Quelques cartes du jeu de la vie naturelle

Rédigé par Belcikowski 1 commentaire
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Walter Benjamin au trèfle à quatre feuilles.

Ici, on tire les cartes. Ou plutot, c'est moi qui tire les cartes. Il ne s'agit pas des cartes du tarot, mais seulement des cartes de mon propre jeu. Et le jeu, c'est celui de la vie naturelle, qui est d'après moi la seule, la vraie vie.

J'emprunte ce mot de vie naturelle, si extraordinairement simple, à la correspondance de Walter Benjamin, plus précisément à Mon voyage en Italie, daté de Pentecôte 1912. Quand je suis tombée sur ce mot, je l'ai reconnu. Le philosophe parlait pour moi.

« Aussi longtemps qu’on est à l’école, il semble qu’en tout lieu la vie naturelle se limite aux vacances » 1. Un jour, heureusement, on cesse d'être à l'école.

Trèfle à quatre feuilles

Le 26 janvier dernier, alors que je rentrais de Toulouse, je suis descendue du train à la gare de Pamiers, sachant que j'avais une heure à attendre avant le départ du bus à destination de Mirepoix. Le ciel était si bleu ! J'avais le temps.

Alors que je regardais les plate-bandes qui sentent aujourd'hui l'abandon devant la gare, j'ai remarqué parmi les hampes des massifs déplumés par l'hiver, des touffes de trèfle gras, et là, sous mes yeux, un beau trèfle à quatre feuilles. Je l'ai cueilli délicatement, placé sur la couverture du livre que je lisais dans le train - Walter Benjamin. Une vie dans les textes 2 —, photographié le tout ainsi, et envoyé la photo à un ami. Ce sont les yeux de Walter Benjamin, cerclés de lunettes, qu'on voit sous le trèfle, sur ma photo (cf. supra).

J'ai pensé à l'homme, qui avait si cruellement manqué de chance toute sa vie durant. De même qu'un coup de dés jamais n'abolira le hasard, un trèfle à quatre feuilles jamais ne portera bonheur à celui qui a choisi de mourir dans la nuit du 26 au 27 septembre 1940 à Portbou. On souffre de devoir admettre que le deuil du bonheur restera toujours par avance non passible d'aucune consolation par le talisman du trèfle à quatre feuilles.

Mort de Saint Louis

Je suis descendue ensuite de la gare jusqu'à la place, puisque j'avais une heure de temps devant moi. Au bout de la rue Victor Hugo, délabrée, dans laquelle la plupart des magasins ont fermé, la place de la République semble morte. La plupart des magasins, là encore, ont fermé. Seuls subsistent deux ou trois cafés. D'après le patron de l'un de ces cafés, tous les commerçants de la place se sont « délocalisés » dans les suburbs, siège de l'empire — de l'enfer — des grandes surfaces.

Fuyant cette place sinistre, je suis allée revoir, conservé à l'église Notre Dame du Camp, un tableau qui me fascine. Accroché sur l'un des murs d'une chapelle latérale, perdu dans l'ombre faute d'éclairage, ce tableau, très abîmé, représente la Mort de Saint Louis. Saint Louis est mort du scorbut et la de bilharziose le 25 août 1270 à Carthage. Sa mort scelle la fin de la VIIIe et dernière Croisade. Il se proposait d'aller convertir dans l'Ifriqiya l'émir Abû `Abd Allah Muhammad al-Mustansir. Mais qu'allait-il faire dans cette galère ?

Saint Louis termine sa vie en « Roi-Christ », dixit Jacques Le Goff dans le maître ouvrage qu'il lui a dédié en 1996 3. À la différence de tant d'autres de ses frères humains, Saint Louis avait la foi — sa foi — chevillée au corps. Telle foi peut heurter. Elle me heurte. Mais lui, au moins, croyait à ce qu'il faisait.

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Mort de Saint Louis en 1270 à Carthage, église Notre Dame du Camp, Pamiers.

Qu'est-il advenu du corps de Saint Louis ? L'affaire est repoussante, au moins pour la sensibilité moderne.

« À la mort du roi, on ne peut laisser son corps en terre infidèle, loin du royaume de France et de la chrétienté. Charles d'Anjou, frère du roi, tente de prendre le contrôle de l'armée face à son neveu, devenu le roi Philippe III, qu'il considère comme trop inexpérimenté. Mais ce dernier affirme immédiatement son autorité. Dès lors, le sort de la dépouille du feu roi devient un enjeu politique entre le jeune roi et son oncle : Philippe souhaite que les restes de son père soient rapatriés en France tandis que Charles, prétextant la proximité, propose que les restes de son frère aillent reposer en son royaume de Sicile. Finalement, les deux parents s'accordent sur la tripartition du corps : les entrailles et les chairs seront données à Charles, qui les déposera à l'abbaye de Monreale, et les ossements iront reposer dans la nécropole royale de Saint-Denis. Philippe refuse d'exposer le corps à tous les dangers en l'envoyant en avance. Il souhaite attendre de pouvoir l'accompagner en convoi, auprès de l'armée. On procède alors au mos Teutonicus : le corps est découpé et cuit dans un mélange d'eau et de vin jusqu'à ce que la chair se détache » 4.

Perce-neige et chevelure de Bérénice

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Sans un bout de jardin, dans la ville, petite ou grande, on ne saurait rien du naturel des saisons.

