Retour à la fenêtre de Nerval et au paysage de l'impasse du Doyenné

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Caroline Jaunez Sponville, dite Lina Jaunez (1798-1865), Ruines de l’église Saint-Louis-du-Louvre et hôtel de Longueville, Salon de 1833, Musée Carnavalet.

J'ai déjà dédié un article à cette fenêtre et à ce paysage des années 1830 dont Gérard Nerval se souvient en 1853 dans ses Petits châteaux de Bohême  ; et j'ai déjà reproduit le tableau de Lina Jaunez qui représente, dans leur état de 1833, les ruines de l’église Saint-Louis-du-Louvre (Paris, Ier arr.), dont Gérard de Nerval dit que, comme l'ancien hôtel de Rambouillet, elles se trouvaient « bien près » de son « château ». Cf. Nerval à sa fenêtre ou le paysage de l’impasse du Doyenné.

Je ne connaissais toutefois, il y a dix ans, qu'une méchante reproduction du tableau de Lina Jaunez en noir et blanc. Je reviens aujourdhui à la même fenêtre et au même paysage, car je dispose désormais d'une belle reproduction en couleur du même tableau , et — magie de la couleur ! — je n'ai pu résister à l'envie d'entrer une fois encore dans le paysage du lieu, aujourd'hui disparu, où Gérard de Nerval a vécu, semble-t-il, les années les plus heureuses de sa vie. Ce lieu, c'était la rue et l'impasse du Doyenné, dans le quartier des Tuileries.

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« C'était dans notre logement commun de la rue du Doyenné,que nous nous étions reconnus frères – Arcades ambo, – dans un coin du vieux Louvre des Médicis, – bien près de l'endroit où exista l'ancien hôtel de Rambouillet.

Le vieux salon du doyen, aux quatre portes à deux battants, au plafond historié de rocailles et de guivres, – restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises.

Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d'une échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune, – qui lui ressemblait ! Puis, les deux battants d'une porte s'ouvraient avec fracas : c' était Théophile [Gautier]. – On s'empressait de lui offrir un fauteuil Louis XIII, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, – pendant que Cydalise Ière, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l'immense salon.

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Camille Rogier, Cydalise, vignette reproduite in Âge du romantisme, 1887-1888. BnF, Réserve des livres rares, RES-FOL-LN2-286. L'original a été perdu.

Quelqu'un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers nouveaux en contemplant, des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du Musée, égayée de ce côté par les arbres du manège.

Vous l'avez bien dit :

Théo [Téophile Gautier], te souviens-tu de ces vertes saisons
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons,
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre ?

Ou bien, par les fenêtres opposées, qui donnaient sur l'impasse, on adressait de vagues provocations aux yeux espagnols de la femme du commissaire, qui apparaissaient assez souvent au-dessus de la lanterne municipale.

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Carl Spitzweg (1808-1885), Détail de Die Dachstube (La mansarde), Wittelsbacher Ausgleichsfond, Munich.

Nous étions jeunes, toujours gais, souvent riches ... Mais je viens de faire vibrer la corde sombre : notre palais est rasé. J'en ai foulé les débris l'automne passée. Les ruines mêmes de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert des arbres, et dont le dôme s'était écroulé un jour, au dix-huitième siècle, sur six malheureux chanoines réunis pour dire un office, n'ont pas été respectées. Le jour où l'on coupera les arbres du manège, j'irai relire sur la place la Forêt coupée de Ronsard :

Écoute, bûcheron, arreste un peu le bras :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes, qui vivaient dessous la dure écorce ?
Cela finit ainsi, vous le savez :
La matière demeure et la forme se perd !

[...] Revenons-y. – Nous avions désespéré d'attendrir la femme du commissaire. — Son mari, moins farouche qu'elle, avait répondu, par une lettre fort polie, à l'invitation collective que nous leur avions adressée. Comme il était impossible de dormir dans ces vieilles maisons, à cause des suites chorégraphiques de nos soupers, — munis du silence complaisant des autorités voisines —, nous invitions tous les locataires distingués de l'impasse, et nous avions une collection d'attachés d'ambassades, en habits bleus à boutons d'or, de jeunes conseillers d'État, de référendaires en herbe, dont la nichée d'hommes déjà sérieux, mais encore aimables, se développait dans ce pâté de maisons, en vue des Tuileries et des ministères voisins. Ils n'étaient reçus qu'à condition d' amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups.

Les propriétaires et les concierges étaient seuls condamnés à un sommeil troublé – par les accords d'un orchestre de guinguette choisi à dessein, et par les bonds éperdus d'un galop monstre, qui, de la salle aux escaliers et des escaliers à l'impasse, allait aboutir nécessairement à une petite place entourée d'arbres, – où un cabaret s'était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné. Au clair de lune, on admirait encore les restes de la vaste coupole italienne qui s'était écroulée, au dix-huitième siècle, sur les six malheureux chanoines, – accident duquel le cardinal Dubois fut un instant soupçonné. » 1

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Auguste de Châtillon (1808-1881), Portrait de Théophile Gautier (1811-1872) en 1839, Musée Carnavalet.

Théophile Gautier (1811-1872), ami et frère d'âme de Gérard de Nerval – Arcades ambo, évoque lui aussi l'impasse du Doyenné et le vieil hôtel du Doyen, dans un texte dédié au peintre Georges Antoine Prosper Marilhat (1811-1847, autre compagnon de route de la Bohème romantique.

« Quelque temps après la révolution de juillet, vers 1833 à peu près, une petite colonie d’artistes, un campement de bohèmes pittoresques et littéraires menait une existence de Robinson Crusoé, non dans l’île de Juan Fernandez, mais au beau milieu de Paris, à la face de la monarchie constitutionnelle et bourgeoise, à cet angle du Carrousel laissé en dehors de la circulation comme ces places stagnantes des fleuves où ni courants ni remous ne se font sentir.

C’est un endroit singulier que celui-là : à deux pas du roulement tumultueux des voitures, vous tombez tout à coup dans une oasis de solitude et de silence. La rue du Doyenné se croise avec l’impasse du même nom et s’enfonce au-dessous du niveau général de la place par une pente assez rapide ; l’impasse se termine par une espèce de terrain fermé assez peu exactement d’une clôture de planches à bateaux noircies par le temps. Les ruines d’une église, dont il reste une voûte en cul de four, deux ou trois piliers et un bout d’arcade contribuent à rendre ce lieu sauvage et sinistre. Au-delà s’étendent, jusqu’à la rue des Orties, des terrains vagues parsemés de blocs de pierre destinés à l’achèvement du Louvre, entre lesquels poussent la folle avoine, la bardane et les chardons.

Les maisons qui bordent ces deux rues sont vieilles, rechignées et sombres, elles frappent par un air d’incurie et d’abandon. On ne les répare pas, les ordonnances de voirie le défendent, car elles doivent disparaître dans un temps donné, lorsque les travaux du Louvre seront repris. On dirait que ces pauvres logis ont la conscience de l’arrêt qui pèse sur eux, tant leur physionomie est morose. À la crainte de l’avenir peut se mêler le regret du passé, car c’étaient pour la plupart de respectables demeures honorablement habitées par des gens d’église et de robe.

J’habitais deux petites chambres dans la maison qui fait face à l’arcade qui mène au pont suspendu [cf. « les « deux arcades » figurées ci-dessous sur le plan de Jacques Gomboust]. Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye occupaient ensemble, dans l’impasse, un appartement remarquable par un vaste salon aux boiseries tarabiscotées, aux glaces à trumeaux, au plafond décoré de moulures délicates et capricieuses ; ce salon chagrinait beaucoup le propriétaire et avait longtemps empêché le logis de se louer, car en ce temps-là le goût que nous appelons bric à brac, faute de meilleur nom, n’était pas inventé encore.

