Robespierre contre Anacharsis Cloots. IV. 1792-1793. Anacharsis Cloots, député de l'Oise à la Convention
Le 9 septembre 1792, à la tête de plusieurs artistes typographes, Anacharsis Cloots, nouvellement élu député de l'Oise, se présente à la barre de la Convention pour y réclamer la panthéonisation de l'imprimeur Gutenberg.
Vue du Panthéon en 1792 avec la Renommée en son sommet par Pierre Antoine de Machy (1723-1807).
« Nous venons vous demander, déclare-t-il, les apothéoses du Panthéon pour Gutenberg, pour un homme divin, qui, à l'instar de l'Éternel, dit : Que la lumière se fasse, et la lumière se fit. Ce créateur de la parole, le Verbe des philosophes, vécut dans une de nos principales communes, à Strasbourg, ville célèbre, que la Germanie ne disputera plus à la France, car tous les hommes seront des frères, des Germains : le monde entier va devenir une heureuse Germanie par la manifestation des Droits de l'homme, dont votre sanctuaire auguste est le dépositaire inviolable. » (35)
L'usage du mot « germain » et la référence à la Germanie étonnent ici. Fin lettré, Anacharsis Cloots joue du double sens de l'adjectif « germain », emprunté au latin germanus, qui signifie dans un premier sens, né du même germen, de la même semence, i.e. né d'un même père et d'une même mère, et dans un sens second, originaire de Germanie, d'Allemagne. Il le fait de façon d'autant plus provocatrice que, quoique récemment honoré du statut de citoyen français, il est « germain », i.e. natif de Germanie, comme on sait, par là issu du peuple dont les « tyrans » ont entrepris d'envahir la France et de mettre ainsi fin à aux avancées de sa Révolution. Mais la provocation ici se veut utile, car elle reconduit au credo qu'Anacharsis Cloots martèle dans chacun de ses discours : quand il n'y aura plus de nations, plus de France ni d'Allemagne, plus de Français ni d'Allemands ou de Prussiens, autrement dit quand la République universelle sera établie, « tous les hommes seront des frères, des Germains », citoyens d'une seule et même Germanie, citoyens autrement dit d'une seule et même communauté qui est la communauté universelle.
Et quand Anacharsis Cloots parle ici de « germanie », au sens de communauté universelle, il ne l'entend plus à l'échelle de l'Europe seulement, mais, dans un avenir qu'il estime proche, et « malgré les vexations qui nous font détester parfois les tropiques », à l'échelle de la terre entière : « L'influence de l'Europe sur le reste du monde sera irrésistible lorsque l'étendard de la paix et de la liberté flottera depuis Pétersbourg jusqu'à Lisbonne. Accordez-moi la république européenne, et j'aurai bientôt la république de l'univers. [...]. Ni Français, ni Anglais, ni Européens, ni Américains, soyons hommes et citoyens de la même cité. Le tableau que je viens de crayonner eût paru gigantesque, chimérique, impossible aux mauvaises têtes du quinzième siècle ; et les écrivains qui prétendent aujourd'hui que les droits de l'homme ne pénétreront jamais dans la capitale du dalaï-lama, sont de très mauvaises têtes. La France libre vaut bien une boussole » (36).
Parmi les « très mauvaises têtes », Anacharsis Cloots vise ici sans le nommer Jean François de La Harpe, son collègue du Lycée, qui stigmatisait dans le Mercure de France du 9 juin 1792, « les prophéties apocalyptiques de l'Orateur du genre humain. C'est un singulier personnage que cet Anacharsis », dit La Harpe, « qui, trois ou quatre fois par semaine, met tous les rois à nos pieds, et qui ne se doute pas que son grand sérieux est grandement plaisant. On serait tenté de s'égayer un peu sur son compte, et il y aurait de quoi ; mais enfin il nous a donné douze mille francs pour la guerre, et à vingt sous par ligne, cela peut faire pardonner douze mille folies. L'Arétin dirait peut-être, comme autrefois, que c'est bien peu ; mais l'argent est rare, et les sottises sont bien communes : ce n'est pas le moment de se rendre difficile. » (37).
Portrait de Jean François de La Harpe (1739–1803) par François Bonneville, del. et sculp., 1797.
I. Anacharsis Cloots, député de l'Oise, et les massacres de Septembre
Le 15 septembre 1792, dans la Chronique de Paris, Anacharsis Cloots s'exprime pour la première fois sur les massacres de Septembre. Contre l'avis des « bons citoyens », il justifie l'action des septembriseurs, qui ont agi, selon lui, pour la bonne cause, et, le cas échéant, fait montre de « grandeur » et de « générosité » :
« Beaucoup d'excellents citoyens sont effrayés des scènes sanglantes qui abrègent notre révolution. Ils se réjouissaient d'apprendre la destruction des Autrichiens, et ils s'affligent de la destruction des agents de l'Autriche. On s'imagine que le peuple est le jouet d'un prétendu triumvirat qui n'existe que dans un placard signé "Marat". La souveraineté nationale ne fléchira jamais sous l'autorité de quelques individus [Jean Marie Roland de la Platière, alors ministre de l'Intérieur, et autres Girondins]. Le peuple s'est montré grand et généreux dans le scrutin épuratoire des prisons. La France échappée, comme par miracle, aux complots, aux conspirations de tous les scélérats de l'Europe, prend les précautions que le bon sens dicte à un simple particulier. Les ennemis du peuple remplissaient tous les cachots de l'Empire (38). Ils attendaient l'arrivée des troupes liberticides pour briser leurs chaînes et pour donner la main aux mécontents de toute espèce. [...]. Le peuple agit comme un individu qui songe à sa conservation. [...].
Mais ce peuple, dit-on, massacrera indistinctement tous ceux que des brigands hypocrites désigneront à sa fureur. Je rejette une supposition aussi gratuite, en invoquant les vertus dont le peuple nous offre le spectacle par sa tendre sollicitude à sauver les prisonniers innocents. [...]. La nation s'est montrée le défenseur des personnes et des propriétés, en punissant les filous et en exterminant les traîtres qui voulaient se baigner dans des flots de sang. [...]. J'étudie le cœur humain dans les bourgs et les faubourgs, à la campagne, à la ville, dans les clubs et les groupes ; et je dis, en vérité, que les événements extraordinaires qui épouvantent les âmes faibles, me rassurent parfaitement sur les destinées de la France. » (39)
Massacre des prostituées à l'hôpital de la Salpêtrière le 3 septembre 1792, estampe publiée dans le Journal des Révolutions de Paris des 1-8 septembre 1792, p. 430, et présentée au Musée Carnavalet. Au recto de la gravure, en haut, imprimé à l'encre noire : « Rev. de Paris. Terrible Massacre de femmes dont l'histoire na jamais donné l'exemple ». Au recto de la gravure, en bas, sous le trait carré, imprimé à l'encre noire : « Le 3 7bre 1792 des hommes ivres du Sang versé dans toutes les Prisons de Paris, allerent à l'Hopital de la Salpêtrière, se firent représenter les prisonnieres au nombre de quarante-cinq et d'apres la lecture des écrous, les assommerent sur le place, la femmes Desrues fut une des premieres victimes. Ces malheureuses ne trempoient aucunement dans la conspiration des prisons ». Fondé 1789 par Louis Marie Prudhomme, le journal des Révolutions de Paris est pro-révolutionnaire, mais, sans doute par prudence, sa publication s'arrête le 28 février 1794. Les principaux rédacteurs de ce journal ont été Élisée Loustalot, Sylvain Maréchal, Pierre Gaspard Chaumette, Philippe François Nazaire Fabre, dit Fabre d’Églantine, Léger Félicité Sonthonax.
À la différence du massacre de la Salpétrière, qu'il dit inspiré, de façon en quelque sorte résiduelle, par la seule « ivresse du sang », le journal des Révolutions de Paris, attribue la plupart des massacres survenus dans la semaine du 2 au 8 septembre 1792 à la panique causée le 2 septembre par le soupçon, la rumeur ou l'annonce de la conspiration des prisons, et par la nouvelle de la capitulation de Verdun devant les Prussiens ce même 2 septembre. L'ennemi au demeurant se serait trouvé déjà dans les prisons de Paris, incarné par les aristocrates, qui auraient été sur le point de se libérer et de porter le fer contre les Parisiens. Les massacres de Septembre auraient donc procédé d'une raison objective. Devançant son propre massacre tel qu'annoncé par la conspiration des prisons, et usant en l'espèce de son droit à la légitime défense, le peuple de Paris aurait en somme entrepris de tuer avant que d'être tué.
Révolutions de Paris, dédiées à la Nation et au district des Petits-Augustins, n° 165, 1er-8 septembre 1792, p. 418 sqq.
Le 21 septembre 1792, lors de l'assemblée générale de la section des Tuileries, Anacharsis Cloots demande et obtient l'envoi aux États-Unis d'Amérique du décret qui abolit la royauté. « Je demande l'envoi de ce décret aux Etats-Unis d'Amérique et à tous les peuples du monde qui, exerçant les droits de leur souveraineté, ont une constitution républicaine. Il faut qu'on sache partout que le premier acte de la Convention nationale a été la proclamation de la République et l'abolition de la royauté. » (40)
II. Anacharsis Cloots, député de l'Oise, est nommé membre du Comité diplomatique
Le 1er octobre 1792, Anacharsis Cloots est nommé membre du Comité diplomatique, en même temps que Jacques Pierre Brissot de Warville (Girondin), Élie Guadet (Girondin), Henri Jean Baptiste Grégoire, Jean François Rewbell, Louis Bernard Guyton-Morveau, Armand de Kersaint (Girondin), Armand Gensonné (Girondin), Lazare Carnot.
De gauche à droite : Jacques Pierre Brissot de Warville (1754-1793, guillotiné) ; Élie Guadet (1755-1794, guillotiné) ; Henri Jean Baptiste Grégoire (1750-1831) ; Jean François Rewbell (1747-1807).
De gauche à droite : Louis Bernard Guyton-Morveau (1737-1816) ; Armand de Kersaint (1742-1793, guillotiné) ; Armand Gensonné (1758-1793, guillotiné) ; Lazare Carnot (1753-1823).
Le 3 octobre 1792, Anacharsis Cloots, cousin du général Montesquiou, présente un projet d'adresse aux Savoisiens. « C'est au nom du genre humain que je vous propose l'adresse suivante pour les Savoisiens. Vous devez des conseils à ce peuple nouvellement né à la liberté. Après la victoire de Valmy qui, le 30 septembre, a mis provisoirement fin à l'invasion de la France par la Prusse, l'armée du général Montesquiou a envahi la Savoie. Anacharsis Cloots invite les Savoisiens à demander leur annexion à la France et à « se rapatrier ainsi sous la sauvegarde des droits de l'homme » (41). Le 27 novembre 1792, la Savoie forme le quatre-vingt-quatrième département français, sous le nom de département du Mont-Blanc.
Le 20 octobre 1792, à la Convention, Marc David Lasource, député du Tarn, demande que la parole soit accordée à Anacharsis Cloots, « pour un rapport qui doit produire à la République une ressource de plusieurs milliards. »
— Un grand nombre de membres : « A la tribune ! A la tribune ! »
Au nom des Comités diplomatique et de la guerre, Anacharsis Cloots présente un rapport et un projet de décret « pour autoriser les généraux de la République à lever des contributions lorsqu'ils entreront en pays ennemi » :
« L'exécution de ce projet permettra « d'indemniser le peuple français des pertes que lui font éprouver des ennemis féroces, des cannibales dévastateurs. [...]. Nous remplirons les devoirs de l'humanité, nous exaucerons les vœux et du peuple libérateur, et des peuples affranchis, en n'exigeant aucune contribution des propriétaires plébéiens, et en appliquant les droits des gens sur les domaines de la couronne. [...]. Une guerre dispendieuse, payée par les dynasties nobiliaires, n'aura rien coûté à la fraternité civique.
