Au détour du 57, rue de Babylone, Paris VIIe. L'ascendance ariégeoise d'Alix de Saint-André
Alix de Saint-André, 57, rue de Babylone, Paris VIIe, Paris, Gallimard, 2021.
Alors que je lisais 57, rue de Babylone, Paris VIIe, une enquête d'Alix de Saint-André sur l'histoire d'une curieuse pension de famille située à l'adresse éponyme dans les années 1970 et nommée Home Pasteur, et, par effet de proximité, sur l'histoire de sa propre famille, je suis tombée sur ce propos de Jean Peïtevin de Saint-André, père de l'auteur, et sur ce détail de sa mémoire familiale :
« En glissant des naissances déjà parcimonieuses entre deux générations, en les décalant par un mariage tardif, ces aristos espéraient sans doute épargner un couperet fatal à leur maigre progéniture et la faire passer inaperçue. Depuis la guillotine, ne pas se faire remarquer est devenu le comble de l'élégance et de la distinction. Et mon père ne manquait jamais de protester qu’on devrait donner à sa famille une médaille pour avoir épargné des quantités d’imbéciles à la France, celle-là, il l'aurait volontiers acceptée.
Il racontait aussi l’histoire d’une grand-tante née pendant la Révolution à Mirepoix (Ariège) et morte au milieu du XIXe siècle, qui, n’ayant jamais été inscrite à l’état civil, avait passé une bonne semaine dans son cercueil au pied du grand escalier sans qu'on sache quoi en faire. Comme elle n’était pas née, selon l'administration, elle ne pouvait être morte. Notre idéal. » 1
Ce récit donne à penser qu'il pourrait s'agir là de la triste histoire d'une enfant dont on n'aurait pas pu ou pas voulu déclarer la naissance à l'état-civil révolutionnaire et qu'on aurait fait baptiser clandestinement par un prêtre non jureur, dont les registres auraient en outre disparu, de telle sorte que le statut d'identité de l'enfant n'aurait pas pu être régularisé par la suite, à moins qu'on n'ait omis, pour une raison ou une autre, de se préoccuper d'une telle régularisation.
Voilà en tout cas une petite énigme généalogique qui, bien sûr, m'a intéressée. J'ai tenté de vérifier cette drôle d'histoire de la grand-tante « qui n'était pas née », et qui donc « ne pouvait être morte ».
Ascendance d'Alix de Saint-André.
L'enquête généalogique montre qu'Alix de Saint-André descend de Joseph François Auguste Peïtevin de Saint-André et d'Anne Guillemette Alexandrine Létu de Lafage, mariés le 4 novembre 1811 à Mirepoix, Ariège.
4 novembre 1811. Mariage de François Auguste Peïtevin de Saint-André et d'Anne Guillemette Alexandrine Létu de Lafage. Mirepoix. Mariages. An XI-1818. Document 1NUM/4E2355. Vue 301.
Baptisée le 21 juin 1789 à Mirepoix, Anne Guillemette Alexandrine Létu, dite de Lafage, est la fille de Charles Létu, avocat au Parlement de Paris, et de Marianne Joséphine Malroc de Lafage.
Né à Mirepoix le 28 juillet 1742, fils de feu maître Guillaume Létu, directeur de la poste aux lettres, ancien notaire royal et tabellion du marquisat de Mirepoix, et de dame Anne Alard, Charles Létu a épousé le 1er juillet 1788 à Mirepoix Marianne Joséphine Malroc de Lafage, fille de noble Guillaume Malroc, coseigneur de Lafage, conseiller-auditeur en la Chambre des comptes de Montpellier, et de dame Jeanne d'Airolles.
De même qu'après l'achat de la coseigneurie de Lafage, Guillaume Malroc, son grand-père, s'est coiffé du nom de Malroc de Lafage, après son mariage avec Joseph François Auguste Peïtevin de Saint-André, Anne Guillemette [ou plus tard Guillelmine] Alexandrine Létu, fille de Charles Létu et de Marianne Joséphine Malroc de Lafage, s'est coiffée du nom de Létu de après son mariage avec Charles Létu. Les registres paroissiaux de la fin de l'Ancien Régime, puis les registres d'état-civil post-révolutionnaires, enregistrent tour à tour, sans y regarder de plus près, ces glissements dans la patronymie.
Qui peut bien être maintenant, dans la famille Malroc de Lafage, « la grand-tante née pendant la Révolution à Mirepoix (Ariège) et morte au milieu du XIXe siècle, qui, n’ayant jamais été inscrite à l’état civil, avait passé une bonne semaine dans son cercueil au pied du grand escalier sans qu'on sache quoi en faire » ?
