Auguste Labouisse Rochefort et la Société philotechnique de Castelnaudary. 1. En 1795, à Paris, fondation de la Société philotechnique

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Anicet Charles Gabriel Lemonnier, Soirée en 1755 dans le salon de Madame Geoffrin, lecture de la tragédie de Voltaire, L’Orphelin de la Chine, 1812, Château de Malmaison.

Dédiées tout à la fois aux lettres, aux arts et aux sciences, les sociétés savantes et autres académies ont connu dans les provinces françaises du XVIIIe siècle un essor certain. Inspirées des grandes académies et des salons parisiens, elles rassemblent une petite élite d'amateurs éclairés qui jouissent là de la possibilité de passer des soirées agréables, de débattre du goût dans le domaine des arts et des lettres, de partager leurs connaissances, d'échanger gravement des idées, et de consulter les archives ou les ouvrages conservés dans les bibliothèques constituées sur place à cet effet.

Voici comment le graveur Louis Boily 1 vante en 1766, dans Le philotechne français, ou Recueil d'éloges, de critiques et d'anecdotes remarquables, sur les artistes qui sont distingués dans ce siècle, les agréments de la sociabilité savante. Il rapporte ici le propos d'un vieil ami philotechne...

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Louis Boily, Le philotechne français, ou Recueil d'éloges, de critiques et d'anecdotes remarquables, sur les artistes qui sont distingués dans ce siécle, La Haye, Paris, Chez Durand, 1766, Digital Collections from The Metropolitan Museum of Art Libraries. On notera qu'il s'agit en 1766 de la première occurrence connue du substantif « philotechne », lequel, au demeurant, ne fera pas florès.

À partir de 1789, toutes les académies et sociétés savantes deviennent suspectes aux yeux du pouvoir révolutionnaire, car, outre qu'il les juge élitistes et dispendieuses, celui-ci craint qu'elles ne constituent des foyers de contestation politique.

En 1791, Marat, qui est médecin et dont les travaux sur le feu, la lumière, l’électricité, n'ont pas reçu bon accueil auprès de l'Académie des Sciences, publie un pamphlet intitulé Les charlatans modernes, ou Lettres sur le charlatanisme académique, dont voici un extrait.

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Jean Paul Marat, Les charlatans modernes, ou lettres sur le charlatanisme académique, Paris, de l'Imprimerie Marat, 1791.

« Elle [l'Académie des Sciences] a pris pour symbole un soleil radieux et pour devise cette modeste épigraphe : Invenit et perfecit, non qu’elle ait jamais fait aucune découverte ou qu’elle ait jamais rien perfectionné, car il n’est sorti de son sein qu’une lourde collection de mémoires avortés, qui servent quelquefois à remplir un vide dans les grandes bibliothèques. En revanche, elle s’est assemblée 11 409 fois, elle a publié 380 éloges, elle a donné 3 965 approbations, tant sur de nouvelles recettes de fard, de pommades pour les cheveux, d’emplâtres pour les cors, d’onguents pour les punaises, que sur la forme la plus avantageuse des faux toupets, des têtes à perruque, des canules de seringues, et sur mille autres objets de pareille importance ; travaux glorieux, bien faits pour nous consoler des sommes immenses qu’elle nous coûte annuellement 2. Prise collectivement, elle doit être regardée comme une société d’hommes vains, très fiers de se rassembler deux fois par semaine, pour bavarder à l’aise sur les fleurs de lys, ou, si tu l’aimes mieux, comme une confrérie d’hommes médiocres, sachant fort peu de choses et croyant tout savoir, livrés machinalement aux sciences, jugeant sur parole, hors d’état de rien approfondir, attachés par amour-propre aux anciennes opinions et presque toujours brouillés avec le bon sens. » 3

Le 8 août 1793, le peintre Jacques Louis-David prononce à la Convention un violent discours contre l'institution académique et réclame la fermeture de toutes les Académies, y compris celle de l'Académie de peinture, dont il a été élève, et dans laquelle il a été reçu en tant que membre de plein droit le 23 août 1783.

