Fabre d'Églantine et Monsieur de Lauraguel

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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Portrait de Philippe François Nazaire Fabre, dit Fabre d'Églantine. Attention ! Philippe François Nazaire Fabre n'est pas né à Limoux, mais à Carcassonne le 28 juillet 1750 et baptisé le même jour en l'église Saint Vincent de la ville basse.

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28 juillet 1750. Baptême de Philippe François Nazaire Fabre. AD11. Carcassonne. Paroisse Saint-Vincent. Actes de baptême, mariage. 1747-1754. Document 100NUM/5E69/21. Vue 94.
« Le 28 juillet 1750, a été baptisé Philippe François Nazaire, fils de M. François Fabre, marchand drapier, et de demoiselle Anne Catherine Jeanne Marie Fonds de Niort, mariés. [Dans la famille d'Anne Catherine Jeanne Marie Fonds de Niort, on relève le nom de M. de Poulhariès, brigadier d'infanterie des armes de Louis XIV]. Le parrain, M. Philippe Fabre, aussi marchand drapier ; la marraine, Dame Marie Thérèse Andrieu de DuthiL. Présents : M. François Dominique Fabre, M. Jean Duthil, procureur du Roy, et M. Jean Andrieu, oncle, signés avec nous, curé de Saint Martin. »

En 1757, la famille Fabre déménage à Limoux. « G'est à Limoux, dont il a chanté en vers émus les coteaux couverts de vignes, les paysages dorés par l'ardent soleil, que s'écoula, très heureuse, presque toute l'enfance de Fabre d'Eglantine, jusqu'au moment où ses parents le placèrent, pour y faire ses études, chez les Doctrinaires de Toulouse » (1), dixit Henri d'Alméras, dans sa biographe de Fabre d'Églantine, datée de 1856.

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Édition Labouche, Toulouse, circa 1900.

L'enfance limouxine de Fabre d'Églantine a-t-elle vraiment été « très heureuse » ? Dans les « coteaux couverts de vignes, les paysages dorés par l'ardent soleil », sans doute. Mais Fabre d'Églantine, comme on le verra ci-dessous, s'est plaint de la froideur que que sa mère aurait impitoyablement conservée à son endroit. Anne Catherine Jeanne Marie Fonds, mariée à François Fabre le 30 septembre 1749 à Limoux, mère de six enfants, meurt à l'âge de 40 ans, le 12 janvier 1766 à Limoux. Né en 1750, Philippe François Nazaire est âgé alors de 16 ans. De ses cinq frère et soeurs puînés — Joseph Vincent Dominique, né en 1752 à Carcassonne ; Antoinette, née en 1753 à Carcassonne ; Jeanne, née en 1755 à Carcassonne ; Louise Germaine Thérèse, née le 6 mars 1757 à Limoux ; Anne, née en 1758 à Limoux —, seul survit en 1766 Joseph Vincent Dominique. Il prendra plus tard, en hommage à sa famille maternelle, le nom de Fabre-Fonds.

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Portrait de Fabre d'Eglantine, jeune, par Pierre Augustin Thomire, Musée des Beaux-Arts de Carcassonne.

Formé à la littérature et aux arts par les Pères Doctrinaires (2) du collège de l'Esquille, intégré en 1771 à la congrégation en qualité de professeur des basses classes, le jeune Philippe François Nazaire Fabre, qui se pique alors de poésie, ne laisse pas de tenter sa chance la même année auprès de l'Académie des Jeux floraux. Adressé à l'Académie de façon anonyme, son Sonnet à l'honneur de la Vierge Marie obtient un Lys d'argent. Aussitôt persuadé d'être appelé à une brillante carrière littéraire, il troque son nom de Fabre, non point pour celui de Fabre du Lys, mais pour celui de Fabre d'Églantine, et, au grand dam de ses parents, après avoir abandonné son emploi de régent de collège, il s'enrôle à Bordeaux dans une troupe de théâtre ambulant. « Sa famille, qui l'avait vu avec regret abandonner une situation sûre, sinon brillante, lui en tenait rigueur, et l'indifférence que lui témoignait sa mère lui rendait odieux le séjour de Limoux » (3), observe là, sans plus de précisions, Henri d'Alméras.

Fabre d'Églantine mène ensuite jusqu'en 1789 une vie instable, semée de scandales suscités par ses nombreuses aventures amoureuses. Il poursuit dans le même temps une carrière de comédien, d'auteur dramatique et de directeur de troupe, carrière dans laquelle échecs et faillites l'emportent largement sur les succès. En 1789, après avoir beaucoup navigué de place en place, il s'installe à Paris, embrasse le parti de la Révolution, se lie avec Danton et Marat, devient un pilier du club des Cordeliers et du club des Jacobins. On connaît la suite. J'y reviendrai dans un article prochain.

Dans ses Œuvres mêlées et posthumes, recueillies par « la veuve Fabre », i.e. par Marie Nicole Godin, actrice de province épousée le 9 novembre 1778 à Strasbourg, puis abandonnée en 1789 pour Caroline Rémy, actrice à la Comédie-Française, elle-même abandonnée en 1793 pour Barbe Suzanne Aimable Giroux, connue dans le monde de la galanterie le nom de Madame de Morency, Fabre d'Églantine évoque à deux reprises Limoux et l'Aude de son enfance.

En 1783, alors qu'il fait représenter à Lyon, devant un public hostile, sa tragédie Augusta, avec Jean Marie Collot d'Herbois, copieusement sifflé dans le rôle principal, Fabre d'Églantine se souvient d'avoir joué en 1775 à Châlon-sur-Saône, devant un public enthousiaste, et il dédie à cette ville, ainsi qu'à ses amours d'alors, un long poème en plusieurs chants, intitulé simplement Châlon-sur-Saône, Poème.

