l'âme et du corps, est maintenant sujette à l'erreur. Mais la révélation particulière ne peut jamais conduire directement à l'erreur, parce que Dieu ne peut pas vouloir nous tromper. » 15

II.3. « Cette difficulté que nous trouvons tous à nous unir à la raison est une peine et une preuve du péché »

« ARISTE. Il est vrai que si la nature du corps consiste dans quelque autre chose que de l'étendue, n'ayant nulle idée de cette chose, je ne puis pas vous prouver qu'elle ne pense point. Mais, je vous prie, prouvez-moi que la matière n'est rien autre chose que de l'étendue, et qu'ainsi elle est incapable de penser ; car cela me paraît nécessaire pour faire taire les libertins, qui confondent l'âme avec le corps et qui soutiennent qu'elle est mortelle aussi bien que lui ; à cause que selon eux toutes nos pensées ne sont que des modalités de cette chose inconnue qu'on appelle corps, et que toutes les modalités peuvent cesser d'être. » 16

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Giovanni di Paolo La Création du monde, et Adam et Ève chassés du paradis terrestre, 1445, Metropolitan Museum of Art.

« THÉODORE. Que voulez-vous ? Cette difficulté que nous trouvons tous à nous unir à la raison est une peine et une preuve du péché, et la rébellion du corps en est le principe. Nous sommes condamnés à gagner notre vie à la sueur de notre front. Il faut maintenant que l'esprit travaille pour se nourrir de la vérité. Cela est commun à tous les hommes. Mais, croyez-moi,cette viande des esprits est si délicieuse, et donne à l'âme tant d'ardeur lorsqu'on en a goûté, que quoiqu'on se lasse de la rechercher, on ne se lasse jamais de la désirer et de recommencer ses recherches, car c'est pour elle que nous sommes faits. » 17

Propriétés du cercle, rapport du cercle au carré, au cube ; propriétés du triangle ; propriétés de l'étendue, etc. « Viande des esprits », nourriture de la pensée, dixit Théodore. D'évidence, ledit Théodore cultive comme Malebranche la passion de la géométrie.

« Il n'y a point de rapport nécessaire entre les deux substances dont nous sommes composés. Les modalités de notre corps ne peuvent par leur efficace propre changer celles de notre esprit. Néanmoins les modalités d'une certaine partie du cerveau, que je ne vous déterminerai pas, sont toujours suivies des modalités ou des sentiments de notre âme ; et cela uniquement en conséquence des lois toujours efficaces de l'union de ces deux substances, c'est-à-dire, pour parler plus clairement, en conséquence des volontés constantes et toujours efficaces de l'auteur de notre être. Il n'y a nul rapport de causalité d'un corps à un esprit. Que dis-je ! il n'y en a aucun d'un esprit à un corps. Je dis plus, il n'y en a aucun d'un corps à un corps, ni d'un esprit à un autre esprit. Nulle créature, en un mot, ne peut agir sur aucune autre par une efficace qui lui soit propre. Mais du moins est-il évident qu'un corps, que de l'étendue, substance purement passive, ne peut agir par son efficace propre sur un esprit, sur un être d'une autre nature et infiniment plus excellente que lui.

Ainsi, il est clair que dans l’union de l'âme et du corps il n'y a point d'autre lien que l'efficace des décrets divins, décrets immuables ; efficace qui n'est jamais privée de son effet. Dieu a donc voulu, et il veut sans cesse, que les divers ébranlements du cerveau soient toujours suivis des diverses pensées de l'esprit qui lui est uni ; et c'est cette volonté constante et efficace du Créateur qui fait proprement l'union de ces deux substances ; car il n'y a point d'autre nature, je veux dire d'autres lois naturelles que les volontés efficaces du Tout-puissant.

Ne demandez pas, Ariste, pourquoi Dieu veut unir des esprits à des corps. C'est un fait constant, mais dont les principales raisons ont été jusqu'ici inconnues à la philosophie, et que peut-être la religion même ne nous apprend pas ». Malebranche touche donc là à la limite de son apologétique.

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Le Greco, L'Agonie dans le jardin des oliviers, 1610-1612, Musée des Beaux-Arts de Budapest.

« En voici une [raison»] néanmoins qu'il est bon que je vous propose. C'est apparemment que Dieu a voulu nous donner, comme à son Fils, une victime que nous pussions lui offrir. C'est qu'il a voulu nous faire mériter, par une espèce de sacrifice et d'anéantissement de nous-mêmes, la possession des biens éternels. Assurément cela paraît juste et conforme à l'ordre.

Maintenant nous sommes en épreuve dans notre corps. C'est par lui, comme cause occasionnelle, que nous recevons de Dieu mille et mille sentiments divers qui sont la matière de nos mérites par la grâce de Jésus-Christ. Il fallait effectivement une cause occasionnelle à une cause générale, afin que cette cause générale agissant toujours d'une manière uniforme et constante, elle pût produire dans son ouvrage, par des moyens très simples et des lois générales toujours les mêmes, une infinité d'effets différents.

