Rome antique, Révolution, Robespierre, vus par Walter Benjamin en 1940
L'arc de Constantin à Rome, in Joseph Kürschner, Pierers Konversationslexikon, septième édition, Stuttgart, Deutsche Verlagsgesellschaft, 1891.
Inauguré le 25 juillet 315, l'arc de Constantin est le dernier des arcs de triomphe qui ait été construit à Rome. Il a pour fonction de commémorer, non seulement la victoire remportée en 312 par l'empereur Constantin contre son rival Maxence, ainsi que les dix premières années du règne constantinien, mais aussi, comme rendu manifeste par le réemploi de bas-reliefs empruntés à des monuments antérieurs, les victoires que l'Empire avaient remportées anciennement, dont celle de Trajan en 106 dans la guerre contre les Daces et celle de Marc Aurèle en 176 dans la guerre contre les Sarmates.
Il s'agit donc d'un monument qui illustre par effet de retour en arrière la puissance et la gloire de celui qui vient parachever l'œuvre de ses prédécesseurs et par là incarner la fin à quoi tendait l'Empire depuis son avénement : au terme de son histoire passée, celle de la République romaine, puis celle dudit Empire lui-même, « une Rome recommencée ». Ainsi du moins Constantin et les siens voyaient-ils le moment triomphal du 25 juillet 315, moment qui, d'après eux, augurait le règne de la pax romana à jamais et pour toujours.
Tête de l'empereur Constantin, vestige d'une statue colossale, IVe siècle ap. J.-C., Musée du Capitole, Rome.
Giovanni Antonio Canaletto (1697–1768), L'Arc de Constantin, 1842, Royal Collection, Château de Windsor, London.
Camille Corot, L'arc de Constantin et le forum, 1843, The Frick Collection, New York.
L'arc de Constantin au débouché de la Via triomphalis, 2022, photographie : Paris Orlando.
La suite de l'Histoire montre qu'en 315, la Rome dite « éternelle » avait, semble-t-il, déjà commencé de finir, en même temps qu'elle devenait chrétienne et que les « Barbares » s'apprêtaient à la submerger ; et cette Rome a semblé depuis lors n'en pas finir de finir, dans la mesure où, avant-hier, certains se targuaient de pouvoir se réclamer du modèle d'une Rome « éternelle » par effet de retour aux vertus supposées de la République romaine ; dans la mesure aussi où, hier, d'autres entreprenaient de se réclamer de la Rome « éternelle » via la prétendue refondation de cette dernière sous les noms de Saint-Empire romain germanique (962–1806), puis d'Empire allemand (1871–1918), puis de IIIe Reich (1933 à 1945) ; et dans la mesure enfin où, aujourd'hui, d'autres encore se flattent de pouvoir faire valeur, autrement dit marchandise, des vestiges muséifiés de cette Rome jadis triomphante, désormais supposée morte, dépassée, trépassée.
Walter Benjamin (Berlin, 15 juillet 1892-27 septembre 1940, Port Bou, photographie sans date, source inconnue.
« L'Histoire est l'objet d'une construction dont le lieu n'est pas le temps homogène et vide », celui dans lequel, en vertu du trop fameux déterminisme historique, les événements viendraient s'inscrire les uns après les autres de façon linéaire et orientée dans le sens du Progrès, mais l'objet d'une construction qui forme en tant que lieu de l'Histoire « celui qui est plein de temps actuel », dit Walter Benjamin en 1940 dans la XIVème de ses Thèses sur le concept d'histoire 1. Ce en quoi les événements de l'année 1940 peuvent constituer un « lieu plein de temps actuel », va ici sans dire.
D'un point de vue plus général, ce « lieu plein de temps actuel » est celui à partir duquel, si l'on regarde en arrière, on voit par exemple les guerres romaines figurer la sinistre cohorte des guerres qui leur ont succédé, et l'élévation de l'arc de Constantin préfigurer tout à la fois celle de l'arc de la fête de la Fédération, dressé le 14 juillet 1790 à Paris, sur le Champ de Mars, et celle de la Porte Saint-Denis, consacrée par l'entrée de Charles V dans Paris en 1364, puis prise d'assaut dans le même Paris par les insurgés de la Révolution du 28 juillet 1830.
