Robespierre vu par Georg Büchner

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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En 1835, Georg Büchner (1813-1837), né à Goddelau, près de Darmstadt, médecin et scientifique, écrivain, dramaturge, révolutionnaire allemand, dédie aux figures de Danton et de Robespierre La mort de Danton, un drame inspiré par les affres de son propre engagement politique.

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Portrait de Georg Büchner par Philipp August Joseph Hoffmann (1807-1883) en 1833. Source : Süddeutsche Zeitung, 27 mai 2013.

Le 29 mars 1794, sentant la menace qui plane sur lui, Georges Hacques Danton demande à être reçu par Maximilien de Robespierre.

I. « La vertu doit régner par la terreur », La mort de Danton, acte I, scène 6

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Alfred Loudet (1836-1898), Marat en conversation animée avec Danton et Robespierre, détail, dépôt du musée de la Révolution française au musée des Beaux-Arts de Marseille.

« ROBESPIERRE. — Je te le dis, celui qui arrête mon bras quand je tire l'épée est mon ennemi ; son intention n'y fait rien. Qui m'empêche de me défendre me tue aussi bien que s'il m'attaquait.

DANTON. — Où cesse la défense légitime, là où commence le meurtre ; je ne vois pas de raison qui nous contraigne plus longtemps à tuer.

ROBESPIERRE. — La révolution sociale n'est pas encore achevée ; qui accomplit à moitié une révolution se creuse à lui-même sa tombe. La bonne société n'est pas encore morte, la saine force populaire doit prendre la place de cette classe énervée sous tous les rapports. Le vice doit être châtié, la vertu doit régner par la terreur.

DANTON. — Je ne comprends pas le mot : châtiment. Avec ta vertu, Robespierre ! Tu n'as pas volé d'argent, tu n'as pas fait de dettes, tu n'as pas couché avec des femmes, tu as toujours porté un habit décent et tu ne t'es jamais grisé. Robespierre, tu es insupportablement honnête. J'aurais honte de m'agiter trente années entre ciel et terre avec la même physionomie morale, uniquement pour jouir du misérable plaisir de trouver les autres pires que moi. N'y a-t-il donc en toi rien qui te dise parfois tout bas et en secret Tu mens, tu mens ?

ROBESPIERRE. — Ma conscience est pure.

DANTON. — La conscience est un miroir devant lequel un singe se tourmente ; chacun se pare comme il peut et joue son jeu à sa façon. C'est bien la peine de se chamailler pour cela ! Que chacun se défende si un autre lui brouille ses cartes ! As-tu le droit de faire de la guillotine une cuve à lessive pour le linge sale des autres hommes, et de leurs têtes tranchées des morceaux de savon pour leurs vêtements crasseux, parce que tu portes un habit toujours soigneusement brossé ? Oui, tu peux te défendre si on crache dessus ou si on y fait des trous, mais pourquoi t'en faire tant qu'ils te laissent tranquille ? Si ça ne les gêne pas de se promener ainsi, as-tu le droit de les envoyer au trou ? Es-tu le policier du Ciel ? Et si tu ne peux pas voir tout ça aussi calmement que ton cher bon Dieu, mets-toi un mouchoir devant les yeux.

ROBESPIERRE. — Tu nies la vertu ?

DANTON. Et le vice. Il n'y a que des épicuriens, des grossiers et des raffinés, le Christ était le plus raffiné de tous ; c'est la seule différence que tu peux trouver entre les hommes. Chacun agit selon sa nature, ça veut dire qu'il fait ce qui lui fait du bien. C'est cruel, n'est-ce pas, Incorruptible, de chasser à coups de pied les talons de tes chaussures ?

ROBESPIERRE. Danton, il y a des moments où le vice est haute trahison.

DANTON. Il ne faut pas le proscrire, au nom du Ciel, ce serait de l'ingratitude, tu lui es tellement redevable, à cause du contraste bien sûr. D'ailleurs, pour en rester à tes principes, nos coups doivent être utiles à la République, il ne faut pas frapper les innocents en même temps que les coupables.

ROBESPIERRE. Qui te dit qu'un innocent a été frappé ?

DANTON. Entends-tu, Fabricius (1) ? Pas un innocent n'est mort !
Il s'en va ; en sortant, à son ami Paris : — Nous n'avons pas un instant à perdre, il faut nous montrer.