Cette pièce, garnie de quelques meubles anciens brocantés à vil prix, rue de Lappe, aux Auvergnats de la bande noire, avait quelque chose d’étrange et de fantastique qui nous plaisait, et souvent le regret de ne recevoir personne dans une si belle pièce nous préoccupait douloureusement, mais pour rien au monde nous n’y eussions admis des bourgeois en chapeau rond et en habit à queue de morue, à moins que ce n’eût été un éditeur venant nous proposer dix mille francs pour un volume de vers ou un Anglais curieux de se composer une galerie de tableaux inédits.

Gérard trouva un moyen de tout concilier, c’était de donner dans ce salon Pompadour un bal costumé ; de cette façon, les personnages ne jureraient pas avec l’architecture : cette opinion paradoxale nous surprit un peu, car nos finances étaient dans l’état le plus mélancolique ; mais, poursuivit Gérard, les gens qui manquent du nécessaire doivent avoir le superflu, sans quoi ils ne posséderaient rien du tout, ce qui serait trop peu, même pour des poètes. Quant aux rafraîchissement, ils seront remplacés par des peintures murales qu’on demandera aux artistes amis ; cette magnificence vaudra bien à coup sur quelques méchants verres d’eau chaude mêlée de thé et de rhum : faire peindre un salon exprès pour une fête, c’est une galanterie digne de princes italiens ou de fermiers-généraux et qui nous couvrira de gloire.

Il n’y avait pas d’objection à faire à des raisonnements si logiques : les camarades furent convoqués, on dressa des échelles, et chacun se percha le moins incommodément possible pour esquisser le trumeau et le panneau qui lui était destiné dans la distribution du travail. Aucun des noms qui concoururent à cette décoration improvisée n’est resté dans l’ombre qui les couvrait alors, et dans ces ébauches rapides l’on pouvait déjà pressentir le talent et le caractère futur de chacun. »

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Célestin Nanteuil, Un rayon de soleil, Salon de 1848, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes.

« Un jeune homme aux yeux noirs, aux cheveux ras, au teint cuivré, peignit sur une imposte des ivrognes couronnés de lierre, dans le goût de Velasquez, et un autre jeune homme à l’œil bleu, aux longs cheveux d’or, exécuta une naïade romantique : l’un était Adolphe Leleux, le peintre des Bretons et des Aragonais ; l’autre Célestin Nanteuil, l’auteur du Rayon, un des plus charmants tableaux de l’exposition de cette année. Sur deux panneaux étroits, Corot logea en hauteur deux vues d’Italie d’une originalité et d’un style admirables. Théodore Chasseriau, alors tout enfant, et l’un des plus fervents élèves d’Ingres, paya sa contribution pittoresque par une Diane au bain, où l’on remarquait déjà cette sauvagerie indienne mêlée au plus pur goût grec d’où résulte la beauté bizarre des œuvres qu’il a faites depuis. »

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Jean Baptiste Camille Corot (1796–1875), Florence, depuis les jardins du Boboli, 1835, Musée du Louvre.

« D’autres panneaux furent remplis de fantaisies orientales et hoffmaniques par Camille Rogier, qui, plus tard, réalisa ses rêves par un séjour de huit ans à Constantinople, d’où il a rapporté le plus curieux album. Alcide Lorentz fit aussi quelques Turcs de carnaval et des masques à la manière de Callot. Pour moi, je peignis dans un dessus de glace un déjeuner sur l’herbe, imitation d’un Watteau ou d’un Lancret quelconque, car, en ce temps-là, j’hésitais entre le pinceau et la plume. Gérard ne fit rien, mais il nous donna le conseil de nous couronner de fleurs, suivant l’usage antique. » 2

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Arsène Houssaye, qui fut aussi le compère de Gérard de Nerval et des siens, se souvient surtout dans ses Confessions, du caractère agreste qu'avait conservé pour peu de temps encore, avant la fin des années 1830, ce quartier du Doyenné.

Pendant que Gérard courait les théâtres, pendant que Théo s'attardait dans sa famille, car il lui arrivait souvent de passer deux ou trois jours à Passy, nous étions nous deux, Rogier et moi, les seuls hôtes du Doyenné. Il peignait, j'écrivais [...]. Au milieu de Paris, nous jouissions du silence, — le silence, un bien que ne connaissent pas les sots, — le silence, une des voix de l'infini. Nous entendions, le matin, le chant du coq, parce que la portière avait une basse-cour : chèvres, poules, pigeons, tout cela vivant sur l'herbe du Louvre ; nous entendions aussi le chant des oiseaux, parce que la femme du commissaire de police avait des oiseaux sur sa fenêtre. Ce qui prouvait qu'elle n'avait pas de piano. « C'est toujours cela », disait Théo. » 3

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« Notre palais est rasé », dit Nerval de l'ancienne maison du Doyen, vers 1850, dans Les petits châteaux de Bohême. De nos jours, il ne reste plus rien des lieux du vieux Paris si cher, à la Bohême romantique. La chapelle du Doyenné n'existe plus ; non plus que l'impasse du Doyenné, ni la rue du Doyenné, ni l'église Saint Thomas du Louvre, ni la rue Saint Thomas du Louvre, ni l'hôtel de Rambouillet, ni le Manège, ni le palais des Tuileries, etc.

De tout cela, depuis longtemps, il n'y a plus rien à voir. Les travaux de démolition du vieux Paris ont commencé bien avant les travaux du baron Haussmann. Le Louvre, au fur et à mesure qu'il s'étendait, a englouti l'espace environnant. Et même l'ancien hôtel de Rambouillet, qui sert d'amer au lecteur amoureux de cartes et d'estampes pour s'y retrouver dans le paysage des Petits châteaux de Bohême, et même l'ancien hôtel de Longueville qu'on voit sur le tableau de Lina Jaunez, ont disparu eux aussi.

Reste à ce lecteur amoureux de cartes et d'estampes, à partager au regard des cartes anciennes, qui, seules, nourrissent encore la mémoire de ces disparitions, la nostalgie d'un arrière-pays, ou d'un arrière-temps, qui, rapporté au temps des Médicis, serait celui d'un âge d'or, et rapporté au temps présent, celui d'une jouvence éternelle du Beau.

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Le Doyenné de Gérard de Nerval était celui de la collégiale Saint Thomas du Louvre, fondée au XIIe siècle par Robert de Dreux en mémoire de Thomas Becket, dit Saint Thomas de Cantorbery, tenu pour martyr de la foi catholique, car assassiné en 1170 par des partisans du roi d'Angleterre Henri II Plantagenêt. Ladite fondition se trouve confirmée en 1192 par des lettres patentes de Philippe Auguste. Elle se fait sur le site de la Petite Bretagne, alors inhabité et en ruines, quadrilatère de trois cent cinquante-cinq perches de superficie, et de vingt-trois perches et demie ou soixante et dix toises et demie de côté à partir de la muraille de l'hôpital des Quinze-Vingts.

En sus de la collégiale Saint Thomas, Robert de Dreux fonde près du guichet du Louvre un hôpital et un collège. En 1217, les écoliers obtiennent le droit de disposer d'une chapelle, puis d'une église particulière, placée elle sous le patronage de Saint Nicolas. L'église se trouve dotée d'un chapitre en 1541.

Deux églises s'élèvent dès lors, proches l'une de l'autre, au bord de la rue des Orties qui circule au pied de la Galerie du Louvre : Saint Nicolas du Louvre, entre la rue Fromanteau et la rue Saint Thomas du Louvre ; et Saint Thomas du Louvre, entre la rue Saint Thomas du Louvre, dans laquelle elle a son entrée, et la rue Saint Nicaise.