Anonyme, Vue et perspective du Champ de Mars lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, Paris, Chereau, 1790, BnF.
Entrée de Charles V à Paris par la porte Saint Denis en 1364, in Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet (1455-1460), BnF, département des Manuscrits, Français 6465, fol. 417 (Livre de Charles V).
Hippolyte Lecomte (1781–1857), Combat de la porte Saint-Denis, 28 juillet 1830, Musée Carnavalet.
Ce « lieu plein de temps actuel » est aussi celui à partir duquel, si l'on regarde en arrière, on voit l'élévation l'arc de Constantin figurer celle de la porte de Brandebourg, construite de 1788 à 1791 pour le roi de Prusse Frédéric Guillaume II sur l'emplacement de l'ancien poste d'octroi de la ville, puis prise d'assaut par Napoléon et ses troupes en 1806, puis reconduite par Frédéric Guillaume III au statut triomphal de symbole de la puissance prussienne, puis vouée à la glorification du pouvoir nazi dans le Berlin des années 1933-1945.
Daniel Nikolaus Chodowiecki (1726-1801), La porte de Brandebourg, 1764, Fondation du Musée de la ville de Berlin.
Charles Meynier (1768–1832), Entrée de Napoléon avec ses troupes à Berlin par la porte de Brandebourg le 27 octobre 1806, après les batailles victorieuses d’Iéna et d’Auerstedt, Château de Versailles.
Parade pour le cinquantième anniversaire d'Adolf Hitler devant la porte de Brandebourg, à Berlin, en 1939.
Ruines de la porte de Brandebourg en 1945, Archives fédérales allemandes, Bild 183-M1015-334/Donath, Otto/CC-BY-SA 3.0.
Quadrige et déesse de la Victoire créés à l'imitation de l'Antique et installés en 1793 sur la porte de Brandebourg. Endommagé en 1945, le groupe a été restauré et replacé sur la porte de Brandeboug en 1957. Photographie W. Bulach, 2010.
Bref, ce « lieu plein de temps actuel » dont parle Walter Benjamin, est celui à partir duquel on voit le passé figurer par avance le présent, révélant ainsi le caractère cycliquement déterminé du processus historique que Nietzche désigne sous le nom d'« éternel retour du même ». Mais ce « lieu plein de temps actuel, c'est aussi, selon Walter Benjamin, celui à partir duquel il peut arriver qu'en vertu d'une sorte d'éclair de la compréhension l'on entrevoie quelque chose que le passé aurait compris dans son lointain avénement, quelque chose qui aurait été réprimé, méconnu ou oublié, et qui eût pu faire cependant que les choses eussent tourné par la suite autrement. Et ce « lieu plein de temps actuel, c'est encore celui à partir duquel on peut envisager une autre lecture de l'Histoire, qui rende justice à ce qui a été réprimé, méconnu ou oublié, et qui sache en tirer motif ou raison d'agir maintenant, au service d'une révolution, proprement radicale ici.
Nicola Sanesi (1818–1889), Défaite des esclaves et mort de Spartacus.
Concernant l'Antiquité romaine, au titre de ce qui aurait été réprimé, méconnu ou oublié, et qui eût pu faire cependant que les choses eussent tourné par la suite autrement, Walter Benjamin invoque par exemple la révolte des esclaves menée entre 73 et 71 av. J.-C. par le gladiateur thrace Spartacus, révolte dont la plupart des historiens estampillés disent que ses fins seraient restées obscures.
De Robespierre et des siens, Walter Benjamin observe que « la Rome antique était pour eux un passé chargé de « temps actuel », surgi du continuum de l'histoire », et que la Révolution s'entendait dans leur esprit « comme une Rome recommencée » 2. Mais il constate aussi que les acteurs de ladite Révolution se contentaient de « citer l'ancienne Rome, exactement comme la mode cite un costume d'autrefois » 3, i.e. sans interroger la raison pourquoi ces citations leur semblaient parlantes, ni en quoi elles auraient pu l'être, autrement dit sans véritablement se préoccuper de savoir si les exemples cités illustraient de façon adéquate la nature des fins qu'ils poursuivaient, et si lesdits exemples n'eussent pu leur signifier d'aventure quelque chose qui fût auparavant demeuré invu ou dénié, et comme mis sous le tapis au regard de la situation présente.