ROBESPIERRE. Va donc ! Il veut arrêter les coursiers de la Révolution au bordel, comme un cocher avec ses chevaux bien dressés ; ils auront la force de le traîner jusqu'à la place de la Révolution. Chasser à coups de pied les talons de mes chaussures !! Pour en rester à tes principes ! Halte ! Halte ! Est-ce que les choses sont vraiment ainsi ? Ils diront que sa gigantesque stature me faisait de l'ombre, et que c'est pour ça que je l'ai éloigné du soleil. Et s'ils avaient raison ? Est-ce absolument nécessaire ? Oui, oui, pour la République ! Il doit disparaître. »

II. « À la vérité le Fils de l'homme est crucifié en chacun de nous », in La mort de Danton, acte I, scène 6

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De gauche à droite : portrait, non signé, de Lucile Simplice Camille Benoît Desmoulins (1760-1794), avocat et journaliste, député à la Convention, fondateur et rédacteur du Vieux Cordelier, journal paru pour la première fois le 5 décembre 1793 ; Musée Carnavalet ; portrait de Louis Antoine Léon de Saint-Just (1767-1794), député à la Convention, peint par Pierre-Paul Prud'hon (1758–1823) en 1793 ; Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Le 3 avril 1794 (15 germinal an II), Saint-Just énumère à l'intention de Robespierre, le noms des ennemis de la Révolution qu'il convient d'abattre. Parmi eux figure le nom de Camille Desmoulins, qui a longtemps été un familier de l'Incorruptible.

« SAINT-JUST. Camille...

ROBESPIERRE. — Lui aussi ?

SAINT-JUST lui tend un papier : — Je m’y attendais, tiens, lis !

ROBESPIERRE. — Ah, le Vieux Cordelier (2), c’est tout ? C’est un enfant, il s’est moqué de vous.

SAINT-JUST. — Lis, lis donc ! Il lui montre un endroit.

ROBESPIERRE lit : “ Robespierre, ce messie sanguinaire sur son calvaire entre les deux larrons Couthon (3) et Collot (4), où il sacrifie et n’est pas sacrifié. Les sœurs dévotes de la guillotine à ses pieds comme Marie et Madeleine. Saint-Just, comme saint Jean repose près de son cœur et fait connaître à la Convention les révélations apocalyptiques du Maître. Il porte sa tête comme un ostensoir. ”

SAINT-JUST. — Je lui ferai porter la sienne comme saint Denis (5).

ROBESPIERRE continue sa lecture. “ Devrait-on croire que le frac si soigné du Messie est devenu le linceul de la France et que les doigts qui tapotent nerveusement la tribune sont ceux les couteaux de la guillotine ? Et toi, Barère (6), qui as dit qu'on battait monnaie place de la Révolution. Mais je ne veux pas fouiller dans le vieux sac (7). C'est une veuve qui a déjà eu une demi-douzaine de maris et a aidé à les enterrer. Que peut-on y faire ? C'est un don chez lui, il voit chez les gens six mois avant leur mort le masque hippocratique (8). Mais qui aime s'asseoir près des morts et sentir leur odeur ? ”
— Alors toi aussi, Camille (9) ? Qu'on en finisse avec eux ! Vite ! Seuls les morts ne reviennent pas (10). As-tu préparé l'acte d'accusation ?

SAINT-JUST. — Ce sera vite fait. Tu as fait des allusions aux Jacobins (11).

ROBESPIERRE. — Je voulais leur faire peur.

SAINT-JUST. — Je n'ai qu'à exploiter, les faussaires (12) feront le hors-d'œuvre et l'étranger (13) le pomme. Ils mourront de ce repas, je te donne ma parole.

ROBESPIERRE. — Alors vite, demain. Pas de longue agonie. Je suis devenu sensible ces jours derniers. Alors vite !

Saint-Just sort.

ROBESPIERRE seul. — Oui, oui, messie sanglant, qui sacrifie et n'est pas sacrifié. — Lui les a rachetés de son sang, et moi je les rachète avec le leur. Lui a fait d'eux des pécheurs, et moi je prends le péché sur moi. Lui avait la volupté de la douleur, et moi j'ai le tourment du bourreau. Quelle était la plus grande abnégation, la mienne ou la sienne ? Mais c'est vrai qu'il y a de la folie dans cette pensée. Pourquoi tourner toujours nos regards vers l'Unique ? À la vérité le Fils de l'homme est crucifié en chacun de nous, nous luttons tous au jardin de Gethsémani dans une sueur de sang, mais personne ne rachète autrui avec ses blessures. — Mon Camille ! — Ils s'éloignent tous de moi — tout est désert et vide — je suis seul. » (14)

Le 5 avril 1794 (16 germinal an II), Georges Jacques Danton est guillotiné en même temps que les principaux membre de son parti des « Indifférents », ainsi que les « faussaires » et les « étrangers ». Maximien de Robespierre est guillotiné à son tour le 28 juillet 1794 (10 thermidor an II).