Le site de la Petite Bretagne sera racheté en 1591 par le roi et progressivement loti. Il abritera ainsi l'hôtel dit de Coupeau, puis de Matignon, successeur de l'ancien hôtel de la Petite Bretagne ; l'hôtel de Chevreuse, devenu hôtel de Longueville en 1663 ; l'hôtel de la Marche, devenu en 1608 hôtel de Rambouillet, puis de Crussol, puis d'Uzès ; l'hôtel de Créquy, etc. Le chapitre de Saint Thomas du Louvre, quant à lui, conservera sa part du terrain jusqu'à la Révolution 4.

L'église Saint Thomas du Louvre a abrité la tombe de Nicole Lavernot († 1562), premier chirurgien des rois François Ier, Henri II, François II, et Charles IX, prédécesseur d'Ambroise Paré dans cette fonction ; et la tombe de Mellin de Saint-Gelais († 1558), poète apprécié de François Ier et d'Henri II, membre de la Pléiade, ami de Clément Marot. Construite sur les plans de Thomas Germain, célèbre orfèvre de Louis XIV et du Régent, et architecte, l'église Saint Louis du Louvre a abrité, elle, le tombeau du Cardinal André Hercule de Fleury († 1743), premier ministre du jeune roi Louis XV de 1726 à 1743 ; et la tombe de Thomas Germain († 1748).

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Relevé du tombeau d'André Hercule de Fleury par Jean Baptiste Lemoyne II, d'après l'œuvre d'Edme Bouchardon (1747). Musée du Louvre.

Le tombeau du Cardinal de Fleury a été détruit pendant la Révolution. Il en subsiste quelques fragments, qui se trouvent conservés à l'École des Beaux-Arts.

« En disposant le lotissement des maisons à bâtir sur l'emplacement de l'hôtel de Matignon, on réserva une rue ou plutôt un cul-de-sac perpendiculaire à la rue des Orties, et qui atteignait presque l'hôtel de Chevreuse. Cette impasse qui paraît s'être nommée d'abord rue de Matignon (1627), a été ensuite appelée cul-de-sac Saint Thomas, puis cul-de-sac du Doyenné. En 1639, les propriétaires des maisons en bordure proposèrent au chapitre Saint Thomas de percer une rue qui, partant de l'impasse et passant le long de l'église à travers la cour du Doyenné, irait déboucher rue Saint-Thomas. Cette offre ayant été acceptée avec l'approbation de l'Archevêque de Paris, accordée le 2 septembre de cette année, des lettres patentes du mois de janvier 1641, enregistrées le 7 février suivant, homologuèrent le contrat passé entre les parties. Le Doyen y avait stipulé la conservation de deux cabinets attenant à l'église, d'où résulta la nécessité de jeter deux arcades au-dessus de la nouvelle rue, à laquelle on donna le nom de rue Neuve-Saint-Thomas et de rue du Doyenné, en la confondant souvent avec la partie du grand cul-de-sac qui s'ouvrait sur la rue des Orties. »

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Extrait du plan de Lutetia Paris de Jacques Gomboust, 1652. Les « deux arcades » mentionnées ci-dessus figurent sur ce plan.

« On remarque sur le plan de Jacques Gomboust que, dès le milieu du XVIIe siècle, il y avait aussi une petite rue coudée en équerre, aboutissant, d'une extrémité, à la rue des Orties, et, de l'autre, au cul-de-sac Saint-Thomas, en face d'une petite impasse séparant, d'avec les maisons de la rue des Orties, certaines maisons sises rue du Doyenné. La petite impasse n'apparaît plus sur les plans du temps de Louis XVI ; quant à la rue en équerre, qu'on appelait rue de Matignon, elle fut transformée en cul-de-sac par la suppression de la partie donnant dans l'impasse Saint-Thomas. [...]. Le tronçon conservé de la rue de Matignon a été détruit lorsqu'on a commencé à déblayer la place du Carrousel, sous le premier Empire ; puis, en 1851, ont définitivement disparu l'impasse Saint-Thomas et la rue du Doyenné, dont les maisons étaient déjà en partie démolies.

En 1733, l'église Saint Thomas du Louvre, qui était construite depuis plus de six cents ans, tombait en ruine. Le roi, sur la demande du cardinal Fleury, accorda pour sa reconstruction 50.000 écus assignés sur la ferme des poudres, et payables en neuf années. Dès que le premier paiement eut été effectué on se mit à l'œuvre. L'office divin fut célébré dans le bas de l'église, et l'on éleva une charpente qui sépara les prêtres de la partie qu'on était forcé d'abandonner. On jeta les fondements du nouvel édifice du côté des rues Saint-Thomas et du Doyenné. Le 15 septembre 1739, sur les onze heures du matin, au moment où l'on s'assemblait pour tenir le chapitre, le clocher voisin de la salle capitulaire tomba avec fracas, écrasa la voûte et ensevelit six chanoines sous ses ruines. Il fallut après ce tragique événement pourvoir à l'érection d'un nouveau chapitre. Les chanoines de Saint-Thomas et ceux de Saint-Nicolas ne formaient, dans l'origine, qu'un même chapitre. Ils furent réunis une seconde fois par un décret du 10 mars 1740. La nouvelle église prit le nom de Saint Louis-du-Louvre. Les plans en avaient été dressés par un orfèvre nommé Thomas Germain. En 1744, la veille de la fête de Saint Louis, elle fut solennellement dédiée à Saint Louis, roi de France. En 1749, un troisième chapitre, celui de Saint-Maur-des-Fossés fut joint aux deux premiers. L'église Saint Nicolas du Louvre se trouva abandonnée, puis démolie avant 1789. Après avoir servi au culte protestant pendant la Révolution, l'église Saint Louis du Louvre sera démolie à son tour ». 5

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Extrait du Nouveau plan de Paris, avec les augmentations et changements qui ont été faits pour son embellissement, par Louis Brion de La Tour, ingénieur géographe, 1783. L'ancienne église Saint Thomas du Louvre, depuis 1744, se trouve renommée Saint Louis du Louvre. L'ancienne église Saint Nicolas, en 1783, n'existe plus.

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Étienne Bouhot, Entrée du Musée du Louvre et ruines de l'abside de Saint Louis du Louvre, 1822, Musée Carnavalet.

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François Alexandre Pernot (1793-1865), Ruines de l'église Saint Louis du Louvre, s.d., Musée Carnavalet.

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J'essaie de me faire une image du quartier du Doyenné tel que Nerval l'a connu dans les années 1830 — une image qui parle aux yeux —, et je tente plus précisément de situer sur les plans qui ont enregistré les nombreux bouleversements infligés à ce quartier, parmi les vieilles maisons « dont le front s'abritait sous une aile du Louvre », à partir du point de vue qui est celui de Nerval ou de quelques-uns de ses amis, quand ils regardent par les fenêtres de leur logement, et à partir aussi de l'amer que constitue l'hôtel de Longueville, représenté sur le tableau de Lina Jaunez, l'emplacement exact de ce petit « château de Bohême » qu'a été l'ancienne maison du Doyen, autrement appelée le Petit Doyenné.

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Par les fenêtres de leur « château », Gérard de Nerval et ses compagnons voient... « les façades sculptées de la galerie du Musée, égayée de ce côté par les arbres du manège » ; par les fenêtres opposées, qui donnaient sur l'impasse » ... « les yeux espagnols de la femme du commissaire 6, qui apparaissaient assez souvent au-dessus de la lanterne municipale ».

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Détail de la façade orientale de la Grande Galerie du Louvre, anciennement appelée Galerie du bord de l'eau, construite sous Henri IV entre 1595 et 1610, afin de ménager la liaison entre le vieux Louvre et le palais des Tuileries.