Jacques Louis David (1748–1825), Les Licteurs rapportent à Brutus, premier consul, les corps de ses fils, exécutés sur son ordre après qu'ils eurent comploté pour rétablir la monarchie. 1789, Musée du Louvre.
« C'est en parcourant la jungle de l'autrefois que la mode a flairé la trace de l'actuel, dit encore Walter Benjamin. Elle est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s'effectuer que dans une arène où commande la classe dirigeante ».
Visant ici sous le nom d'« arène » ou cirque « l'éternel retour du même », Walter Benjamin, au regard du tableau de Jacques Louis David représentant en 1789, par « un saut de tigre dans le passé », le retour des corps des deux fils de Brutus, premier consul, qui ont été exécutés sur ordre de ce dernier pour avoir tenté de rétablir la monarchie des Tarquins, montre que ce tableau censé fournir aux patriotes du 14 juillet 1789 l'exemple d'un homme qui sacrifie, quoi qu'il en ait, à la vertu républicaine, fournit aussi, quand on le regarde de façon autrement pensée, l'exemple de deux fils, victimes de l'exercice d'un pouvoir impitoyable, certes républicain, mais néanmoins tyrannique.
Affiche signée J. Beaujoint, édition Ménéssier, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée ; photographie RMN-Grand Palais, Jean-Gilles Berizzi.
Le sort réservé aux fils de Brutus par un pouvoir impitoyable peut être mis en parallèle avec celui des Quatre Sergents de la Rochelle, jeunes soldats bonapartistes, qui, pour avoir voulu renverser la monarchie, pareillement victimes d'un pouvoir impitoyable, seront guillotinés pour l'exemple, à Paris, en 1822. D'une histoire l'autre, à vingt-cinq siècles de distance, la roue tourne. Mais à ne considérer que « l'éternel retour du même », on se prive de toute possibilité d'apercevoir à partir du « temps actuel » comment le passé se réserve de pouvoir délivrer d'autre vérités que la légende retenue à son profit par le pouvoir absolu, républicain ou monarchique peu importe, puisqu'il s'agit en l'occurrence du seul et même pouvoir des « classes dirigeantes ».
Anonyme, dessinateur-lithographe, Gobert, imprimeur-lithographe. Le 27 juillet 1830. « Où allez-vous mes amis ? — vous n'avez pas d'armes !! Nos ennemis en ont. » Musée Carnavalet.
Comme rendu prévisible par le sort réservé sur ordre du pouvoir — le gouvernement de Louis XVIII — aux Quatre Sergents de la Rochelle en 1822, les Communards de 1870-1871 seront impitoyablement réprimés sur ordre du pouvoir — le gouvernement de Monsieur Thiers — pour avoir tenté d'exécuter, au regard du passé que constituent les Révolutions de 1789, de 1830 et de 1848, le « saut du tigre » dans « une arène », ou un Paris, où commandait toujours « la classe dirigeante ».
Démolition de la colonne Vendôme par les Communards le 16 mai 1871. Paris Musée.
Communards photographiés dans leurs cercueils par André Adolphe Eugène Disdéri en mai 1871.
Du « saut du tigre dans le passé », Walter Benjamin conclut sibyllinement, à la lumière des drames rappelés ci-dessus, qu'un tel « saut » doit s'effectuer, non dans « une arène où commande la classe dirigeante », mais « en plein air ».
« C'est en parcourant la jungle de l'autrefois que la mode a flairé la trace de l'actuel. Elle est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s'effectuer que dans une arène où commande la classe dirigeante. Effectué en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution telle que l'a conçue Marx. »
Karl Marx en 1861. Source : Heinz Monz, Karl Marx. Grundlagen der Entwicklung zu Leben und Werk, Trier, NCO-Verlag, 1973.