Après avoir mûrement réfléchi sur les questions épineuses et délicates qui font une longue paraphrase de la maxime révolutionnaire : guerre aux châteaux, paix aux chaumières (42), vos deux comités vous proposent un décret où la morale des peuples est en opposition avec le machiavélisme des princes, où les lois rigoureuses de la guerre frappent le coupable sans blesser l'innocent, où le genre humain se trouve l'héritier du despotisme abattu. »
À la suite des considérations formulées ci-dessus, Anacharsis Cloots recommande l'adoption des cinq décrets suivants :
20 octobre 1792. « Projet de décret pour autoriser les généraux de la République à lever des contributions lorsqu'ils entreront en pays ennemi ». In Archives parlementaires de 1787 à 1860, première série (1787 à 1799), tome 52, du 22 septembre 1792 au 26 octobre 1792, Paris, Paul Dupont, 1897, pp. 593-594.
Le 26 octobre 1792, dans la Chronique de Paris, Anacharsis Cloots adresse à son ami Dumouriez qui se prépare à envahir la Belgique, occupée alors par les Autrichiens, la lettre suivante :
Charles François du Perrier du Mouriez, dit Dumouriez (Cambrai, 1739–1823, Londres), général en chef de l'armée du Nord, portrait posthume par Jean Sébastien Rouillard (1789–1852), Versailles.
« À Dumouriez, vainqueur des Prussiens, des Hessois, des Autrichiens et autres rebelles
Cosmopole, l'an I de la République universelle.
Général du genre humain,
L'Irlandais Ward (43) et le Prussien Gerresheim sont animés d'un zèle révolutionnaire et civique. Leur bravoure égale la vôtre, et leurs talents dirigés par votre génie seront funestes à la cause des rois. Amant de la victoire, vous allez engendrer les départements de l'Escaut, de la Lys, de la Meuse inférieure, de la Moselle inférieure, de l'Yssel, des Bouches-du-Rhin, etc. C'est ce que vous souhaite l'Orateur du genre humain.
Anacharsis Cloots. » (44)
Comme un petit nombre d'autres officiers subalternes étrangers employés dans les régiments de l'ancienne monarchie, Guillaume de Gerresheim a poursuivi sa carrière dans les armées de la Révolution. Cf. Revue des études historiques, volume 89, Paris, Société des études historiques, 1928, p. 78.
Le 27 octobre 1792, Dumouriez entre en Belgique. Le 6 novembre, il bat les Autrichiens à Jemmapes. Il soutient alors le projet de création d'une république indépendante belge. Mais la Convention ne l'entend pas ainsi. « Les peuples chez lesquels les armées de la République ont porté la liberté, n'ayant pas l'expérience nécessaire pour rétablir leurs droits, il faut que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire, et que nous détruisions l'ancien régime qui les tenoit asservis » (45). Le décret publié le 15 décembre 1792 délègue à des agents de la République française le soin d'administrer les territoires « libérés » par la France, vouant ainsi la Belgique à une annexion de fait.
Vue de la bataille de Jemmapes, gravure anonyme, XIXe siècle.
Entrée du général Dumouriez dans la ville de Bruxelles par une porte fortifiée, le 14 novembre 1792. Le général Dumouriez est reçu par des magistrats belges. Estampe anonyme publiée dans le Journal des Révolutions de Paris des 10-17 novembre.
Le 26 octobre toujours, Anarcharsis Cloots adresse à son ami Custine qui s'est emparé de Spire le 25 septembre, de Worms le 5 octobre, puis de Mayence et de Francfort les 21 et 25 octobre 1792, la lettre qui suit :
Portrait d'Adam Philipe, comte de Custine (Metz, 1742-1793, guillotiné), dit le « général Moustache », général en chef de l'Armée du Rhin en 1792, par Joseph Désiré Court (1797–1865), Versailles.
« Cosmopole, 26 octobre de l'an I.
Victorieux Custine,
Vous nous tenez parole, bravo ! Continuez à balayer la rue des prêtres. Nous balaierons les rues de Paris pour vous recevoir en triomphe après l'insurrection des Électorats du Rhin, du Mein et de la Moselle. Prêchez sur les toits la doctrine orthodoxe, faites sentir à nos voisins affranchis combien la division départementale est préférable au système discordant des petites républiques fédératives, alliées, protégées. Vous connaissez ma République universelle ; je vous en expédie un exemplaire que vous pourrez faire traduire en allemand, ainsi que mon discours sur Gutenberg de Mayence dont vous nous enverrez l'urne funéraire avec la fameuse bible. Mon initiative suffit à un homme de votre trempe et dont l'esprit est aussi pénétrant que juste.
Adieu, citoyen soldat, je vous embrasse avec transport.
Anacharsis Cloots, membre de la Convention nationale. » (46)
Fin octobre 1792, toujours soulevé par l'enthousiasme des guerres et par son messianisme de la république universelle — « de la Chine au Monomotapa », comme se gaussera plus tard Robespierre —, Anacharsis Cloots publie une adresse « Aux plébéiens du Piémont » (47), adresse dans laquelle il les enjoint de « se rapatrier avec la grande famille des hommes libres », comme l'ont déjà fait avant eux la Savoie, Nice et la Sardaigne, autres anciennes propriétés du royaume de Piémont-Sardaigne. « La France libre veut être conquise par les amis de l'indépendance, par les adorateurs des droits de l'homme. Profitez de nos bonnes dispositions ; dites, et nous sommes à vous ». Politiquement optimiste comme à l'habitude, Anacharsis Cloots compte bien que « les peuples qui tiennent le plus au vice du terroir, à la gloriole nationale, ne voudront pas être de faibles satellites de la grande nation ; tous les individus se précipiteront dans le sein de la République des individus-unis, dans les bras du genre humain. »
Songeant ici au projet de création d'une république indépendante belge récemment présenté par Dumouriez à la Convention, Anacharsis Cloots dénonce le danger que présenterait pour la France la prolifération de « petites républiques souveraines » sur ses bords. À l'instar de la Convention, il défend la politique de rattachement à la France des territoires conquis par les généraux, et, par suite, « l'extension du damier départemental », initié déjà avec la création du département du Mont-Blanc, et prolongé ensuite par la création du département des Alpes-Maritimes (ancien comté de Nice) et de celui du Vaucluse (ancien Comtat venaissin), etc. :
« On a dit que la France, entourée de petites républiques souveraines, serait plus heureuse que par l'extension du damier départemental [...]. Le morcellement de la souveraineté rompt en visière au bon sens », observe ici Anacharsis Cloots ; « il encourage par mille échappatoires la révolte de la minorité contre la majorité ; il sert de marche-pied aux rois et aux sénats : ce monstre engendre la confusion et l'anarchie, le soupçon et la méfiance, la guerre et l'esclavage. »
Confiant dans les vertus des guerres menées, d'après lui, afin d'accélérer l'avénement de la république universelle, Anacharsis Cloots prête à la Révolution venue de France un avenir triomphant :
Jean Antoine Siméon Fort (1793-1861), Vue du siège de Toulon par Napoléon Bonaparte (septembre-décembre 1793), Versailles.
« Nos bataillons se multiplient et nos principes se propagent avec une promptitude inouïe. C'est en portant nos armes dans les villes capitales, que nous démocratiserons tous les gouvernements. Naples, Rome et Florence semblent être situées tout exprès vis-à-vis de Toulon, pour faciliter une révolution générale en Italie. Nous serons bien maladroit si l'Apollon du Belvédère, et l'Hercule Farnèse, et la Vénus de Médicis ne sont pas dans le Muséum français avant le printemps. Mais le cabinet d'Angleterre se fâchera, gare au coup d'équinoxe ? Eh ! c'est précisément à cause de Saint-James qu'il faut brusquer notre visite à Saint-Pierre. Je défie toutes les escadres britanniques et tous les emprunts du budget d'éteindre l'incendie révolutionnaire que nous aurons allumé par tous les bouts. Comment comprimer un ressort qui s'élance aux quatre points cardinaux du monde ? » . Pour le moderne lecteur d'Anacharsis Cloots, cachée dans l'image, et plus particulièrement dans l'évocation de « Naples, Rome et Florence... situées tout exprès vis-à-vis de Toulon », la silhouette de Napoléon Bonaparte se profile déjà ici.
III. « Ni Marat ni Rolland »
Le 17 novembre 1792, Anacharsis Cloots prononce à l'Assemblée un discours intitulé « Ni Marat ni Roland » (48) et il fait aussitôt imprimer ce discours. Revenant sur la polémique qui oppose Roland et Marat à propos des massacres de Septembre, il renvoie dos à dos ces « deux êtres qui se donnent mutuellement une importance grotesque ». Roland, « qui invite à des mesures liberticides, fait valoir Marat auprès des Sans-Culottes » ; Marat, « qui invite au meurtre, fait valoir Roland auprès des gens culottés ». « Avec les idées de Roland, je ferais l'impossible pour modifier nos bases constitutionnelles », observe encore Anacharsis Cloots ; « avec les idées de Marat, je croirais que l'égalité en droits est une calamité de fait. »
« Ni Marat ni Roland »... Anacharsis Cloots se réclame, lui, de la « République universelle des Sans-Culottes ». « Je pense, dit-il, comme le peuple, dont la sagesse plane par-dessus toutes les sottises individuelles, et mon ardeur pour la propagation des vrais principes augmente avec le triomphe de nos armées et de nos arguments ». Et d'ajouter à l'endroit de Roland et des siens cette observation qui ne laisse pas d'étonner, après que lui, Anacharsis Cloots, a célébré le « triomphe de nos armées » en Belgique : « Je ne m'étonne pas de l'aversion des Rolandistes pour la République universelle des Sans-Culottes. On a beau leur dire que la paix perpétuelle sera le prix de la loi universelle... »
De gauche à droite : Jean Marie Roland de la Platière (1734-1793, suicidé), estampe de François Bonneville in Histoire socialiste. La Législative (1791-1792) par Jean Jaurès, p. 921 ; Jean Paul Marat (1743-1793, assassiné), détail de Marat en conversation animée avec Danton et Robespierre, par Alfred Loudet, Musée des Beaux-Arts de Marseille.
« Ni Marat ni Roland... » À la suite de cette profession de foi, Anacharsis Cloots croque en silhouette quelques-uns des élus présents le 17 novembre 1792 à la Convention. Relevant non sans malveillance « l'œil louche » de Roland et « l'œil hagard » de Marat, il regarde de façon plus amène d'autre élus dont il fait ressortir sur le mode de l'épithète homérique, telle ou telle vertu, et dont on remarque qu'indépendamment de leur étiquette girondine, il s'agit là chaque fois d'hommes plus beaux ou plus jeunes que Roland et Marat, dotés en tout cas d'une physionomie plus intéressante, tels « le doux Kersaint », « l'ascétique Buzot », et « le jeune » Barbaroux, dont le patriotisme est pur comme les traits de son visage ». Anacharsis Cloots, « ambassadeur du genre humain », demeure, dans sa curiosité des autres, mu par une sensibilité d'esthète, par le goût de la jeunesse et par celui aussi des âmes sensibles.