Utilisée d'abord comme espace de réception, la Grande Galerie du Louvre abritait au XVIIIe siècle la collection royale de plans-reliefs des villes fortifiées, puis, à partir de 1785, une partie de la collection royale de peinture et de sculpture. Le 10 août 1793, elle est ouverte au public sous le nom de Muséum central des arts de la République, ou plus simplement Galerie du Musée.

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Hubert Robert (1733–1808), Vue imaginaire de la Grande Galerie en ruines, 1796.

Alarmé par le vandalisme qui sévit au plus fort de la Révolution dans Paris et dans la Grande Galerie du Louvre, Hubert Robert, qui avait été nommé garde des tableaux du roi en 1784 et chargé d'étudier l'aménagement de la Grande Galerie, peint en 1796 cette vue imaginaire, inspirée sur le mode du cauchemar par la prémonition qu'il a pu avoir d'un futur sinistre, au moins durant les phases convulsives des événements révolutionnaires.

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Hubert Robert, La Grande Galerie du Louvre en cours de restauration vers 1798-1799.

Oublieux bientôt du cauchemar du passé, Hubert Robert exerce ensuite avec une passion renouvelée son nouvel office de conservateur au Museum, futur musée du Louvre, jusqu'à l'heure de sa retraite en novembre 1802.

Outre qu'ils pouvaient « contempler, des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du Musée », Nerval et ses compagnons, poètes et peintres, dont, entre autres, Camille Adolphe Rogier (1810-1896), peintre orientaliste et illustrateur, Camille Joseph Étienne Rocoplan, dit Camille Roqueplan (1803-1855), peintre, Sulpice Guillaume Chevalier, dit Gavarni (1804-1866), aquarelliste et dessinateur ; Auguste de Châtillon (1808-1881), peintre, sculpteur, poète ; Célestin François Nanteuil-Leboeuf, dit Célestin Nanteuil (1813-1873), peintre, graveur, illustrateur, Alcide Joseph Lorentz (1813-1889), etc., ne manquaient pas de se rendre d'un pas au Musée afin d'y visiter et copier les collections de peinture. D'où le soin qu'ils mettaient ensuite, inspirés des meilleurs maîtres, à « restaurer » les décors du vieil hôtel du Doyenné...

« Le vieux salon du doyen, aux quatre portes à deux battants, au plafond historié de rocailles et de guivres, – restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbre, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises. »

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Célestin Nanteuil, La Ballade de Lénore, 1835, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts. Œuvre du poète allemand Gottfried August Bürger (1747-1794), la Ballade de Lénore a été traduite par Nerval en 1830 et a connu un durable succès. Elle conte la triste histoire de Lénore, dont le fiancé n'est pas revenu de la guerre de Sept Ans. Partie à cheval à sa recherche, elle se trouve entraînée, dans sa chevauchée nocturne, à la poursuite d'un fantôme... « C'est le bal des morts qui commence, / La lune brille... les voici ! »

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Théodore Chassériau, Bacchante endormie, tableau exécuté à la demande de Gérard de Nerval à titre de contribution personnelle à la décoration collective du salon du Doyen de l'ancienne église Saint Thomas du Louvre, soit à l'occasion du Bal des Truands du 28 novembre 1833, soit en 1835. Tableau vendu à l'Hôtel Drouot.

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Henry Sauvaire, Portrait de Camille Rogier assis, ca 1860. À gauche, négatif verre au collodion sec, Musée d'Orsay ; à droite, le même négatif après inversion des couleurs.

« Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d'une échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune, – qui lui ressemblait ! »

De la fenêtre qui donnait, à l'opposite de la Galerie du Musée, sur l'impasse du Doyenné, Nerval et ses amis, en même temps qu'ils adressaient « de vagues provocations aux yeux espagnols de la femme du commissaire », pouvaient, sous « la lanterne muncipale », suivre du regard l'activité du commissariat des Tuileries. Ils se savaient tolérés, mais tenus à l'oeil comme « bousingots » 7, fêtards pour le moins, mus par l’amour de l’art et l’horreur du bourgeois, autant dire bouffons, rapins, détesté des « chiffreurs » — Bourgeois ! Artistes ! La grande injure antithétique du moment —, mais politiquement difficiles à cerner. Louis-Philippe venait de succéder à Charles X ; Paris se remettait à peine des Trois [journées] Glorieuses de la révolution de Juillet 1830 : les bousingots étaient-il, de dangereux républicains, comme s'en inquiétaient les « chiffreurs » ?

« Théophile Gautier, interrogé plus tard sur les convictions de la jeunesse romantique en 1830, affichera significativement sa nuance médiévale comme tenant lieu de toute couleur politique :

" Nous étions simplement moyennâgeux... Un républicain nous ne savions pas ce que c'était... Nous formions le parti mâchicoulis et voilà tout. "

La France était abonnée depuis trente ans aux paroxysmes. Il s'agissait de maintenir la dynamique romaine de la Révolution et de l'Empire en réorientant la charge héroïque vers de nouveaux débouchés. L'art fut un de ces débouchés — fut même le débouché par excellence. C'est au Romantisme qu'il revient d'avoir dirigé l'énergie historique de l'époque vers le terrain de l'esthétique. » 8

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La place du Carrousel et les Tuileries, in G. Lenotre, Les Tuileries. Fastes et maléfices d’un palais disparu, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1933, p. 231.

Dans le paysage au sein duquel se dissimule son « château », Gérard de Nerval détaille « les Tuileries et les ministères voisins », « les ruines mêmes de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert des arbres », « une petite place entourée d'arbres, – où un cabaret s'était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné ». Les nombreux arbres sont ceux du Manège et du Gymnase des pages, établi à l'endroit où se trouvait auparavant le cloître de l'église Saint Thomas du Louvre [cf. infra].

« Bien près », Nerval mentionne encore « l'endroit où exista l'ancien hôtel de Rambouillet ». Il témoigne ainsi du souvenir qu'il entretient d'un passé du quartier du Doyenné, dont il ne reste plus rien à voir, mais qui, même devenu invisible, pare ses promenades et ses rêveries de ce que Théophile Gautier nomme, au sens large, qui comprend aussi « le vieux Louvre des Médicis » et le XVIIe siècle, la « nuance médiévale ». De la même façon que l'amateur actuel de cartes et d'estampes qui recherche sur les plans anciens l'emplacement de l'impasse du Doyenné, Nerval et ses amis se plaisaient déjà à marcher dans un paysage palimpseste.

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Le quartier du Doiene [Doyenné]. Autre détail de la planche 19 du plan de Michel Étienne Turgot. L'hôtel de Crussol est, sous ce nouveau nom, l'ancien hôtel de Rambouillet, connu pour avoir abrité de 1608 à 1665 le célèbre salon littéraire de Catherine de Vivonne, épouse de Charles d'Angennes, marquise de Rambouillet.

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Vue de l'ancien hôtel de Rambouillet, alias hôtel de Crussol, d'après Jacques Gomboust (1616-16681), topographe-ingénieur du Roi. Les « deux arcades » mentionnées ci-dessus figurent sur ce plan.

En 1656, dans Artamène ou le Grand Cyrus, Mademoiselle de Scudéry évoquait ainsi l'hôtel de son amie Madame de Rambouillet : « La marquise a trouvé l'art de faire en une place de médiocre grandeur un palais d'une vaste étendue. L'ordre, la régularité et la propreté sont dans tous ses appartements et à tous ses meubles : tout est magnifique chez elle, et même particulier : les lampes sont différentes des autres lieux, ses cabinets sont plein de mille raretés qui font voir le jugement de celle qui les a choisies. L'air est toujours parfumé, diverses corbeilles magnifiques, pleines de fleurs, font un printemps continuel dans sa chambre, et le lieu où on la voit d'ordinaire est si agréable et si bien imaginé qu'on croit être dans un enchantement. »

En 1866, Cf. Adolphe Berty, dans sa Topographie historique du vieux Paris. Région du Louvre et des Tuileries, constate que l'hôtel de Rambouillet a très mal fini. Vers 1778, le duc d'Orléans achète l'hôtel pour y placer ses écuries, construites par l'architecte Poyet ; en 1784, on fait de l'hôtel un Vauxhall 9 d'hiver, destiné à remplacer celui de la Foire Saint-Germain ; en 1792, on y établit le théâtre du Vaudeville, qui sera incendié le 18 juillet 1838. L'hôtel sert d'écuries, un temps encore, pour les équipages du roi Louis-Philippe. Il sera démoli en 1850.