Voilà un mois déjà que, conformément au rendez-vous de la vie naturelle, les perce-neige ont commencé de percer, mais sans la neige. Je n'ai rien fait pour qu'ils viennent. Ils m'ont précédée dans le jardin. Et, merveille, ils se sont déplacés. Il s'en est établi un deuxième campement de l'autre côté de l'allée. Je dis tout exprès un « deuxième », et non un « second », car j'espère bien que viendront encore d'autres campements de perce-neige, ailleurs, dans mon vieux jardin. Ils sont si blancs ! Vêtus de probité candide et de lin blanc... Entends le crissement léger du zeugma !

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Aujourd'hui 7 février, les perce-neige commencent de s'ouvrir en forme de parapluie, signe de ce qu'ils vont bientôt passer. Mais les violettes se multiplient, les premiers boutons d'or lèvent dans l'herbe comme de petits soleils, une première pervenche se risque à paraître dans sa traîne de lianes, et de minuscules feuilles sortent des bourgeons du saule. Ce joli monde n'est d'ailleurs pas du tout en avance, car il pousse à l'ombre des arbres et ne reçoit le soleil qu'à l'ouest. Cers dispose ici, et Midi, roi des étés, ne brûle pas tout.

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Déjà, les jours où il ne pleut pas, il fait bon lire sous le saule, au soleil de l'ouest. La chevelure du contrejour augure dans le ciel l'apparition de celle de Bérénice, sacrifiée un jour pour sauver de la mort le roi Ptolémée, et emportée par Aphrodite dans le ciel nocturne afin qu'elle y brille à jamais.

Catulle, le poète latin, a chanté l'histoire de la chevelure de Bérénice.

... me
sidus in antiquis diua nouum posuit.
Virginis et sæui contingens namque Leonis
lumina, Callisto iuncta Lycaoniae,
uertor in occasum, tardum dux ante Booten,
qui uix sero alto mergitur Oceano
5

« La déesse me plaça, nouvel astre, parmi les antiques constellations. Entre les flambeaux de la Vierge et du Lion cruel, et près de Callisto, la fille de Lycaon ; je guide à l'occident le Bouvier paresseux, qui plonge lentement et à regret dans l'Océan profond. »

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Gerard Mercator (1512-1594), Virgo and Coma Berenices constellations from the Mercator celestial globe, 1551, The Mercator Globes at Harvard Map Collection.

Orphée

L'humeur du ciel et de la terre nous dispose. Poursuivant ainsi, dans l'humeur du ciel bleu, d'autres aventures de la vie naturelle, j'ai lu sous le saule, au soleil de l'ouest, un choix de poèmes magiques et cosmologiques inspirés par Orphée, le poète qui parle sous l'inspiration des dieux, et dont la parole a nourri, dans l'Antiquité, les cultes à mystère 6. J'ai plongé là dans un monde radicalement étranger au nôtre, et extraordinairement beau.

À propos des enseignements de l'orphisme, j'ai relevé ce texte initiatique, inscrit sur une lamelle d'or provenant d'Éleutherna, datée du IIe ou du Ier siècle av. J.-C., et conservée au Musée archéologique d'Athènes.

« Tu trouveras à gauche de la demeure d'Hadès une source
Et près d'elle, un cyprès blanc dressé ;
De cette source ne t'approche absolument pas.
Tu en trouveras une seconde, qui fait couler son eau fraîche
À partir du marais de Mnémosyne ; devant elle, il y a des gardiens.
— Qui es-tu ? D'où viens-tu ?
Dis :
— Je suis fils de la Terre
Et du Ciel étoilé.
Et ma race est céleste ; cela, vous le savez aussi.
Je suis desséché de soif et je meurs ; donnez-moi vite
L'eau fraîche qui coule du marais de Mnémosyne.
Et ils te donneront à boire de cette source divine
Et dès lors tu règneras parmi les autres Héros. »

Après avoir regretté mon beau cyprès, que j'ai dû faire abattre l'an dernier, parce qu'il se trouvait planté trop près d'un mur mitoyen et qu'il déplaisait à une voisine, à laquelle il inspirait une peur superstitueuse, j'ai relevé aussi cette observation relative à l'âme, autrement dit à qui fait de nous des êtres animés. C'est Jamblique de Chalcis qui la rapporte dans son Traité de l'âme, inspiré de Jean Stobée dans son Éloge de la physique et de l'éthique.

« Il est dit dans les poèmes orphiques que l’âme entre en nous, venant de l’Univers, tandis que nous respirons, portée qu’elle est par les vents. »

L'âme entre en nous, venant de l'Univers. Y a-t-il aujourd'hui plus belle et plus sage façon de dire d'où nous venons et à qui, à quoi nous appartenons ? Y a-t-il aujourd'hui plus belle et plus sage façon de dire ce qui fait le caractère essentiel et principal de la vie naturelle ?

Mais où, Orphée, pour le dire aujourd'hui ?

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Gustave Courtois (1852–1923), Orphée, 1875, Musée municipal de Pontarlier.


  1. Walter Benjamin, Écrits autobiographiques, Paris, Christian Bourgois, « Détroits », 1990, p. 134.↩︎

  2. Bruno Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les texte. Essai biographique, Arles, Actes Sud, « Babel », 2009.↩︎

  3. Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.↩︎

  4. Wikipedia, Saint Louis, Après la mort du roi, Dépouille royale.↩︎

  5. Catulle, Poèmes, LXVI, La chevelure de Bérénice.↩︎

  6. Orphée. Poèmes magiques et cosmologiques. Choix de textes et traductions par Alain Verse. Édition revue et amendée par Alexandre Marcinkowski. Postface de Luc Brisson. Paris, Les Belles-Lettres, 2023.↩︎

1 commentaire

#1  - Jacques Gironce a dit :

Pauvre saint Louis !
Non content de finir ses jours dans la vinasse, il lui faut, en plus, figurer sur le tableau du Camp, à reléguer au musée des horreurs...

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