Histoire dérangeante de Jeanne Odette Marie de Lévis, fille du dernier marquis de Mirepoix. X. Quand Isaac D'Arneille entre en scène...
Principales étapes de la carrière aventureuse d'Isaac Darneille, ou D'Arneille.
Après le décès de Joseph Marie Lequinio Kerblay, les loups, autrement dit les amis négociants, dont James B. Lafitte, qui prétendent tous à l'administration des biens du défunt, rôdent autour de la cabin de Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix, alias Madame de Kerblay ; mais le loup est déjà entré dans la cabin en question ! Il s'agit d'Isaac Darneille, récemment apparu dans le rôle de fondé de pouvoir de M. Lequinio Kerblay, quand celui-ci vivait, puis, avant février 1813, dans celui d'époux de Jeanne Odette Marie de Lévis Mirepoix, devenue Veuve Lequinio Kerblay entre le 20 août et le 16 décembre 1813 ! Le contrat de mariage n'a pas été retrouvé, ni l'acte ; quoi qu'il en soit, ce mariage, au moins morganatique, sera cause d'un procès à surprises par la suite. Celui-ci révélera à propos d'Isaac D'Arneille bien des choses qu'il eût été utile à Jeanne Odette de Lévis Mirepoix de savoir plus tôt.
Isaac Darneille, à l'époque où il approche Joseph Marie Lequinio Kerblay pour lui acheter des terres au bord de la Savannah River, jouit, de longue date déjà, d'une réputation trouble. Il le doit à sa carrière serpentine, aux nombreux impayés qui traînent dans le sillage de ses achats de terres, et à sa réputation de tombeur de dames.
Généalogie simplifiée d'Isaac D'Arneille. Données issues du site Geni (MyHeritage).
Lointain descendant d'une famille anglaise, qui a émigré au XVIIe siècle aux États-Unis et y a vécu essentiellement de ses plantations, né en 1766 à Piscataway, Prince George, Maryland, Isaac Darneille (1766-1830), qui écrit son nom « D'Arneille », usant ainsi d'une signature pseudo-aristocratique à la française, se fait connaître en 1784 comme minister (pasteur) dans le comté d'Albemarle, en Virginie, où, successeur du Révérend Charles Clay, il prêche dans les églises et dans les maisons. Il réside alors à Nelson, Virginie 1. On le dit lourdement endetté.
États des États-Unis.
Amherst, Virginie, aujourd'hui.
De 1789 à 1793, on le trouve pasteur de Amherst, Virginie 2. « Il était toutefois, en tant que prédicateur, trop dévoué à la galanterie pour rester longtemps dans cette voie », note Jacob Piatt Dunn dans Indiana and Indianans : a history of aboriginal and territorial Indiana and the century of statehood. 3
En 1793, la situation se gâte pour le pasteur Isaac Darneille. Tandis qu'Elizabeth Digges, née à Amherst circa 1768, que Darneille a légalement épousée le 7 décembre 1789 à Amherst, et qui lui a déjà donné une fille, Elizabeth H. Darneille, en 1792, met au monde un fils, John Harris Darnell (1793-1876) 4, Darneille continue de courir parallélement d'autres bonnes fortunes. Perdu de réputation, il abandonne femme et enfants ainsi que sa fonction de pasteur et choisit d'aller voir ailleurs.
Cahokia, township de Peoria, Illinois.
Vue aérienne de Cahokia Mound dans l'Illinois. In Smithsonian Institution. Bureau of American Ethnology, Bulletin of Bureau of American Ethnology Bulletin, n° 30, Washington, G. P. O. 1901, p. 951.
En 1794, on retrouve Isaac Darneille avocat à Cahokia, ancienne cité amérindienne située dans le comté de Peoria, Illinois. Il est, après John Rice Jones, le deuxième avocat qui ait choisi de s'installer dans l'Illinois. À son arrivée, il achète un terrain et une maison à Jean Baptiste Maillet, fondateur de Old Peoria, lequel Jean Baptiste Maillet avait, lui-même, acheté ladite pièce de terre en 1773 à Jean Baptiste Point du Sable, commerçant et colon originaire de Saint-Domingue, marié à une femme Potawatomi, connu de nos jours pour avoir été le premier résident permanent de la ville de Chicago dans les années 1780.
Birdman tablet, trouvée en 1972 sur le site historique de Cahokia Mound.