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Jacques Louis David à la Convention. Gravure anonyme 1860.

Le même 8 août 1793, la Convention décrète la suppression de « toutes les académies et sociétés littéraires patentées ou dotées par la Nation ». Le décret se trouve ratifié le 13 août.

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Décret de la Convention nationale, du 8 août 1793, l'an second de la République françoise, une & indivisible, portant suppression de toutes les académies & sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation, in Convention nationale, Bouchotte, Jean, 1754-1840; Gohier, Louis Jérôme, 1746-1830; Imprimerie nationale, 1793.

Il faut attendre le 22 août 1795 pour qu'en vertu de la nouvelle Constitution promulguée par le Directoire, l'article 300 de cette dernière reconnaisse aux citoyens « le droit de former des établissements particuliers d’éducation et d’instruction, ainsi que des sociétés libres pour concourir au progrès des sciences, des lettres et des arts. »

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Section X de la Constitution de l'an III, articles 296 à 301.Conseil constitutionnel.

Fondée par Hector Chaussier, en 1795 à Paris, au titre de l'application immédiate de l'article 300 de la nouvelle Constitution, la Société philotechnique, qui déclare avoir pour objet de lutter contre le « vandalisme » et de défendre les « saines traditions littéraires et artistiques », lance à partir du 28 brumaire an V (18 novembre 1796 « vieux style ») la publication de L'Ami des arts, journal de la Société Philotechnique.

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L'Ami des arts, journal de la Société Philotechnique, n°1, 28 brumaire an V, p. 6/6, Archives du Calvados.

 

La publication de ce journal cesse toutefois le 20 novembre 1796, après trois numéros seulement, faute de s'être soumise à la régie du nouvel Institut national des Sciences et des Arts, et plus probablement encore pour des raisons politiques. Premier président de la Société philotechnique, par ailleurs médecin, avocat, journaliste et auteur dramatique, Bernard François Hector Chaussier (1769-1837) vient de faire jouer au Théâtre des Variétés amusantes, le 2 germinal an III (22 mars 1795), Les Jacobins aux enfers, vaudeville en 1 acte, qui a déplu au Directoire, composé comme on sait d'anciens Jacobins. Telle que présidée par Hector Chaussier, la Société philotechnique s'annonçait alors trop orientée dans le sens de la Réaction.

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Hector Chaussier, Les Jacobins aux Enfers, Paris, bureau du Théâtre des Variétés amusantes, 1795, p. 5.

Le 5 octobre 1795, la Convention vote la loi sur l'organisation de l'instruction publique, qui comprend la création d'un Institut national des Sciences et des Arts. Celui-ci a pour fonction de « perfectionner les sciences et les arts par les recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec les sociétés savantes et étrangères, et de suivre les travaux scientifiques et littéraires qui auront pour objet l'utilité générale et la gloire de la République ».

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Conçu par Pierre Claude François Daunou et écrit de sa main, extrait des projets d'articles organiques pour la mise à exécution de la Constitution de l'an III. BnF, cotes : C//232 183-16, n° 908.

Tel qu'inauguré en 1795, l’Institut de France regroupe cinq académies : 1. l’Académie française ; 2. l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres ; 3. l’Académie des Sciences ; 4. l’Académie des Beaux-Arts, qui regroupe l’académie de peinture, l’académie de musique et l’académie d’architecture ; 5. l’Académie des sciences morales et politiques, qui est, quant à elle, de fondation première, et qui se trouve alors immédiatement investie par les Idéologues, Destutt de Tracy, Cabanis, Chénier, Daunou, Garat et Ginguené, tous membres des institutions du Directoire, tous impliqués dans la rédaction de la Constitution de l'an III, tous partisans du développement des œuvres éducatives et culturelles, tous convaincus de la priorité à donner à l'enseignement secondaire et supérieur, tous déterminés à combattre l'obscurantisme et les préjugés de la religion. 4

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Extrait des projets d'articles organiques pour la mise à exécution de la Constitution de l'an III. BnF, cotes : C//232 183-16, n° 908.