Le 22 septembre 1758, Guillaume Dominique Malroc de Lafage, conseiller du roi, lieutenant criminel en la sénéchaussée et Présidial du Lauragais, épouse à Carcassonne (église Saint Michel) Jeanne Airolles. Du couple naissent à Mirepoix six enfants : Pétronille Malroc (ca 1758-1796) ; Dominique Antoine Carloman Malroc (1760-1812) ; Marianne Joséphine Malroc (ca 1764-1815) ; Guillaume "Paul" Benoït Malroc (1765-1848) ; Catherine Julie Malroc (1767-1767) ; Marianne Justine Joséphine Malroc (1771-1839).
Descendance de Guillaume Dominique Malroc de Lafage.
Dans la descendance de Guillaume Dominique Malroc de Lafage, seules Marie Anne Justine Joséphine Malroc de Lafage, l'une de ses filles, née le 21 avril 1771, et Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage, l'une de ses petites-filles, née le 25 août 1807, sont mortes à peu près « au milieu du XIXe siècle ».
17 novembre 1844. Décès de Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage. Mirepoix. Décès. 1839-1852. Document 1NUM/4E2363. Vue 214.
11 novembre 1839. Décès de Marie Anne Justine Joséphine Malroc de Lafage. Mirepoix. Décès. 1839-1852. Document 1NUM/4E2363. Vue 35. Le Bulletin des lois de la République française daté du 1er juillet 1841 signale qu'à sa mort, Marie Anne Justine Joséphine Malroc de Lafage laisse deux legs au bureau de bienfaisance et à l'hospice de Mirepoix ; ces libéralités sont évaluées ensemble à 1.280 francs, et elles consistent chacune en quatre hectolitres de blé pendant huit ans.
Portail de l'ancien hôtel Malroc de Lafage aujourd'hui.
Marie Anne Justine Joséphine Malroc de Lafage est née à Mirepoix le 21 avril 1771, soit bien avant la Révolution ; restée célibataire, elle a vécu à Mirepoix dans l'hôtel particulier de la famille Malroc de Lafage, et elle y est morte le 11 novembre 1839. Jeanne Airolles, sa mère, y mourra également le 12 janvier 1843.
Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage, fille de Dominique Antoine Carloman Malroc de Lafage et de Marie Thérèse Sabine Bernard de La Boucherolle, est née à Mirepoix le 25 août 1807, soit sous l'Empire déjà. Le 26 août 1833, elle épouse à Mirepoix le capitaine de dragons Gustave Hyacinthe Barthélémy Calouin de Tréville, et, restée sans descendance, elle meurt le 17 novembre 1844, dans l'hôtel particulier de la famille Malroc de Lafage. Après elle, vu le départ de Guillaume Paul Benoît Malroc de Lafage, qui déménage alors rue Saint Maurice, il ne reste plus personne de la famille éponyme dans le vieil hôtel historique. 2
Façade principale de l'ancien hôtel Malroc de Lafage aujourd'hui.
Marie Anne Justine Joséphine Malroc de Lafage, qui avait dix-huit ans en 1789, a partagé de près ou de loin les épreuves que Dominique Malroc de Lafage, son père, ainsi que Guillaume Paul Benoît, l'un de ses deux frères, ont endurées pendant la Révolution. Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage, qui n'était pas née à l'époque dont la génération précédente a souffert, a dû toutefois en partager bien souvent le récit, dont celui de Guillaume Paul Benoît Malroc de Lafage, son oncle, qui a failli être victime de la Terreur.
En messidor an II, « Malroc, surnommé Lafage, 65 ans, propriétaire-cultivateur, ci-devant co-seigneur de Lafage, maire de Mirepoix en 1791-1792 », soupçonné de sympathies girondines, et « Malroc fils [Guillaume Paul Benoît Malroc], 28 ans, coupable d’une tentative d’émigration », sont arrêtés et déportés à Paris, où, au terme d'un long et pénible voyage en charrette, par chance pour eux, ils n'arrivent qu'au lendemain du 9 thermidor 3. Dominique Antoine Carloman Malroc de Lafage, pendant ce temps, s'est rendu invisible. Guillaume Dominique Malroc de Lafage et son fils cadet ne rentreront de Paris qu'un an plus tard, à l'issue d'un tout aussi long et pénible voyage à pied. Guillaume Dominique Malroc de Lafage mourra en 1799 à Mirepoix, des suites des fatigues endurées en l'an II-an III. Muni du bâton dit « pouvoir exécutif », Guillaume Paul Benoît Malroc de Lafage continue de participer aux menées de la Contre-Révolution. Ressorti de l'ombre, Dominique Antoine Carloman, son frère aîné, épouse en 1804 Marie Thérèse Sabine Bernard de La Boucherolle, et il est père de nombreux enfants, qui hélas meurent nombreux en bas-âge. Et, au nº 165 de la section A, rue Courlanel, dans le bel hôtel Malroc de Lafage, où tous les descendants de Guillaume Dominique Malroc de Lafage vivent ensemble, on nourrit jour après jour le roman familial des années terribles.