Doté d'une « connaissance passable du droit », « Darneille était un orateur agréable, remarquable au barreau et populaire auprès du peuple », constatent Alexander Davidson et Bernard Stuve dans A complete history of Illinois from 1673 to 1884. On disait qu’il y avait été formé auparavant par son pastorat et ses prêches. Mais là où il avait son vrai point fort, c'était à la Cour de Vénus, où il exerçait son emploi avec un art consommé et avec plus d’assiduité studieuse que n’en bénéficiaient ses livres de droit. » 6
Tribunal de Cahokia, Illinois. Converti en résidence vers 1840, le bâtiment a servi de tribunal à partir de 1793. C’est le plus ancien tribunal de l’État, et il présente des marques du style architectural colonial français. Encyclopaedia Britannica.
« Doté d'une bonne instruction, c'était un homme distingué et aimable », dit encore Newton Bateman dans son Historical encyclopedia of Illinois. « Il avait les manières aisées et courtoises d’un gentleman policé. Il était grand, bien bâti, et se faisait une condition sine qua non d’être extrêmement soigné dans sa toilette et dans son apparence personnelle. On le trouvait instruit de tous les arts et de tous les mystères de la galanterie. Il exerçait en conséquence une influence très profonde et assez durable sur ses amies. Darneille, au vrai, étudiait les dames plus qu’il n’approfondissait l'expérience de son métier d’avocat. Il était bienveillant et bon envers toute l’humanité, et particulièrement envers les dames. » 7
Le comté de Peoria, et plus particulièrement Cahokia sont connus alors pour abriter un certain nombre de Français ayant appartenu à la compagnie de Jean Baptiste Maillet (1753-1837) pendant la guerre des Insurgents. Réputé ami des Français, Darneille se lie plus particulièrement d'amitié avec Jean Baptiste Maillet. Il s'intéresse à la concession de 1400 acres, située à l’embouchure du Kickapoo, à un mille en avant sur la rivière et à deux milles en arrière dans le pays, que Maillet, circa 1765, avait obtenu des autorités anglaises. Cette concession englobait une partie du canton de Limestone.
Limestone, township de Peoria, Illinois.
Or, en 1723, alors que le canton de Limestone faisait encore partie du territoire contrôlé par la France, un certain Philippe François Renault avait obtenu la concession d’une étendue de terre située à une lieue en avant, sur le lac ou la rivière, et s’étendant cinq lieues en arrière sur un ruisseau qui était, semble-t-il, le Kickapoo. François Renault, dont l’activité principale était le développement des intérêts miniers dans le pays, et qui avait des fourneaux de fusion à proximité de Saint-Louis, avait acheté cette concession pour le charbon qui abondait dans les collines alentour de la vallée du Kickapoo.
Dans les années 1790-1800, d'autres Français encore cultivaient des terres sur le Kickapoo, dans le canton de Peoria et dans celui de Limestone. Simon Roi, Antoine Roi, et Francis Racine possédaient conjointement un champ de trente arpents, contigu à celui d’Antoine Cicare ; Hypolite Maillet possédait l’un des quinze arpents attenants à celui de François Montplaisir, tous situés au bord ou très près du Kickapoo, qui s’appelait alors le Gatineau ou le Coteneau [ou le Cartineaux]. Ami de Jean Baptiste Maillet, Isaac Darneille avait pris le goût de fréquenter ce petit monde français, et il se disait sensible aux intérêts de ces exploitants que leurs homologues américains jalousaient et dont le gouvernement fédéral se proposait de récupérer les terres afin de reprendre la main sur ce territoire jugé prometteur en termes de ressources de tous ordres. 5
Carte des comtés de l'Illinois.
Le 27 novembre 1794, Darneille est nommé procureur de district (attorney) au tribunal du comté de Hamilton, Illinois, en remplacement de Ezra Fitts Freeman, démissionnaire ; mais ce poste ne semble pas lui avoir réussi, puisque, dès le 20 avril 1795, démissionnaire à son tour, il est remplacé par John Wallace 8.