Le 4 avril 1796, une autre loi fixe le règlement du nouvel Institut, et notamment le détail de ses activités, telles que les séances de travail, les séances publiques, et l'attribution des prix.

En 1803, Bonaparte, alors Premier Consul, supprime l’Académie des sciences morales et politiques, ce bastion des Idéologues qui, après l'avoir soutenu dans sa campagne d'Égypte, puis lors du coup d'état du 18 brumaire, tentent de s'opposer à lui concernant la signature du concordat avec Rome. 5

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Jean Georges Vibert (1840–1902), d’après Paul Delaroche (1797–1856), Portrait de François Pierre Guillaume Guizot, ca 1837, château de Versailles.

Le 26 octobre 1832, François Guizot, ministre de l'Instruction publique de Louis-Philippe, restaure par voie d'ordonnance la légitimité « scientifique » de l’Académie des sciences morales et politiques, dont le premier président est Pierre Louis Roederer 6. « Les sciences morales et politiques, dixit Guizot dans cette ordonnance, influent directement parmi nous sur le sort de la société, elles modifient rapidement les lois et les mœurs. On peut dire que, depuis un demi-siècle, elles ont joué un rôle dans notre histoire. C'est qu'elles ont acquis pour la première fois ce qui leur avait toujours manqué, un caractère vraiment scientifique ».

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15 germinal an IV de la République (4 avril 1796). Première séance de l'Institut National dans la salle des Cariatides du Louvre, Musée de la Révolution française, Vizille.

Ainsi refondée, l’Académie des sciences morales et politiques se trouve réorganisée en cinq sections : philosophie, morale (devenue par la suite morale et sociologie), législation, droit public et jurisprudence, économie politique et statistique (complétée plus tard par l'adjonction du mot « finances »), histoire générale et philosophique (devenue depuis lors histoire et géographie). On remarque dans le document préparatoire reproduit ci-dessous, la première version de l'item 1 : « Métaphysique et Théorie des sentiments moraux. Morale », a été rayée et remplacée par cette version plus neutre : « Analyse des sensations et des idées. Morale ». C'est la subordination de la morale à la métaphysique qui, pour les Idéologues, faisait problème. On a donc préféré faire état d'une morale qui soit relative aux seules sensations et aux idées de l'intellect pur.

Le règlement intérieur initial fixe le nombre d'académiciens dans chacune des sections, le nombre des membres libres, ainsi que celui des associés étrangers et des correspondants ».

C'est la refondation de l’Académie des sciences morales et politiques et la création du statut de membres libres, associés étrangers et correspondants, qui permet à partir des années 1830, la renaissance de la Société philotechnique parisienne, ainsi que la création et le développement de nombreuses Sociétés philotechniques provinciales, satellites de celle de Paris, quoique possiblement constituées parfois en chapelles à l'exemple des groupes de pensée saint-simoniens.

En 1833, François Guizot crée la Société d'Histoire de France, qu'il charge de promouvoir un renouvellement de l’érudition, en réponse à l’intérêt dont la période romantique fait montre concernant l’histoire nationale. De nombreux historiens français de premier plan des XIXe et XXe siècles ont été élus à sa présidence annuelle, et les membres ont apporté une vaste contribution, quantité d’éditions critiques de textes et de documents, principalement des chroniques, des mémoires et des lettres. D’abord limitée à la période antérieure à 1789, la Société d'Histoire de France absorbera en 1927 la Société d’histoire contemporaine.

