Histoire dérangeante de Jeanne Odette Marie de Lévis, fille du dernier marquis de Mirepoix. XII. Le testament de Madame Lequinio Kerblay
Incipit du testament de Jeanne Odette de Lévis Mirepoix, alias Madame Lequinio Kerbley. Double de l'original
Sentant venir sa fin, le 11 avril 1822, Madame Lequinio Kerbley rédige son testament. Elle l'écrit bien sûr en français, dans sa langue native.
Un double de l'original figure dans le dossier communiqué au juge chargé après la mort de Madame Lequinio Kerbley de valider la teneur dudit testament et d'en assurer la liquidation. Elle se trouve conservée, elle, dans le dossier intitulé Papers of the Dugas and Kerblay families. Caroliniana Library. Columbia South Caroliniana Graniteville Room. Library Catalog MMS ID 991025117689705618. Identifier OCLC : (OCoLC)840441430. Merci à Ysande de Lévis Mirepoix qui, vivant aux États-Unis, a eu la grande courtoisie de me procurer une copie du dossier.
South Carolina Department of Archives and History Will Transcripts.
Une transcription dudit testament se trouve enregistrée sous forme de microcopie au South Carolina Department of Archives and History, au nom de Kirbley, Jane Mary Abette Lavi Marie Raix ! Veuve Lequinio Kerblay. Trois des autres noms, français, sont eux aussi estropiés.
Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix, Madame Lequinio Kerblay, est morte à Augusta, Georgie, le 17 octobre 1822, six mois environ après la rédaction de son testament. Elle est enterrée à Augusta, au vieux cimetière des Magnolias. La fiche correspondante, dite Memorial, peut être consultée sur le site Find a grave. Elle se présente comme suit.
Sépulture de Jeanne Kirblay, née Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix. Find a Grave, base de données et images, mémorial de Jeanne Kerblay (4 oct. 1766–17 oct. 1822). ID du mémorial Find a Grave 149628643, citant Magnolia Cemetery, Augusta, Richmond County, Georgia, USA ; administré par Jimmy Morris (contributeur 47132742).
Pauvre Jeanne Kerblay, qui a perdu là, et les deux autres prénoms de son baptême et le nom de son père, puis le nom de son mari, et qui, après avoir passé vingt années obscures aux États-Unis, n'est plus créditée d'aucun des noms qu'elle avait portés de son vivant, et qui n'a plus en somme aucun nom du tout, sinon celui d'un village du Morbihan ! Mais d'après Claudy Valin, « sur sa pierre tombale figure cette inscription : " Les restes de Jeanne Marie de Levis Mirepoix veuve de Lequinio Kerblay. Née à Toulouse-France le 4 octobre 1766. Décédée à Augusta-Georgie le 17 octobre 1822 " » 1. J'ai demandé sur le site Find a grave une photographie de cette stèle. J'espère que quelque bénévole voudra bien la prendre pour moi, si toutefois la stèle existe toujours.
Voici la transcription intégrale du testament, et d'abord celle du nom de la signataire, tel qu'écrit par elle-même : « Jeanne Marie Odette Levis Mirepoix veuve de Lequinio Kerblay ». L'orthographe et la ponctuation originales se trouvent conservées ici et plus bas.
Au nom du pere du fils, et du Saint Esprit, Jeanne Marie Odette Levis Mirepoix veuve de Lequinio Kerblay
D'aignes mon dieu m'accordé votre Sainte protection, pendant le reste des jours que j'ai encore à passer dans ce monde d'epreuves, et quand il vous plaira de m’en rappellée veuillez par un effet de votre misericorde infinie m'accuillir au nombre de vos enfans bien aimées pendant l'eternité.
