En marge du compromis de 1307 sur le communal de la rive gauche de l'Hers, quelques notes relatives à des toponymes oubliés
Dans le texte du compromis concédé en 1307 par Jean Ier de Lévis, seigneur de Mirepoix, aux consul et à la communauté de ladite ville à propos de l'usage et du statut usufruitier du communal de la rive gauche de l'Hers, on relève plusieurs toponymes dont le sens et la localisation allaient de soi pour les contemporains de ladite charte, mais qui sont aujourd'hui oubliés. On tentera ici de reconduire ces toponymes, si possible, à leur signification d'antan.
1. Cohassa
Le 20 mai 1207, Pierre Roger de Mirepoix et les nombreux autres coseigneurs de la ville accordent une charte de coutumes et de privilèges à la population de cette ville, qui se situe encore, à cette date, sur la rive droite de l'Hers, au pied du château vieux, connu aujourd'hui sous le nom de château de Terride.
On lit dans cette charte que, « si, quelque personne s'introduit dans le castrum sans qu’on le sache, et que quelqu’un ou quelqu’une s'avise de dénoncer celui ou celle qui a reçu ladite personne, nous, seigneurs de ce castrum, tiendrons ce procès pour sans mandat ni foi ; et ad ius vero decem probi homines de Cohassa et alii decem de Barrio, per illos et per omnem populum Mirapiscis, fecerint missionem et expensam usque ad pacamentum judicis. [et, en vertu du droit, dix hommes probes de Cohassa et dix autres du Barrio, tous choisis parmi la population de Mirepoix, auront pour mission de régler l’affaire en bonne justice.] » 1
Une formule telle que decem probi homines de Cohassa et alii decem de Barrio [dix honnêtes hommes de Cohassa et dix autres hommes du Barrio] semble distinguer deux espaces topographiques et deux espaces sociaux différents. Elle laisse ainsi entendre que les probi homines [les honnêtes hommes, au sens ancien d'honnête, i.e. les nobles ou les bourgeois] se trouvent installés dans le lieu appelé Cohassa, tandis que les alii homines, en vertu d'une ségrégation sociale évidente, vivent dans le Barrio.
Sachant que le mot « barrio » — du bas-latin barrium 2, fossé, rempart, faubourg, en occitan le barry —, désigne l'espace qui se situe au-delà du fossé, en marge de la ville, on devine que ce qui se trouve désigné sous le nom de Cohassa, c'est le cœur de la ville, celui qui se trouve noblement ou bourgeoisement habité, et qui réunit ainsi les instances décisionnaires, ou les assises de ladite ville, puisque, comme on le remarquera ici, le mot cohassa fait écho, en l'assortissant d'un « co- », à celui de assa, qui désigne tout à la fois en bas-latin l'instance décisionnaire qui donne à cens ou qui afferme [du verbe assessar], et la tablette sur laquelle les décisions s'inscrivent. 3
Mais le nom de Cohassa suit d'abord probablement du profil topographique du site sur lequel la première ville de Mirepoix se trouvait implantée. Le mot cohassa, ou sa variante plus connue de « cauce », ou « couasse », signifie « causse », mot qui vient lui-même du latin calx, la chaux. Lou tresor dóu Felibrige de Frédéric Mistral donne pour cohassa, cohasta, coussa, chaîne de collines du Pont du Gard. La contrée de Mirepoix, puis celle de Pamiers, a, comme on sait, son Coussa, village situé au-dessus de la rivière du Crieu, sur une chaîne de collines, autrement dit un « causse ».
On désigne en géographie sous le nom de « causse » les parties sommitales et les versants de la montagne, en tant qu'étendues de sols calciques peu épais dont la roche-mère est parfois affleurante. Il s'agit là de zones propices qui sont valorisées par la mise en culture de certaines céréales comme le froment, le triticale et l'orge ainsi que par celle de certains oléagineux comme le colza et de certaines légumineuses comme la luzerne.
Il suffit de regarder la colline au sommet de laquelle s'élève l'ancien château de Mirepoix pour se faire une idée de la répartion socio-géographique qui a pu être celle de la population de la première ville de Mirepoix. En haut, le château ; près du château, un peu plus bas, sur le causse, les probi homines, concentrés dans Cohassa, d'où l'on a, comme du château, belle vue sur la rivière ; en bas, dans la plaine et sur la rive de l'Hers, les alii homines, dévalés dans le Barrio, ceux qui seront et qui ont été sans doute les principales victimes de l'inondation de 1289.