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François Alexandre Pernot, Restes du théâtre du Vaudeville après l'incendie de 1838, Paris Musées / Musée Carnavalet.

« Bien près » de son « château » aussi, Nerval a pu rêver encore aux temps aventureux où Anne Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville (1619-1679), seule fille d'Henri II de Bourbon, prince de Condé, et de Charlotte Marguerite de Montmorency, et sœur du Grand Condé et du prince de Conti, après avoir tenu salon comme Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, prend parti pour la Fronde et s'illustre dans de folles aventures d'amour et de guerre, après quoi, quittant sa personnalité de femme forte et d'amante passionnée, elle s'abîme dans la religion, le jansénisme et la charité, et se dévoue à la protection de Port-Royal.

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Vu ici du côté de la rue Saint-Nicaise, ancien hôtel d'Épernon, situé entre l'ancienne rue Saint-Thomas du Louvre et l'ancienne rue Saint-Nicaise, cédé en en 1663 à la duchesse de Longueville ; Jean Marot l'Ancien (1619-1679) fecit d'après un dessin de Clément II Métezeau (1581-1652).

Dans sa Topographie historique du vieux Paris. Région du Louvre et des Tuileries toujours, Adolphe Berty rappelle que « l'hôtel de Longueville, d'un aspect imposant, était enrichi de plafonds peints par Mignard », et il note là encore que « la fin de cet édifice a été peu digne de son ancienne splendeur ». En 1739, les jardins de l'hôtel deviennent le siège des coches de Versailles. À partir de 1749, date de sa vente au roi, l'hôtel lui-même abrite, à titre d'annexe de la Ferme générale, la Ferme du tabac et la Régie des droits réunis ; et, à partir de 1784, à titre de salle de bal, le Vauxhall d'hiver. Après la Révolution, l'ancien hôtel abrite encore les Écuries impériales. Il est démoli en 1807 pour le percement de la rue du Carrousel. Le petit hôtel adjacent, dit petit hôtel de Longueville, l'est à son tour en 1833.

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Lancelot Théodore Turpin comte de Crissé (1782-1859), dessinateur-lithographe, Restes de l'Hôtel de Longueville rue Saint-Thomas du Louvre, planche IX bis de l'album Souvenirs du Vieux Paris dédiés à S. A. R. Monseigneur le Duc de Bordeaux, Paris Musées / Musée Carnavalet.

Entre l'hôtel de Longueville et l'hôtel de Crussol, ex-hôtel de Rambouillet, Nerval a pu songer encore, devant les ruines de l'ancien hôtel de Créquy, devenu ensuite l'hôtel d'Elbeuf, et occupé en 1800 par le deuxième consul Jean Jacques Régis de Cambacérès, à la triste fin d'Innocente Catherine de Rougé du Plessis-Bellière, dernière âme de cette demeure, initialement habitée par un maréchal de France.

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Face et élévation de l'hôtel d'Elbeuf en l'an III. Source : Revolutionary Duchess: The Elbeuf Letters, 1788-94.

Connu ensuite sous le nom d'hôtel d'Elbeuf, l'hôtel de Créquy a été construit en 1626 d'après le plan de Jules Hardouin Mansart. Jusqu'en 1687, il se trouve occupé par François de Blanchefort, duc de Créqui, maréchal de France. Il appartient ensuite à François Toussaint de Kerhoent, marquis de Coëtanfao, puis à Emmanuel Maurice de Lorraine, duc d'Elbeuf. Innocente Catherine de Rougé du Plessis-Bellière, veuve de Jean Sébastien de Kerhoent, marquis de Coëtanfao, et épouse en secondes noces du duc d'Elbeuf, fait rebâtir l'hôtel à partir de 1755. Elle y finit sa vie, sans descendance, le 17 février 1794, dans le plus grand dénuement.

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François Alexandre Pernot, « Restes de l'hôtel d'Elbeuf sur le Carrousel en 1834, démoli la même année, Paris Musées / Musée Carnavalet. Après avoir été habité par Cambacérès, l'hôtel a été occupé de 1815 à 1823 par les Cent-Suisses de la garde, puis par les pages du roi Charles X.

Dans le paysage palimpseste du vieux Paris, largement disparu déjà, et qui continue de disparaître sous ses yeux au point de présenter un peu partout, dans les années 1830, l'aspect d'un champ de ruines, gracieuses ou sinistres, Gérard de Nerval se plaît à contempler l'image invisible d'un passé plus beau, plus glorieux, plus héroïque, auquel il eût rêvé d'appartenir et dont il se sait fatalement exclu, comme chassé du paradis. Un moment de fête « sur une petite place entourée d'arbres, – où un cabaret s'était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné » et où, « au clair de lune, on admirait encore les restes de la vaste coupole italienne qui s'était écroulée, au dix-huitième siècle, sur les six malheureux chanoines », ne suffit pas à guérir la nostalgie dont se bercent ceux qui sont « nés trop tard dans un monde trop vieux », dixit Alfred de Musset en 1833.

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Camille Rogier, Polichinelle, épisode sérieux d'une histoire bouffonne, Wellcome Collection, 36760i, London.

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Entre 1835 et 1840, Nerval tentera de récupérer les vestiges, dispersés, des décors qui ont orné le vieux salon du Doyen.

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Émile Charles Wattier (1800-1868), Le peintre et son modèle.

« Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour encore, assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter deux lots de boiseries du salon, peintes par nos amis. J'ai les deux dessus de porte de Nanteuil, le Watteau de Vattier [Wattier], signé ; les deux panneaux longs de Corot, représentant deux Paysages de Provence 10 ; le Moine rouge, de Châtillon (1808-1881), lisant la Bible sur la hanche cambrée d'une femme nue, qui dort ; les Bacchantes, de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens ; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume régence, – en robe de taffetas feuille morte, – triste présage —, sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l'espagnole. L'affreux propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrances qui l'avaient conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces peintures d'une couche à la détrempe, parce qu' il prétendait que les nudités l'empêchaient de louer à des bourgeois. – Je bénis le sentiment d'économie qui l'a porté à ne pas employer la peinture à l'huile.

De sorte que tout cela est à peu près sauvé. Je n'ai pas retrouvé le Siège de Lérida, de Lorentz, où l'armée française monte à l'assaut, précédée par des violons ; ni les deux petits Paysages de Rousseau (1812-1867), qu'on aura sans doute coupés d'avance ; mais j'ai, de Lorentz, une maréchale poudrée, en uniforme Louis XV. — Quant au lit renaissance, à la console médicis, aux deux buffets, au Ribeira (José de Ribera, Espagne, 1591-1652, Naples), aux tapisseries des quatre éléments, il y a longtemps que tout cela s'était dispersé. – Où avez-vous perdu tant de belles choses ? me dit un jour Balzac. — Dans les malheurs ! lui répondis-je en citant un de ses mots favoris. »

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Théodore Rousseau, L'allée des châtaigniers, ca 1837, Musée du Louvre.