En quoi le « plein air » peut-il bien consister, quand Walter Benjamin parle d'un « saut du tigre dans le passé » qui puisse « être effectué en plein air » ? Peut-être dans ce moment, toujours possible, à la faveur duquel, par effet d'échappement aux calculs de la raison raisonnante, la conscience se trouve rendue réceptive à une sorte d'illumination lucide, augurale et en quelque sorte prophétique.
Quand Walter Benjamin dénonce la part de cécité dont Robespierre et les siens auraient fait montre relativement à la valeur politiquement contestable de l'exemplum fourni par la République romaine, il semble toutefois qu'il n'ait pensé qu'aux « Onze » 4 du Comité de salut public, emportés par l'accélération des événements dans le tourbillon de la Terreur. Il reprend là probablement à son compte à propos des Onze la leçon, devenue canonique, de Karl Marx dans son Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte de 1852.
« Je suis satisfait de verser mon sang pour la patrie... » Louis Jean Allais, Exposition « à la romaine » du corps de Louis Michel Lepelletier sur le piédestal de la ci-devant statue de Louis XIV place des Piques, Paris, 1793, BnF. Louis Michel Lepelletier, député de l'Yonne à la Convention, est mort en « martyr de la liberté », assassiné par un ancien garde du corps de Louis XVI le 20 janvier 1793, veille de l'exécution du roi.
« Camille Desmoulin, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, de même que les partis et la masse lors de l’ancienne Révolution française », dixit Karl Marx, « accomplirent dans le costume romain, et avec la phraséologie romaine, la tâche de leur époque, à savoir la libération et l’instauration de la société bourgeoise moderne. [...]. La nouvelle forme de société une fois établie, disparurent les colosses antédiluviens et, avec eux, la Rome ressuscitée : les Brutus, les Gracchus, les Publicola, les Tribuns, les Sénateurs, et César lui-même. La société bourgeoise, dans sa sobre réalité, s’était créé ses véritables interprètes et porte-parole dans la personne des Say, des Cousin, des Royer-Collard, des Benjamin Constant et des Guizot » 5, tous tenants de la Restauration et de la Monarchie de Juillet.
Observant que la Révolution de 1789 n'a fait que « développer l’œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, […], l’étendue, les attributs et les exécutants du pouvoir gouvernemental », et que Napoléon n'est venu ensuite « qu'achever de perfectionner cette machinerie d’État » qui sert les intérêts de classe de la bourgeoisie, Marx tient en effet que, pour que la Révolution française aboutisse, il eût fallu qu'une révolution sociale s'opèrât en même temps que la révolution politique, et qu'en vertu de la révolution sociale, on en eût fini avec ce « boa constrictor » qui « enserre le corps social dans les mailles universelles de sa bureaucratie, de sa police, de son armée permanente » 6. On eût pu alors, et alors seulement, en arriver à l'installation de la démocratie directe en lieu et place de la démocratie représentative, et c'eût été là, et là seulement, que le peuple, seul porte-parole possible de la volonté générale, eût pu exercer le pouvoir de se gouverner lui-même.
Gabriel Fiesinger (1752–1807), d’après Jean-Urbain Guérin (1761–1836), M. M. J. Roberspierre [sic], député de l'Artois à l'Assemblée nationale en 1789.
Or il se trouve qu'à l'encontre de ce qu'en disent Karl Marx et Walter Benjamin, Robespierre, durant la période qui va de ses débuts politiques à l'heure du piège existentiel qu'a constitué pour lui sa participation de plus en plus éminente au Comité de salut public, s'est plusieurs fois distingué de nombre de ses pairs par la conscience dont il a fait montre quant à la nécessité d'un « saut en plein air », ce saut que Walter Benjamin qualifie de « saut dialectique » et qu'il identifie à « la révolution telle que l'a conçue Marx ».
Il apparaît en effet que ce « saut en plein air », Robespierre a tenté à plusieurs reprises d'en précipiter la possibilité, avant d'avoir à essuyer finalement les tempêtes de l'an II.
Jean Jacques Le Barbier (1738–1826), Mutinerie du 31 août 1790 à Nancy, 1794, Musée lorrain, Nancy.