« Je célèbre CHÂLON, cette ville charmante
Ses fêtes, ses plaisirs, sa campagne riante ;
Son citadin affable, heureux en ce séjour,
Par Phœbus et Cérès, par Bacchus et l'Amour. » (4)

Au chant III, la nostalgie de Châlon le reconduit un moment à celle de l'Aude et de « son pétulant génie » :

« Tels parurent, tels sont, tels brilleront vos goûts,
Châlonais ; ces plaisirs sont chéris parmi vous.
Une fête, un hymen, quelque douce aventure,
De vos vers chaque jour remplissent la mesure.
Au midi de la France, aux confins montueux
Qu'arrose vingt torrents et l'Aude montueux :
Tel doué comme vous d'un pétulant génie,
Tout un peuple poète armé de l'ironie,
À force de chansons, de lyriques travaux,
Terrasse la sottise et combat ses rivaux. » (5)

Dans Épître à M. de Lauraguel, autre pièce de ses Œuvres mêlées et posthumes, datée de 1787, Fabre d'Églantine s'adresse à Jean François d'Auriol de Lauraguel (1762-1809), fils d'Alexandre d'Auriol de Lauraguel, capitaine d'infanterie au régiment de Bourbon infanterie, et de Marie Anne de Gros de Besplas. Fabre d'Églantine a rencontré Jean François d'Auriol de Lauraguel pour la première fois à Toulouse, où il l'a eu comme élève au collège de l'Esquille.

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« L'an 1762 et le 8 mai a été baptisé par nous [Jean de Cairol de Madaillan, Limoux,1712-1788, Routier, Aude)], évêque [in partibus] de Sarepta, suffragant de Narbonne, Jean François, né le jour d'hier, fils de Messire Alexandre d'Auriol, seigneur de Lauraguel, chevalier de l'ordre militaire de Saint Louis, et de Dame Marianne Gros, son épouse. Le parrain, noble Pierre Jarlan, seigneur de Malras ; marraine, Dame Anne de Mauléon, épouse de Messire Marc Antoine de Maguelonne, baron de Saint-Benoît, président et juge mage du Sénéchal et Siège Présidial de Limoux... » Du beau monde... AD11. Limoux. Paroisse Saint Martin. Actes de baptême, mariage. 1762. Document 100NUM/AC206/GG155. Vue 14.

Après avoir fréquenté un temps le collège de l'Esquille, Jean François d'Auriol de Lauraguel poursuit sa scolarité à Paris, au collège Louis-le-Grand, où il a pu croiser l'élève Robespierre. Devenu prêtre et poète, il publie en janvier 1787 une Épitre à mon poêle, dédiée à mes amis, et dédiée aussi, pour faire bonne mesure, à « Madame la Marquise de Sillery, gouvernante des enfants de S.A.S. Monseigneur le duc d'Orléans ». En 1788, il publie encore Mes adieux au Collège Louis-le Grand. Il entretient alors une correspondance avec Fabre d'Églantine, correspondance à laquelle il mettra fin à partir de la Révolution. De « M. d'Auriol, ancien seigneur de Lauraguel, qui, dans sa jeunesse, porta le petit collet », Jean Pierre Jacques Auguste de Labouïsse-Rochefort dit dans son Voyage à Rennes-les-Bains que « doué d'un esprit facile, d'un caractère aimable, mais trop paresseux, il suspendit la lyre en quittant la soutane » (6), et qu'il se fit ensuite agriculteur à Lauraguel.

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Château de Lauraguel, Aude, circa 1900.

Dans son Épître à Monsieur de Lauragel, texte inspiré dans son intention oar L'Art poétique, ou Épître aux Pisons, du poète latin Horace, Fabre d'Églantine se livre à une critique sévère de l'Épître à mon poêle : « Des sottises du siècle imitateur facile », dit-il du style de poésie auquel s'adonne son ancien élève. Suite à quoi, il s'attache à définir ce qui doit être, selon lui, au principe d'un art poétique véritable : « Que ta muse soit vraie en ses couleurs, simple dans ses atours : touchante et vigoureuse, altière, noble et pure, que son œil soit toujours fixé sur la nature ! » Et quand il invoque « la nature », c'est de la nature audoise et du pays limouxin tout justement qu'il parle à l'oreille de son correspondant.

I. Jean François d'Auriol de Lauraguel, auteur en 1787 d'Épitre à mon poêle, dédiée à mes amis

Voici le style de poésie auquel se plaît Jean François d'Auriol de Lauraguel. En matière d'éloge de son poêle, le poète raconte comment il y fait cuire des pommes, pour en régaler ses amis, et pour s'en régaler aussi. Il se souvient ensuite de sa mère, qui lui a appris à aimer les pommes cuites. Un beau tableau de convivialité et d'amour filial.

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Frontispice de l'Épitre à mon poêle, dédiée à mes amis.