« Heureusement, Alphonse Karr possède le buffet aux trois femmes et aux trois Satyres, avec des ovales de peintures du temps sur les portes. La Mort de saint Joseph est à Londres, chez Gavarni » 11. » 12

pp. 10-12

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José de Ribera, Putto ailé flagellant un satyre attaché à un arbre, 1625–1650, Metropolitan Museum of Art, New York.

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Du 27 août 1853 au 19 octobre 1854, après l'une de ses plus graves crises de folie, Gérard de Nerval sera interné à Passy, dans la clinique d’Émile Blanche. Son dernier « château », si l'on peut dire. Il y rassemblera dans sa chambre quelques vestiges du temps de son premier « château », celui de l'impasse du Doyenné. Cf. Christine Belcikowski, Le capharnaüm du docteur Faust, ou la chambre de Gérard de Nerval à la clinique du docteur Blanche.

« J’ai trouvé là tous les débris de mes diverses fortunes, les restes confus de plusieurs mobiliers dispersés ou revendus depuis vingt ans. C’est un capharnaüm comme celui du docteur Faust. Une table antique à trépied aux têtes d’aigles, une console soutenue par un sphinx ailé, une commode du dix-septième siècle, une bibliothèque du dix-huitième, un lit du même temps, dont le baldaquin, à ciel ovale, est revêtu de lampas rouge (mais on n’a pu dresser ce dernier) ; une étagère rustique chargée de faïences et de porcelaines de Sèvres, assez endommagées la plupart ; un narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe d’albâtre, un vase de cristal ; des panneaux de boiseries provenant de la démolition d’une vieille maison que j’avais habitée sur l’emplacement du Louvre, et couverts de peintures mythologiques exécutées par des amis aujourd’hui célèbres ; deux grandes toiles dans le goût de Prudhon, représentant la Muse de l’histoire et celle de la comédie. [...]. J’ai retrouvé avec joie ces humbles restes de mes années alternatives de fortune et de misère, où se rattachaient tous les souvenirs de ma vie. On avait seulement mis à part un petit tableau sur cuivre, dans le goût du Corrège, représentant Vénus et l’Amour, des trumeaux de chasseresses et de satyres et une flèche que j’avais conservée en mémoire des compagnies de l’arc du Valois, dont j’avais fait partie dans ma jeunesse. » 12

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Le Corrège, Vénus, Satyre et l'Amour endormi, 1524-1527, Musée du Louvre.

Le 14 novembre 1853, depuis la clinique du Docteur Blanche, dans une lettre adressée à Alexandre Dumas, qu'il se souvient d'avoir rencontré vingt ans plus tôt sur la place du Carrousel, Gérard de Nerval, en rapport avec un chiffon de banque de 500 livres qu'il a prêté à Dumas ce jour-là, évoque une dernière fois les trumeaux et dessus de porte de l'impasse du Doyenné :

« [...] Vous souvenez-vous, Dumas, qu’au moment de votre départ pour l’Italie, je vous ai prêté un chiffon de banque de 500 livres ? Je vous avais rencontré sur la place du Carrousel, et j’ai couru les chercher impasse du Doyenné, n° 3, où j’occupais l’ancien appartement du Doyen, dont j’avais fait restaurer le salon et repeindre — par Châtillon, Nanteuil, Wattier, [un nom, biffé] Corot, Chassériau et autres de mes amis — les dessus de portes et les trumeaux. Mes souvenirs sont-ils fidèles ? Consultez les vôtres. J’ai votre [un mot, biffé] reçu signé. » 13

Gérard de Nerval a besoin d'argent à cette date pour financer la publication de ses textes les plus récents ; mais ce qui lui reste des dessus de porte et trumeaux du salon du vieux Doyenné dans son « capharnaüm » de la clinique du Docteur Blanche, sert désormais de garantie au paiement des frais de son hospitalisation. « Les panneaux de boiseries provenant de la démolition d’une vieille maison que j’avais habitée sur l’emplacement du Louvre, et couverts de peintures mythologiques exécutées par des amis aujourd’hui célèbres », seront vendus au bénéfice du Docteur Blanche après la mort de Nerval, survenue le 26 janvier 1855.

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Théophile Gautier, Mort de la Cydalise, in Album amicorum de Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Victor Hugo ; petit in-8 oblong (125 x 200 mm), reliure de l'époque, demi-maroquin aubergine avec coins, le chiffre en lettres gothiques E. B[aronn]e. D., étiquette du papetier "Millet, Passage du saumon", reliure frottée aux angles ; vendu en 2008 chez Sothebys.

La Cydalise apparue en 1833 dans le salon du vieux Doyenné était morte de phtisie, vingt ans avant Gérard de Nerval, en mars 1836. Personne, depuis lors, n'est parvenu à identifier cette amoureuse.

« Camille Rogier donnait çà et là l'hospitalité à une jeune fille toute romantique, que nous ne connaissions que sous le nom de la Cydalise. Elle avait toutes les vertus de l'emploi, mince, pâle, les yeux bistrés, penchée en saule pleureur, ne parlant que par monosyllabes. Elle inspirait les plus beaux vers â Théo.

Il y avait en elle de la Japonaise, ce qui lit dire au poète qu'on respirait sur son sein : Quelque chose de doux comme l'odeur du thé.

[...] D'où venait Cydalise ? Rogier avait valsé avec elle dans un bal costumé, peut-être bien le célèbre bal d'Alexandre Dumas, à moins que ce ne fût celui de Devéria. Elle était si souple et si fondante dans ses bras, qu'il l'eût enlevée comme une plume à la fin du bal, mais elle s'était envolée ! Le lendemain, seul dans son atelier, il sentit que cette vision lui manquait ; il courut à sa recherche ; il mit en campagne un de ses amis qui n'avait rien à faire, un vrai dénicheur de femmes ; mais l'ami ne trouva pas plus que lui-même. Trois mois après, elle lui tomba enfin dans les bras comme par miracle. Il ne la reconnut pas, puisqu'il ne l'avait pas vue démasquée, mais elle le reconnut. Ce fut en pleine rue Richelieu : « C'est vous ? — C'est toi ? Il sentit que c'était celle qu'il cherchait. Cette fois il ne voulut plus la reperdre. C'était l'heure du dîner, on dîna en amoureux, si bien que le lendemain Cydalise fut très étonnée de se réveiller au Doyenné. Rogier, un maître dans l'art des galanteries, lui arrangea un petit réduit adorable, une cachette où elle lisait toute la journée, où elle préparait le soir le thé aux amis de la maison. Le thé était exquis, ce fut surtout l'opinion de Théophile Gautier, qui se mit à aimer Cydalise à l'odeur du thé, comme on aime les autres femmes à l'odeur de la violette ou du lilas. Je pourrais indiquer beaucoup de vers de Théo qui datent de cet amour ; il les rimait sous les yeux de la belle, qui apprit ainsi elle-même à faire des chansons amoureuses.

Il y aurait tout un roman à écrire sur les amours de Théo et de Cydalise, une Desdémone toute pénétrée de romantisme. »14

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« Et je vois mon défunt amour, / Jupons bouffants, taille de guêpe, / La Cidalise en Pompadour ! », extrait du « Château du Souvenir » de Théophile Gautier, in Émaux et Camées, Paris, Charpentier, 1872, p. 183. Camille Rogier, Vignette sans titre, in Champfleury, Les vignettes romantiques. Histoire de la littérature et de l'art, Paris, E. Dentu, 1883, p. 176.