Après 1289, le nom de Cohassa semble s'être vu surcharger d'une valence nouvelle, funeste en l'occurrence et possiblement conjuratoire.
Nicolas Poussin, Le déluge, 1660-1664, Musée du Louvre.
En juin 1307, dans le nouveau compromis passé entre les consuls et le seigneur de Mirepoix à propos de l'usage du communal de la rive gauche de l'Hers 4, le nom de Cohassa fait l'objet d'une mention pour mémoire, en passant, eundo inter ipsam tenenciam et tenenciam ville usque ad quoddam estant, quod fuit pontis novi, sive ad aquam, que venit de besato molendini de Cohassa [passant ensuite entre sa parcelle (la parcelle de Guillelmus de Spinoso) et celle de la ville jusqu'à l'endroit où il restait quelque chose de ce qui avait été le pont neuf, autrement dit au bord de l'eau qui vient du canal du moulin de Cohassa]. Le usque ad quoddam estant quod fuit pontis novi. Le usque ad quoddam estant quod fuit pontis novi [jusqu'à l'endroit où il restait quelque chose de ce qui avait été le pont neuf] revêt dès lors une valence funèbre, et par effet de paronymie, un sens qui s'approche de celui de coatha, coacha, ou cloaca, bourbier, égout, cloaque 5.
Avec le temps, le nom de Cohassa, et avec lui le souvenir de la catastrophe de 1289, s'est finalement perdu.
2. Clétis
En janvier 1304, dans la confirmation des coutumes et privilèges antérieurement accordés aux habitants de Mirepoix par Gui III de Lévis 6, Jean Ier de Lévis, son fils, promet et ordonne quod expensis suis propriis construat et reficiat, quotiens opus erit, et constructum et refectum tenebit sufficienter et bene pontem vocatum de Cletis super aquam seu flumen Yrcii iuxta cimintorium ville Mirapiscis, ita quod possit haberi sufficiens transitus de castro Mirapiscis ad villam novam Mirapiscis [qu'à ses propres frais, on construise et entretienne, et qu'on tienne dans le futur construit et suffisamment entretenu un bon pont, dit de Cletis, sur l'eau ou sur la rivière de l'Hers, à côté du cimetière de la ville de Mirepoix, de façon à ce qu'il puisse y avoir une circulation suffisante entre le castrum de Mirepoix et la ville neuve de Mirepoix].
En juin 1307, dans le nouveau compromis passé entre les consuls et le seigneur de Mirepoix à propos de l'usage du communal de la rive gauche de l'Hers 7, on apprend que Jean Ier de Lévis a tenu sa promesse : la nouvelle ville de Mirepoix dispose désormais d'un d'un pont — un nouveau pontis novi en quelque sorte —, pontis vocatus de Cletis [pont dit de Clétis], construit entre 1304 et 1307 sur la rivière de l'Hers.
On sait depuis 1304 que ce pont doit avoir son point de départ iuxta cimintorium ville Mirapiscis, ita quod possit haberi sufficiens transitus de castro Mirapiscis ad villam novam Mirapiscis [à côté du cimetière de la ville de Mirepoix, de façon à ce qu'il puisse y avoir une circulation suffisante entre le castrum de Mirepoix et la ville neuve de Mirepoix].
On sait en outre par le bornage de la rive gauche de l'Hers, tel que décrit dans la charte de juin 1307, qu'on peut gagner la tête du pont (caput pontis) en suivant le parcours indiqué ci-dessous, de façon compliquée :
Fuit posita una bodula in capite saliicie, que erat Guillelmi Baronis, a parte circii [ouest], iuxta tenenciam domini et tenenciam Philippi Mathei, et sicut vadit recta via eundo de dicta bodula versus altanum [est] usque ad aliam positam in alio capite saliicie Guillelmi Baronis usque altanum [est] ; et de ipsa bodula recte eundo usque ad caput pontis de Cletis, sicut est de via usque ad dictum flumen. 8
« Une borne a été posée au bout de la salisse, qui est à Guillelmus Baronis, et qui se trouve pour partie à l'ouest (circio) à côté de la parcelle du seigneur et de la parcelle de Philippus Mathei ; et depuis cette borne, de même que la route va droit, on va droit, côté est (versus altanum), jusqu'à l'autre borne qui a été posée à l'autre bout de la parcelle de Guillelmus Baronis, plus à l’est (usque altanum) ; et depuis cette borne, on va droit jusqu'au pont de Cletis, comme il en est du chemin qui va jusqu'à ladite rivière. »
Pour donner une idée de l'endroit où a pu se trouver la tête du pont de Clétis... Compoix de Mirepoix en 1766, Plan 7 du moulon du pont de Raillette jusqu'au ruisseau de Countirou et rivière de l'Hers jusqu'au grand pont sur ladite rivière.