Note d'intention servant d'exergue à l'Épître à mon poêle :

« Mes amis, j'ai osé chanter les faveurs de mon poêle, notre commun bienfaiteur, pour être plus à même de vous payer le tribut de reconnoissance que je vous dois : vous daignez visiter, dans sa petite cellule, un pauvre reclus du Parnasse ; vous venez charitablement égayer mes loisirs : recevez donc mon hommage, il est digne de vous, puisque le sentiment l'a dicté : le tableau de mes récréations littéraires vous appartenoit de droit ; vous m'en avez fourni tous les traits : Ah ! puissiez-vous sourire un moment, en reconnoissant votre ouvrage. » (7)

Extrait de l'Épitre à mon poêle, dédiée à mes amis :

« Dans ses flancs entr'ouverts, un habile artisan
Pratiqua de son four l'utile enfoncement :
J'en bénis chaque jour la découverte heureuse.
C'est là, que, dans un vase avec soin recueillis
, Par un feu modéré lentement amollis,
Des fruits laissent couler leur liqueur savoureuse :
Et leur goût moins piquant, à ma foible santé
Ne fait plus craindre encor leur verte crudité.
D'un sucre rafiné la poudre bienfaisante
A coloré bientôt leur surface bouillante :
Sa douceur les corrige ; et ma main sagement,
Formée à cet emploi, ménage son présent.
Du vase cependant s'élève une fumée ;
J'en respire à longs traits la vapeur embaumée :
Encens bien doux pour moi : sa délicate odeur
Flatte mon odorat, sans affadir mon coeur.
Mais peut-être déjà, trompé par ma peinture,
Plus d'un lecteur me croit disciple d'Épicure.
Par un modeste aveu, je vais à la raison
De mon luxe mesquin demander le pardon.
Ces fruits que, l'or en main, marchande la richesse
Pour étaler son faste, ou nourrir sa mollesse,
Jamais de mon séjour n'osèrent approcher ;
L'utile pauvreté me défend d'y toucher.
Étrangers au climat d'un stérile Parnasse,
Ils me feroient payer chèrement mon audace ;
Ils ne doivent orner que la table des dieux.
Vainement d'un beau fruit la flatteuse apparence
À mon friand palais promet la jouissance
D'un plaisir plus réel que celui de mes yeux :
Ma bouche sacrifie un plaisir ruineux ;
Et sans craindre pour moi le sort du premier homme,
Je mords vingt fois le jour à la fatale pomme.
Mes amis, sans rougir , pour prix de leur ardeur,
D'une pomme souvent ont brigué la faveur :
Et ce léger repas que la faim assaisonne
Sert d'entr'acte à nos jeux, et toujours les couronne.
L'amitié s'entretient par ces minces cadeaux :
On fait, en bien mangeant, l'éloge des morceaux.
C'est ainsi que mêlant l'agréable à l'utile,
Les muses font ici chérir leur domicile.
La foule à mon réduit s'arrache lentement
Pour revoler bientôt où le plaisir l'attend.

Alors, ô mon foyer, n'est-ce pas ta présence
Dont le charme adoucit les rigueurs de l'absence.
Solitaire, pensif, je dois à ta chaleur
D'un sommeil imprévu l'insensible langueur ;
Et d'un songe souvent l'illusion chérie,
Me fait, auprès de toi, retrouver ma patrie.
Oui je crois habiter ton vallon enchanteur,
O Limoux ! je vois l'Aude et sa rive fleurie ;
J'embrasse avec transport une mère attendrie :
Ah ! le destin jaloux, qui m'ôta mon bonheur,
N'a pu m'ôter du moins ma douce rêverie.
Ô Pénates sacrés, ô Toit de mes ayeux,
Quand renaîtront pour moi ces jours délicieux,
Que j'ai vu s'écouler, trop tôt pour ma tendresse.
De mes chastes plaisirs qui me rendra l'yvresse !
J'aimois, j'étois aimé ; c'étoient là tous mes voeux,
Et j'avois épuisé le secret d'être heureux.
Reçois de ma douleur l'expression sincère
O ma plus tendre amie, ô respectable mère !
Je te dois le tribut de mes justes regrets :
Rappeller mes plaisirs, c'est nommer tes bienfaits.
Peindrai-je de ton coeur la vive inquiétude ;
De mes amusemens tu fesois ton étude.
Quelquefois par ton ordre un vigoureux coursier
Emportoit loin de toi son timide écuyer,
Qui, fatigué soudain de trotter dans la plaine,
Revenoit à tes pieds, sans force et sans haleine.
Tantôt à mon retour je voyois les saisons
Sur un riche buffet me prodiguer leurs dons ;
La grappe dans sa fleur brilloit humide encore
De ces pleurs, qu'au matin répand la jeune Aurore ;
Et la pêche vermeille, à mon œil satisfait
Montroit avec orgueil sa pourpre et son duvet.
Tantôt des souvenirs, pour toi si pleins de charmes,
Coupoient nos entretiens par un torrent de larmes :
Je volois dans tes bras ; et pour te consoler,
Ton fils, digne de toi, ne savoit que pleurer.

Du fond de mon exil, puisse ma voix touchante
Ranimer de nouveau ton âme languissante.
Hélas ! si du devoir l'impérieuse loi
Sous un triste climat m'enchaîne loin de toi ;
Songe qu'à tes côtés, pour charmer ton veuvage
Benjamin reste encore, ou du moins son image.
Mon esprit abusé par un songe si beau
De ma félicité fixe en vain le tableau :
Un prompt réveil détruit ma riante chimère :
Ah ! mon coeur a joui... j'ai parlé de ma mère. » (8)

À la fin de son poème, Jean François d'Auriol de Lauraguel ajoute cette note malicieuse :

« L'auteur aurait pu s'étendre sur l'éloge de la ville de Limoux ; il auroit vanté, à juste titre, la douceur du caractère de ses habitants, !a beauté de son climat, et la riche variété de ses productions. On connoit son vin blanc, nommé plus communément blanquette ; son goût approche de celui du vin blanc d'Arbois ; et je ne déciderai point lequel de ces deux vins doit gagner à la comparaison. » (9)

II. Fabre d'Églantine, critique de Jean François d'Auriol de Lauraguel

Voici maintenant l'Épître que Fabre d'Églantine compose en 1787, en réponse à celle de M. de Lauraguel :

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Page de titre de l'Epître à M. de Lauraguel in Oeuvres mêlées et posthumes de Philippe François Nazaire Fabre d'Églantine, Paris, chez la veuve Fabre d'Églantine, brumaire an XI, p. 171.