Dès le premier de ses Petits châteaux de Bohême, Nerval laisse augurer de la fin prématurée de la Cydalise, quand il esquisse le portrait de la jeune femme qui, « en costume régence, – en robe de taffetas feuille morte, — triste présage —, sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose ». Et dans son troisième « château », de façon sibylline pour qui ne connaît pas son passé, Nerval indique que la Cydalise est morte, puisqu'il se souvient de la perte d'une autre Cydalise, première dans sa vie, sa mère, morte en 1810 en Pologne, très jeune, dans le bruit et la fureur des guerres napoléoniennes — son mari était médecin militaire, elle l'avait suivi — : « Ma Cydalise, à moi, perdue, à jamais perdue !… Une longue histoire, qui s’est dénouée dans un pays du Nord, — et qui ressemble à tant d’autres ! »15

« Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau.
Elles sont plus heureuses,
Dans un séjour plus beau ! » 16

Il en va du vieux Paris comme des amoureuses, selon Nerval dans Les Petits châteaux de Bohême : le vieux Paris va au tombeau. La mort de la Cydalise précipite, dirait-on, le destin du quartier des Tuileries. Depuis l'attentat de la rue Nicaise, perpétré le 24 décembre 1800 contre Napoléon Bonaparte Premier consul, le temps presse d'en achever la démolition, et par suite celle du pâté de maisons de la rue et de l'impasse du Doyenné. Les restes de ce pâté de maisons seront totalement rasés au profit de la place du Carrousel et de la perspective du Louvre en 1851. La loi du 16 juin 1859 fera disparaitre le quartier administratif des Tuileries, désormais partagé entre le 1er arrondissement, (quartiers Saint-Germain-l'Auxerrois, de la Place-Vendôme et du Palais-Royal) et le 8e arrondissement, (quartiers des Champs-Élysées et de la Madeleine).

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En 1846-1847, dans La cousine Bette, Balzac brosse un tableau lamentable de ce qui restait alors des maisons de la rue et de l'impasse du Doyenné :

« Depuis le guichet qui mène au pont du Carrousel, jusqu’à la rue du Musée, tout homme venu, ne fût-ce que pour quelques jours, à Paris, remarque une dizaine de maisons à façades ruinées, où les propriétaires découragés ne font aucune réparation, et qui sont le résidu d’un ancien quartier en démolition depuis le jour ou Napoléon résolut de terminer le Louvre. La rue et l’impasse du Doyenné, voilà les seules voies intérieures de ce pâté sombre et désert où les habitants sont probablement des fantômes, car on n’y voit jamais personne. Le pavé, beaucoup plus bas que celui de la chaussée de la rue du Musée, se trouve au milieu de celle de la rue Froidmanteau. Enterrées déjà par l’exhaussement de la place, ces maisons sont enveloppées de l’ombre éternelle que projettent les hautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le souffle du Nord. Les ténèbres, le silence, l’air glacial, la profondeur caverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des espèces de cryptes, des tombeaux vivants. Lorsqu’on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort, et que le regard s’engage dans la ruelle du Doyenné, l’âme a froid, l’on se demande qui peut demeurer là, ce qui doit s’y passer le soir, à l’heure où cette ruelle se change en coupe-gorge, et où les vices de Paris, enveloppes du manteau de la nuit, se donnent pleine carrière. Ce problème, effrayant par lui-même, devient horrible quand on voit que ces prétendues maisons ont pour ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, un océan de pavés moutonnants du côté des Tuilleries, de petits jardins, des baraques sinistres du côté des galeries, et des steppes de pierres de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre. Henri III et ses mignons qui cherchent leurs chausses, les amants de Marguerite qui cherchent leurs têtes, doivent danser des sarabandes au clair de la lune dans ces déserts dominés par la voûte d’une chapelle encore debout, comme pour prouver que la religion catholique si vivace en France, survit à tout. Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes : Extirpez ces verrues de ma face ! On a sans doute reconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliser au cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales. Aussi ces ruines froides, au sein desquelles le journal des légitimistes a commencé la maladie dont il meurt, les infâmes baraques de la rue du Musée, l’enceinte en planches des étalagistes qui la garnissent, auront-elles la vie plus longue et plus prospère que celles de trois dynasties peut-être !

Dès 1823, la modicité du loyer dans des maisons condamnées à disparaître, avait engagé la cousine Bette à se loger là, malgré l’obligation que l’état du quartier lui faisait de se retirer avant la nuit close. Cette nécessité s’accordait d’ailleurs avec l’habitude villageoise qu’elle avait conservée de se coucher et de se lever avec le soleil, ce qui procure aux gens de la campagne de notables économies sur l’éclairage et le chauffage. Elle demeurait donc dans une des maisons auxquelles la démolition du fameux hôtel occupé par Cambacérès [l'hôtel de Créquy, alias hôtel d'Elbeuf], a rendu la vue de la place. » 17

Voici, en images, les principales étapes de la démolition des maisons dites par Balzac « condamnées à disparaître...

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Détail du Panorama de Paris. N°1. Des Tuileries à la Grande Galerie du Louvre. BnF : RESERVE FOL-VE-53 (C). À droite sur l'image [plus ou moins idéalisée], la Galerie du Musée. Avant la Galerie, le pâté de maisons de la rue et de l'impasse du Doyenné. Entre ce pâté de maisons et la Galerie du Musée, la « petite place entourée d'arbres, – où un cabaret s'était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné ». Derrière la petite place, l'ancien cloître de l'église Saint Thomas du Louvre, occupé un temps par le Gymnase des pages, puis devenu en 1846-1847, d'après Balzac, « steppe de pierres de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre ».

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Détail du cadastre de Paris de 1810 à1836. Quatrième quartier des Tuileries, îlots 25 et 26. Les cartographes signalent que les maisons de l'îlot 28 ont été détruites avant d'avoir été expertisées.

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Vue de la place du Carrousel en 1849, par A. Potémont, dessinateur, et A.P. Martial (1827-1883), graveur. À droite sur l'image, restes du pâté de maisons de la rue et de l'impasse du Doyenné, et arbres de l'ancien Manège.

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Vue du pâté de maisons de la rue et de l'impasse du Doyenné en 1849, par A. Potémont, dessinateur, et A.P. Martial (1827-1883), graveur.

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Henri Le Secq (1818-1882), Démolitions sur la place du Carrousel en 1852. Musée Carnavalet.

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Édouard Baldus (1813-1889), Destruction de la Grande Galerie du Louvre, pour cause de vétusté, sur ordre de l'architecte Hector Martin Lefuel, en décembre 1865. Musée d'Orsay. Chargé à partir de 1861 par Napoléon III de mener à bien la nouvelle tranche de travaux de l'ensemble nommé « Nouvelles Tuileries », Hector Lefuel fait reconstruire le pavillon de Flore, ainsi que la partie ouest de la grande galerie, qui se compose de l'aile de Flore, du pavillon des sessions et des grands guichets.

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Jean-Eugène Durand (1845–1926), Ruines du palais des Tuileries après l'incendie du 23 au 26 mai 1871. Difficilement décidé, l'arasement des ruines débute en juin 1882 et s'achève en décembre de la même année. Le 30 septembre 1883, il ne reste plus rien des ruines des Tuileries.

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Ernest Meissonier (1815-1891), Ruines des Tuileries en 1871. Musée d'Orsay.

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Baudelaire (1821-1867, qui juge sévèrement la Bohême des années 1830 — « riche, bête, oisive, n'adorant pas d'autres divinités que la paillardise et la goinfrerie, ces muses du vieillard sans honneur » 18, mais qui a eu lui aussi sa part de fantasia, dans les années 1840, 7, quai d’Anjou, au sein de l’antique hôtel de Lauzun, dit plus tard hôtel Pimodan 19, a bercé à son tour la nostalgie du vieux Paris, désormais disparu. Alors qu'il traverse en 1861 « le nouveau Carrousel », il se souvient des ruines pittoresques de l'église Saint Thomas du Louvre, des « baraques », et des « steppes de pierres de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre...

I. « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ;

Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

[...]

II. Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie. » 20

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Je cherche depuis longtemps, disais-je, à me faire une image du « petit château de Bohême » qui fut, dans les années 1830, celui de Gérard de Nerval et des siens ; et une image si présente à mon imagination que je puisse entrer dans l'image, et voir ! comme si c'était de mes yeux. Il s'agit là du miracle d'entrer dans un paysage qui n'existe plus, et de voir ce qui est devenu invisible.

D'où la lecture patiente des cartes, des estampes, des tableaux, des photos, et celle des récits laissés par les témoins de la Bohême nervalienne. Il semble qu'à la lumière des indices qu'images et récits me fournissent, je voie certains détails mieux que d'autres, la fenêtre de la femme du commissaire, le galop du bal masqué dans l'escalier du vieil hôtel du Doyen, la petite place entourée d'arbres, où un cabaret s'était abrité sous les ruines... Mais ce que je vois, s'étoffe sans doute d'autres images, d'autres lectures, qui se fondent, comme dit Baudelaire, dans une « ténébreuse et profonde unité », sous l'auspice de laquelle tous les temps et tous les espaces s'entretiennent.

« Profondeur de l'espace, allégorie de la profondeur du temps », observe Baudelaire encore. Il se peut que la formule puisse se laisser renverser en « profondeur du temps, allégorie de l'espace ». Le temps ainsi, pourvu qu'on se penche sur lui, revient en force, et avec lui l'espace dont il fait sa matière et et qu'il donne à voir de façon invisible certes, mais de façon autrement visible aussi. On ne saurait dire en quoi consiste cet autrement, sinon dans l'effet de l'universelle analogie.

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« La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel »... La destruction du vieux Paris s'inscrit dans une suite historique de démolitions. Dans sa marche, l'histoire ne va pas sans laisser derrière elle, un champ de ruines. Celui des Tuileries en 1871 marque le terme d'un siècle de paroxysmes qui a beaucoup détruit, mais beaucoup construit aussi, dans l'optique révolutionnaire qui fut selon Saint-Just celle du bonheur, puis dans l'optique réformiste qui sied à la société industrielle et mercantile, celle de l'hygiène et du progrès.

De Nerval à Baudelaire, de la Bohême romantique au décadentisme symboliste, nombre d'artiste et de poètes nourrissent toutefois le sentiment que, sous l'apparence radieuse du progrès, le désert croît, les « steppes de pierres de taille et de démolitions » seulement, tandis que l'Art et la Poésie se perdent.

Longtemps plus tard, à son tour, Walter Benjamin (1892-1940), amoureux des passages parisiens, qui constituaient son vieux Paris à lui, dira dans le contexte plus sombre encore de l'après guerre de 14-18 et l'avant-guerre de 39-45, sa hantise des démolitions et des ruines, le cauchemar des paysages, des jours, des années et des mondes, petits ou grands, qui disparaissent :

« Il existe un tableau de Paul Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » 21

On peut relire Les Petits châteaux de Bohème à la lumière aussi de cet apologue benjaminien.


  1. Gérard de Nerval, Petits châteaux de Bohême : prose et poésie, Paris, E. Dantu, 1853, pp. 6-10 et 16-17. Le Cardinal Dubois (1656-1723) a été ministre du Régent de 1715 à 1723, date de la mort dudit Régent et de la sienne propre. Fin politique et diplomate, mais connu pour avide de biens et d'aventures galantes, il s'est vu prêter nombre de méfaits imaginaires, et il a été chansonné par l'opinion.↩︎

  2. Théophile Gautier, « Marilhat », in Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 23, 1848, p. 56-75.↩︎

  3. Harsène Houssaye, Les Confessions. Souvenirs d'un demi-siècle. 1830-1880, tome premier, livre VI : La Bohême romantique, Paris, E. Dantu, 1885, pp. 304-305.↩︎

  4. Cf. Adolphe Berty Berty (1818-1867), continué par H. Legrand et L.-M. Tisserand, avec la collaboration de Th. Vacquer et de Camille Platon, Topographie historique du vieux Paris. Région du Louvre et des Tuileries, Paris, Impr. impériale [puis] nationale, 1855, p. 95 sqq.↩︎

  5. Ibidem.↩︎

  6. Il s'agit au vrai de Julie Boyer, épouse de Joseph Prunaire, secrétaire de Paul Louis Félix Marut de Lombre, commissaire de police de la ville de Paris pour le quartier des Tuileries et officier de police judiciaire auxiliaire du procureur du Roi. Paul Louis Félix Marut de Lombre demeurait en 1835, « Cul-de-Sac du Doyenné, n°6 », ainsi que consigné dans l'Almanach du Commerce par Sébastien Bottin, pour les année 1832, 1833, 1834, et il était encore en fonction, à la même adresse, en 1841. Alfred Prunaire (1837-1912), fils de Joseph Prunaire et de Julie Boyer deviendra graveur et illustrera, entre autres, Les Petits châteaux de Bohême et les Promenades et souvenirs de Gérard de Nerval.↩︎

  7. « Chiffreur » : bourgeois ; « bousingot » : 1. Vieux chapeau ciré ; 2. Injure populaire ; « ce mot nouveau est consacré par l'usage depuis qu'il y a des républicains sans linge, ayant les mains douteuses, le chapeau ciré ou crasseux, l'habit endommagé par le temps, et le gilet, comme leur système politique, à la Robespierre ou à la Marat. Bousingot est synonyme d'anarchiste et d'homme négligé » (Le Figaro, 24 octobre 1832).↩︎

  8. Alexandre Prieux, Chiffreurs et bousingots, Condom, Gers, Le cadran ligné, 2022, p. 2 et p. 5.↩︎

  9. En vertu d'une mode venue d'Angleterre, un vauxhall était, au XVIIIe siècle, un établissement de divertissements organisé autour d'un pavillon de concert et d'un bal de plein air ou en salle.↩︎

  10. Il s'agit plus probablement de l'une des toiles peintes par Jean Baptiste Corot en Italie. Corot a séjourné de 1825 à 1828, à Rome, Naples et Venise ; il s'est rendu une seconde fois en Italie (Toscane, Venise) en 1834 ; et une troisième fois en 1843. On lui connaît cependant, datée de 1836, une Vue de Villeneuve-les-Avignon, conservée au Musée d'art d'Indianapolis.↩︎

  11. Gavarni a vécu et travaillé à Londres de 1847 à 1851.↩︎

  12. Gérard de Nerval, Aurélia, II, VI.↩︎

  13. 14 novembre 1853. Extrait d'une lettre de Nerval à Alexandre Dumas, collationnée par Sylvie Lécuyer d'après l'original.↩︎

  14. Harsène Houssaye, Les Confessions. Souvenirs d'un demi-siècle. 1830-1880, tome premier, livre VI : La Bohême romantique, Paris, E. Dantu, 1885, pp. 340-342.↩︎

  15. Gérard de Nerval, Les Petits châteaux de Bohême : prose et poésie, Troisième château, p. 84.↩︎

  16. Gérard de Nerval, Les Petits châteaux de Bohême : prose et poésie, Odelettes, Les Cydalises, p. 41.↩︎

  17. Honoré de Balzac, La Cousine Bette, Fume & Cie, Paris, 1848, p. 45-46.↩︎

  18. Cf. Christine Belcikowski, 7, quai d’Anjou, à l’hôtel de Lauzun, dit plus tard hôtel Pimodan, des heurs et malheurs de quelques Hachichins.↩︎

  19. Charles Baudelaire, Préface aux Martyrs ridicules de Léon Cladel, Paris, Poulet-Malassis, 1862, p. II.↩︎

  20. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, Le Cygne, Parid, Poulet-Malassis et de Broise, 1861, pp. 202-205.↩︎

  21. Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, IX, 1940 [posthume] ; Paris, Gallimard, Folio/Essais, 2000, p. 434.↩︎

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