De gauche à droite : Guy Armand Simon de Coëtnempren de Kersaint, comte de Kersaint (1742-1793, guillotiné) ; François Nicolas Léonard Buzot (1760-1794, suicidé) ; Charles Jean Marie Barbaroux (1767-1794, guillotiné).
Un temps, les Girondins, qui, sous l'influence de Jacques Pierre Brissot, ont poussé à la guerre contre les puissances ennemies de la Révolution française, ont cru pouvoir trouver un allié en la personne d'Anacharsis Cloots. On sait d'après ses propres mots qu'Anacharsis Cloots a dîné quatre fois chez Jean Marie Roland de la Platière, à la demande, précise-t-il, de Madame Roland. Jean Marie Roland, ministre de l'Intérieur, occupe en 1792, rue Neuve-des-Petits-Champs, le bel hôtel de Calonne et de Lionne, construit au XVIIe siècle par Louis Le Vau.
Ancien hôtel de Calonne, ou de Lionne, siège du ministère de l'Intérieur en 1792, détruit en 1827.
Portrait de Manon Roland (1754-1793, guillotinée) en 1792, par Johann Julius Heinsius (1740–1812), Versailles.
À l'hôtel de Calonne, « l'aimable Manon Roland » tient salon et reçoit, outre les députés girondins dont elle est devenue la muse, nombre d'autres personnalités politiques, parmi lesquelles, comme indiqué ci-dessus, Anacharsis Cloots. Or, après le « triomphe » des armées de Dumouriez en Belgique et le débat que ce « triomphe » suscite concernant le statut auquel doit prétendre la Belgique « libérée des tyrans » — République fédérative, éventuellement compatible avec le maintien d'une monarchie constitutionnelle locale, option défendue par les Girondins ; ou département de la République universelle, « de la Chine au Monomotapa », option défendue par Anacharsis Cloots ? —, il devient clair que le bellicisme d'Anacharsis Cloots n'a rien de commun dans sa visée avec celui des Girondins. Le 17 novembre 1792 à l'Assemblée, dans le discours qu'il intitule « Ni Marat ni Roland », Anacharsis Cloots rompt en visière avec les Girondins et le fait savoir avec son mordant habituel.
Jean Marie Roland, Armand de Kersaint, et Élie Guadet répondent tour à tour à Anacharsis Cloots dans le Patriote français, journal créé par Jacques Pierre Brissot en juillet 1789. Le 24 novembre 1792, Jacques Pierre Brissot, lui-même, publie dans son journal ce « dernier mot sur Cloots » :
« Le prussien Cloots, qui a calomnié le nom d'Anacharsis en l'accolant au sien, et qu'il faut absolument débaptiser, pour ne pas profaner le nom d'un des sages de l'antiquité ; le prussien Cloots est tourmenté d'une maladie bizarre... » Jacques Pierre Brissot, « Dermier mot, sur Clootz », in Le Patriote français : journal libre, impartial et national / par une société de citoyens, et dirigé par J. P. Brissot de Warville (1er avril 1792-30 novembre 1792, n° 1202, samedi 24 novembre 1792, pp. 599-600.
En réaction à ce « dernier mot » de Brissot, Anacharsis Cloots publie le 26 novembre 1792 « À mon tour la parole. Réponse d'Anacharsis Cloots aux diatribes rolando-brissotistes » (49). Il tourne ladite réponse sur le mode de l'ironie venimeuse, celle du grand seigneur dévoué à la cause de « la patrie » et de « la vérité », qui, traité de commensal « parasite » et d'« espion du bien public », retourne le compliment à ses détracteurs en les traitant d'« avocats tarés », d'« espions gagés par l'ancienne police de Paris » (50), d' « êtres rampants ». Il signe crânement son discours « Anacharsis Cloots, espion des sans-culottes ».
« Roland me traite de parasite mécontent, comme si jamais parasite fut mécontent des sornettes de celui dont il reçut un bon dîner ; comme si un parasite exerçait un autre despotisme que sur les mets de la table. On sait ce que vaut un dîner pour un garçon qui a de quoi dîner. C'est plutôt la jaserie que la mangerie qui me fait accepter les nombreuses invitations qu'on me fait journellement. »
Lorsque mon collègue Lanthenas m'invita un jour, de la part de Mme Roland, je fus très fâché d'être engagé ailleurs. Il faut que la patrie et la vérité aient pour moi de puissants attraits, puisque je leur sacrifie une femme aussi aimable que Mme Roland. Et remarquez qu'en me brouillant publiquement avec un parti aussi culotté que celui de Brissot, je m'interdis l'entrée de plusieurs maisons très intéressantes. On avouera que voilà un parasite d'une nouvelle espèce. Il abandonne bêtement les aristocrates gourmets, en 1789, les Feuillants gourmets, en 1791, et les fédéralistes gourmets, en 1792. "Espion du bien public", j'exerce mon espionnage à la face d'Israël. Je conçois que des avocats tarés de Bordeaux, des espions gagés par l'ancienne police de Paris, des gens à l'abri de la calomnie, et couverts de toutes les plaies de la médisance, doivent me mépriser, me traiter d'homme vil, de menteur impudent. [...]. Les êtres rampants ne feront accroire à personne que mon caractère indomptable ait jamais plié devant un homme, d'autant plus que ma fortune et mes principes me rendent le plus indépendant des bipèdes. »
Anacharsis Cloots s'applique ensuite à récuser point par point chacune des accusations dont il se trouve criblé dans le Patriote français. Il dresse, ce faisant, le bilan de la vie et des actions qu'il a menées à Paris depuis la fin de l'année 1789.
En 1790, il s'est déclaré partisan de l'abolition de l'esclavage et de la traite des nègres, même s'il a jugé qu'il convenait de ne point hâter l'accession des mulâtres [libres de couleur] au statut de citoyens actifs, faute de quoi lesdits mulâtres risqueraient de concurrencer les grands planteurs blancs, liés à la Cour de France, et peut-être même de se donner à l'Angleterre.
Il a certes, à la même époque, « écrit quelques périodes favorables à la monarchie constitutionnelle. Oui », mais « comme j'écrirais aujourd'hui pour le maintien d'un culte que je déteste, et que je paye constitutionnellement, par égard pour la foule des amateurs », observe-t-il malignement.
Peu de temps après la fondation des Feuillants [club créé en juillet 1791 pour la défense de la monarchie constitutionnelle], il a fait peur à son monde en prêchant parmi les premiers la cause de la République. Cherchant à pousser cette cause plus loin, il a porté l'affaire au club des Jacobins.
« Je fus très assidu aux Jacobins, souligne-t-il, jusqu'à ce que la grande question de la guerre mît quelque désordre dans la Société dont je suis membre depuis la fondation ». On lui a reproché alors d'être un « agent du roi de Prusse ». « Cela me chagrina ; je ne montai plus à la tribune, et je m'emparai du Supplément [Journal encyclopédique ou universel, suite du Supplément à l'Encyclopédie] de Jean Louis Cara (51), pour attaquer la royauté avec toutes les ressources de mon esprit ». Et de rappeler ici la publication de sa République universelle ou adresse aux tyrannicides (1792), son opus magnum. « Les trahisons de la cour nous faisaient un devoir d'anéantir la cour. »
Jean Louis Carra(1742-1793, guillotiné) par François Bonneville (1755-1844). François Bonneville commet ici une erreur : en 1792, Jean Louis Carra n'a pas été élu député de l'Orne, mais député de la Saône-et-Loire.
Évoquant ensuite le « découragement de certains messieurs » — les Feuillants, dont La Fayette, qui, déclaré traître à la nation le 19 août 1792, émigre le même jour —, il se targue, lui, Anacharsis Cloots, « d'avoir prêché d'exemple » :
« J'achetai des biens nationaux dans le Nord [à Crépy-en-Valois, dans l'Oise], pendant que nos soi-disant patriotes » — les Girondins — « faisaient leurs malles pour se cacher dans le Midi (52). Le danger était imminent ; mais l'homme libre reste à son poste ; il meurt debout. Toutes les portes m'étaient ouvertes pour me réfugier en Angleterre ou en Amérique, sans encourir les peines de la loi contre les émigrations ; car le bon monsieur Guadet n'avait pas encore eu l'hérésie de m'accorder gracieusement le titre de citoyen français. J'étais résolu de m'ensevelir dans les ruines de la France. Voyageur par goût, j'étais accouru à Paris, où je me suis acquitté volontairement et dispendieusement d'une lourde besogne, sans perdre de vue, un seul jour, les tours de Notre-Dame, depuis 1789. Je n'ai fait aucune démarche pour être de la Convention ; peut-être aurais-je accepté en tout temps ; mais je jure que mon principal motif a été le péril où se trouvait la chose publique. »
Anacharsis Cloots termine ce bref résumé de son « apprentissage de quatre années révolutionnaires » par la palinodie qui suit : « J'ai pu me tromper, dans un rude apprentissage de quatre années. On me reprochera des erreurs suivies d'un prompt retour à la lumière. La délivrance du monde a toujours été mon but. J'ai pu broncher, mais je ne suis jamais tombé. Mon noviciat est fini ; je suis maintenant dans la voie du salut, sur le grand chemin de la sans-culotterie, sans laquelle il n'y a ni propriété, ni sûreté, ni liberté. »
On notera ici que la sans-culotterie dont Anacharsis Cloots se réclame n'est pas celle des Exagérés — Jacques René Hébert, Pierre Gaspard Chaumette, Antoine François Momoro, François Nicolas Vincent, Charles Philippe Ronsin —, encore moins celle des Enragés — Jacques Roux, Théophile Leclerc, Jean François Varlet, Claire Lacombe, Pauline Léon —, qui critiquent la notion de propriété, multiplient les attaques contre les riches, et qualifient de restitutions les pillages de boutiques. Loin de proclamer, comme plus tard l'anarchiste Pierre Joseph Proudhon, que « la propriété, c'est le vol », Anacharsis Cloots, semblablement aux Girondins et aux Montagnards, demeure convaincu du caractère sacré de la propriété. « Soutenir que tous les individus doivent avoir une part égale du territoire de la France », observe-t-il en 1791 dans L'orateur du genre-humain: ou, Dépêche du Prussien Cloots, au Prussien Hertzberg, « c’est légitimer la rapine, c’est allumer la guerre du pauvre contre le riche ; c'est anéantir les arts et les sciences, l'industrie et la force publique ; c'est appeler la famine, la dévastation, la dépopulation, les convulsions intestines et les armées étrangères... »
Anacharsis Cloots ne dédaigne d'ailleurs aucunement les plaisirs que la richesse autorise. Le banquier hollandais Van den Yver, ami de sa famille, continue de lui servir la rente de 100.000 francs issue de son héritage paternel. Le 2 janvier 1793, Anarcharsis Cloots adresse à son frère, resté à Gnadenthal, la lettre tranquillement hédoniste qui suit :
« Vous êtes heureux, mon cher frère, de cultiver la terre ; le vrai bonheur est là. Je me suis procuré une retraite champêtre à douze lieues d'ici - il s'agit sans doute du "bien national acheté dans le Nord" qu'Anacharsis Cloots mentionne le 26 novembre 1792 dans « À mon tour la parole » —, pour me distraire de temps en temps du tourbillon immense de la Capitale du monde. Je viens de louer à bail un bel appartement rue de Menars (53), numéro 563 : mon mobilier est un peu trop magnifique pour un Sans-Culotte. J'espère qu'un jour vous viendrez me voir dans mes nouvelles possessions. Je mène la vie d'un gros curé décimateur, avec de bonnes fermes et de jolies fermières [...]. Signé « Anacharsis Cloots, membre de la Convention nationale » (54)
Charles Marville, vue de la rue de Menars ca 1866, dans le IIe arrondissement de Paris, Musée Carnavalet. Née de la prolongation d'une impasse formée sur des terrains de l’hôtel du président Ménars, la rue de Ménars s'ouvre à partir de 1726 entre la rue de Richelieu et la rue de Grammont. Il ne subsiste dans l’actuelle rue Menars, désormais fortement raccourcie, aucun des immeubles visibles sur la photographie de Charles de Marville.
