Vanité. En façon de conte de vieille femme

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Fantaisie platonicienne

Τάχα δ' οὖν ταῦτα μῦθός σοι δοκεῖ λέγεσθαι ὥσπερ γραὸς καὶ καταφρονεῖς αὐτῶν.
Tu regardes apparemment tout cela comme des contes de vieille femme et tu n'en fais nul cas.
Platon, Gorgias, 527a.

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Gustave Doré, Minos, juge des Enfers, in Dante, Divina Commedia, Inferno, V, 4.

C'est Socrate qui parle ici,
petit, gros, vieux,
à Calliclès,
grand, beau, bien né,
orgueilleux de sa jeunesse verte
et libre de faire fi
de la philosophie.

Il lui parle des juges,
Éaque, Minos et Rhadamanthe,
— Éaque, juge d'Europe,
Rhadamanthe, juge d'Asie,
Minos, juge suprême —
qui, sis au bord du fleuve,
dans le pré de la vérité,
ô prairie toujours verte !
            tranchent
du sort des âmes dans le monde
            autre,
et vouent les unes aux brumes pestilentes
du Tartare,
les autres au grand soleil
des îles fortunées.

Il s'agit là d'un tribunal
            silence,
où les juges sont morts
            et nus,
et ceux qui viennent à comparaître,
morts aussi,
            nus aussi,
tous dépouillés ainsi de l'apparat
dont leur vie se drapait
            quand vivaient,
tous reconduits ainsi
            au naturel
d'un corps, d'une âme,
dont, pour avoir vécu,
            l'histoire se lit
aux traces inscrites sur ce corps
            refroidi
maladies, accidents,
et sur cette âme même,
parjures et injustices, mensonge et vanité, mollesse, licence, désordre...
            Désordre !

Mais Calliclès n'a cure
du jour lointain,
            croit-il,
où, filles de la Nuit et sœurs des Heures,
ô divines gardiennes de l'ordre
et de l'empire des lois, 1
            les Moires
auront tranché le fil étincelant
de ses jours, ses années et ses mondes !

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Philippe Galle (1537-1612), Les Moires, Wellcome Collection, London.

Alors, beau masque,
            tu sauras,
trop tard, hélas !
qu'il ne faut pas,
ne fallait pas,
n'eût pas fallu
            faire fi de la philosophie.

Car demain, Calliclès,,
devant la nudité des juges,
            toi, nu aussi,
tu ne pourras user
des ornements ni des fumées d'hier,
beaux habits, flatterie,
rhétorique, sophistique
et autres fantastiques.

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Squelette, Pompéi, mosaïque du Ier siècle, Museo nazionale archeologico, Naples.

Hier tu menais les autres
            en barque sur les mots
et l'on savait toujours, qui de toi ou des autres,
hi, hi ! ha, ha !
            ho, ho ! tombait à l'eau.

Or demain, Calliclès, tu n'iras plus
vêtu de beaux habits
et de belles paroles,
de celles qui bruissaient, le soir,
à l'avant de ta barque brillante.
Tu n'as rien vu venir.
            C'était la barque de Charon !

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Michel-Ange Buronarroti (1475–1564), Charon, détail du Jugement dernier, Chapelle sixtine, Rome.

Les morts sont nus de tout,
tout se lira de toi
à même ta dépouille
            livide,
et à même ton âme
            chancie,
enflée du rien des mots,
vide de tout rayon.
Minos t'attend.
Son silence t'appelle.

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Michel-Ange Buronarroti (1475–1564), Minos, détail du Jugement dernier, Chapelle sixtine, Rome.

Ce silence à lui seul suffira.
Il t'apprendra que hier,
il eût, ami, mieux valu te fier
            à la philosophie.

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À défaut du portrait de Calliclès, qu'on ne trouve pas, Portrait de Gorgias, ami de Calliclès, in Giuseppe Emanuele Ortolani, Biografia degli Uomini Illustri della Sicilia, volume II, Naples, chez Nicola Gervasi, 1818.

Calliclès toutefois se rebiffe.
— Lorsque je vois, Socrate,
            un vieillard
qui philosophe encore,
je le tiens digne
            du fouet !
Foin du beau naturel
de ce vieil excentrique.
À fuir la place,
on se prive du lieu
idéal pour filer des discours
qui vous rendent puissant,
            célèbre !
À jaser dans un coin,
à l'oreille de qui ?
            des enfants, des poètes !
on ne peut que tomber en dessous,
en-dessous de soi !
et donc n'en retirer rien du tout,
            rien qui vaille.

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André Thévet (1504-1592), Portrait de Socrate, philosophe, in Portraits et vies des hommes illustres, 1584, Bibliothèque numérique de Lyon.

Socrate, alors, serein,
sûr d'une vie dédiée
            à la philosophie
délivre à Calliclès cet avertissement
            tranquille...
— Je ne cours après rien, moi,
rien de ce que les autres hommes estiment.
Je m'efforce,
en tout et pour tout,
            à la vérité et à la justice,
et je m'applique et je m'appliquerai
jusqu'à ma mort,
à mener ma vie
            ainsi,
car toute philosophie est, jusqu'à la mort,
dans cet ainsi
            d'une vie bonne.

Je t'invite aujourd'hui, Calliclès,
à faire, oui faire
            de même.
Faute de quoi, lorsque tu paraîtras
            devant le Juge,
mur de silence,
pan d'abîme,
ni ton corps ni ton âme
ne te seront alors d'aucun secours.
Gueule ouverte,
            crâne vide,
χασμήσῃ καὶ ἰλιγγιάσεις οὐδὲν ἧττον 2,
il suffira que tu paraisses,
tes mâchoires claqueront
entends, ami, entends ce bruit
proche et lointain
            de crécelle,
ton sort sera jeté.

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Jacques de Gheyn II, Vanité, 1603, Metropolitan Museum of Art, New York.

Un jour, bientôt, nous serons
            là-bas.
Suis-moi donc sur la route
            de la philosophie,
qui te conduira au bonheur
            des îles fortunées,
aujourd'hui, demain,
            et après ta mort,
comme ce discours vient de le montrer.


  1. Eschyle, Euménides, 956-967.↩︎

  2. Platon, Gorgias, 527a.↩︎

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