C'est du caractère traumatique et jadis politiquement très marqué de ce roman familial que vient sans doute l'anecdote funèbre rapportée par le père d'Alix de Saint-André :
« La grand-tante née pendant la Révolution à Mirepoix (Ariège) et morte au milieu du XIXe siècle [...], n’ayant jamais été inscrite à l’état civil, avait passé une bonne semaine dans son cercueil au pied du grand escalier sans qu'on sache quoi en faire »
L'énigme d'une telle anecdote vient de ce que ni l'acte de baptême de Marie Anne Justine Joséphine Malroc de Lafage ni l'acte de naissance de Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage ne font défaut.
21 avril 1771. Acte de baptême de Marie Anne Justine Joséphine Malroc de Lafage. Maître Cassaignaud de Maynard, lui-même, sacristain vicaire général, a honoré de sa présence le baptême de l'enfant. AD09. Mirepoix. Paroisse Saint Maurice. Baptêmes. Mariages. 1691-1789. Document 1NUM5/5MI664. Vue 475.
25 août 1807. Acte de naissance de Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage. « L'an mille huit cent sept, le vingt-cinquième jour du mois d'août, à cinq heures du soir, par-devant nous, Pierre Jean Baptiste Denat, maire, officier de l'état-civil de la ville de Mirepoix, chef-lieu de canton, département de l'Ariège ; est comparu Monsieur Dominique Antoine Carloman Malroc Lafage, propriétaire foncier, âgé de quarante sept ans, domicilié dans cette ville, lequel nous a présenté, un enfant du sexe féminin, né le vingt-trois du courant à neuf heures du soir de lui déclarant, et de Dame Marie Thérèse Sabine Bernard Laboucherole, son épouse, et auquel il a déclaré vouloir donner les prénoms de Messieurs Jean Bonnaventure Vidalat, propriétaire foncier, âgé de quarante neuf ans, et de Maurice Pons, apothicaire, âgé de quarante-quatre ans, tous deux domiciliés dans cette ville. Étant le père et témoin, signé avec nous le présent acte de naissance, après qu'il leur en a été fait lecture. Jeanne Marie Joséphine ; lesdites déclarations et présentation faites en présence de Malroc Lafage, approuvant le renvoi — Pons, approuvant idem — Vidalat, approuvant idem — Denat, maire, approuvant idem ». AD09. Mirepoix. Naissances. An XI-1812. Document 1NUM/4E2345. Vue 359.
L'acte de naissance de Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage existe bel et bien. Mais la lecture de cet acte révèle qu'il y a un drôle de lézard dans sa rédaction : le père « a déclaré vouloir donner [à l'enfant] les prénoms de Messieurs Jean Bonnaventure Vidalat, propriétaire foncier, âgé de quarante neuf ans, et de Maurice Pons, apothicaire, âgé de quarante-quatre ans » ! L'enfant « du sexe féminin » se prénommerait ainsi Jean Bonnaventure Maurice Malroc de Lafage ! Certes, il y a bien aussi un renvoi mentionnant les prénoms de « Jeanne Marie Joséphine » et approbation de ce renvoi par Jean Bonnaventure Vidalat et Maurice Pons. Mais l'effet de dissonance qui en résulte, ne va pas sans ombrer d'un doute le statut identitaire de l'enfant, ni susciter possiblement le soupçon d'une entente pour ou contre sur quelque chose qu'on ne sait pas, et qu'on ne saura du reste jamais. En tout cas, le mal est fait.
26 août 1833. Mariage de Hyacinthe Barthélémy Calouin de Tréville et de Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage. Mirepoix. Mariages. 1819-1835. Document 1NUM/4E2356. Vue 455.
Et si le curieux acte de naissance de Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage semble n'avoir posé aucun problème en 1833 sous la mairie d'Antoine Benoit Vigarozy, lors du mariage de la jeune femme avec le capitaine de dragons Gustave Hyacinthe Barthélémy Calouin de Tréville, il se peut qu'il ait soulevé en novembre 1844, sous la mairie toujours d'Antoine Benoit Vigarozy, la perplexité d'un fonctionnaire sourcilleux — ou descendant d'un farouche patriote jacobin ? D'autant qu'il ne restait plus dans le vieil hôtel Malroc de Lafage aucun membre de la parentèle de Madame Camoin de Tréville, née Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage, capable d'attester que ladite Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage était effectivement née.
Née Jeanne Marie Joséphine Malroc de Lafage...
Ainsi desinit in piscem, si l'on peut dire, l'enquête sur la petite énigme généalogique rapportée par Alix de Saint-André dans 57, rue de Babylone, Paris VIIe.
Alix de Saint-André, 57, rue de Babylone, Paris VIIe, p. 128.↩︎
Cf. Christine Belcikowski, Après 1789, l’hôtel particulier de la famille Malroc de Lafage.↩︎
Cf. Christine Belcikowski, 4 thermidor an II. Les citoyens de Mirepoix envoyés au tribunal révolutionnaire se trouvent retenus à Cahors.↩︎