Le 24 avril 1795, Darneille, démissionnaire, adresse à l'Honorable Winthrop Sargent, Esquire, Secretary of the Territory of the United States north-west of the river Ohiola, la lettre suivante :
Je vous ai communiqué verbalement mon intention de démissionner de la commission de procureur pour les États-Unis, que j’avais eu l’honneur de recevoir de votre main. J’ai été poussé à cette démission pour diverses raisons, mais principalement par l'intérêt pécuniaire. La maigre pitance allouée pour le prononcé du jugement des prévenus ne constitue pas une compensation à la hauteur des devoirs que cette charge impose. J'omets de mentionner d'autres causes, qui eussent été suffisantes, elles aussi. [...].
De telles causes produisent toujours un effet sain dans mon esprit. Je vous adresse donc la présente lettre pour vous informer officiellement de ma démission, etc. » 9
Darneille, démissionnaire de son poste de procureur, choisit de recentrer son activité sur l'achat et la vente de terres ; et, en lien avec cette activité, il tente d'entrer en politique.
En 1798, le Territoire du Nord-Ouest des États-Unis abrite le nombre d’habitants nécessaire, soit cinq mille hommes blancs, pour avoir droit au deuxième degré de gouvernement. Le gouverneur Saint-Clair ordonne donc la tenue d’élections à la première Assemblée générale, qui se tiendra à Cincinnati, le 4 février 1799. Seuls les francs-tenanciers de cinquante acres de terre, citoyens de l’un des États, ou les résidents du district depuis deux ans, sont appelés à voter. Les représentants, quant à eux, doivent être franc-tenanciers de deux cent acres, citoyens de l’un des États, ou résidents du district depuis trois ans.
Shadrack Bond et Isaac Darneille, Américains tous deux, se présentent aux élections dans le comté de Saint-Clair. Au nombre des votants, on compte cinquante-huit anciens habitants français, vingt-cinq colons français récents, et cent deux Américains. Les Français s'étant largement abstenus, c'est le colonel John Edgar, Américain, fondateur et mainteneur du fort de Kaskaskia, ancienne bourgade mixte française et amérindienne de la Haute Louisiane, délégué du comté de Randolph, qui est élu, tandis que Shadrack Bond et Isaac Darneille, vus probablement comme les porte-parole des Français du comté de Peoria et compris par suite dans la jalousie dont commencent à souffrir ces derniers, sont battus. 10
En 1801, Darneille arrive aux fins qu'il poursuivait depuis 1794. Le 6 juillet 1801, Jean Baptiste Maillet lui vend la totalité de sa concession. Suite à quoi, le même Jean Baptiste Maillet meurt dans une échauffourée, à Peoria, de la main d'un certain Sénégal.
Old Images of Peoria, Illinois.
L'acte de vente se présente comme suit :
Jean Baptiste Maillet, du village de Peoria, sur la rivière Illinois, dans le territoire de l’Indiana, pour la contrepartie de 200 $, en espèces des États-Unis, accorde à Isaac Darneille, du même lieu, toute étendue ou parcelle de terre se trouvant au bord ou à proximité de la rivière Illinois, contiguë audit village de Peoria, contenant 800 acres, soit un don de 400 acres à titre de chef d’une famille fondée en l’an 1783 — il s'agit de la « famille », « fondée » par Darneille à Amherst ! — et un supplément de 400 arpents, prévu par le droit, que ledit Jean Baptiste Maillet tient, en vertu d’un acte du Congrès daté du 3 mars 1791, et borné comme suit : Partant d’une pierre au-dessous de la porte dudit Isaac Darneille dans son lot dans ledit village, et allant de là vers le sud-ouest jusqu’au coin de l’écurie dudit Maillet ; de là vers l’ouest, et à partir de ladite pierre vers le nord et l’ouest, de manière à inclure la dite quantité de quatre cents acres de droit de donation et de quatre cents acres de droit de supplément, dans toute la quantité de huit cents acres de terre. [...]. Des affidavits 11 de la signature de Jean Baptiste Maillet ont été enregistrés le 17 mai 1802 devant Antoine Des Champs et Raphaël Belongier, juges du territoire de l’Indiana. » 12
En 1806, il se découvre que Isaac Darneille pourrait bien être l'auteur des Letters of Decius, datées respectivement du 22 octobre 1803, du 8 octobre 1804, et des 10 mai, 1er août, 15 octobre 1805 ; adressées successivement à John Breckinridge, à l'Indiana Gazette, aux membres de la législature du territoire de l'Indiana, à l'Honorable Benjamin Parke, Esquire délégué au Congrés pour le territoire de l'Indiana, et à Son excellence William Henry Harrison, Gouverneur du territoire de l'Indiana ; réunies et publiées par l'auteur le 10 décembre 1805 à Louisville ; rééditées en 1808, augmentées d'une lettre adressée à l'Honorable James Madison, Secrétaire d'État des États-Unis, le 22 octobre de la même année. À noter que James Madison sera élu quatrième président des États-Unis en 1809.