Depuis le 26 novembre 1792, date de publication de « À mon tour la parole. Réponse d'Anacharsis Cloots aux diatribes rolando-brissotistes », et probablement depuis le 10 août 1792 déjà, date de l'insurrection menée par la Commune de Paris contre les Tuileries, on remarque que, sous l'air d'hédonisme tranquille dont Anarchasis Cloots, « l'espion des sans-culottes », aime à se parer, Anacharsis Cloots, membre de la Convention nationale, nourrit le sentiment d'un « danger imminent » et envisage de « s'ensevelir dans les ruines de Paris ». Sans dire qu'il regrette de ne point avoir émigré, il observe que, gratifié le 26 août 1792 du statut de citoyen français, il n'a plus désormais d'autre choix que de demeurer en France, sauf à s'exposer à la confiscation de ses biens et, pis encore, à la peine de mort dans les vingt-quatre heures, châtiment auquel, depuis le décret du 22 octobre 1792, les émigrés se trouvent voués en cas de retour. D'où probablement l'achat de ce bien national « à douze lieues d'ici », achat qu'Anacharsis Cloots dit, sur le mode de l'ironie provocatrice, inspiré par le souci de « prêcher d'exemple », et inspiré aussi, bien qu'il ne le dise pas, par la nécessité de se soumettre à la règle qui veut que l'on ne puisse être élu député si l'on n'est pas propriétaire d'un bien.
Le 2 décembre 1792, quoi qu'il en soit, Anacharsis Cloots, « orateur des Sans-Culottes », adresse à Dumouriez « toujours vainqueur, général des Sans-Culottes », qui se prépare à envahir la Hollande depuis Coblence, un message d'encouragement dans lequel il lui recommande « son pays de Clèves » et lui rappelle qu'afin de rendre à la France, « chef-lieu du Globe », la jouissance de ses frontières naturelles, « il nous faut un département des Bouches-du Rhin pour faire paroli aux Bouches-du-Rhône ». « Adieu, nouveau Messie libérateur du genre humain », ajoute-t-il en guise d'excipit (55).
Dans le même esprit, alors que, depuis l'annexion de la Belgique par la France, refusant que la place financière d'Anvers soit aux mains des Français, l'Angleterre est sortie de sa neutralité, Anacharsis Cloots, le 10 décembre 1792, adresse un message « aux habitants des Bouches-du Rhin » : « Viendront-ils ? se demande-t-on chez vous. Oui, frères et amis, nous viendrons, malgré le cabinet britannique et ses vils suppôts. Le peuple français méprise les menaces et les séductions des intriguants de Londres et de Paris [...]. Il nous tarde d'achever la révolution en nous mesurant avec les milords anglais. Bataves, vous voilà donc enfin les maîtres de vos destinées. Il ne s'agit plus d'une guerre de quatre-vingts ans ; il ne s'agit plus de combattre dans les ténèbres pour changer le mode de votre servitude ; de remplacer la maison d'Autriche par celle de Nassau ; de prodiguer vos trésors pour la coalition anglo-prussienne. La démocratie représentative fera disparaître toutes les aristocraties fédératives. Les Bataves et les Belges, éclairés par le même flambeau, vont se mettre à l'unisson du genre humain, et non pas contre les ennemis de la liberté et de l'égalité universelles. [...].
Salut et gloire aux Bataves ! Frères et amis, vous savez apprécier la vérité sainte ; vous ne voudrez pas vous séparer de vos généreux libérateurs. De petits cabaleurs, aussi pervers que myopes, s'attacheront à l'idée absurde d'une séparation qui nécessiterait un appareil militaire et fiscal, dont la cruelle aristocratie tire sa substance ; mais la franche sans-culotterie ne consentira jamais à un morcellement qui couvre le peuple de haillons ensanglantés. Les aristocrates se donnent mutuellement le baiser de Judas ; les démocrates s'embrassent comme des pauvres. Le baiser fraternel des cosmopolites sera le sceau de la République universelle. [...]. Signé : Anacharsis Cloots, né à Clèves, législateur à Paris. » (56)
Le 18 décembre 1792, alors que débute le procès de Louis XVI, Anacharsis Cloots prononce encore devant les Comités de la guerre, des finances et diplomatique, et en présence d'une députation d'insurgents bataves, un discours appelant au renversement du stathoudérat (57) et à la libération de la Hollande :
« Citoyens mes collègues, point de petites mesures ; il importe au repos public, au salut de la Gaule, que le dernier tyran des Bataves et le dernier tyran des Français expient leurs crimes sous le glaive de la justice du genre humain. Je me résume, renversons le stathouderat, si nous voulons chasser l'ennemi au-delà du Rhin ; délivrons la Hollande, si nous voulons sauver la France. » (58)
Johann Nepomuk Geiger (1805-1880), La bataille de Nerwinden
Anacharsis Cloots ne peut pas savoir alors que Dumouriez sera vaincu par l'armée impériale le 18 mars 1793 à la bataille de Neerwinden ; que, décrété d'arrestation le lendemain, le même Dumouriez préférera rejoindre les forces de la coalition ; et que, aux Pays-Bas, l'archiduc Charles, frère de l'empereur d'Autriche, assurera le stathoudérat jusqu'en 1795.
IV. Anacharsis Cloots, député de l'Oise, et le procès de Louis XVI
Le 2 janvier 1793, après avoir participé, en qualité de membre de la Commission des six et de la Commission des douze, au dépouillement du portefeuille du « ci-devant Monsieur » [Louis Stanislas Xavier, comte de Provence, frère cadet de Louis XVI, futur Louis XVIII] et de l'armoire de fer du « ci-devant roi », Anacharsis Cloots prononce à la Convention une harangue consacrée au « procès de Louis le dernier ».
Éléonore Sophie Rebel, née Massard (1790-18..), Interrogatoire de Louis le dernier à la Convention le 26 décembre 1792 ; in Augustin Challamel, Histoire-musée de la république Française, depuis l'assemblée des notables, Paris, Delloye, 1842.
Commencé le 11 décembre 1792, clos le 26 décembre 1792, le procès de Louis XVI a pour effet de mettre en lumière, via l'examen et l'exploitation à charge des document trouvés le 20 novembre 1792 dans l'armoire de fer des Tuileries, les relations que la famille royale a entretenues avec les émigrés et les puissances coalisées. À ces intelligences s'ajoutent une trentaine d'autres chefs d'accusation, dont la reponsabilité de l'affrontement sanglant entre les gardes suisses et les insurgés du 10 août 1792 aux Tuileries. Le 26 décembre, après les plaidoieries de François Denis Tronchet, Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, Guy Jean Baptiste Target et Raymond de Sèze, ses quatre défenseurs, Louis XVI formule cette ultime déclaration :
« On vient de vous exposer mes moyens de défense, je ne les renouvellerai point ! En vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien, et que mes défenseurs ne vous ont dit que la vérité.
Je n’ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement, mais mon cœur est déchiré de trouver dans l’acte d’accusation l’imputation d’avoir voulu répandre le sang du peuple, et surtout que les malheurs du 10 août me soient attribués.
J’avoue que les preuves multipliées que j’avais données dans tous les temps de mon amour pour le peuple, et la manière dont je m’étais toujours conduit, me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m’exposer pour épargner son sang, et éloigner à jamais de moi une pareille imputation. » (59)
« Citoyens », dit Anacharsis Cloots dans sa harangue du 2 janvier 1793,
Je comptais garder un profond silence dans une cause aussi méprisable que celui qui en est l'objet, dans une cause où les morts et les vivants demandent la tête d'un roi parjure ; mais les subtilités du barreau et de la tribune me forcent à prendre la hache du bon sens, pour couper la fibre royale, dont les vibrations prolongent les troubles de la république. [...]. La raison d'État et la raison éternelle, rarement du même avis, prononcent ici la même sentence ; et nous irions mendier les suffrages des dynasties étrangères, pour venger le sang innocent sur le chef coupable de la dynastie capétienne ? Les victimes de Louis XI et de Charles IX se réunissent aux victimes de Louis XVI pour jeter un cri lamentable contre le dernier assassin du peuple ; et nous, représentants du peuple, nous hésiterions à livrer le coupable au glaive de la justice ?
Ceux qui veulent prolonger et embrouiller une affaire très simple et très lucide ; ceux qui invoquent l'appel nominal dans des assemblées où l'éloignement de la scène du carnage [du 10 août 1792] efface l'impression du crime et augmente les moyens de l'intrigue, ceux-là veulent engager une rixe universelle entre les bons citoyens et les mauvais citoyens, entre le bon principe et le mauvais principe, entre les sections éclairées et les sections égarées, entre la raison d'État et la raison locale, entre l'imprudente pitié et la sage prévoyance. Les désorganisateurs de la République, les ennemis du chef-lieu veulent provoquer de nouveau les horribles convulsions du 2 septembre [massacres de Septembre], pour calomnier les exécuteurs des lois de la nécessité, pour mettre les départements éloignés et mal instruits aux prises avec le département central et mieux instruit. [...].
Les intrigants nous concèdent l'option entre la prison perpétuelle et le bannissement perpétuel : deux mesures qui perpétueraient nos agitations et qui provoqueraient des émeutes légicides. Une prison est trop souvent mal gardée, pour ne pas attirer les yeux d'une multitude inquiète : le bannissement d'un ex-roi est soumis à beaucoup de calculs et de chances. Attendrons-nous les combinaisons du futur contingent pour obéir à l'arrêt du destin, qui a voulu que le dernier tyran des Français naquît à Versailles, et qu'il mourût à Paris ? C'est à nous de peser sérieusement les circonstances qui nous enveloppent. La tête de Louis XVI sur une pique serait le signal d'un massacre, dont nous aurions prévenu le spectacle hideux, en écoutant la sévère justice, qui venge le peuple par la main du bourreau. Voulez-vous la paix et la tranquillité ? Ne traînez pas en longueur le procès de Louis. Songez qu'une prompte vengeance légale, après la journée du 10 août, nous eût épargné les horreurs du mois de septembre. On n'aurait pas vidé nos prisons dans les carrières de Clamart, si les tribunaux n'avaient pas temporisé avec les courtisans échappés de la galerie du Louvre. [...].
Quant à moi, je me croirais le plus unique des juges, le plus inhumain des hommes, le plus vil des esclaves, si en qualité de membre de la commission des six et de la commission des douze, après avoir fait le dépouillement du portefeuille du ci-devant Monsieur, et de l'armoire de fer du ci-devant roi, je ne prononçais pas formellement la mort du directeur de tous les conjurés que la loi punit chaque jour.
Hâtons-nous donc à juger un prisonnier, auquel tant de scélérats s'intéressent vivement : un monstre, dont la tête en tombant, fera rouler dans la poussière toutes les couronnes de l'Europe. [...]. Je conclus à la mort de l'ex-roi et de tous les rois qui seront amenés sur le sol de la terre libre. L'échafaud des monarques sera le tombeau des Feuillants. » (60)
Du 15 au 17 janvier 1793, les députés de la Convention sont appelés nominalement à répondre à quatre questions :
1° Louis Capet est-il coupable de conspiration contre la liberté publique et d'attentats contre la sûreté générale de l'État, oui ou non ? Sur 718 députés présents, 642 députés votent « oui ».