D'où vient qu'on ait donné au pont de 1307 le nom de Cletis ? Il s'agit là d'un nom issu du bas-latin cleta, ou de l'occitan médiéval cleda, clida, signifiant « claie, treillage servant de clôture », à partir du latin classique clavis, « instrument de métal servant à ouvrir et à serrer au propre et au figuré » 9. Du mot cleta dérive en géographie le mot « cluse », qui désigne à la fois une coupure encaissée dans un repli anticlinal et une position stratégique qui commande l'accès à une région.
On peut déduire de ces quelques données étymologiques que, si le pont de Clétis a été construit ita quod possit haberi sufficiens transitus de castro Mirapiscis ad villam novam Mirapiscis [de façon à ce qu'il puisse y avoir une circulation suffisante entre le castrum de Mirepoix et la ville neuve de Mirepoix], il l'a été aussi de façon à ce qu'il puisse verrouiller (clidare) toute entrée dans ladite ville neuve de Mirepoix, sachant que le pont de Clétis se trouvait en 1307, comme celui d'aujourd'hui, en situation de débouché des routes venant de Villefranche-de-Lauragais, de Castelnaudary, de Limoux, et de Carcassonne. On l'a donc probablement muni d'un système de fermeture et d'une garde, particulièrement nécessaires la nuit.
À partir du XVe siècle, la porte de Bragot remplira un office semblable, mais en deça du pont sur l'Hers, au niveau du pont de Raillette. Située ainsi en deça de la maladrerie, elle sert alors de poste de garde, voué au refoulement des lépreux ou à celui des voyageurs soupçonnés d'être les véhicules de quelque épidémie, toujours possible. Une maison forte s'élève à proximité de cette porte. La garde y a probablement son quartier général. Madame de Roquelaure, régente de la seigneurie, tient encore en 1666 la parcelle sur laquelle s'élevait cette maison forte, dite alors réduite à l'état de « mazures de maison » 10.
Vue actuelle de l'ancien poste de garde de la porte de Bragot, qui a appartenu au XVIIe siècle à Madame la Douairière [Madame de Roqielaure] et qui a été restauré au XVIIIe siècle par Noble Jean de Simorre, subdélégué de l'Intendant du Languedoc.
Le nom de Bragot vient du bas-latin braga ou bragia, dont le synonyme est gurges et qui signie trou d'eau 11 ; ou encore du vieux substantif occitan brac, qui signifie boue, fange, ou de l'adjectif brac ou bragos, qui signifie crotté, boueux, purulent, ou vil, abject 12. On retrouve là, sans surprise, l'une des valences du feuilleté sémantique auquel ressortit le nom de Cohassa.
3. Amala
Primo igitur fuit posita una bodula, ligata cuiusdam columpne, in loco vocato Amala, vicina prope flumen Yrici, que affrontatur, ab altano, in tenencia dicte ville, a circio, in tenencia Bernardi de Bergua 13.
La première borne donc, attachée à une colombe [columpne) a été posée au lieu dit Amala, proche voisin de la rivière de l'Hers, et elle se trouve, à l'est (in altano), dans la parcelle de ladite ville, et, à l'ouest (circio), dans la parcelle dudit Bernardus de Bergua.
On ne trouve aucune autre occurrence du nom d'Amala dans le cartulaire de Mirepoix, ni ailleurs. Sa mémoire, aujourd'hui, semble s'être totalement perdue.