Rompant ainsi avec la plupart de ses pairs, Robespierre se dit en 1789 insensible aux vertus de la guerre, telles que célébrées par la romanité, et mises en œuvre par les monarques absolus « pour désoler l’univers, par le fatal délire des conquêtes » 7. Il assure d'ailleurs au tribunal cette même année la défense de Hyacinthe Dupont, un soldat déserteur. Il défend aussi en janvier 1790 la cause des soldats de l'escadre de Toulon qui ont été réprimés par leurs officiers pour avoir voulu porter la cocarde tricolore, puis celle des soldats de la garnison de Nancy, trop mal payés, qui ont été encore plus cruellement réprimés pour s'être mutinés le 31 août 1790 contre leurs officiers. « « Ne craignez-vous pas », dit-il à l'Assemblée constituante, « que le patriotisme et l’attachement à la cause populaire ne soient punis sous le prétexte de venger la sévérité de la discipline militaire ? […] Je supplie l’Assemblée de ne pas oublier ce principe, que les soldats sont des citoyens ». 8
Par la suite, hostile aux menées des Girondins qui veulent la guerre au prétexte de la nécessaire diffusion hors frontières des idéaux de la Révolution française, et au vrai pour détourner le peuple de la tentation de prolonger et de radicaliser son propre soulèvement, Robespierre tente d'alerter ses commettants sur le risque liberticide que la guerre ferait, et fera courir à la Révolution en marche. « Le pire de tous les despotismes c'est le gouvernement militaire », dit Robespierre en novembre 1791 dans le n°5 du Défenseur de la Constitution.
« La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore... C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante.
À Rome, quand le peuple, fatigué de la tyrannie et de l'orgueil des patriciens, réclamait ses droits par la voix des tribuns, le sénat déclarait la guerre ; et le peuple oubliait ses droits et ses injures pour voler sous les étendards des patriciens, et préparer des pompes triomphales à ses tyrans. Dans les temps postérieurs, César et Pompée faisaient déclarer la guerre pour se mettre à la tête des légions, et revenaient asservir leur patrie avec les soldats qu'elle avait armés. Vous n'êtes plus que les soldats de Pompée, et non ceux de Rome, disait Caton aux Romains qui avaient combattu, sous Pompée, pour la cause de la république. La guerre perdit la liberté de Sparte, dès qu'elle porta ses armes loin de ses frontières. La guerre, habilement provoquée et dirigée par un gouvernement perfide, fut l'écueil le plus ordinaire de tous les peuples libres » 9.
Contre la guerre voulue par « un gouvernement puissant dont l'espèce de dictature ne peut qu’effrayer la liberté naissante », Robespierre en viendra finalement, le 10 août 1792, à défendre le droit du peuple à l'insurrection.
Projet de constitution française de 1791 annoté par Robespierre. « Le motif de supprimer le marc d'argent s'applique avec plus de force encore à ce qui concerne les électeurs. Quel peut-être le motif ? de laisser la conscience libre : le choix des électeurs est aussi l'ouvrage de la conscience. » Manuscrits de la Bibliothèque et Archives de l'Assemblée nationale.
Le 25 janvier 1790, à l'Assemblée constituante, Robespierre s'oppose au vote du décret dit « du marc d'argent », décret qui exige du citoyen qui veut être électeur le paiement d'un impôt annuel équivalent à trois journées de travail, et qui exige du citoyen qui veut être éligible le paiement de 52 livres, soit un marc d'argent.
Dans le discours qu'il prononce à l'Assemblée pour dénoncer ce décret, Robespierre se réclame de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à la rédaction de laquelle il a collaboré en 1789, et il invite ses pairs à respecter les droits rendus imprescriptibles par cette Déclaration à laquelle ils ont tous souscrit.
Outré de ce que le décret du marc d'argent crée une distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, et par là dépouille une partie des citoyens des droits politiques qui constituent la souveraineté, il stigmatise la « subtilité » politique des auteurs de ce décret.
« Comptant sur la facilité avec laquelle on gouverne les hommes par des mots, ils ont essayé de nous donner le change en publiant, par cette expression nouvelle, la violation la plus manifeste des droits de l'homme.