2° Le jugement de la Convention nationale contre Louis Capet sera-t-il soumis à la ratification du peuple, oui ou non ? Sur 721 députés présents, 423 députés votent « non ».
3° Quelle peine sera infligée à Louis ? La mort, ou autre ? Sur 721 députés présents, 366 députés votent « la mort », 34 députés votent la mort avec condition, et 321 députés votent la détention.
4° Y aura-t-il un sursis à l'exécution du jugement de Louis Capet ? Sur 690 députés présents, 380 députés votent « non », 2 députés votent le sursis, et 10 députés s'abstiennent ou se récusent.
Le 15 janvier 1793, Anacharsis Cloots, député de l'Oise, répond comme suit :
1° Louis Capet est-il coupable de conspiration contre la liberté publique et d'attentats contre la sûreté générale de l'État ? OUI.
2° Le jugement de la Convention nationale contre Louis Capet sera-t-il soumis à la ratification du peuple ? Réponse motivée : NON.
Archives parlementaires de 1787 à 1860 ; 52-61, 63-82. Convention nationale. Série 1 / Tome 57 / impr. par ordre du Sénat et de la Chambre des députés, p. 80.
3° Quelle peine sera infligée à Louis ? LA MORT.
4° Y aura-t-il un sursis ? NON.
Exécution de Louis Capet XVIe du nom, le 21 janvier 1793 ; détail d'une estampe anonyme.
V. Anacharsis Cloots, député de l'Oise, et la poursuite des guerres
Le 22 janvier 1793, un certain Erasme Coopleren avertit Anacharsis Cloots que d'aucuns le soupçonnent en Belgique de vouloir faire rapporter le décret du 15 décembre 1792 relatif à l'administration révolutionnaire française des pays conquis, dont la Belgique.
Annales patriotiques et littéraires de la France, et affaires politiques de l’Europe, n° 33, 22 janvier 1793.
Le 2 février 1793, dans les Annales patriotiques et littéraires de la France, et affaires politiques de l’Europe, Anarcharsis Cloots réaffirme les raisons qui font de lui le défenseur et le propagandiste dudit décret :
Annales patriotiques et littéraires de la France, et affaires politiques de l’Europe, n° 33, 22 janvier 1793.
Le 11 février 1793, Anacharsis Cloots prononce aux Jacobins un discours dans lequel il présente et soutient la demande de réunification du pays de Schaumbourg [dans la région de la Sarre] à la France :
« Les habitants du bailliage de Schaumbourg veulent se réunir à la grande famille, dont ils furent arrachés tyranniquement en 1786, par un arrêt du conseil signé Louis, et plus bas Vergennes. Le vizir ne daigna pas accorder la parole aux esclaves de la Lorraine allemande ; le peuple ne fut point écouté, et l'on aliéna par les plus obscures intrigues, un pays de huit lieues de long sur cinq de large. Des renseignements positifs furent envoyés à la cour, et les officiers royaux avouent eux-mêmes que le Schaumbourg a été un des réservoirs, d'où l'on atiré une bonne partie des ressources qui ont servi à la défense de l'État. Et c'est en échange de quelques droits vexatoires que l'on vendit neuf mille hommes industrieux à la branche palatine des Deux-Ponts. [...]. Les trente communes du Schambourg protestent contre la tyrannie de Versailles et des Deux-Ponts. » (61)
Dans l'actuel arrondissement de Schaumbourg en Basse-Saxe, au bord de la Weser.
L'affaire est complexe. Avant 1766, le bailliage de Schaumbourg appartenait au duché de Lorraine ; après 1766, à la France. À partir de 1786, en vertu d’un traité d’échange signé à fin de rectification de la frontière entre le duché de Deux-Ponts et le royaume de France, il appartient au duché de Deux-Ponts.
« Ce traité se heurtait au droit d’autodétermination des peuples : les communes du bailliage de Schaumbourg pouvaient se déclarer libres et exprimer le vœu, soit de se réunir à la France soit d’en rester séparées. Malgré leurs remontrances et protestations, elles sont cédées en 1786 au duc de Deux-Ponts et placées sous un joug qu’elles avaient toujours trouvé insupportable. Depuis cette époque, elles n’avaient cessé de tourner leurs regards vers la mère-patrie. » (62)
Le 14 février 1793, dans le cadre d’un débat portant sur les objectifs de la politique étrangère de la France, Lazare Carnot, porte-parole du Comité diplomatique, expose à nouveau le désir de réunion du bailliage de Schaumbourg à la France.
« On peut supposer avec certitude qu'à cette date, c’est d’abord la présence des troupes françaises dans le bailliage de Schaumbourg, en lien avec la campagne du général Beurnonville contre Trèves, qui a favorisé ou peut-être même provoqué le mouvement de réunion.
Carnot présenta d’abord les principes qui devaient guider le pays dans les "réunions" ultérieures. Cette théorie des "réunions" reposait sur deux principes : l’intérêt et le droit. Appliqués à une "réunion", ces principes signifiaient que chaque changement territorial devrait correspondre à l’intérêt de l’État ; que, de plus, les communautés qui exécuteraient ce changement devraient avoir prouvé leur libre volonté ou que la sécurité publique de la République l’exigerait. En application de ces principes, Carnot conclut que le Rhin, les Alpes et les Pyrénées étaient les "limites anciennes et naturelles" de la France.
Le 21 février 1793, le général Ligniville, général en chef de l’armée de la Moselle, adresse depuis Sarrelibre [Sarrelouis] aux habitants du bailliage de Schaumbourg une proclamation en allemand et en français, dans laquelle il leur déclare qu’ils sont désormais "unis à la grande famille des Français". Le 16 mars, les Français prennent officiellement possession du bailliage de Schaumbourg par le général Ligniville et un commissaire du district de Sarrelibre du nom de Schroeder. Ceux-ci installent une administration communale.
Mais, une fois encore, ce changement ne représente qu’un court intermède : en 1793-1794, la guerre s’installe dans le bailliage de Schaumbourg comme dans presque toute la région de la Sarre. Par intermittence, l’administration de Deux-Ponts revient. [...]. Tous les autres territoires de la région de la Sarre, au cours de la conquête de l’ensemble de la rive gauche du Rhin, eurent considérablement à souffrir du poids de la guerre, et ce pendant des années, jusqu’à ce que, en 1797-1798, l’ensemble fût partagé en quatre départements et rattaché à la France, mais en droit international seulement en 1801. » (63)
Le 16 février 1793, L'armée de Dumouriez entre en Hollande, berceau de la famille Cloots. Anacharsis Cloots envoie son salut aux soldats de la République et leur recommande sa famille. De façon assez rare chez lui, il laisse percer là une sorte d'inquiétude. Sa mère vit toujours, et elle demeure à Gnadenthal, chez son autre fils.
« Vous avez vaincu les oppresseurs de mon pays natal ; mon berceau est à Gnadenthal près de Clèves. Ma famille se réjouit avec moi du succès de vos armes. Je recommande à votre loyauté une maison qui n'a pas été inutile à la cause que vous défendez avec tant de gloire. Ne faisons verser des larmes qu'aux tyrans et à leurs suppôts.
Signé : Fraternité, Générosité » (64)
Le lendemain 17 février, dans une lettre adressée à un certain Cremer, ami belge ou batave, Anacharsis Cloots précise la raison pour laquelle le sort de sa famille l'inquiète :
« J'apprends que mon frère a un prêtre émigré chez lui. Quelle imprudence ! Je lui ai envoyé une sorte de sauvegarde ; mais aucune force humaine ne pourra préserver Gnadenthal du pillage si ce transfuge n'en sort pas sur le champ. [...]. J'espère qu'Amsterdam, Paris et Dorsten feront incessamment partie de la même République. Signé : Anacharsis Cloots » (65)
Le 1er mars 1793, alors que Dumouriez vient de s'emparer de Breda (Pays-Bas), les Autrichiens prennent la ville de Maestricht (Pays-Bas), abandonnée par les troupes du général Francisco de Miranda (66), et, le 5 mars 1793, ils occupent la ville de Liège (Belgique). Les Autrichiens continuent leur progression vers Bruxelles et, le 18 mars, ils remportent contre les Français la bataille de Neerwinden. L'armée française doit abandonner la Hollande et la Belgique. Dumouriez rompt avec la France, rejoint le camp des Autrichiens et publie un manifeste annonçant qu'il se prépare à marcher avec eux sur Paris. Belgique et Pays-Bas renouent avec le règne des « tyrans ».
Dans le même temps la France, qui a déclaré la guerre à l'Espagne le 7 mars 1793, ouvre un nouveau front dans les Pyrénées. Le 9 mars, les représentants en mission sont chargés d’accélérer la levée en masse. Le même 9 mars, à Paris, des sans-culottes mettent à sac les imprimeries des Girondins, tenus en l'occurrence pour fauteurs de guerres infructueuses. Le 11 mars, les Vendéens s'insurgent contre la levée en masse, et l'insurrection est cause du massacre de Machecoul, ouvrant par là un autre front encore.
Le 20 mars 1793, consterné par la tournure qu'ont prise les événements, Anacharsis Cloots prononce au club des Jacobins « un mot sur les conférences secrètes entre quelques membres de la Convention » (67). Il accuse solennellement, non seulement les Girondins, mais aussi toute la Convention, Danton et Robespierre compris, d'avoir trahi les intérêts de la France, et ceux du genre humain, en prenant acte de ce que disaient les commettants des députés belges aristocrates, à savoir qu' « ils ne voulaient plus de nous, que tout cela s'était fait à coups de sabre, et qu'il n'était pas possible que les peuples voulussent partager notre anarchie ».
Plus particulièrement encore, Anacharsis Cloots accuse Élie Guadet, l'un de ses collègues du Comité diplomatique, d'avoir exercé une influence coupable sur Pierre Henri Hélène Marie Lebrun-Tondu, le ministre de la guerre, qui était secrètement partisan de frapper en Hollande « un grand coup ». « Guadet, voyant qu'il n'y avait plus moyen de retarder la guerre avec le stathouder, fit une dernière menace à Lebrun : "Ne faites pas cela, on vous coupera le tête si votre entreprise échoue". Et Guadet finit par proférer un blasphème qui montre son âme noire : "Eh ! que nous importe que les Hollandais, des marchands de fromage, soient libres ou esclaves !" »
« Ces gens-là, dit encore Anacharsis Cloots de ses collègues girondins, « ne voulaient pas la guerre avec la Hollande, c'eût été nuire à l'Angleterre ; mais ils voulaient la guerre avec l'Espagne, c'était servir l'Angleterre ». Bref, « ces gens-là » voulaient, d'après Anacharsis Cloots, « contracter une alliance avec les tyrans prussiens, hollandais et anglais ».
Portrait de Francisco de Miranda, général de division à l'armée du Nord en 1792, par Georges Rouget (1783–1869), Versailles.
