Henri Béraud. Mon ami Robespierre

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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Mon Ami Robespierre. Librairie Plon, 1927.

Henri Béraud (1885-1958), auteur de 50 ouvrages et de nombreux articles, fait partie de ces écrivains maudits et politiquement incorrects qu'aujourd'hui on ne lit plus. À partir de 1928, il cultive dans Gringoire, journal orienté à droite et anticommuniste, un antisémitisme et une anglophobie qui vont croissant, sans pour autant faire de lui un pro-nazi. En 1944, il est accusé, entre autres, d'avoir participé à la campagne de calomnie — « Roger Salengro, ministre de l'Intérieur, a-t-il déserté le 7 octobre 1915 ? » — qui, en 1936, a poussé au suicide ce ministre de l'Intérieur du gouvernement Blum. Condamné à mort le 29 décembre 1944 pour intelligence avec l’ennemi, grâcié par le Général de Gaule, libéré en 1950, Henri Béraud meurt en 1958.

Ce qui étonne dans ce parcours de vie, c'est que, recommandé par son ami Paul Vaillant-Couturier, Henri Béraud a d'abord écrit de 1917 à 1928 dans le Canard enchaîné, journal antimilitariste né à gauche. En 1925, il se rend en U.R.S.S. À son retour, il publie Ce que j'ai vu à Moscou, ouvrage qui lui vaut l'inimitié durable de l'intelligentsia communiste. La même année 1925, il écrit Mon ami Robespierre, récit qui sonne comme une sorte d'adieu à ses premiers engagements. L'ouvrage sera publié en 1927.

La substance de Mon ami Robespierre est celle d'un beau récit, nourri de la lecture des archives et inspiré par le souci de défendre Robespierre des crimes que lui ont imputés les Thermidoriens, perfides initiateurs de sa légende noire.

Conseiller à la Cour, âgé de soixante-cinq ans passés, natif d'Arras, le narrateur anonyme de Mon ami Robespierre se souvient en 1825 d'un soir du 10 pluviôse an III (29 janvier 1795) où il poussait la porte grossière d'un enclos, sur laquelle « une main avait écrit : Dormir ».

« L’enclos où il entrait était une espèce de cimetière. Deux ormes aux pieds couverts de mousse noircie se penchaient sur des terreaux à demi comblés et mêlés de chaux. Parvenu sous ces arbres, le promeneur s’arrêta, ôta son chapeau. Après s’être un moment recueilli, il posa son bouquet par terre puis, comme la brume épaississait les ombres, il se signa furtivement et, sans s’attarder davantage, il sortit. » (1)

Le même narrateur anonyme a bien connu Robespierre. Il se souvient de « l’orphelin d’Arras », dont il avait été, dans sa jeunesse, le confident ; il se souvient du « député pauvre » et de « l’homme d’État ». Il entreprend d'en fixer la mémoire.

« Je connaissais ce qu’il y avait, chez Maximilien, de faiblesse et d’humanité. Faudra-t-il y voir une fidèle représentation de son personnage ? Hélas ! que savons-nous des êtres les plus proches et les plus chers ? Le portrait le plus achevé n’a peut-être, au bout du compte, que la valeur d’un témoignage grossier ? Je veux raconter ce que je sais, montrer ce grand citoyen tel que je l’ai vu, et, pour cela, demander à la raison des vérités que le cœur me refuse. Tâche difficile ! Lourds devoirs ! La mémoire de Maximilien Robespierre ne supporte pas l’aumône de ces hypocrites et funèbres louanges, pareilles au fard que l’embaumeur étend sur les joues des momies. Il considérait l’amitié complaisante comme une indigne amitié. » (2)

C'est donc sous l'auspice d'une amitié digne de ce nom, que ce narrateur revisite dans la suite du récit les principaux épisodes de la vie de son ami Robespierre. On découvre peu à peu que ledit narrateur n'est pas jacobin et qu'à ce titre, il peine à suivre Robespierre sur le chemin que celui a choisi de frayer. Quand Robespierre lui suggère de prendre un emploi à la Société [club des Jacobins], ledit narrateur ne craint pas de manifester le trouble que lui inspire une telle suggestion. De façon significative, Robespierre prend acte de la réserve de son ami, sans le critiquer ni lui faire la leçon :