Ce n'est pas néanmoins que Dieu ne pût trouver d'autres causes occasionnelles que les corps pour donner à sa conduite la simplicité et l'uniformité qui y règnent. Il y en a effectivement d'autres dans la nature angélique. Ces esprits bienheureux sont peut-être réciproquement les uns aux autres, et à eux-mêmes, par les divers mouvements de leur volonté, la cause occasionnelle de l'action de Dieu qui les éclaire et qui les gouverne. Mais ne parlons point de ce qui nous passe... » 18

Malebranche admet par ce silence qu'il touche là, une fois encore, à la limite de son apologétique.

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Giotto di Bondone ou Ambrogiotto di Bondone (1266 ou 1267-1337). Détail du Rêve de Joachim. Chapelle Scrovegni. Padoue. 1304-1306.

II.3. Éloge de Malebranche par Fontenelle

Bernard Le Bouyer de Fontenelle, dans son Éloge du P. Malebranche, résume ainsi la philosophie de Malebranche :

« Le Livre de la Recherche de la Vérité est plein de Dieu. Dieu est le seul Agent, et cela dans le sens le plus étroit ; toute vertu d'agir, toute action lui appartient immédiatement, les causes secondes ne sont point des causes, ce ne sont que des occasions qui déterminent l'action de Dieu, des causes occasionnelles. [...].

On sait que la preuve de la spiritualité de l’Âme apportée par M. Descartes, le conduit nécessairement à croire que les pensées de l'Âme ne peuvent être causes physiques des mouvements du corps, ni des mouvements du corps, causes physiques des pensées de l’Âme, que seulement ils sont réciproquement causes occasionnelles, et que Dieu seul est la cause réelle et physique déterminée à agir par ces causes occasionnelles. Puisqu'un esprit supérieur à un corps, et plus noble, ne le peut mouvoir, un corps ne peut non plus en mouvoir un autre ; leur choc n'est que la cause occasionnelle de la communication des mouvements, que Dieu distribue entre eux selon certaines Lois établies par lui-même, et certainement inconnues aux corps. Dieu est donc le seul qui agisse soit sur les corps, soit sur les esprits, et de là il suit que lui seul, et absolument parlant, il peut nous rendre heureux, ou malheureux, principe très fécond de toute la Morale Chrétienne. Puisque Dieu agit sur les corps par des Lois générales, il agit de même sur les esprits. Des Lois générales règnent donc partout, c'est-à-dire, des volontés générales de Dieu, et c'est par elles qu'il entre tant dans l'ordre de la Nature que dans celui de la Grâce des défauts que Dieu n'aurait pû empêcher que par des volontés particulières, peu dignes de lui. Cela répond aux plus grandes objections qui se fassent contre la Providence. » 19


  1. Christophe Schmit, La philosophie naturelle de Malebranche. Inertie, causalité, petits tourbillons, p. 169-170.↩︎

  2. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, où l'on traite de la nature de l'esprit de l'homme, et de l'usage qu'il en doit faire pour éviter l'erreur dans les sciences, volume IV, Paris, chez M. David, 1712, pp. 540-542.↩︎

  3. Christophe Schmit, La philosophie naturelle de Malebranche. Inertie, causalité, petits tourbillons, p. 169-170.↩︎

  4. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, où l'on traite de la nature de l'esprit de l'homme, et de l'usage qu'il en doit faire pour éviter l'erreur dans les sciences, pp. 363-364.↩︎

  5. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, où l'on traite de la nature de l'esprit de l'homme, et de l'usage qu'il en doit faire pour éviter l'erreur dans les sciences, volume IV, Paris, chez M. David, 1712, pp. 541-542.↩︎

  6. Charles Joseph Trublet, Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle, Amsterdam, chez Marc Michel Rey, 1759, p. 115.↩︎

  7. Nicolas Malebranche, Œuvres complètes, I, De la recherche de la vérité, Paris, Imprimerie et Librairie de Sapia, 1837, p. 354.↩︎

  8. Nicolas Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, Rotterdam, chez Reinier Leers, 1688.↩︎

  9. Œuvres de Nicolas Malebranche, tome 1, Entretiens sur la métaphysique, Paris, Charpentier et Cie, 1871, p. 5.↩︎

  10. Ibidem, p. 9.↩︎

  11. Ibid., p. 365.↩︎

  12. Ibid., p. 306.↩︎

  13. Ibid., p. 306.↩︎

  14. Ibid., p. 10.↩︎

  15. Ibid., p. 4 sqq.↩︎

  16. Ibid., pp. 52-53.↩︎

  17. Ibid., p. 57.↩︎

  18. Ibid., pp. 80-82.↩︎

  19. Œuvres diverses, volume 3, La Haye, Gosse et Neaulme, 1729, p. 206 et p. 207.↩︎

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