Qui peut être assez stupide pour ne pas apercevoir que ce mot ne peut ni changer les principes ni résoudre la difficulté, puisque déclarer que tels citoyens ne sont point actifs ou dire qu'ils n'exerceront plus les droits politiques attachés au titre de citoyen, c'est exactement la même chose dans l'idiome de ces subtils politiques ? Or je leur demanderai toujours de quel droit ils peuvent ainsi frapper d'inactivité et de paralysie leurs concitoyens et leurs commettants : je ne cesserai de réclamer contre cette locution insidieuse et barbare qui souillera à la fois et notre Code et notre langue, si nous ne nous hâtons de l'effacer de l'un et de l'autre, afin que le mot de liberté ne soit pas lui-même insignifiant et même dérisoire. » 10
Le 11 août 1791, toujours à l'Assemblée constituante, invoquant à propos du même décret du marc d'argent le cas de Jean Jacques Rousseau qui n'eût pu trouver accès dans une assemblée électorale parce qu'il « ne payait pas un marc d'argent », Robespierre reviendra à la charge.
« Messieurs, ce sont ceux qui ont été nommés par le peuple que j'atteste sur ce fait ; je les rappelle au titre de leur convocation, qui portait que : Tout Français ou naturalisé Français, payant une imposition quelconque, serait admis à concourir à la nomination des députés ; et je leur rappelle que nulle loi n'a éloigné des assemblées un seul homme pour raison de fortune et de contribution. Je demande maintenant si vous, qui êtes arrivés ici sans titre, et qui tenez vos pouvoirs de ces hommes-là, dont une grande partie n'atteignait pas la condition que vous leur imposez ; je vous demande si vous pouvez vous servir des pouvoirs qu'ils vous ont confiés, et si vous pouvez leur dire : le jour où vous nous avez investis du pouvoir de défendre et de garder vos droits, ce jour-là vous les avez perdus ; vous ne rentrerez plus dans ces assemblées où vous nous avez donné votre confiance ; nous n'avons point de garantie de votre indépendance et de votre probité... : nous-mêmes, nous ne sommes donc pas purs, puisqu'enfin nous avons été choisis et nommés par des électeurs qui ne payaient plus. (Applaudissements) ».
Je conclus de tout ce que je viens de dire, que d'après les principes de la morale, par conséquent de la politique des législateurs de la France, l'intérêt du peuple exige que vous révoquiez, non seulement le décret du marc d'argent, mais aussi les conditions d'éligibilité prescrites pour les électeurs. » 11
Auguste Couder (1789–1873), Séance d'ouverture de l'assemblée des États généraux le 5 mai 1789, château de Versailles. Robespierre se trouve représenté assis parmi le groupe de députés du Tiers état.
Le 17 mai 1791, sur un mode plus fracassant encore, après avoir allégué ici, en référence à l'exemple du grec Solon, que « les plus grands législateurs de l’antiquité, après avoir donné une constitution à leur pays, se firent un devoir de rentrer dans la foule des simples citoyens et de se dérober même quelquefois à l’empressement de la reconnaissance publique », Robespierre arrache à l'Assemblée constituante un décret sur la non-rééligibilité de ses membres à la prochaine Assemblée législative.
« Pour moi, je l’avoue, je n’ai pas besoin de chercher dans les raisonnements bien subtils, la solution de la question qui vous occupe ; je la trouve dans les premiers principes de la droiture et dans ma conscience. Nous allons délibérer sur la partie de la constitution qui est la première base de la liberté et du bonheur public, l’organisation du corps législatif ; sur les règles constitutionnelles des élections, sur le renouvellement des corps électoraux.
Avant de se prononcer sur ces questions, faisons qu’elles nous soient parfaitement étrangères : pour moi, du moins, je crois devoir m’appliquer ce principe. [...].
C’est la nature même des choses qui a élevé une barrière entre les auteurs de la constiution et les assemblées qui doivent venir après eux. En fait de politique, rien n’est utile que ce qui est juste et honnête ; et rien ne prouve mieux cette maxime que les avantages attachés au parti que je propose.