De gauche à droite ; John Breckinridge (1760-14 décembre 1806), sénateur du Kentucky, puis procureur général (ministre de la Justice) sous la présidence de Thomas Jefferson ; Benjamin Parke (1777-1835), fédéraliste, attorney général du territoire de l'Indiana de 1804 à 1808, délégué de la U.S. House of Representatives pour le territoire de l'Indiana Territory's at large district du 12 décembre 1805 au 1er mars 1808, juge de la Cour de district des État-Unis pour le district de l'Indiana du 6 mars 1817 au 12 juillet 1835.
De gauche à droite : James Madison (1751-1836), membre du Parti républicain-démocrate, doté par ailleurs de la nationalité française en vertu d'un décret de l'Assemblée nationale législative française datant de 1792, délégué de la Virginie au Congrès continental, quatrième président des États-Unis de 1809 à 1817 ; William Henry Harrison (1773-4 avril 1841), citoyen britannique jusqu'en 1783, citoyen américain à partir de 1783, républicain-démocrate jusqu'en 1828, gouverneur du territoire de l'Indiana du 10 janvier 1801 au 28 décembre 1812, représentant des États-Unis (1816-1819), sénateur (1825-1828), neuvième président des États-Unis du 2 décembre 1840 au 4 avril 1841.
L'usage du pseudonyme Decius signale que l'auteur des Lettres en question se réclame de Decius Mus, général romain du IVe siècle avant J.-C., qui, avant de se jeter dans la mêlée, faisant ainsi acte de devotio 13, voue aux dieux infernaux, autrement dit à la terreur, à l'épouvante et à la mort, les ennemis du peuple romain.
Decius cible dans ses Lettres le gouverneur du territoire de l'Indiana, William Henry Harrison, et ses partisans. Après avoir souligné l'opportunisme de Harrison, qui a été fédéraliste sous le président Adams, et qui est républicain sous le président Jefferson, il l'accuse d'avoir usé d'une puissante machine politique pour contrôler les territoires et se maintenir en poste. Il dénonce, entre autres, des nominations irrégulières à certains postes, des conduites inappropriées telles que l’ingérence dans les tribunaux et dans l'exercice du droit de pétition, et, par-dessus tout, l'opposition de son gouvernorat à la partition du territoire et son refus de confirmer les titres fonciers à moins que les requérants n’aient signé une pétition demandant le renouvellement de ce gouvernorat. Observant qu'avant ledit gouvernorat, les comtés de l'Illinois, alors inclus dans le territoire de l'Indiana, se portaient mieux, Decius juge le gouverneur Harrison responsable de l'agitation et du mécontentement qui règnent désormais dans ces comtés.
Parmi les partisans du gouverneur Harrison, Decius étrille plus particulièrement, et dans un langage richement fleuri, Benjamin Parke, délégué au Congrès pour l'Indiana, qu'il traite à la fois d'aristocrate « déboussolé » et de « sychophante » 14 promu à la fonction de marchepied de Harrison, et qu'il invite à cesser désormais ses « pasquinades » (facéties).
Dans un registre plus large, Decius s'adresse à John Breckinridge et à James Madison pour faire valoir la cause des Français installés des deux côtés du Mississipi, qui, après la vente de Louisiane aux États-Unis, souhaitent vivre dans le cadre d'un même État, et la cause du peuple de l’Illinois qui souhaite, lui, se voir intégrer dans le territoire de l’Indiana.
Dans un registre plus personnel, Decius dénonce les manœuvres de John Edgar — dont on se souvient qu'il a été battu par lui aux élections de 1798 dans le comté de Saint-Clair —, qui, de délégué du comté de Randolph, veut être nommé gouverneur de la Haute Louisiane et qui fait « écrire des lettres en son nom (car il est incapable de les écrire lui-même) pour plusieurs membres du Sénat afin de solliciter leur intérêt en sa faveur » 15.