« Citadins de Limoux, muses, dont les prémices
D'un élève modeste ont tracé les délices,
Salut. Ils m'ont charmé, ces hommages touchans,
Et j'estime ton cœur à l'objet de tes chants.
Non : ce n'est pas en vain qu'une âme jeune et tendre,
Célèbre un bienfaiteur qui ne saurait l'entendre ;
C'est l'expansif élan du cœur né pour le bien,
Il est pour la vertu plus d'un secret lien.

Ô que j'aime à te voir, cherchant la solitude,
Y rassembler en paix tes compagnes d'étude !
Ô Déesses du Pinde et de l'Égalité,
Protégez ce Musée (10) et sa simplicité.
LAURAGUEL, cependant à ta simple cellule,
Ne crois pas que j'attache un laurier ridicule ;
Je sais louer ta muse et châtier ses vers.
Au chemin que tu prends, il est plus d'un travers ;
Des sottises du siècle imitateur facile,
Un jeune esprit fécond, souvent devient stérile ;
Et quand vient l'âge heureux de sa maturité,
Son germe corrompu donne un fruit frelaté.
Au berceau, je le sais, le musculeux Alcide,
Étouffa par deux fois un reptile perfide ;
Dès lors, jusqu'à sa tombe, illustre et sans rivaux,
Il défia les Dieux à force de travaux,
Mais serait-tu, jeune homme, assez vain et crédule,
Pour oublier déjà qu'il ne fut qu’un Hercule ?
Laisse, laisse courer un feu d'un bel espoir ;
Laisse dormir la presse, et ne te fais pas voir
Impatient de gloire, autour de ces manœuvres,
Feuille-à-feuille guétant de misérables œuvres :
Quel est donc cet encens follement prodigué ?
De ces sottes vapeurs mon esprit fatigué,
Ne voit plus dans tes vers qu'un doucereux poéte,
Qui se fait des héros, à leur tête se jette ;
Qui, pressé sans raison, d'un appétit mondain,
De ses premières fleurs dépouille son jardin ;

Et son choix à la hâte, outrageant le mérite,
En couronne à l'égal et l’Achille et Thersite.
Tout vanter est du sot, du beau c'est se jouer.
L'avarice est un bien alors qu'on veut louer.

Si j'aime dans tes vers une heureuse abondance,
Un riant coloris, une douce élégance,
Penses-tu, qu'en faveur de ta facilité
Mon zèle te taira, l'utile vérité ?
Pourquoi donc me plaquer, d'une façon niaise,
Au bout de chaque phrase une plate antithèse ?
Est-ce là le bon goût, et te destines-tu
À rimer seulement pour ce monde pointu,
Dont l'esprit dégoûtant, nourri de fariboles,
Du jargonneur Dorat (11) fréquenta les écoles ?
Que ta muse à jamais observant ces détours,
Soit vraie en ses couleurs, simple dans ses atours :
Touchante et vigoureuse, altière, noble et pure,
Que son œil soit toujours fixé sur la nature !
Alors, que de Limoux le souvenir aimé,
De l’Aude te peindra le rivage embaumé,
Que ta native muse, alors sur sa patrie,
Jette sans se lasser une vue attendrie.
Eh ! quels climats, dis-moi, plus touchans et plus beaux,
Lui fourniront jamais de plus riches tableaux ?

Du centre compassé d'un vaste amphithéâtre,
J'aperçois s'élever cette flèche bleuâtre,
D'où, balancé dans l'air, le marteau du signal
Me prolonge au lointain son bruit paroissial :
Ah ! d'un quadruple son l'atmosphère est froissée ;
Leur funèbre intervalle attriste ma pensée :
De cette cloche ainsi le long gémissement
Accompagna jadis ton père au monument ;
Ainsi sa voix lugubre, au bout de chaque année,
Quatre fois de mes sœurs pleura la destinée.

Ô champs délicieux, Élysée annuel !
Chassez de mon esprit un souvenir cruel :
Quel côteau, quel ravin, quel ruisseau, quel bocage !
Ne m'a pas rendu chère à jamais votre image !!
Quels coins assez couverts de sauvages mûriers,
Quels rochers pleins de mousse, et quels obscurs sentiers,
Abritant mon enfance, en proie à des barbares,
N'ont pas reçu mon coeur effrayé de ses lares !
Ô du Riou (12) limpide agréables contours !
Ô pittoresques bords ! mystérieux détours !
Ô de Montréalat (13) admirable colline !
Ô séjour gracieux de l'aimable Goutine (14) !
Insensibles témoins de mes jeunes douleurs,
Vous qui seuls prites part à mes premiers malheurs,
Hélas ! je vous salue, ô séjour plein de charmes
Heureux soit votre sol ! arrosé de mes larmes.
Les deux bras étendus, à genoux prosterné,
De loin, je vous salue ; ô séjour fortuné !
Là, grâce à vos échos, et grâce à ma mémoire,
Nous nous répéterons mon enfantine histoire ;
Je reviendrai vous voir ; là, seul et recueilli
Par vos Divinités je veux être accueilli.
Là, ma voix invoquant la céleste puissance,
Vous paíera par ses vœux les biens de mon enfance.