En 1834, le même François Guizot crée le Comité des travaux historiques et scientifiques, qu'il charge d'établir l'annuaire des sociétés savantes de France et de coordonner leurs travaux. À partir de 1840, le Comité des travaux historiques et scientifiques publie chaque année La France savante, annuaire prosopographique qui a pour ambition de rassembler dans une base unique les bio-bibliographies de l'ensemble des membres des sociétés savantes depuis la création de ces dernières. La série de textes de la Société et son Annuaire-Bulletin constitue peu à peu une bibliothèque de plus de 500 volumes. La SHF se réunit par la suite deux fois par an pour des conférences sur l’histoire et, à l’occasion, organise des conférences pour un public plus large.

« La base de données de la France savante est loin d’être complète sur le site du Comité des Travaux Historiques et scientifiques », observe toutefois Nicole Lemaître, « mais cette base avance et elle a, sans aucun doute, encore de beaux jours devant elle pour collecter ces scientifiques de toute farine qui réinventent et font percoler au service de leur communauté les savoirs utiles à leur temps, à leur lieu et aux citoyens qui les habitent, pour leur permettre de construire leur identité ici et maintenant » 7. On ne trouve en tout cas sur le site actuel du Comité des Travaux Historiques et scientifiques aucune mention de la Société philotechnique de Castelnaudary, ni d'Auguste Labouisse-Rochefort, pourtant correspondant provincial de la Société philotechnique de Paris. Il est vrai que, dans les années 1830-1840, Castelnaudary, c'est loin de Paris plus encore qu'aujourd'hui...

Il faut attendre cette fois-ci 1841 pour voir mentionnée dans l'Annuaire historique pour l'année 1841 des Sociétés littéraires de la France : par provinces et départements l'existence de la Société philotechnique de Castelnaudary, dont Jean Pierre Jacques Auguste Labouisse Rochefort (1778-1852) a été l'initiateur et l'animateur.

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Sociétés littéraires de la France : par provinces et départements, in Annuaire historique pour l'année 1841, volume 5, Société de l'Histoire de France, Paris, Éditions de Boccard.

À suivre : Jean Pierre Jacques Auguste Labouisse de Rochefort, une figure oubliée


  1. Louis Boily, né en 1735 à Paris, graveur du roi de Naples en 1789, actif sous Louis XV et Louis XVI. Cf. Alfred Bonnardot (1808-1884), Histoire artistique et archéologique de la gravure en France, Paris, Deflorenne neveu, 1849, p. 120 ; Archives alsaciennes d'histoire de l'art, Strasbourg, Istra, 1926, p. 209.↩︎

  2. En 1790, alloué par le roi, le budget de l’Académie des Sciences était de 83 458 livres.↩︎

  3. Jean Paul Marat, Les charlatans modernes, ou lettres sur le charlatanisme académique, Lettre X, p. 32-33, de l'Imprimerie de Marat, 1793.↩︎

  4. Cf. Simone Mazauric, François Guizot et la création du Comité des travaux historiques et scientifiques : les sociétés savantes, la politique et l’histoire, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2017, p. 84-97.↩︎

  5. Cf. Jean Tulard, Napoléon Bonaparte et l'Institut : de l'alliance au conflit. Les premiers intellectuels de l'Institut ; Jean-Luc Chappey, « Les Idéologues face au coup d'Etat du 18 brumaire an VIII. Des illusions aux désillusions », in Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 14, n° 56, année 2001, pp. 55-75.↩︎

  6. Pierre Louis, comte Roederer (1754-1835), avocat, journaliste, dramaturge, vulgarisateur français de l’économiste britannique Adam Smith, membre de la société des Philathènes et de l’Académie de Metz en 1782, élu à l'Assemblée Constituante en 1789, président de la section de l'Intérieur du Conseil d'État de 1799 à 1802, ambassadeur de France aux État-Unis en 1800, ministre de l'Instruction publique en 1802, membre du sénat conservateur de 1802 à 1814, pair de France en 1815, exclu de l'Académie française en 1816, maire de La Ferté-sous-Jouarre la même année, élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1832.↩︎

  7. Nicole Lemaitre, Introduction, in Arnaud Hurel, La France savante, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2017.↩︎

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