Concevez-vous quelle autorité imposante donnerait à votre constitution, le sacrifice prononcé par vous-mêmes des plus grands honneurs auxquels vos concitoyens puissent vous appeler ? Combien les efforts de la calomnie seront faibles, lorsqu’elle ne pourra pas reprocher à un seul de ceux qui l’ont élevée, d’avoir voulu mettre à profit le crédit que sa mission même lui donne sur ses commettants pour prolonger son pouvoir ; lorsqu’elle ne pourra pas même dire que ceux qui passent pour avoir exercé une très grande influence sur vos délibérations, ont eu la prétention de se faire de leur réputation et de leur popularité, un moyen d’étendre leur empire sur une Assemblée nouvelle ; lorsqu’enfin on ne pourra pas les soupçonner d’avoir plié au désir très louable en soi, de servir la patrie sur un grand théâtre, les principes des importantes délibérations qui nous restent à prendre. [...].
Je demande que l’on décrète que les membres de l’Assemblée actuelle, ne pourront être réélus à la suivante. » 12
Jacques Bertaux, Prise du palais des Tuileries le 10 mai 1792, 1793, château de Versailles.
Après le 10 août 1792, date de la prise des Tuileries par le peuple parisien, Robespierre prend fait et cause pour la Commune insurrectionnelle de Paris et défend contre les Girondins le droit à l'insurrection. Le 22 avril 1793, à la Convention, dans le cadre d'une discussion sur la nouvelle Déclaration des droits, il propose un article 31 stipulant que « assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie », parce qu'il est « impossible à qui que ce soit de définir les cas précisément dans lesquels la nation française se trouvera opprimée […]. Il n'est pas possible de donner au peuple un moyen légal de s'insurger, parce que cela dépend alors de sa sensibilité et de la connaissance parfaite de ses droits. En effet, citoyens, si vous voulez lui déterminer ce moyen, il est possible que celui que vous voulez lui donner soit précisément un moyen qui l'empêche de se lever. » 13
Le 24 juin 1793, Robespierre fait voter dans la nouvelle Constitution les articles suivants :
Article 33. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres Droits de l'homme.
Article 34. Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.
Article 35. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. 14
À partir de l'automne 1793, par l'effet d'un retournement dû sans doute à la montée de périls tous ordre — guerre avec l'Angleterre, avec la Prusse et l'Autriche-Hongrie, guerre en Espagne et guerre en Vendée, trahison de Dumouriez, résistance à la levée en masse, crise de la subsistance et institution du maximum général des denrées et salaires, emprunt forcé, soulèvement de Lyon contre la Convention et répression dudit soulèvement, massacre des planteurs blancs à Saint-Domingue, assassinat de Marat, violation des tombeaux de la nécropole de Saint-Denis, accélération des œuvres du Tribunal révolutionnaire, mise en accusation et exécution de députés girondins, de Marie-Antoinette, de Philippe d'Orléans et de Madame Roland, massacres de Carrier à Nantes, installation du culte de la Raison par Pierre Gaspard Chaumette, dit Anaxagoras Chaumette, dans la cathédrale Notre Dame de Paris, etc. —, le gouvernement s'étant déclaré lui-même « révolutionnaire jusqu'à la paix », Robespierre se désinvestit du combat mené jusqu'alors en faveur du droit du peuple à l'insurrection, et, sans renier en rien le passé, réclame et obtient l'exécution des Hébertistes et des Enragés, fers de lance à cette date de la Commune de Paris.
François Bonneville (1755-1844), Portrait de François Noël Babeuf, dit Gracchus Babeuf, 1794, BnF.
C'est ce désinvestissement final qui fait dire à Karl Marx que Robespierre a failli à son engagement initial, là où seul Gracchus Babeuf trouve grâce à ses yeux. C'est ce désinvestissement final qui fait dire à Walter Benjamin que Robespierre a failli à son engagement initial, dès l'instant que, prisonnier des circonstances et de l'opacité idéologique de certains des Onze, il a perdu de vue que « la conscience de faire voler en éclats le continuum de l'histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l'instant de leur action » 15. Le « plein air » dont Walter Benjamin dit qu'il est nécessaire au « saut du tigre dans la jungle de l'autrefois » s'était refermé derrière lui.