Les decrets de la providence etant inconnues aux foibles mortels il est prudent de mettre ordre a toutes Ses affaires, l'orsque l'on et sain
d'esprit et de corps c'est pourquoi je Soussigne jouissant de Ses
bienfaits, Declare mes dernieres volontes, qui sont, que J'annule
tout testamens, legs, codicile que J'ai pu faire jusqu'a ce jour
je nomme et constitue Monsieur Louis Dugas frederic Edouard Dugas, et Monsieur Louis Alexandre Dugas, mes executeurs testamentaires et heritiers de tous mes Biens dans les Etats unis d'Amerique, je donne au dit Louis Frederic Edouard Degas et a Louis Alexandre Degas tout mes biens conjointement m'eubles, immeubles, et tout que je possede sans exception dans les Etats unis d'Amerique dans le cas que les dits Louis Alexandre Dugas ne seront pas majeur à mon deces je nommes le dit louis frederic edouard Dugas pour etre seul administrateur et executeur de mes biens jusqu'à la majorite du dit Louis alexandre Dugas et alors il le seronts conjointement jusqu'au partage egal de mes biens je donne, et legue a mes parents qui y auront droits tout que je possede ou pourait par la suite possedée en Europe aux conditions qu'ils payeront les dettes que je pourrais y avoir je declare que [illisible, masqué par une tache noire] la mes seules, unique, volontés, auquelles je n'ait rien a changer ny a ajouter pleine de confiance en dieu de bontés que j'ai toujours aimé, et a qui je remets mon ame, fait a Augusta en Georgie dans les Etats unis de l'Amerique ce onze avril dans l'année mille huit cent vingt deux de Notre Seigneur. signe ce vingt quatre avril mille huit cent vingt deux
M odette de Levis Mirepoix veuve Lequinio Kerblay
En presence de [24 avril 1822]
John G. [Ganbery)] Cowling
L. Rossignol
On ne sait, dans la signature finale, si le « M » signifie Marie ou Madame. On remarque ensuite que, si Jeanne Odette Marie se dit « Levis Mirepoix » dans sa dénomination initiale, elle se dit in fine « de Levis Mirepoix ». S'agit-il là d'une variation significative ? D'un sursaut, d'une reprise de soi ? Ou d'un trait d'abandon à l'indifférence de la façon dont on décline un nom, avec ou sans particule, quand on sait que ce nom ne parle plus à personne, mais seulement que d'aucuns se plaisent dans l'usage à l'augmenter d'une particule ? On note enfin que la signataire se dit initialement « veuve de Lequinio Kerblay », puis finalement « veuve Lequinio Kerblay », ménageant ainsi d'abord une sorte de distance vis-à-vis de son défunt époux, et s'abandonnant ensuite à une sorte de liquidation résignée de sa distance même. On se souviendra au demeurant que ladite signataire était fatiguée de la vie, probablement malade, et qu'elle n'a peut-être pas délibéré chacune des connotations que l'on trouve ou prête à son discours.
Extrait du testament ci-dessous.
La triste Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix, alias « veuve Lequinio Kerblay » constitue « executeurs testamentaires et heritiers de tous ses Biens dans les Etats unis d'Amerique » Louis Frédéric Edouard Dugas et Louis Alexandre Dugas. Il s'agit de deux des fils de Marie Françoise Pauline Bellumeau de la Vincendière, veuve du capitaine de cavalerie Louis René Adrien Dugas de Vallon, domiciliée à Augusta.
Généalogie simplifiée de la famille Dugas d'Augusta.
La famille Dugas de Vallon est française, catholique, lointainement originaire du Mans, dans la Sarthe. Né en 1652 au Mans, Jean Dugas émigre un jour à Saint-Domingue et y meurt lieutenant des milices, en 1694. Jean Louis Dugas (1686-1732), l'un de ses fils, capitaine de la milice, reçoit le titre d'écuyer, et lui et Jacques Dugas (1688-1732), son frère, adoptent alors le nom de Dugas de Vallon. Ils deviennent de riches planteurs. Pierre Bernard Dugas de Vallon (1720-?), fils de Jacques Dugas de Vallon, et Marguerite Renee Michel, née vers 1725 à Grand, dans les Vosges, sont les père et mère de Louis René Adrien Dugas de Vallon, né le 11 décembre 1745 à Saint-Domingue.
En 1773, Louis René Adrien Dugas de Vallon épouse en France, dans la Marne, Marie Marguerite Nicole Guibert. Celle-ci lui donne trois ou quatre (?) enfants, puis meurt en 1781. À partir de cette date, Louis René Adrien Dugas de Vallon, désormais veuf, ex-capitaine de cavalerie, réside de plus en plus souvent à Paris, où sa grande aisance lui permet de satisfaire son goût de la culture. C’est un gentleman, d’une science vaste et variée, titulaire par ailleurs d'un diplôme en droit.