Rembrandt Peale (1778–1860), Portrait officiel de Thomas Jefferson, 1800, Maison Blanche.
Les Lettres de Decius font évidemment scandale. D'autant que Darneille a l'audace de conclure sa campagne par une pétition directement adressée le 3 novembre 1803 à Thomas Jefferson, alors président des États-Unis. Decius, dans cette pétition, réclame instamment que les comtés de l'Ouest du territoire de l'Indiana, Saint-Clair et Randolph, puissent être unis, sous un seul gouvernement, à la Haute Louisiane. Il revient aussi, de façon venimeuse, sur le cas de John Edgar :
Vue de Kaskaskia, 1841. Lithographie de J. C. Wild, J. C. Wild and L. F. Thomas, The Valley of the Mississippi Illustrated in a Series of Views, Saint-Louis, Chambers and Knapp, 1841.
« Quant à John Edgar, qui vit à Kaskaskia, Illinois, depuis de longues années, qui est bien connu des habitants de la Haute Louisiane, et détesté par eux, d'où cause de la quasi-totalité du dépeuplement de la ville de Kaskaskias et de ses environs, c'est un homme du rang le plus bas pour ce qu'il en est des capacités naturelles ; et pour ce qu'il en est de l'éducation ou des capacités acquises, il en est aussi parfaitement dépourvu que n'importe quel clown que vous avez pu voir dans ce pays. À l'époque de la Révolution américaine, Edgar a vécu dans le Haut-Canada sous le gouvernement britannique ; il y a agi comme un traître, et a été arrêté et envoyé à Montréal où il a été mis aux fers pendant une longue période jusqu'à ce qu'il trouve enfin le moyen de s'échapper aux États-Unis ; sinon il aurait été pendu. Depuis qu'il vit dans ce pays, il y est une sorte de spéculateur foncier, et, ayant apporté de la marchandise avec lui, il a été en mesure de poursuivre d'une manière ou d'une autre ses spéculations ». Qui aime bien les spéculations, châtie bien, peut-on dire ici de Darneille, qui ne manque pas de s'adonner lui même à des spéculations comparables.
Une phrase curieuse, dans cette lettre, révélatrice du tour d'esprit volontairement ou involontairement macaronique de Darneille, retient l'attention : « You will be so good as to pardon also any impropriety which you may observe in the style or diction, as I have not been accustomed for many years past to write in English ; and this the rather because the facts are true ». Vous aurez la bonté de me pardonner aussi toute inconvenance que vous remarquerez dans le style ou dans la diction, car j'ai perdu depuis bien des années l'habitude d'écrire en anglais ; et cela d’autant plus que les faits sont vrais.
Au bas de la même lettre, figure l'observation suivante, datée du 6 décembre 1803 : « The writer of this letter is an unprincipled dissipated swindler ». « L'auteur de cette lettre est un escroc dissipé et sans principes » 16.
Rapidement soupçonné par le gouverneur Harrison d'être l'auteur des Letters of Decius, trahi sans doute par quelques collaborateurs de l'Indiana Gazette, interrogé à plusieurs reprises, Isaac Darneille multiplie les dénégations. Mais la rumeur court, dangereuse, à son endroit.
Dans le même temps, un certain William Russell vient contester la légalité de la vente des 1400 acres de terres consentie par Jean Baptiste Maillet au même Isaac Darneille, au motif que, pour les avoir cultivées de 1766 à 1801, lui, William Russell aurait hérité du gouvernement britannique un droit de préemption sur ces terres et aurait eu récemment la confirmation de ce droit. En marge de l'acte de vente des terres en question, une note marginale indique toutefois que that government had no power to make the grant, le gouvernement n'avait pas le pouvoir de garantir cela. Quoi qu'il en soit, William Russell menace de porter l'affaire en justice 17. Darneille se trouve alors gagné par une saine inquiétude, spécialement nourrie par les rumeurs de bigamie, probablement alimentées par ses têtes de turc politiques, qui enflent à son endroit.
D'après le Révérend John Reynolds, Isaac Darneille aurait causé dans le territoire probablement plus d’infortunes qu’aucun autre homme de son temps. « Il ne s’est jamais marié selon les lois du pays, mais, selon toutes apparences, il ne s'est jamais trouvé sans femme ni épouses ; d'après la rumeur, il aurait abandonné une épouse dans le Maryland, ce qui, dans cette contrée, interdit un second mariage. Et il s'agit là d'un interdit absolu, puisque l’une des lois promulguées par le gouverneur et les juges a fait de la bigamie un crime (felony) punissable de mort » 18.