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ;
La terre a tressailli d’un souffle prophétique…
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l’arc de Constantin :
— Et rien n’a dérangé le sévère portique. 16
Le Romantisme finissant des années 1850 et aussi Saint-Just dans le temps de sa courte vie ont nourri le rêve d'un retour possible à l'état de nature, état dans lequel les hommes jouissaient du bonheur de la « société civile » sans connaître encore les horreurs de la « société politique ». Le peuple, dit Saint-Just, qui était jusqu'alors « sans gouvernement », et qui se lève désormais « en armes pour résister à la conquête », se dote bientôt de chefs pour les besoins des guerres qu'il mène. C'est ainsi derechef que, par une altération de moins en moins insensible, « les hommes, se traitant eux-mêmes en ennemis, ont tourné, contre leur indépendance sociale, la force qui n'était propre qu'à leur indépendance extérieure ou collective ». C'est ainsi encore que « cette force par le contrat social est devenue complexe et une arme à une portion du peuple pour opprimer le peuple entier, en même temps qu'il est en armes pour résister à la conquête » 17.
Y a-t-il jamais eu un retour possible ? Le calendrier révolutionnaire, tel qu'établi par Fabre d'Églantine, semble en quelque façon, au moins un moment, l'avoir fait croire. « Le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un ramasseur historique de temps. Et c'est au fond le même jour qui revient toujours sous la forme des jours de fête, lesquels sont des jours de commémoration. », dit Walter Benjamin dans la XVe de ses thèses. Et si ce n'est cas le cas, le même Walter Benjamin observe que la révolution est au moins, en matière de temps, « le frein d'urgence. »
Les Thèses sur le concept d'histoire de Walter Benjamin se trouvent reproduites en fin de volume, en allemand et en français, in Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d'incendie, Paris, Éditions de l'éclat, 2014.↩︎
Ibidem.↩︎
Ibid.↩︎
Cf. Pierre Michon, Les Onze, Lagrasse, Verdier, 2009. Cf. aussi Christine Belcikowski, Vu par Pierre Michon, Robespierre parmi les Onze.↩︎
Karl Marx, Le XVIII brumaire de Louis Bonaparte, chapitre 1, traduction par Léon Remy, Paris, Schleicher frères, 1900.↩︎
Cf. le commentaire plus développé du XVIII brumaire de Louis Bonaparte proposé par Michael Löwy dans « Marx et la Révolution française : la poésie du passé », in Contretemps : revue de critique communiste.↩︎
Maximilien Robespierre, Œuvres, tome XI, Plaidoirie pour Hyacinthe Dupont, 1789, Florence Gauthier (éd.), Société des études robespierristes, 2007.↩︎
Robespierre, Discours à l’Assemblée nationale sur les conseils de guerre, 28 avril 1790.↩︎
Robespierre, Premier discours contre la guerre, prononcé au club des Jacobins le 18 décembre 1791.↩︎
Robespierre, Discours à l'Assemblée constituante, 25 janvier 1790, BnF, Les Essentiels, Littérature.↩︎
Robespierre, Discours du 11 août 1791 sur le suffrage universel, Assemblée nationale, Histoire, Grands discours.↩︎
Robespierre, Discours du 16 mai 1791 contre la réélection des députés et le cumul des mandats, Midi Insoumis, Populaire et Citoyen.↩︎
Robespierre, Lettre envoyée à la Convention à propos de la Constitution de 1793, citée par Yannick Bosc et Sophie Wahnich, in Les Voix de la Révolution, projets pour la démocratie, Paris, La Documentation française, 1990.↩︎
Constitution du 24 juin 1793, Conseil constitutionnel, Les constitutions.↩︎
Walter Benjamin, Thèses sur le concept d'histoire, Thèse XV.↩︎
Gérard de Nerval, Delfica, in Les Chimères, Michel Lévy frères, 1856.↩︎
Saint-Just, De la nature, de l'état civil, de la cité ou les règles de l'indépendance du gouvernement., Livre I, Chapitre II, in Œuvres, Paris, Gallimard. Folio-Histoire. 2004. Cf. aussi Christine Belcikowski, 1791-1792. Saint-Just. De la nature.↩︎