Ah ! chéris, LAURAGUEL, Limoux et ses beautés ;
Rappelle en tes tableaux ses tableaux enchantés ;
Sais-tu que de nos noms la Cité gardienne,
N'eût qu'un berceau commun pour ta muse et la mienne ?
C'est sous le même toit que nous fûmes nourris.
Dans ton enfance, eh quoi ! te répétant mes cris,
L'écho de ton manoir, d'une voix douloureuse,
N'a-t-il donc pas frappé ton oreille peureuse ?
À la place où Morphée a clos cent fois tes yeux,
Là, j'ai dormi cent fois ; alors j'étais heureux !
Dans un même vallon, Cérès nous fut propice ;
Un thême encore égal nous y mit au supplice,
Où tu pris tes ébats, moi, j'avais pris les miens ;
Mais, hélas ! mes plaisirs ont différé des tiens !
Ton âme d'une mère y sentit les caresses ;
J'y vis toujours la mienne, et jamais ses tendresses :
Jamais, le croiras-tu ? ses yeux ne m'ont souri ;
Et neuf fois, oui, neuf fois notre dieu favori,
Du Bélier aux Poissons a fini sa carrière (15),
Sans qu'une seule fois la bouche d'une mère
Sur ma bouche enfantine ait daigné se poser....
Et dans sa tombe encore est son premier baiser... » (16)

Dans son Épître à M. de Lauraguel, Fabre d'Églantine, qui a eu un temps ledit M. de Lauraguel pour élève, adopte à l'endroit de ce dernier la posture du donneur de leçons. Le paternalisme du ton ne va pas là sans se réclamer d'une supériorité intellectuelle qui s'affirme de façon non dénuée d'arrogance.

Certes, Fabre d'Églantine en 1787 a déjà 37 ans ; Jean François d'Auriol de Lauraguel, 25 ans seulement. Certes Fabre d'Églantine a forgé depuis 1771 une expérience de comédien, de poète dramatique et de directeur de troupe ; M. de Lauraguel en 1787 n'a d'autre expérience que celle du jeune homme bien né qui, parce que « benjamin » de famille, a tout naturellement, i.e. sans vocation particulière, embrassé l'état ecclésiastique et opté pour le statut confortable du prêtre peu motivé, qui se pique avant tout de s'adonner à la poésie, au titre de son bon plaisir et au profit de sa vanité mondaine.

Il se peut que Fabre d'Églantine ait nourri à l'endroit de M. de Lauraguel une sorte de jalousie de condition, ou d'état, et qu'il ait eu en 1787 l'envie et le besoin d'en remontrer à son ancien élève.

Fils d'un simple marchand drapier, Philippe François Nazaire Fabre n'a pas poursuivi ses études à Louis-le-Grand ; Jean François d'Auriol de Lauraguel, fils du seigneur du même nom, les y a tout naturellement pousuivies. À noter que Maximilien de Robespierre, quoique fils d'un obscur avocaillon d'Arras, a pu, par exception, poursuivre lesdites études à Louis-le-Grand, en tant bénéficiaire de l'une des quatre bourses de l'Université de Paris dont disposait de longue date l’abbé régulier de Saint-Vaast. Philippe François Nazaire Fabre, lui, n'a pas eu cette chance. À partir de 1771, après avoir été élève, puis professeur mal payé chez les Doctrinaires de Toulouse, il n'a trouvé à exercer que d'autres emplois mal considérés et toujours aussi mal payés — comédien, auteur dramatique, directeur de troupe, parfois peintre miniaturiste —, dans le cadre miteux de divers théâtres itinérants.

Jean François d'Auriol de Lauraguel, lui, après s'être donné la peine de naître d'un père noble et de profiter d'une formation d'élite, jouit désormais du confort douillet de son poêle et, tout en mangeant des pommes cuites, entretient avec la petite société qu'il accueille dans ce poêle, un commerce intellectuel stimulant et flatteur. On devine pourquoi Fabre d'Églantine s'engagera bientôt dans la Révolution. Joël Fouilleron, dans un bel article intitulé « Fabre d'Églantine et les chemins du théâtre », voit en effet dans le « racisme nobiliaire » propre au jeune Philippe François Nazaire Fabre le nerf de l'engagement qui fait passer en 1789 l'homme devenu Fabre d'Églantine « de la révolte à la Révolution » (17)

Il se peut aussi que sous le couvert de la sévérité critique dont il fait montre à propos de l'Épitre à mon poêle, Fabre d'Églantine ait tenté en 1787 de conjurer le doute que lui inspire alors, sans qu'il le dise, la valeur de sa propre production poétique. On remarque au demeurant dans son Épitre à M. de Lauraguel, non point des « fariboles », mais des rimes bâclées, comme dans « Au midi de la France, aux confins montueux / Qu'arrose vingt torrents et l'Aude montueux » ; des lourdeurs, comme dans l'usage du mot « monument », certes obligé par la rime, pour dire le tombeau — « De cette cloche ainsi le long gémissement / Accompagna jadis ton père au monument » ; des longueurs, comme dans l'évocation mythologique, vaguement ridicule, du « musculeux Alcide » qui « étouffa par deux fois un reptile perfide... » ; de la grandiloquence, comme dans « arrosé de mes larmes / Les deux bras étendus, à genoux prosterné, / De loin, je vous salue ; ô séjour fortuné ! » ; etc.

Il se peut enfin que, sous le couvert de la sévérité critique inspirée à la fois par la jalousie sociale et par la jalousie littéraire, Fabre d'Églantine ait tenté de liquider, en la disant, haut et fort, sa jalousie d'enfant qui a perdu successivement ses quatre sœurs, et qui est demeuré, lui, l'aîné de deux garçons survivants, désespérément mal-aimé par sa mère.