C'est cependant avec une certaine solennité que Philippus de Riparia, sénéchal de Mirepoix, fait poser la première des bornes qui serviront à déterminer les limites du communal concédé par Jean Ier de Lévis sur la rive gauche de l'Hers à la communauté de Mirepoix. On remarque, d'ailleurs, que la deuxième borne se trouve posée in tenencia dicti Bernardi de Bergua, et nostri, Philippi de Riparia, militis, senescalli predicti [dans la parcelle dudit Bernardus de Bergua, et dans la nôtre, à nous Philippus de Riparia, homme d'armes, sénéchal de Mirepoix], autrement dans la parcelle qui appartient aux deux hommes de façon indivise. Philippus de Riparia, sénéchal de Mirepoix, se trouve ainsi placé, dans cette parcelle, comme à la proue d'un navire qui, à la vue du lieu dit Amala, vicina prope flumen Yrici [proche voisin de la rivière de l'Hers], mettrait le cap sur un horizon qui n'est autre que le site de l'ancien Cohassa.
Le nom d'Amala semble désigner ici le lieu à partir duquel on regarde dans la direction [en latin, ad malum] où le mal est survenu sur la rive droite de la rivière, et d'où peut-être aussi quelque autre malheur encore s'en est suivi sur la rive gauche.
On ne trouve rien dans le Glossarium mediæ et infimæ latinitatis de Du Cange qui se rapproche du nom Amala. Mais on trouve dans le Dictionnaire de l'occitan médiéval de la Bayerische Académie der Wissenschaften le verbe amalar, amallar, ou autres dérivés, qui signifie indifféremment devenir malade, être atteint d'une maladie, ou s'irriter, se mettre en colère, ou faire le mal. L'Hers se trouve ainsi désigné, vu d'Amala, comme la rivière dont les colères sont à craindre, et dont les eaux qu'elle charrie, peuvent à l'occasion, quand les eaux deviennent stagnantes dans les breils, rendre malade.
Il semble donc que le nom d'Amala témoigne, face à la rivière de l'Hers, d'une intention conjuratoire, et comme d'un trait de sagesse populaire, antérieur peut-être à la catastrophe de 1289.
Cf. Christine Belcikowski, En janvier 1304, confirmation des coutumes et privilèges accordés aux habitants de Mirepoix. Félix Pasquier, Cartulaire de Mirepoix, tome 2, Toulouse, Imprimerie et Librairie Édouard Privat, 1921, p. 2. Traduction Christine Belcikowski.↩︎
Cf. Du Cange et al., Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Niort, L. Favre, 1883-1887, BARRIUM.↩︎
En juin 1307, nouveau compromis entre les consuls et le seigneur de Mirepoix à propos de l'usage du communal de la rive gauche de l'Hers. Félix Pasquier, Cartulaire de Mirepoix, tome 2, Toulouse, Imprimerie et Librairie Édouard Privat, 1921, p. 104. Traduction Christine Belcikowski.↩︎
Cf. Du Cange et al., Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Niort, L. Favre, 1883-1887, COATHA ; Frédéric Mistral, Lou tresor dóu Felibrige, cohassa, cohasta ou coussa.↩︎
Cf. Christine Belcikowski, En janvier 1304, confirmation des coutumes et privilèges accordés aux habitants de Mirepoix. Félix Pasquier, Cartulaire de Mirepoix, tome 2, Toulouse, Imprimerie et Librairie Édouard Privat, 1921, p. 64. Traduction Christine Belcikowski.↩︎
En juin 1307, nouveau compromis entre les consuls et le seigneur de Mirepoix à propos de l'usage du communal de la rive gauche de l'Hers. Félix Pasquier, Cartulaire de Mirepoix, tome 2, Toulouse, Imprimerie et Librairie Édouard Privat, 1921, p. 101, 103, 106. Traduction Christine Belcikowski.↩︎
Ibidem, bornage XI.↩︎
Sur l'étymologie de Cletis, cf. Du Cange et al., Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Niort, L. Favre, 1883-1887, CLEIA ; Dictionnaire de l'occitan médiéval, CLEDA.↩︎
Cf. Christine Belcikowski, À Mirepoix, tours voisines, tours rivales, I.4. « Mazures de maison » de Madame la Douairière de Mirepoix à la porte de Bragot.↩︎
Cf. cf. Du Cange et al., Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Niort, L. Favre, 1883-1887, BRAGA.↩︎
Cf. Dictionnaire de l'occitan médiéval, BRAC 2 ; BRAC 3 ; BRAGOS.↩︎
En juin 1307, nouveau compromis entre les consuls et le seigneur de Mirepoix à propos de l'usage du communal de la rive gauche de l'Hers. Félix Pasquier, Cartulaire de Mirepoix, tome 2, Toulouse, Imprimerie et Librairie Édouard Privat, 1921, p. 100. Traduction Christine Belcikowski.↩︎