« — Je ne suis pas jacobin.
Maximilien se mordit les lèvres. J’ajoutai :
 — Cela vaudrait mieux, n’est-ce pas ?
Sans répondre, il me dit d’un ton bref :
 — Viens.
Et il m’entraîna dans sa chambre. Là, il me considéra un moment, d’un regard fixe, en hochant la tête. Puis quittant tout à coup son air chagrin, il se mit à rire avec moi :
 — Feuillant, dit-il, tu es un Feuillant, et peut-être pis ! Eh bien ! Je ne suis pas l’ogre qu’ils disent, et tu vas en juger. Tu ne seras ni Jacobin, ni commis des Jacobins. Après tout, tu es homme de robe, et l’odeur des prétoires pourrait te manquer !... Fais-toi magistrat.
 — Tu te trompes, Maximilien, je ne suis ni feuillant ni fayettiste. Je suis patriote. J’aime la Révolution de toute mon âme et, même en riant, tu aurais tort de soupçonner mon civisme. Mais les Jacobins d’Arras ont attiédi mon zèle pour la société.
 — Que dis-tu ?
 — Rien que tu ne saches. Ne te l’ai-je pas écrit ? Des hommes tels que Desmaux, Roux-Roux et Gilles l’horloger font par leurs excès un grand tort à la cause du peuple...
Il coupa court et dit :
— Je hais les démagogues.
 — Je le sais.
 — Ils me haïssent.
 — Sans doute. Mais cela n’ôte pas aux plus avisés le dessein de te perdre en se réclamant de toi. Crois-tu que ceux d’Arras recourent seuls à cette fourberie ? Est-ce qu’à Paris même ?... Je te parle avec franchise, vois-tu, comme l’exige une fidèle amitié. Va, Maximilien, accorde à l’ami de tes premiers ans licence de te dire qu’un conseil vaut mieux qu’une louange.
 — Merci. Tu as raison, dit-il. Et il ajouta : Patience !
Son visage avait soudain changé ; il exprimait une défiance presque maladive ; ses yeux fouillaient les ombres. Il se leva, gagna le milieu de la chambre, et demeura un moment dans une immobilité et une absorption singulières. Il semblait avoir oublié ma présence. Puis, d’un mouvement vif, il revint à moi :
 — Oui, tu as raison et je ne doute point de ton patriotisme. Compte sur ton ami... Voilà. Il est tard. J’ai ma tâche à remplir ; mon cœur est à ceux que je chéris, mais mes forces appartiennent à la Révolution. Disant ces mots et reprenant un front soucieux, il me tendit ses mains que je saisis. Il hocha encore la tête, puis s’assit avec lassitude. Nous étions seuls dans sa chambre, où régnait une odeur de résine. Nous nous taisions. Après un moment, la voix de Mme Duplay s’éleva, venant de la cour :
— Voici tes lampes pour la nuit, Maximilien. Tout est prêt.
Il se leva :
— Adieu, me dit-il. » (3)

Très vite, comme on voit quand il parle des « plus avisés » qui nourrissent le dessein de te perdre en se réclamant de toi », le narrateur place son récit sous le signe d'une tragédie annoncée. On ne citera pas ici tous les actes de cette tragédie, mais seulement l'avant-dernier, qui se joue le 20 prairial an II (8 juin 1794), lors de la fête de l'Étre Suprême :

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Montagne élevée au champ de la Réunion pour la fête de l'Être Suprème, auteur non identifié, 1794.