« De cette cloche ainsi le long gémissement / Accompagna jadis ton père au monument », dit Fabre d'Églantine des funérailles du père de Jean François d'Auriol de Lauraguel. Avant 1787, Jean François d'Auriol de Lauraguel a en effet enterré son père, mort à une date qu'on ne sait pas, en tout cas après le 14 juin 1768, date du baptême de Marie Jeanne d'Auriol, dernière née d'une fratrie de cinq enfants, dont 1. Pierre André Jean d'Auriol de Lauraguel, né en 1759 à Limoux, qui épousera en 1813 Joséphine Baron de Montbel ; 2. Marc Antoine d'Auriol de Lauraguel, né en 1761 ; 3. Jean François d'Auriol de Lauraguel, né en 1762, élève de Fabre d'Églantine au collège de l'Esquille ; 4. Vincent d'Auriol de Lauraguel, né en 1765 à Limoux ; 5. Marie Jeanne d'Auriol de Lauraguel, née en 1768 à Limoux. D'après François Alexandre Aubert de La Chesnaye Des Bois dans son Dictionnaire de la noblesse (18), ces cinq enfants, en 1772, sont tous vivants.

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14 juin 1768. Baptême de Marie Jeanne d'Auriol. AD11. Limoux. Paroisse Saint Martin. Actes de baptême, mariage. 1768. Document 100NUM/AC206/GG167. Vue 16. Observez les noms et la condition des père et mère, parrain et marraine : « Messire Alexandre d'Auriol de Lauraguel, chevalier de l'ordre de Saint Louis, ancien capitaine de grenadiers au régiment de Bourbon, père de la baptisée ; Dame Marianne de Gros [de Besplas], mère de la baptisée. Parrain : Messire Marc Antoine de Maguelonne, baron de Saint-Benoît, président et juge mage au Sénéchal et Siège Présidial de Limoux, pour Messire Baptiste de Gros, chanoine précepteur de l'église cathédrale de Béziers, vicaire général du diocèse de Béziers, oncle de la baptisée. Marraine : Dame Marie Thérèse de Gros, épouse de Messire Jean Pierre du Pac de Bellegarde, chevalier de Saint Louis, ancien capitaine dans le régiment de Guyenne, ladite Dame, tante de la baptisée, qui l'a présentée sur les fonts baptismaux pour Dame Marie d'Auriol, religieuse du monastère de Prouille... » Du beau monde toujours...

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Statue de Pomone dans les jardins de Versailles, marbre daté de 1655-1656, œuvré à Rome d'après Nicolas Poussin (1594-1665).

S'il ne dit rien lui-même du décès d'Alexandre d'Auriol de Lauraguel, son père, Jean François d'Auriol de Lauraguel parle en revanche avec amour de sa « plus tendre amie », sa « respectable mère ». Il se souvient avec regret de « ces jours délicieux » qu'il a vécus, enfant, auprès d'elle : « J'aimois, j'étois aimé ; c'étoient là tous mes voeux / Et j'avois épuisé le secret d'être heureux ». Il se souvient encore qu'elle faisait « de ses amusements son étude » : « Quelquefois par ton ordre un vigoureux coursier / Emportoit loin de toi son timide écuyer ». Il se souvient aussi de « la grappe dans sa fleur », de « la pêche vermeille », ou des pommes, qu'elle lui offrait, à la façon de Pomone, après qu'il fut rentré, « sans force et sans haleine », de sa chevauchée dans la plaine. S'il regrette en 1787 quelque chose dans son poêle, c'est, dit-il, d'avoir à vivre désormais loin d'elle et de la savoir seule. Il la sait « languissante » de son époux défunt, de ses enfants partis. Il se tient, lui, près d'elle toujours, par communication de pensée :

« Hélas ! si du devoir l'impérieuse loi
Sous un triste climat m'enchaîne loin de toi ;
Songe qu'à tes côtés, pour charmer ton veuvage,
Benjamin reste encore, ou du moins son image.

Fabre d'Églantine, quant à lui, lorsqu'il se penche sur son enfance limouxine, dit avoir été heureux seulement lors de ses échappées hors de la maison familiale, sur le « rivage embaumé de l'Aude », sur « l'admirable colline » de Montréalat, ou encore au « séjour gracieux de l'aimable Goutine. Là, seulement, « dans un même vallon, Cérès, autre figure de Pomone, nous fut propice ».

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Émile Bernard (1868-1941), Paysage près de Limoux avec un vieux pont (1927).

« Quels coins assez couverts de sauvages mûriers,
Quels rochers pleins de mousse, et quels obscurs sentiers,
Abritant mon enfance, en proie à des barbares,
N'ont pas reçu mon coeur effrayé de ses lares ! »

De quels « barbares » Fabre d'Églantine parle-t-il là ? Probablement de ses parents, puisqu'il s'avoue « effrayé de ses lares ». De quel drame familial inconnu témoigne donc cet effroi ?

Né en 1750 dix mois après le mariage de François Fabre et d'Anne Catherine Jeanne Marie Fonds, Philippe François Nazaire Fabre n'est pas de ces enfants que les parents parfois, parce qu'ils ont fait, comme on dit, Pâques avant les Rameaux, tendent à aimer moins que leurs enfants puînés. Sa naissance a-t-elle failli coûter la vie à sa mère ? Celle-ci a-t-elle gardé de ses couches un souvenir tel qu'il ne lui a pas permis de s'attacher à l'enfant ? A-t-elle trouvé le nouveau-né trop laid, le nourrisson, trop criard, puis le gamin trop turbulent ? Lui a-t-elle préféré Joseph Vincent Dominique, né en 1752, son second fils, puis ses filles, Antoinette, née en 1753, morte en 1763 ; Jeanne, née en 1755, morte en 1766 ; Louise, née en 1757, morte en 1762 ; et Anne, née en 1758, morte en 1761 ? Comment savoir ?