Et, poussant la dénonciation plus avant encore, Anacharsis Cloots se dit « intimement persuadé que le désastre d'Aix-la-Chapelle et de Maestricht est le fruit des laisons étroites de Brissot avec sa créature Miranda ». Le général Miranda et ses troupes se seraient « laissés battre tout exprès, parce que des malveillants avaient pillé quelques boutiques à Paris », pillage attestant, au dire des puissances alliées, de la situation d'anarchie auquel la France se trouvait vouée du fait de sa Révolution. Un coup politique que ce pillage, objecte Anacharsis Cloots, un coup monté par les Girondins pour susciter l'occasion de « contracter une alliance avec les tyrans prussiens, hollandais et anglais » ! « La France est trahie du fond de la Bretagne aux bords de la Roer et du Rhin », insiste Anacharsis Cloots, « et l'on ne punit personne. Un Sainte-Foix, un Dufresne, un Dietrich, un Roland vivent encore ! Roland, l'instrument de la faction persécutrice des patriotes et protectrice des aristocrates. Roland, dont les calomnies ont aiguisé les poignards des contre-révolutionnaires du Loiret, des Deux-Sèvres, de la Vendée et du Morbihan ; ce Roland, aussi scélérat que Brissot et Guadet, n'est pas sur l'échafaud. »
Dans le feu de sa colère, Anacharsis Cloots appelle sur cette clique le retour des septembriseurs :
« Plût à Dieu que la journée du 2 septembre se fût étendue sur tous les chefs-lieux de la France ; nous ne verrions pas aujourd'hui les Anglais appelés en Bretagne par des prêtres qu'il ne fallait pas déporter, mais septembriser. La déportation a doublé les moyens pécuniaires et la correspondance incendiaire des rebelles. Les meurtres et les brigandages ne nous affligeraient pas cette année, si nous avions exterminé l'automne dernier l'infâme race qui trame dans l'intérieur. Des milliers de Français périssent maintenant de part et d'autre, grâce au mouvement rétrograde imprimé à la révolution par les rolandistes. Sans les entours de Louis XVI, nous n'aurions pas eu la guerre au dehors ; sans les entours de Roland, nous jouirions de l'harmonie fraternelle. On va chercher niaisement un Comité d'insurrection, et ce comité existe dans l'âme de tous les amis de l'humanité. Je suis, moi, du comité d'indignation ! »
Et Anacharsis Cloots, démissionnaire, le 20 mars 1793, prend ainsi congé du Comité diplomatique.
VI. Anacharsis Cloots, député de l'Oise, et la mise en accusation de Marat
À la même époque, Marat tire lui aussi à boulets rouges sur les Girondins. Élu alors à la présidence des Jacobins, il diffuse le 5 avril une circulaire dans laquelle il appelle à l'insurrection et au coup d'État : « Amis, nous sommes trahis ! aux armes ! aux armes ! voici l'heure terrible où les défenseurs de la patrie doivent vaincre ou s'ensevelir sous les décombres sanglants de la République. Français, jamais votre liberté ne fut en plus grand péril ! Nos ennemis ont enfin mis le sceau à leur noire perfidie, et pour la consommer, Dumouriez, leur complice, marche sur Paris. »
Jean Paul Marat, « La société des amis de la liberté et de l'égalité de Paris, à leurs frères des départements », 12 avril 1793, in , Rapport fait au nom du Comité de législation par P.-M. Delaunay, le jeune, député du département de Maine-et-Loire, sur les délits imputés à Marat, membre de la Convention nationale, p. 5.
Le 13 avril 1793, Jean Baptiste Boyer-Fonfrède, député de la Gironde, alors secrétaire de l'Assemblée nationale, annonce à la tribune que le Comité de sûreté générale a fait saisir à Bordeaux des paquets contenant divers imprimés et lettres « où l'on prêchait ouvertement la révolte contre la Convention nationale et les autorités constituées ; et dont la provocation ne tendait à rien moins qu'à engager les citoyens de tous les départements à se rendre à Paris, en aussi grand nombre qu'il serait possible, pour y égorger, comme des victimes nécessaires au salut de la patrie, une partie des membres de la Convention nationale, les ministres et les chefs de diverses administrations ».
Portrait de Jean Baptiste Boyer-Fonfrède (1760-1793) par Gustave Chariol (1817-1872).
Le même Boyer-Fondrède signale également que « ce projet atroce, grossièrement voilé dans les écrits imprimés, se trouve dans les termes les plus formels dans une lettre écrite par un particulier [Marat] actuellement à Paris, envoyé par plusieurs de ces hommes mal famés, qui se sont efforcés de porter le trouble dans notre ville. Le Comité de sûreté générale a demandé que les pièces fussent lues, afin que l'assemblée pût délibérer sur les moyens qu'il conviendrait de prendre pour rompre un complot qui ne tend à rien moins qu'à dissoudre entièrement la République, par la destruction de la Convention nationale, et l'anarchie affreuse qui en serait la suite. »
Boyer-Fonfrède procède ensuite à la lecture des écrits incriminés, parmi lesquels figurent le « Mot sur les conférences secrètes entre quelques membres de la Convention » d'Anacharsis Cloots, et le « Amis, nous sommes trahis ! aux armes ! aux armes ! » de Marat. Plus violent encore que celui d'Anacharsis Cloots, le brûlot de Marat suscite l'effroi d'une bonne partie de l'Assemblée. D'où la mise aux voix d'un décret d'accusation contre Marat :
« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité de législation sur les délits imputés à Marat, le décrète d'accusation, comme ayant provoqué : 1° le pillage ; 2° le meurtre ; 3° la dissolution de la Convention ; ordonne qu'il sera traduit devant le tribunal criminel extraordinaire. »
Plusieurs membres : Aux voix ! aux voix ! »
Le vote se fait aussitôt, de façon nominale.
À la question : « Faut-il traduire Marat devant le tribunal criminel extraordinaire ? », Anacharsis Cloots répond « NON ».
Archives parlementaires de 1787 à 1860, première série (1787 à 1799), tome 62, du 13 avril 1793 au 19 avril 1793, Paris, Paul Dupont, 1897, p. 33, puis 37.
Après Anacharsis Cloots, Bertrand de la Houdinière, député de l'Orne, fournit à la question posée ci-dessus la réponse suivante : « Comme je ne suis pas assez lâche pour ne dire ni oui ni non, comme je ne suis pas prussien, je dis, oui ». On se souviendra ici que Marat est né en 1743 à Boudry, dans la principauté de Neuchâtel, vassale depuis 1707 du roi de Prusse. Le propos de Bertrand de la Houdinière laisse entendre que, si Anacharsis Cloots s'oppose à la traduction de Marat devant le tribunal révolutionnaire, c'est par solidarité d'étrangers et de compatriotes.
Anacharsis Cloots et Marat, en tout cas, se connaissent bien et se sont mutuellement jaugés. « Avant de connaître personnellement Marat, dira Cloots en décembre 1793, je ne savais trop que penser sur con compte, et lui-même m'avoua qu'il avait reçu des renseignements hasardés sur le mien. "Te rappelles-tu, Marat, lui disais-je, que dans ton affiche électorale, tu me gratifias de l'épithète de mouchard berlinois ?" Il me répondit en propres termes : "Mon fils, c'est comme cela qu'on apprend à se connaître ; je vois maintenant que tu es un bon enfant." Je lui répliquai : "Plus nous avancerons et moins nous broncherons." » (68)
Robespierre se prononce, lui aussi, contre la traduction de Marat devant le tribunal criminel extraordinaire :
« Maximilien Robespierre. [...]. Comme l'adresse des Jacobins qui a été le prétexte de cette affaire scandaleuse, malgré l'énergie des expressions provoquée par le danger extrême de la patrie, et par les trahisons éclatantes des agents militaires et civils de la République, ne contient que des faits notoires et des principes avoués par les amis de la République ; comme la destinée des Jacobins fut toujours d'être calomniée par les tyrans, et qu'il est peu de différence entre Lafayette, Louis XVI et Léopold qui leur déclaraient la guerre il y a quelques mois, et Dumouriez, Brunswick, Cobourg, Pitt et leurs complices que j'ai dénoncés moi-même il y a peu de jours, et qui ne veulent pas aujourd'hui que je puisse même discuter l'acte d'accusation intenté contre un de nos collègues ;
Comme la phrase de Marat, qui dit que la liberté ne sera établie que quand les traîtres et les conspirateurs seront exterminés, quelque illégale qu'elle puisse paraître, n'a jamais tué un seul traître et un seul conspirateur, et
que les hypocrites ennemis du peuple ont déjà ait égorger 300.000 patriotes, et conspirent pour égorger le reste ;
Comme ce ne sont point les anathèmes d'un écrivain contre les accapareurs, mais les émissaires de l'aristocratie et des cours étrangères qui ont excité un attroupement chez les épiciers, pour calomnier le peuple de Paris qui n'y a pris aucune part, les défenseurs de la liberté qui l'ont arrêté, et pour fournir à Dumouriez le prétexte du manifeste qu'il vient de publier contre Paris et contre la République ;
Comme ceux qui poursuivent les moindres écarts du patriotisme se montrèrent de tout temps très exorables pour les crimes de tyrannie ;
Attendu que je ne vois dans cette délibération que partialité, vengeance, injustice, esprit de parti, que la continuation du système de calomnie entretenu aux dépens du Trésor public par une faction qui, depuis longtemps, dispose de nos finances et de la puissance du gouvernement, et qui cherche à identifier avec Marat auquel on reproche des exagérations, tous les amis de la République qui lui sont étrangers, et enfin que l'oubli des premiers principes de la morale et de la raison ;
Comme je n'aperçois dans toute cette affaire que l'esprit développé des Feuillants, des modérés et de tous les lâches assassins de la liberté, qu'une vile intrigue ourdie pour déshonorer le patriotisme, les départements infestés depuis longtemps des écrits liberticides de royalistes, je repousse avec mépris le décret d'accusation proposé. » (69)
Malgré la forte intervention de Robespierre, les partisans du décret d'accusation l'emportent ici sur ceux de la relaxe ; Élie Guadet demande l'arrestation de Marat. Celui-ci commence par se cacher, puis, le 23 avril 1793, flanqué de ses partisans, il se rend à la prison de l'Abbaye où il se constitue prisonnier. Présenté le lendemain devant le procureur Fouquier-Tinville, il bénéficie d'un jury acquis d'avance, devant lequel il se livre à une sorte de « show » patriotique qui enchante son public. Il est acquitté le même jour, couronné de lauriers et porté en triomphe par ses partisans jusqu'à la Convention.
Louis Léopold Boilly (1761–1845), À la sortie du tribunal criminel exceptionnel, le triomphe de Marat, Palais des Beaux-Arts de Lille.
Moins connu que Marat, compris toutefois dans la réprobation suscitée en avril 1793 par le « Aux armes ! » de ce dernier, Anacharsis Cloots bénéficie pour l'heure de l'acquittement de Marat, qui le blanchit lui aussi, en quelque façon. On remarque toutefois que, si, à l'Assemblée, Robespierre a pris la défense de Marat, il ne s'est pas prononcé sur le cas d'Anacharsis Cloots.