À Paris, il recontre Marie Pauline Bellumeau de la Vincendière, originaire elle aussi de Saint-Domingue, fille d'une lignée de riches planteurs qui ont toujours eu pour principe de faire instruire leurs enfants à Paris et qui, le moment venu, en ont fait bénéficier la jeune femme. Louis René Adrien Dugas de Vallon épouse Marie Pauline Bellumeau de la Vincendière le 17 août 1790, en l'église Saint-Jacques du Haut-Pas. Quelque temps plus tard, inquiets du tour que prend la Révolution, les époux, qui, renonçant au nom de Dugas de Vallon, se font désormais appeler Dugas, préfèrent retourner à Saint-Domingue, où naît en 1791 Pauline Marie Dugas, leur premier enfant. Mais la Révolution les rattrape à Saint-Domingue où éclate la même année l'insurrection qui aboutira à l'émancipation des esclaves. Le couple choisit alors de fuir une seconde fois et débarque aux États-Unis. Élisabeth Adrienne Dugas, leur deuxième enfant, naît ainsi à Newport, Rhode Island, le 8 mai 1794. Les époux ont ensuite trois garçons encore, Louis Frederic Edouard Dugas, né à Frederick, Maryland, en 1798, et Louis Alexandre Dugas ainsi que Louis Charles Dugas, jumeaux, nés en 1806 à Washington. Madame Dugas y dirige alors un internat pour jeunes filles de bonne condition. Louis René Adrien Dugas de Vallon meurt le 7 septembre 1807 à Washington.
Ancienne maison Dugas à Augusta.
Madame Dugas prend dès lors le parti de s'installer avec ses enfants à Augusta. Elle y œuvre avec succès à l'ouverture d'un séminaire, dirige les études de ses fils et s'emploie plus tard à bien marier Élisabeth Adrienne Dugas, sa seconde fille. 2
Concernant les deux fils dont Jeanne Odette de Lévis Mirepoix, alais Madame Lequinio Kerblay, fait ses « executeurs testamentaires et heritiers de tous ses Biens dans les Etats unis d'Amerique », soit Louis Frédéric Édouard Dugas et Louis Alexandre Dugas, qui ont à l'époque de cet héritage respectivement 24 ans et 16 ans, l'Histoire ne dit rien de Louis Frédéric Édouard Dugas. Il est né, il a hérité, il a administré ses biens, il s'est marié, il a eu des enfants, et il est mort. Louis Alexandre Dugas est devenu, lui, un grand médecin.
Louis Alexandre Dugas (1806-1884).
Louis Alexandre Dugas obtient son diplôme de médecine de l'Université du Maryland en 1827, puis vit à Paris pendant quatre ans et profite de ce séjour pour visiter d'autres médecins en France, Angleterre, Suisse, Allemagne, Italie. Passionné de géologie par d'ailleurs, il est élu en 1834 à la Société géologique de France, dont il restera un correspondant. Après son retour en Georgie, avec d'autres confrères, il fonde à Augusta le Medical College of Georgia, établissement au sein duquel il est successivement professeur d'anatomie, puis de physiologie, puis professeur de principes et de pratique de la chirurgie de 1855 à 1883, puis doyen de 1861 à 1876. Rédacteur en chef du Southern Medical and Surgical Journal de 1851 à 1858, il est également président de la Société médicale d'Augusta et président de l'Association médicale de Géorgie. Pendant la guerre civile, il se porte volontaire en tant que chirurgien consultant dans des hôpitaux militaires. En 1869, il est fait docteur en droit par l'Université de Georgie. En 1876, il est l'un des vice-présidents du Congrès médical international de Philadelphie. Il avait pour spécialité la chirurgie des calculs de la vessie. Seul chirurgien au sud de la Virginie à pratiquer la technique de la lithotritie, il est également le seul chirurgien américain de son temps à effectuer la ligature de l'artère ischique dans le cas de l'anévrisme. De la fréquentation des hopitaux militaires, il tire une approche audacieuse du traitement des plaies abdominales. Il reste connu par ailleurs pour son « Duga Test », relatif au cas de la la dislocation de l'articulation de l'épaule, publié dans The Transactions of the American Medical Association en 1857, utilisé aujourd'hui encore. 3
Du testament de Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix, alias Madame Lequinio Kerblay, il ressort que celle-ci a fréquenté à Augusta la famille Vallon et qu'elle probablement aimé en la personne de Louis Frédéric Édouard et de Louis Alexandre Dugas les fils qu'elle n'a pas eus. Louis Frédéric Édouard a 24 ans, et Louis Alexandre 16 ans, à la date dudit testament. Madame Lequinio Kerblay se propose d'assurer leur avenir, et, ce faisant, probablement aussi d'aider leur mère, qui est veuve comme elle et chargée de responsabilités. La même Madame Lequinio Kerblay, jadis Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix, a dû goûter auprès de la famille Vallon la sociabilité à la fois chaleureuse et policée, ainsi que la considération et l'accueil dont elle avait manqué jusqu'alors. Et ce qui a sans doute compté pour elle par-dessus tout, c'est que les Vallon étaient français, parlaient français, et qu'ils étaient chrétiens pratiquants.