Fabre d'Églantine, qui a vécu ses sept premières années à Carcassonne, semble en avoir perdu la mémoire ; en tout cas, il n'en parle jamais. Il se souvient seulement de Limoux, quoiqu'il n'y ait pleinement vécu au vrai que peu de temps, puisque, comme suggéré dans les vers reproduits ci-dessous, il est entré au collège de l'Esquille en 1759, à l'âge de 9 ans :

« Et neuf fois, oui, neuf fois notre dieu favori,
Du Bélier aux Poissons a fini sa carrière
Sans qu'une seule fois la bouche d'une mère
Sur ma bouche enfantine ait daigné se poser....

Entre 1759 et 1766, date de la mort de sa mère, Philippe François Nazaire Fabre n'aura revu de loin en loin ses parents que trop souvent endeuillés, et il n'aura sans doute essuyé auprès d'eux que l'effet de certaine incompatibilité de caractère susceptible de rendre son père tout aussi distant que sa mère à son endroit. Peut-être même y a-t-il affronté son père, lors de scènes de reproches dans lesquelles sa mère n'a pas souhaité le défendre ?

On ignore la date et le lieu du décès de François Fabre. Sa mort est antérieure à 1778, puisque l'acte de mariage de Fabre d'Églantine avec Marie Nicole Godin, enregistré le 9 novembre 1778 à Strasbourg, signale que les parents de l'époux sont tous deux décédés.

On dispose d'une lettre adressée par François Fabre le 15 avril 1772 en poste restante à son fils, qui, engagé dans une nouvelle troupe de théâtre, se trouve alors à Grenoble, d'où il annonce qu'il se propose de contracter un mariage « aussi avantageux qu'honorable ». Fabre d'Églantine est âgé alors de 22 ans. Le mariage qu'il projette n'aura finalement pas lieu. Voici un extrait de la lettre de François Fabre :

« Si vous ne m'eussiez pas trompé, mon fils, aussi souvent que vous l'avez fait, je pourrais croire moins difficilement ce que vous me marquez par votre lettre du 8 du courant. L'étalage que vous me faites de votre bonne fortune me paraît d'ailleurs trop peu s'accorder avec votre conduite passée et votre dernier état pour que je donne tête baissée et sans autre information que la vôtre dans une affaire aussi avantageuse et honorable pour vous si elle était vraie, que flatteuse pour moi si elle avait son effet.

Mais cependant, malgré tout le passé, et pour que vous n'imaginiez point que je refuse de concourir à votre avancement, si tant est que la nouvelle que vous me donnez ait quelque certitude, je veux bien vous prouver, dans cette occasion surtout, combien je suis bon père. En conséquence, comme ce serait une assez grande imprudence de ma part de ne m'en rapporter qu'à vous seul dans cette circonstance délicate, je me suis adressé directement à M. Cairol de Madaillan, actuellement chez Monsieur son frère, évèque de Grenoble, pour le prier de vouloir bien prendre des informations précises sur ce que vous m'annoncez ; et si ce que je vous souhaite d'apprendre se trouve conforme à ce que vous me dites, vous devez être persuadé qu'en donnant les mains à cette affaire, je vous donnerai également mon consentement de très bon cœur, et tout ce qui sera en mon pouvoir et volonté de vous accorder, ne désirant rien tant que de coopérer à votre avancement, surtout lorsque ce sera pour embrasser un état fixe qui puisse, en réparant votre inconduite, vous faire vivre désormais en homme de bien et digne de répondre par de bons sentiments à ceux que je n'ai cessé de vous inspirer. J'espère qu'on ne prendra point en mauvaise part ce que je viens de vous dire, puisque, ayant ma délicatesse et mes bonnes intentions pour garants de ma façon de penser, tout ne tend de mon côté qu'à vous rendre digne de la main qui veut bien vous honorer de la sienne. [...].

Si vous ne me trompez point dans cette affaire, je ne manquerai point, lorsque j'en serai bien instruit, de faire les démarches nécessaires vis-à-vis des personnes qui doivent être l'instrument de votre bonheur et de ma plus grande satisfaction. Je souhaiterais seulement, cela étant, que vous eussiez la fortune et le mérite nécessaires pour posséder toutes les éminentes qualités qui vous sont offertes ; en tout cas, au défaut de tout ce que je voudrais que vous eussiez pour cela, si vous pensez comme moi, une reconnaissance éternelle devra être le garant de votre volonté et de vos désirs pour obtenir par les sentiments ce qui vous manque à cet égard ; moi dans mon incertitude je ne crois pas devoir vous en dire davantage. Sinon que je suis malgré votre ingratitude.
Votre bon père,
Fabre L. E. » (19)

Cette lettre indique assez qu'à tort ou à raison, François Fabre, « bon père » proclamé, digne d'après lui d'une « reconnaissance éternelle », tient son fils pour un mauvais sujet. Elle jette un jour cruel sur un passé dont on ne connaît pas le détail, mais dont le caractère conflictuel remonte probablement à la prime jeunesse de Fabre d'Églantine. François Fabre se se flatte d'avoir « sa délicatesse et ses bonnes intentions pour garants de sa façon de penser ». Il révèle ainsi, y compris dans sa componction, le père autoritaire qu'il a été, et dont le fils, épris de liberté, ne pouvait aucunement partager la « façon de penser », celle, on devine, du petit bourgeois.

Après 1789, Fabre d'Églantine passe donc de la révolte contre son père au combat contre d'autres tyrans. Dans le n° 7 du journal affiche Le Compte rendu au peuple souverain, publié le 9 septembre 1792, il justifie les massacres des premiers jours du mois ; et en janvier 1793, lors du procès de Louis XVI, il vote la mort sans appel ni sursis. Il accède ainsi, quoique pour peu de temps — il ne lui reste plus que 14 mois à vivre —, au statut, infâme ou glorieux, de tyrannicide.