À lire aussi :
Les yeux de Robespierre
Robespierre en enfer, visité par le Christ
Robespierre chez Madame Dangé, place Vendôme

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1. Pâris, dit Fabricius : commissaire national à Lille, proche de Danton. Après l'assassinat de Louis Michel Lepeletier de Saint-Fargeau par Nicolas Marie de Pâris le 20 janvier 1793, Pâris, commissaire national à Lille, demande et obtient de changer de nom. Il prend celui de Fabricius, de Gaius Fabricius Luscinus ou Lucinus, consul en l'an 282 av. J.-C., rendu célèbre par sa pauvreté et son désintéressement, considéré comme un modèle de vertu sous la République romaine.

2. Le Vieux Cordelier : journal fondé et rédigé par Camille Desmoulins à l'instigation de Danton. Six numéros paraissent du 5 décembre 1793 au 25 janvier 1794. Un septième numéro, écrit en février 1794, est longtemps resté inédit. C'est celui que Saint-Just porte à Robespierre dans la scène 6 de l'acte I de La mort de Danton.

3. Georges Couthon (1755-1794), avocat, député à la Convention, membre du Comité de salut public, rapporteur de la loi dite de « Grande Terreur », guillotiné en même temps que Robespierre le 10 thermidor an II (28 juillet 1794).

4. Jean-Marie Collot, dit Collot d'Herbois (1749-1796), comédien, auteur dramatique, directeur de théâtre, député à la Convention, membre du Comité de salut public, soupçonné de pillages et de détournements à Lyon, condamné à la déportation en Guyane après Thermidor, mort à Cayenne le 20 prairial an IV (8 juin 1796).

5. Saint Denis fait partie des saints dits céphalophores. La légende veut en effet que, martyr décapité, il se soit relevé, qu'il ait ramassé sa tête, et qu'il ait marché, portant sa tête dans ses mains, jusqu'au lieu de sa sépulture.

6. Bertrand Barère, dit Barère de Vieuzac (1755-1841), député à la Convention, membre du Comité de salut public, partisan de Robespierre jusqu'à la semaine qui précède Thermidor.

7. Jeu de mots sur le deuxième nom de Barère (de Vieuzac).

8. Une croyance antique, théorisée par Hippocrate considérait que les maladies étaient véhiculées par des brouillards toxiques de matières décomposées : les miasmes, de mauvaises odeurs pathogènes. C'est contre ces miasmes que les médecins de la peste vont se masquer ensuite.

9. Imité du célèbre « Tu quoque, mi fili » de César à Brutus, son fils adoptif et son assassin.

10. Mot lancé par Barère à la tribune de l'Assemblée.

11. Il ne s'agit pas ici des membres du club des Jacobins, mais du lieu— ancien couvent des Jacobins — où se réunissaient les membres de ce club.

12. Les « faussaires » sont ici Philippe François Nazaire Fabre, dit Fabre d'Églantine, de Castelnaudary ; François Chabot ; Joseph Delaunay et Barère, tous accusés en novembre 1793 de prise d'intérêt dans la dissolution de la Compagnie des Indes.

13. Il s'agit des étrangers qui seront exécutés avec les Dantonistes le 5 avril 1794 (16 germinal an II) : Junius et Emanuel Frey, originaires de Brünn (Brno, Moravie) ; Jean Baptiste de Cloots, dit Anacharsis Cloots, originaire de Clèves (Allemagne) ; Jean Joseph Laborde, originaire de Jaca (Espagne) ; etc.

14. La mort de Danton : drame en trois actes et en prose, suivi de Wozzeck, Lenz, le Messager hessois, lettres, etc., traduit de l'allemand et précédé d'une étude par Auguste Dietrich, préface par Jules Claretie, Bayerische StaatsBibliothek digital, http://mdz-nbn-resolving.de/urn:nbn:de:bvb:12-bsb10931211-2

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