VII. Anacharsis Cloots, membre du Comité de Constitution
Anacharsis Cloots, qui a été nommé le 18 février 1793 au Comité de constitution des Jacobins, publie le 26 avril un long texte intitulé Bases constitutionnelles de la République du genre humain. Ce texte inspire à Jean Paul Rabaut Saint-Étienne, dans Réflexions politiques sur les circonstances présentes (1792), un jugement sibyllinement louangeur qu'Anacharsis Cloots se plaît à citer en exergue :
« Il a paru en France un de ces hommes qui savent s'élancer du présent dans l'avenir : il a annoncé qae le temps viendroit où tous les peuples n'en feroient qu'un, et où les haines nationales finiroient ; il a prédit la République des hommes et la nation unique ; il s'est fièrement appelé l'Orateur du genre hnmain, et a dit que tous les peuples de la terre étoient ses commettans ; il a prévu que !a Déc!aration des droits, passée d'Amérique en France, seroit en jour la théologie sociale des hommes et la morale des familles humaines, vulgairement appelées nations. Il étoit Prussien et noble, et il s'est fait homme. Quelques-uns lui ont dit qu'il étoit un visionnaire ; il a répondu par ces paroles d'un écrivain philosophe : "On ferait un volume des fausses maximes accréditées dans le monde ; on y vit sur un petit fonds de principes dont fort peu de gens se sont avisés de reculer les bornes. Quelqu'un ose-t-il prendre l'essor et voir au-delà ; il effraie, c'est un esprit dangereux ; c'en est tout au moins un bizarre". »
Anacharsis Cloots, lui-même, engage ainsi son propos : « J'élèverai un monument impérissable dont les inscriptions seront des hiéroglyphes pour les barbares. La sans-culotterie me comprendra parfaitement ; la culotterie ne voudra pas me comprendre. Quoique la Convention ne soit pas à la hauteur de sa mission, néanmoins un grand nombre de mes collègues embrassent ma doctrine : or, il ne faut que douze apôtres pour aller fort loin dans ce monde. J'ai le malheur de ne pas être de mon siècle ; je suis un fou à côté de nos prétendus sages. Emmanuel Sieyès, avec son tiers-état, n'aurait pas joué un plus grand rôle dans un lit de justice à Versailles, que moi avec mon genre humain avec nos hommes d'État. Au moins à la cour de Versailles n'était-on pas inconséquent ; on ne s'y piquait pas de professer la vérité, d'établir la liberté et l'égalité sur les droits de l'homme ; on n'y reconnaissait que le droit français. Et moi qui fonde une Constitution sur la Déclaration des droits universels, je rencontre des Français d'autrefois, des Huns et des Goths, des grands enfants dans le sein d'une assemblée qui invoque les droits de l'homme... »
À la suite d'un long et fumeux enchaînement d'observations portant sur les principales nécessités de la Constitution, Anacharsis Cloots soumet à ses collègues trois articles, « trois résultats d'une méditation profonde » :
Bases constitutionnelles de la République du genre humain, par Anacharsis Cloots, Paris, Imprimerie nationale, 1793, pp. 43-44.
Dans sa rédaction finale, qui n'est pas, d'évidence, celle d'Anacharsis Cloots, la Constitution de l'an I (ou de 1794), met en place un régime républicain très démocratique et décentralisé. Elle sera adoptée par référendum populaire en juillet 1793, promulguée le 10 août 1793, jour anniversaire de la chute de la royauté en France, et suspendue le 10 octobre 1793, la Convention ayant décrété alors, que « le gouvernement serait révolutionnaire jusqu'à la paix. »
Le 31 mai et le 2 juin 1793, la Commune insurrectionnelle de Paris fait braquer des canons sur la Convention. Étienne Clavière, ministre des Finances, et Lebrun-Tondu, ministre de la Guerre, sont décrétés d'arrestation à leur domicile, ainsi que 29 députés girondins : Barbaroux, Birotteau, Brissot, Buzot, Chambon, Gensonné, Gorsas, Grangeneuve, Guadet, Lanjuinais, Lasource, Lehardy, Lesage, Lidon, Louvet, Pétion, Salle, Valazé, Vergniaud, et dix membres de la commission des Douze (70) : Bergoeing, Boilleau, Gardien, Gomaire, Kervélégan, La Hosdinière, Henry-Larivière, Mollevaut, Rabaut, Viger.
Le 7 juin 1793, au club des Jacobins, Anacharsis Cloots signe conjointement avec d'autres députés, une lettre adressée aux citoyens des départements, sur l'insurrection du 31 mai. Les Jacobins se félicitent de ce que ladite insurrection n'ait pas à se reprocher « une seule tache de sang » ; ils annoncent la promulgation prochaine d'une nouvelle Constitution et la célébration d'une « fête générale le 10 août au champ de la Fédération ».
« Ce qui fera frémir de rage la ligue des tyrans, ce qui confondra les détracteurs de Paris et ses calomniateurs contre-révolutionnaires, qui l'appellent sans cesse une ville de sang et d'anarchie, c'est que cette troisième insurrection, la plus salutaire, la plus sainte de toutes, n'a pas une seule tache de sang ». Paris conservera aux détenus leur inviolabilité, il ne veut point s'arroger plus que la portion de pouvoir, et il attend avec respect le jugement des autres départements et du souverain. [...].
Les passions se taisent, la Convention marche, les bons décrets se succèdent avec rapidité, et la France aura une Constitution avant la fin du mois. Mais, Frères et amis, venez nous juger vous-mêmes. La Convention a décrété un rassemblement de la grande famille et une fête générale le 10 août au champ de la Fédération ; jamais la France n'eut plus grand besoin de se rattacher ainsi à elle-même. Venez dans nos murs ; nos maisons, nos bras vous sont ouverts. Vous verrez que les hommes du 2 juin sont les mêmes hommes du 14 juillet et du 10 août, et vous les trouverez encore dignes de vous, dignes d'être les gardiens de la Convention. Nos embrassements se confondront, nos piques s'entrelaceront autour de l'autel de la patrie, et la coalition des rois tremblera encore de notre union et de ce faisceau d'armes de vingt-cinq millions d'hommes. » (71)
La Fontaine de la Régénération sur les débris de la Bastille lors de la fête du 10 août 1793 ; dessin de Charles Monnet, eau-forte et burin d'Isidore Stanislas Helman (1728-1799), Paris, Musée de l'Armée.
Le 5 mai 1793, Anacharsis Cloots prononce au club des Jacobins un discours enflammé, intitulé « Le canon d'alarme ». (72)
Dans ce discours, il appelle d'abord le gouvernement à une « purification totale », i.e. à « extirper le sanguinaire modérantisme », à « expulser de nos bureaux et de nos armées tous les chefs suspects » et à « faire tomber sous le glaive de la justice toutes les têtes coupables ». « Il ne faut que des Sans-Culottes dans l'empire de la sans-culotterie », dit-il.
Il appelle ensuite à la poursuite de la guerre en Belgique et aux Pays-Bas, et insiste sur les avantages économiques et financiers que devrait présenter la guerre en question :
« Invitons solennellement toutes les communes à se former en compagnies armées, qui se pourvoiront de chariots pour transporter quelques lieues plus au Nord, une manne qui se consomme inutilement dans l'intérieur. Des forces innombrables inonderaient toutes les contrées que l'ennemi occupe en deça de la Meuse et du Rhin. Les magasins des Pays-Bas ainsi que la récolte de ces campagnes fertiles seront à nous. Nous aurons regagné les 800 millions tournois et les subsistances et les indemnités qu'une faction traîtresse [Dumouriez et autres] nous a fait perdre impunément ». On se souviendra ici qu'Anarcharsis Cloots est issu d'une puissante famille de banquiers, qui a tiré sa fortune de son engagement dans la Compagnie des Indes.
« On massacre la nation en détail, on nous bloque de toute part. Nous avons trop d'assignats en raison de notre territoire, et pas assez de subsistances pour notre population. La cherté des comestibles provoque des commotions intestines. Le remède à tant de maux, c'est de s'emparer promptement des richesses territoriales de nos départements envahis par les satellites du Danube et de la Sprée. Ôtons le goût du pain à nos ennemis, et nous aurons un pot-au-feu à bon compte. Écrasons les tyrans blasonnés, et nous éviterons les disettes et les émeutes. Notre situation est telle que si nous n'étions pas en guerre avec les despotes, il faudrait la demander à grands cris. [...].
Poussons l'ennemi au-delà du Rhin, si nous voulons éviter la banqueroute, diminuer les impôts et les frais militaires. La France, appuyée sur les Bouches du Rhin, sera plus riche en denrées, en biens nationaux, et nos frontières seront plus faciles à garder. Ne perdons pas de vue cette perspective ; c'est là notre étroit nécessaire. Nous verrons dans la suite ce que les circonstances nous permettent d'entreprendre de plus avantageux », sachant qu'il s'agit à terme, selon Anacharsis Cloots, de « la délivrance du genre humain ».
VIII. Anacharsis Cloots, député de l'Oise, se défend d'une attaque relayée par Marat
Le 15 mai 1793, Anacharsis Cloots adresse à Marat un courrier pour se plaindre d'une allégation relevée dans le n° 193 du Publiciste de la République française. Dans ce numéro 193, Marat brosse un portrait au vitriol de Pierre Henri Hélène Marie Lebrun-Tondu, ministre des Affaires étrangères, qu'il accuse d'être « une créature de Dumouriez, le premier de ses complices, et l'un des plus coupables ». Il éclabousse au passage Anacharsis Cloots en rapportant que Lebrun aurait financé la publication des écrits dudit Cloots afin de faire de lui sa créature au sein du Conseil diplomatique.
Pierre Henri Hélène Marie Lebrun-Tondu (1754- 28 décembre 1793, guillotiné).
Jean Paul Marat, Le Publiciste de la République française, n° 193, 13 mai 1793, « Portrait de Lebrun, ministre des affaires étrangères. Son premier métier de racoleur, puis de musicien, puis de dragon Autrichien, puis d'agent diplomane [sic]. Sa fin prochaine. », p. 7.
Anacharsis Cloot adresse donc, le 15 mai, une lettre et un « salut » à « son collègue Marat ». De façon qui étonne, il s'emploie dans cette lettre à rectifier plutôt qu'à dénoncer l'allégation qui le vise, et il conserve dans ses rectifications un ton mesuré, rare chez lui :
« On ignore donc que Lebrun, en vertu d'un décret de la Convention, fait réimprimer, traduire et répandre les productions qui lui paraissent favorables à la Propagande. Il a donné une nouvelle édition de mes Adresses aux Belges, aux Bataves, aux Piémontais, aux Cosmopolites, etc. Je ne pense pas que Lebrun ait voulu, par là, se faire de moi un ami ; on sait que je suis le plus ingrat des républicains.
Ai-je attendu la retraite de M. et Mme Roland » — chez qui Anacharsis Cloots a admis avoir dîné quatre fois —, « pour démasquer ces deux monstres ? Si je savais quelque chose à la charge du ministre des Affaires étrangères, j'en ferais confidence au public, avec ma naïveté ordinaire. Il est vrai que je n'ai jamais dîné ni chez Lebrun, ni avec Lebrun. » (73)
Rapidement soldé par Anacharsis Cloots, cet échange avec Marat signale, quoi qu'il en soit, que des bruits commencent de courir au sein de la Montagne concernant l'orthodoxie « montagnarde » dudit Anacharsis Cloots. Se pourrait-il que le bouillant Orateur du genre humain et le chantre des Sans-Culottes fût aussi un espion stipendié par la clique de Dumouriez, et, via Dumouriez et les siens — le chevalier Pio, [Charles] Geneviève d'Éon, dit(e) le chevalier d'Éon, [à qui Anacharsis Cloots adresse le 12 mai 1790 à Paris une lettre équivoque, puis le 14 juillet 1792 une lettre politiquement sibylline], Charles Pierre Maximilien Radix de Sainte-Foix, Pierre Jean Berthold de Proli, etc., inséparables des banquiers étrangers les plus dangereux (72) —, un espion stipendié par les puissances de la Coalition ? On se souvient que Jacques Pierre Brissot, quant à lui, soupçonnait Anacharsis Cloots en 1792 d'être un espion chargé par la Montagne d'infiltrer le parti des Girondins. À quel jeu Anacharsis Cloots pourrait-il donc se livrer ? et au profit de qui ?