À Saint-Louis, maisons construites dans le style français.
Le temps est venu pour Isaac Darneille, de prendre le large. Le 10 octobre 1807, à Saint-Louis, Missouri, soucieux d'éviter les péripéties d'un procès, dans lequel, outre qu'on ne manquerait pas de l'incriminer pour la publication des Letters of Decius, on remettrait en cause la validité du contrat de vente des 1400 acres achetées à Jean Baptiste Maillet, et, révélant ses liaisons et mariages de diverses sortes, on le condamnerait peut-être pour bigamie ! il signe à l'intention de William Russell, un acte — « remarquable par l’élégance de sa calligraphie » 19, remarque Newton Bateman —, acte dans lequel il cède audit William Russell, parmi celles qu'il a achetées à Jean Baptiste Maillet, toutes les terres situées dans le territoire de l’Indiana. Puis il quitte la Virginie pour aller chercher fortune en Caroline du Sud...
À suivre...
Rev. Edgar Woods (1827-1910), Albemarle County in Virginia, Charlottesville, Virginia, The Michie company, printers, 1901, p. 126.↩︎
Alexander Brown (1843-1906), The Cabells and their kin, Boston et New York, Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge, 1895, p. 199.↩︎
Jacob Piatt Dunn (1855-1924), Indiana and Indianans : a history of aboriginal and territorial Indiana and the century of statehood, volume 1, The American Historical Society, Chicago et New York, 1919, p. 243.↩︎
Elizabeth Digges. Site Geni (MyHeritage).↩︎
Cf. James Montgomery Rice (1842-1912), Peoria city and county, Illinois, a record of settlement, organization, progress and achievement, volume 1, Chicago, p. 127.↩︎
Alexander Davidson et Bernard Stuve, A complete history of Illinois from 1673 to 1884, Springfield, H. W. Rokker, Publishing, 1884, pp. 214-215. Ouvrage consultable sur FamilySearch.↩︎
Newton Bateman (1822-1897), Historical encyclopedia of Illinois and History of Peoria County, volume 2, Chicago and Peoria, Munsell Publishing Company, 1902, p. 45.↩︎
Charles Théodore Greve, Centennial history of Cincinnati and representative citizens, volume 1, Chicago, Illinois, Biographical Publishing Company, 1904, p. 332.↩︎
John D. Barnhart, « The letters of Decius », in Indiana Magazine of History, vol. 43, no. 3, september 1947, pp. 263-296.↩︎
Transactions of the Illinois State Historical Society for the year 1907, Illinois State Historical Library, Springfield, Phillips Bros., State Printers, 1908, p. 382.↩︎
Affidavit : terme hérité du droit romain, utilisé aujourd'hui dans le cadre du droit anglo-saxon. Il s'agit d'une déclaration faite sous serment par une partie ou par un témoin devant un sollicitor (avocat, notaire, avoué).↩︎
Newton Bateman (1822-1897), Historical encyclopedia of Illinois and History of Peoria County, volume 2, Chicago and Peoria, Munsell Publishing Company, 1902, pp. 44-45.↩︎
Sycophante : dans l'Antiquité grecque, délateur professionnel qui assigne en justice des citoyens riches afin d'obtenir une part de leurs biens s'ils sont condamnés.↩︎
John D. Barnhart, « The Letters of Decius », in Indiana Magazine of History, vol. 43, no. 3, September 1947, pp. 263-296. Présentation et textes originaux.↩︎
US National Archives.Funders Online. To Thomas Jefferson from Isaac Darneille, 3 November 1803.↩︎
Newton Bateman (1822-1897), Historical encyclopedia of Illinois and History of Peoria County, volume 2, Chicago and Peoria, Munsell Publishing Company, 1902, p. 45.↩︎
Jacob Piatt Dunn (1855-1924), Indiana and Indianans : a history of aboriginal and territorial Indiana and the century of statehood, volume 1, The American Historical Society, Chicago et New York, 1919, p. 243.↩︎
Newton Bateman (1822-1897), Historical encyclopedia of Illinois and History of Peoria County, volume 2, Chicago and Peoria, Munsell Publishing Company, 1902, p. 45.↩︎