La considération dont a pu bénéficier Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix auprès de la famille Vallon, se traduit le jour de la signature de son testament par la présence du respectable Louis Rossignol de Belleanse, 75 ans, qui est le père du gendre de Madame Dugas et qui représente sans doute là Louis René Adrien Dugas de Vallon, mort en 1807. Ladite considération pour Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix se traduit probablement aussi une dernière fois par l'attention prêtée à l'installation de sa sépulture au cimetière des Magnolias, qui sera ensuite celui de tous les membres de la famille Dugas. Eux seuls, qui la connaissaient mieux, ont pu renseigner et dicter, sans erreur sur son nom de baptême ni ses lieu et date de naissance, le texte qui figure sur la stèle élevée au-dessus de sa tombe :
« Les restes de Jeanne Marie de Levis Mirepoix veuve de Lequinio Kerblay. Née à Toulouse-France le 4 octobre 1766. Décédée à Augusta-Georgie le 17 octobre 1822. »
Mais l'expression de cette considération suscite là, en raison de la froideur d'une formule telle que « les restes », le soupçon qu'il a pu y avoir dans l'empressement de la famille Vallon auprès de Jeanne Marie de Levis Mirepoix, veuve de Lequinio Kerblay, un fond d'intérêt bien pensé. Humain, trop humain, peut-être... Auquel cas, Jeanne Marie de Levis Mirepoix, ancienne chanoinesse, aurait été jusqu'à sa fin, quoique « pleine de confiance en dieu de bontés que j'ai toujours aimé », victime de la malignité du monde. Mundus est immundus...
Entrée du cimetière des Magnolias à Augusta.
Le 21 août 1824, les comptes de M. Timkins, administrateur des biens légués par Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix à Louis Frédéric Édouard et Louis Alexandre Dugas, montrent que cheptel, outils et esclaves atteignaient alors à eux seuls sur les terres concernées, la valeur de 40.550,149 $. Les débits, quant à eux, se montaient cette année-là à 3.989 $ 4. Les biens hérités de Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix ont été par la suite exploités au mieux. Le vignoble a été abandonné au profit du coton, dont la culture donne dans la Caroline du Sud et en Georgie des résultats excellents. La fortune de la famille Degas sera florissante tout au long du siècle. Elle a permis à une dynastie de médecins de s'illustrer en Georgie tout au long du siècle.
Bientôt, en Amérique comme en Europe, plus personne ne se souvenait plus de l'histoire dérangeante de Jeanne Odette Marie de Lévis, fille du dernier marquis de Mirepoix, Veuve Lequinio Kerblay, ou plutôt Veuve Kerblay.
À suivre... Bilan, crédits et remerciements
Claudy Valin, Lequinio : La loi et le Salut public, chapitre VIII, « Épilogue : Joseph-Marie Lequinio aux États-Unis d’Amérique », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.↩︎
Renseignements collectés sur le site américain Archive Grid, dans les Papiers de Louis Alexander Dugas, 1827-1876. Dugas, L. A. (Louis Alexander), 1806-1884.↩︎
Renseignements collectés sur le site Archive Grid, dans les Papiers de Louis Alexander Dugas, 1827-1876. Dugas, L. A. (Louis Alexander), 1806-1884 ; et sur la page Louis Alexander Dugas de Vallon du site Whonamedit?.↩︎
Papers of the Dugas and Kerblay families. Caroliniana Library. Columbia South Caroliniana Graniteville Room. Library Catalog MMS ID 991025117689705618. Identifier OCLC : (OCoLC)840441430. Merci à Ysande de Lévis Mirepoix qui, vivant aux États-Unis, a eu la grande courtoisie de me procurer une copie du dossier, conservé au South Carolina Department of Archives and History de la Caroliniana Library.↩︎