« J’étais au Champ-de-Mars, à la pointe du chemin de Grenelle, à droite de l’arc que traversa le cortège venant des Tuileries.
Cent tambours battaient à plein fracas, derrière des trompettes de cavalerie. Puis les musiques suivaient, et des canons et des hommes à piques. Par-dessus ce flot, on voyait au loin, très loin, s’avancer un char portant un arbre, une presse et des gerbes. Vingt-quatre sections défilèrent sur deux colonnes, les femmes à gauche, portant des fleurs, les hommes à droite, tenant des branches de chêne. Ce furent encore des soldats en armes, et soudain un vide et, dans ce vide, un homme qui marchait seul, lentement, et que la clameur de la multitude suivait pas à pas. C’était Maximilien.
Depuis deux heures il allait, comme porté par un fleuve de fleurs et de vivats. Un cri fabuleux, sorti de cent mille poitrines, et venant du fond de Paris, entrait par la porte triomphale, roulait jusqu’au pied de cette montagne symbolique, où la Convention allait suivre son chef.
C’était la voix de toute une nation, qui s’enflait, montait, grondait, déferlait entre « les digues des édifices et des maisons, qui semblait osciller comme un flot dans les larges avenues, remplissait les airs d’une force confuse et qui venait finalement éclater dans les nobles espaces du Champ-de-Mars, comme s’élargissent les rumeurs des fleuves en entrant dans la mer.
Et cette voix criait :
 — Vive la République ! Vive Robespierre !
Le canon tonnait. La Convention entourant le char, entourée elle-même d’un ruban tricolore, marchait à vingt pas derrière l’Incorruptible. Je le revois, et toujours je le verrai, tel qu’il m’apparut à ce moment. Il portait un frac bleu, qui semblait réfléchir l’azur de juin, une cravate et un gilet blancs, une culotte couleur de paille à boucles d’argent, des bas de soie rayés. Sa main gauche tenait un bouquet tricolore. Il était extraordinairement pâle, comme assourdi ; il chancelait de fatigue et d’émotion. La poussière des rues couvrait ses chaussures ; il baissait les yeux et souriait étrangement. La multitude le croyait grisé. Il souffrait. Son épuisement le tenait à cette heure au corps et au visage.
Ces joues creusées par tant de veilles, ce front pesant, ce pas qui tâtait le chemin, ces bras qui semblaient allongés par la lassitude me remplirent de douleur et de pitié. Seul dans la foule, au milieu de ces transports et de ces fanfares, je ressentais la désolation de ce cœur que seul j’avais éprouvé, et que la gloire ne pouvait combler.
Un homme aux bras nus, qui se trouvait à mon côté, me dit :
 — Pourquoi ne cries-tu pas avec nous ? Tu n’aimes donc pas Robespierre ? Je criai. L’homme ajouta en riant :
 — Bien, muscadin !
Que dirai-je ? Ce spectacle, tant de fois décrit, on ne le reverra plus jamais. Un chœur immense chantait au refrain l’hymme de Gossec : Père de l’Univers . Plus de cinq cent mille personnes couvraient la plaine. Une poussière d’été montait dans le soir avec les fleurs jetées du ciel et la fumée des pots à feu. Le canon tonnait sans relâche, toutes les cloches de Paris sonnaient. Mais le soir venu, hélas !...
Je partis des premiers. La ville était presque déserte. Quelques barques à tonnelets descendaient avec lenteur au fil de la Seine. Le soir tombait sur les rues pavoisées. Seul et triste, j’allai m’asseoir sur la terrasse des Feuillants. Bientôt une cohue déboucha par les jardins, annonçant la fin de la fête. Je me levai. Comme cette masse avançait sous les épais ombrages, je vis qu’elle entourait les députés, en corps, coiffés de leurs plumes qui, çà et là, aux trouées de lumière s’éclairaient en taches tricolores. A mesure que cela se rapprochait de moi, je le voyais mieux, et bientôt je demeurai béant de surprise.
Sur les pas de Robespierre, dans une tragique débandade, la Convention tout entière, à grandes enjambées, se suivait, avec ses écharpes dénouées et ses bouquets flétris. Maximilien allait comme un homme égaré devant une rumeur qui semblait le poursuivre. Et c’était cela, vraiment, c’était une escorte de haine et d’envie que ramenait le triomphateur. L’ombre les enhardissait. Les plus terribles paroles s’exhalaient des rangs les plus obscurs. Maximilien devait subir ces outrages ; certains criaient. Il reconnaissait des voix ennemies, celle de Bourdon, celle de Thirion, celle du fou Lecointre. Mais d’autres venaient pour lui d’un inconnu effrayant comme les abîmes. Enfin ce cortège de mauvais rêve parvint à la porte du château. Tout disparut. » (4)

On connaît la fin de l'histoire. Le narrateur, au moment fatidique, n'a pas eu le courage de voir. La foule, elle, a tout vu, sans comprendre ce qu'elle venait de voir, et que le narrateur, lui, a d'emblée compris :

« « La foule criait. Je vis encore un cheval qui se cabrait, une planche basculer. Dans mon épouvante, j’avais, comme font les enfants, caché mes yeux au creux de mon bras.
Avant le coup, il y eut sur la place comme une seule respiration. Ensuite ce fut une clameur immense. Tous, citoyens et citoyennes, sans-culottes et soldats, représentants et policiers, tous ceux qui venaient de voir mourir la Révolution, et ne comprenaient pas, tous poussèrent une acclamation qui recommençait sans fin, et que j’emportai dans mes oreilles, en me sauvant comme un homme poursuivi. » (5)

« Tous venaient de voir mourir la Révolution, et ne comprenaient pas... » Trente-et-un ans plus tard, cette observation désabusée vaut lecture politique de la vie et de la mort de Robespierre. Le narrateur, double d'Henri Béraud, rejoint là le camp pessimiste de ceux qui déplorent l'aveuglement des peuples en matière de révolution.

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1. Henri Béraud, Mon ami Robespierre, Prologue, Paris, Librairie Plon, 1927 ; réédition numérique par la société FeniXX au format ePub (ISBN 9782259284653), 25 août 2020.

2. Ibidem.

3. Mon ami Robespierre, Livre II, 5.

4. ibidem, Livre III, 2.

5. Ibid. Livre III, 15.

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