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Portrait de Fabre d'Églantine par H. Rousseau, dessinateur, et E.Thomas, graveur, in Album du centenaire. Grands hommes et grands faits de la Révolution française (1789-1804), Paris, Furne, Jouvet & Cie, éditeurs, 1889.

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1. Henri d'Alméras, L'auteur de : Il pleut bergère... Fabre d'Églantine, Paris, Société Française d'Imprimerie et de Librairie, s.d., p. 3.

2. Louis XV ayant ordonné en 1763-1764 la fermeture des collèges administrés par la Compagnie de Jésus ainsi que le bannissement de ladite Compagnie, ce sont les Doctrinaires, ou frères de la Doctrine chrétienne, qui remplacent les Jésuites à partir de cette date dans l'administration des collèges, et qui perpétuent les méthodes d'enseignement de leurs prédécesseurs.

3. Henri d'Alméras, L'auteur de : Il pleut bergère... Fabre d'Églantine, p. 7.

4. Fabre d'Églantine, Châlon-sur-Saône, Poème, in Oeuvres mêlées et posthumes de Philippe François Nazaire Fabre d'Églantine, tome I, Paris, chez la veuve Fabre d'Églantine, vendémiaire an XI, p. 57.

5. Ibidem, p. 95.

6. Jean Pierre Jacques Auguste de Labouïsse-Rochefort, Voyage à Rennes-les-Bains, Paris, chez Émile Désauges, 1832, p. 404.

7. Jean François d'Auriol de Lauraguel, Épitre à mon poêle, Paris, chez les marchands de Nouveautés, 25 janvier 1787, non paginé.

8. Ibidem, p. 11 sqq.

9. Ibid., note malicieusement ajoutée par l'auteur, p. 13.

10. Musée, sens vieilli : lieu destiné à l'étude des Beaux-Arts, des Sciences et des Lettres ; par métonymie, société savante dont les membres se réunissent dans un tel lieu. Synonymes : académie, cabinet de savants, d'artistes, de poètes.

11. Il ne s'agit pas de Jean Dinemandi, dit Dorat (1508-1588), savant helléniste, maître en poésie de Pierre de Ronsard, inspirateur du renouveau poétique illustré au XVIe siècle par le groupe de la Pléiade ; non, il s'agit ici de Claude Joseph Dorat, dit le chevalier Dorat (1734-1780), poète, dramaturge et romancier abondant, dont Gustave Vapereau, dans son Dictionnaire universel des littératures, Paris, Hachette, 1876, p. 650, dit « qu'il ne cessait de rimer. Poëmes, tragédies, comédies, contes, fables, épitres, héroïdes, madrigaux, grands vers et vers légers, il tentait tout, produisait tout avec une soif de publicité qui lui attirait les épigrammes des critiques. "M. Dorat ne fait peut-être pas trop de vers", écrivait Grimm, "mais il les fait trop imprimer". Le même disait encore, au sujet des petits poëmes de Dorat : "C'est un ramage plein de grâces, un sifflement de serin, on ne peut pas plus agréable mais autant en emporte le vent". Ils sont faiblement conçus et composés, le style en est souvent d'une recherche affectée et fatigante [...].
Grâce à la froideur et à la fausseté de son esprit, il est tout à fait inférieur dans la grande poésie. [...]. Ses tragédies ne valent pas mieux [...]. Le poëme didactique en quatre chants intitulé la Déclamation théâtrale, et dont l'un des chants est consacré à la théorie de la danse, n'est le plus souvent qu'un assemblage de lieux communs, d'images convenues, de vers sans couleur [...].Les œuvres si nombreuses de Dorat sont presque illisibles pour nous. Les plus vantées même, comme les Tourterelles de Zelmis, les Baisers, le conte d'Alphonse et celui des Cerises, nous fatiguent par la recherche et la fadeur. Ses fables se soutiennent encore moins, son talent étant tout l'opposé du naturel nécessaire en ce genre. »

12. Riou, occitan : ruisseau, fleuve ; ici, l'Aude.

13. Montréalat : autre nom de la colline de Magrie, située à 3 km de Limoux.

14. Goutine : campagne circonvoisine de l'ancien périmètre de Limoux, située au-delà de la rue de la Goutine et de la porte de la Goutine. Fabre d'Églantine a sans doute choisi d'évoquer ici la Goutine, pour la couleur vaguement ronsardienne que ce toponyme entretient, par effet de paronymie, avec le « Gastine » de Contre les bucherons de la forest de Gastine.

15. En raison de la procession des équinoxes, le Bélier, dit aussi point vernal, origine des douze signes astrologiques, met 260 siècles pour remonter à reculons jusqu'aux Poissons les treize constellations du zodiaque astronomique. Fabre d'Églantine se contente, lui, d'évoquer ici, à la façon des anciens Romains, les douze signes astrologiques, de trente degrés chacun, que le Soleil, « notre dieu favori », semble traverser en une année, i.d. du 21 mars (entrée dans le signe du Bélier) au 20 mars (sortie du signe des Poissons).

16. Ibid, pp. 171-176.

17. Joël Fouilleron, « Fabre d'Églantine et les chemins du théâtre », in Revue d'histoire moderne et contemporaine, tome 21, n° 3, Marginalité et criminalité à l'époque moderne (juillet-septembre 1974), pp. 494-515.

18. François Alexandre Aubert de La Chesnaye Des Bois dans son Dictionnaire de la noblesse, tome V, seconde édition, Paris, chez la veuve Duchesne, 1772, p. 516.

19. Lettre citée par Henri d'Alméras, in L'auteur de : Il pleut bergère... Fabre d'Églantine, pp. 8-10.

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