Le 19 juillet 1793, Anacharsis Cloots publie dans Le Batave, ou le Nouvelliste étranger : Aux Hommes Libres de Tous Les Pays (74) une « Réponse à un publiciste saxon », non nommé. À celui-ci, qui s'inquiète des effets délétères de l'insurrection du 2 juin et de la mise en accusation de 29 députés girondins, Anacharsis Cloots rétorque que « la France n'aura pas le sort de la Pologne (75). Grâce à notre comité d'indignation, les représentants du peuple humain ont enfin publié une Charte [la Constitution de l'an I] qui va détruire tous les anarchistes de l'intérieur et tous les tyrans de l'Europe.
Dès le mois d'octobre dernier, j'ai eu le courage de rompre en visière au roi de France Roland, au vizir Brissot et à tout le divan girondin. Mon civisme fut mis à une rude épreuve ; je prévis qu'on me ferait boire un calice amer : il y allait de mon repos et de ma vie ; mais l'amour de la vérité me fit braver fièrement mille abominations. Je fus dénigré dans tous les journaux ; je luttai avec mes propres forces contre l'or d'une nouvelle liste civile. Roland avoue, dans son dernier compte-rendu, qu'il a puisé dans le trésor national pour réfuter Anacharsis Cloots, c'est-à-dire pour me calomnier ; et il n'accuse pas le quart de la somme que la profusion de ses libelles contre moi a dû coûter à la nation. Membre du Comité diplomatique, j'étais à même de voir d'étranges manœuvres. Ne doutez pas que si le rolandisme eût triomphé à Paris comme à Bordeaux, on ne me livrât, pieds et poins liés, à Frédéric Guillaume, le plus stupide des princes et le plus odieux des tyrans. L'empereur Brissot a eu le front d'écrire à ses commettants que mon ci-devant souverain [Frédéric-Guillaume II], un roi qui me voue à la potence, et que je voue à la guillotine, me laisse la jouissance de mes terres dans ses États. Mensonge absurde !
En guise de conclusion, Anacharsis Cloots formule cet augure triomphant : « Tous mes vœux vont s'accomplir, je touche au terme de mon ambition ; c'est de voir le monde libre, en mangeant à la gamelle avec les cultivateurs de mon voisinage. Salut et fraternité ». Signé : « Anacharsis Cloots, cultivateur et député du département de l'Oise. »
Le 19 août 1793, Anacharsis Cloots prononce au club des Jacobins un discours intitulé « Croisade civique » (76). Les Autrichiens occupent les places fortes du Nord ; les Prussiens ont pris les villes de Condé, Mayence, Valenciennes ; d'autres places risquent de tomber encore entre les mains de l'ennemi. Le 16 août, malgré les réticences de Robespierre, la Convention vient de décréter la levée en masse. Anacharsis Cloots déclare à ce propos que « le peuple français peut soutenir une guerre perpétuelle, sans se lasser ni s'épuiser ». Il fonde cette certitude sur un raisonnement économique de sa façon :
« Un roi endetté craint la chute de sa couronne ; un peuple endetté est sûr de ne jamais manquer de rien. Tant que le soleil ne se lassera pas de répandre l'abondance sur la terre, les républicains ne se lasseront pas de combattre pour leurs foyers paternels. Nous mangerons et boirons et combattrons l'année prochaine, comme l'année dernière, sans nous inquiéter du bilan des financiers. La cherté et les impôts sont l'écueil d'un roi et les appuis d'un peuple [...]. Avec des greniers d'abondance et des lois sévères contre les accaparements, le peuple jouira du maximum de la prospérité.
Cependant nos ennemis ont eu l'ineptie de croire que la cherté produirait une contre-révolution. Qu'ils apprennent, les scélérats, qu'à moins de frapper la terre de stérilité, nous soutiendrons la guerre jusqu'à la fin des siècles. Nous aurons toujours des moissons et des assignats ; mais les tyrans n'auront pas toujours des écus et des dupes. La lumière des droits de l'homme percera, tôt ou tard, les ténèbres des droits usurpés. Une nation de vingt-cinq millions d'insurgents, une nation de soldats dont les femmes se dévouent aux travaux agricoles, est impérissable. »
Et d'ajouter, après avoir déploré la trahison du général Dumouriez et l'impéritie du général Custine : « Précipitons-nous en masse sur les rives du grand fleuve, et jamais Allemand de remettra un pied hostile dans la France régénérée. »
Le 29 août 1793, Anacharsis Cloots adresse à Jean Baptiste Massieu, évêque constitutionnel de Beauvais, député de l'Oise, et à Jean Baptiste Perrin, député des Vosges, envoyés tous deux en mission auprès de l'armée des Ardennes, le message suivant :
Portrait de jean Baptiste Massieu (Pontoise, 1743-1818, Bruxelles), auteur inconnu, ca 1791.
« Allons, mes chers collègues, ça ira. Je veux que notre évêque de Beauvais entonne le Te Deum à Bruxelles, le jour de la Toussaint. [...]. Liège, à notre approche, fera une explosion révolutionnaire qui brisera toutes les portes de la Belgique. Nos généraux, cette fois-ci, n'empêcheront pas le peuple liégeois de se lever en masse. [...].
Au nom de la patrie, mes chers collègues, au nom du genre humain, au nom de toutes les victimes d'une guerre longue et sanglante, dites et répétez que l'expédition liégeoise est le remède radical des maux intérieurs et extérieurs de la république. Voyez la carte avec le compas à la main, et vous appuierez chaudement un projet qui chasse les Allemands de la Belgique, en moins de six semaines.
L'hiver prochain sera vraisemblablement très rigoureux ; mais nous nous chaufferons aux dépens de ces maudits démophages qui souillent aujourd'hui la rive gauche du Rhin. C'est ce que je vous souhaite. » (77)
Le 5 octobre 1793, Anacharsis Cloots adresse aux Sans-Culottes bataves cette fois-ci, un message intitulé « Diplomatie révolutionnaire ».
« Diplomatie révolutionnaire », Adresse d'Anacharsis Cloots aux Sans-Culottes bataves, 5 octobre 1793.
Aux Sans-Culottes bataves, qui lui demandent « si les principaux membres de la Convention nationale et des sociétés populaires sont toujours pénétrés de l'importance de joindre les bouches du Rhin à celles du Rhône, car Danton plaide pour une pause dans la guerre, et Robespierre penche plutôt pour un coup de force en Angleterre, Anacharsis Cloots répond que « des voix suspectes n'abaisseront jamais la Montagne sainte au niveau d'une plaine fangeuse. »
« Rassurez-vous, Belges et Bataves, et vous Allobroges. Tous les Gaulois feront cause commune contre les oppresseurs des Alpes, des Pyrénées et du Rhin. L'embouchure de ce fleuve n'est qu'à cent lieues de Paris ; mais fût-elle aussi éloignée que celle du Rhône, la vraie politique, la sûreté de l'État, exigent de reculer nos départements septentrionaux jusqu'aux bouches du Rhin. C'est là notre étroit nécessaire, si nous voulons déjouer les machinations de nos transfuges, si nous voulons assurer notre indépendance et nos subsistances, si nous voulons mettre une juste proportion entre nos moissons et nos vendanges, entre les cantons de la vigne et de l'olive, et les cantons de la viande et du pain. La France se nourrira difficilement ; elle sera bloquée par l'Angleterre et l'Allemagne, tant qu'Ostende, Amsterdam et Clèves appartiendront à l'Autriche, à la Prusse et à la maison d'Orange. Si tous les hommes sont frères, à plus forte raison tous les Gaulois. Le secret de n'appartenir à personne, c'est d'appartenir à la République des droits de l'homme ». En attendant ces jours heureux, Anacharsis Cloots préconise de planter des pommes de terre entre les vignes et les oliviers.
Aux Belges ou Bataves qui s'inquièteraient des effets de la guerre et de l'application à leur pays des lois promulguées par la Révolution française, Anacharsis Cloots déclare que « nous ne serons pas aussi incendiaires que Louvois (78), aussi fourbes que Dumouriez, aussi stupides qu'un côté droit. Vous êtes nos frères, et nous vous embrasserons fraternellement. Vos riches, nous les traiterons comme nos riches, vos pauvres seront secourus comme nos pauvres. Nos gens suspects sont incarcérés, et les vôtres subiront le même sort. Vos fanatiques accompagneront les nôtres à la Guyane. Vos Sans-Culottes seront heureux comme nos Sans-Culottes. Nous danserons ensemble la Carmagnole. »
Dansons la Carmagnole, estampe anonyme, ca 1792, Musée Carnavalet.
En attendant ces jours heureux bis repetita, Anacharsis annonce que « nous enverrons aux Belges des commissaires non suspects ; nous leur apporterons une charte non équivoque. Nous frapperons les administrateurs feuillants, et tous les administrés seront jacobins. La propagande française reprend un nouvel éclat dans le scrutin épuratoire du tribunal révolutionnaire. Les aristocrates qui ne voudront pas reconnaître les principes éternels, nous les écraserons. Ils ne nous contesteront pas le droit de conquête, le droit du plus fort, que nous exercerons pour extirper l'esclavage dans les Pays-Bas, pour y répandre les bienfaits, et de notre acte constitutionnel, et de notre acte de navigation. Ces deux actes ont une force attractive qui ramène toutes les plages commerçantes, tous les pays civilisés vers le centre de l'unité républicaine. La France brisera les chaînes mercantiles dont Cromwell garrota les deux hémisphères.
Nous apprendrons à nos voisins qu'une vaste République est comme une société d'assurance contre les incendies, les inondations, les invasions, les ouragans physiques et politiques. Plus cette République s'agrandit, et plus les citoyens malheureux sont assurés d'une indemnité qui ne coûte presque rien à personne. Il y aura beaucoup de contribuables et peu de contributions. Nos voisins ne recevront plus des pamphlets où nous étions ravalés par nos propres ministres [Roland et les autres ministres girondins] : ils sauront distinguer le vrai du faux : ils embrasseront avec transport la vérité toute nue : ils auront en horreur le morcellement des peuples, source intarissable de toutes les guerres, car la souveraineté ne souffre point de partage. [...].
Peuples égarés par d'insolents calomniateurs, ne craignez donc pas la loi agraire, ni aucune loi subversive des propriétés légitimes. Un souverain-nation est aussi jaloux de sa puissance qu'un prétendu souverain-roi. Or, il n'y a point de force publique, si aucun propriétaire n'a un excédent de récolte pour les besoins de l'État. Certainement il n'y aurait pas de ville, si chaque village consommait son produit net ; il n'y aurait pas de société, si chaque cultivateur ne récoltait que sa provision domestique. Cet isolement brutal ramènerait le despotisme au grand galop. Le peuple ne consentira jamais à l'anéantissement de la société ; il ne voudra ni la loi agraire, ni la communauté des biens ; il agira pour son propre intérêt en laissant subsister le stimulant de tous les artistes, l'aiguillon de tous les paresseux. Sans l'intérêt particulier, il n'y a point d'intérêt public. Ôtez l'émulation individuelle et vous paralysez l'univers. La nature n'a rien fait en vain, et une république fondée sur les lois naturelles ne contrariera jamais la nature. Un peuple libre est un égoïste éclairé, dont toutes les démarches tendent à la plus grande félicité possible. Cet égoïsme national est la sauvegarde de tous les intérêts particuliers.
Je me résume, frères et amis, en proclamant la volonté du peuple français. Ce peuple magnanime ne veut pas recevoir la paix, il veut la dicter. [...]. La France tombera avec honneur, ou nous dicterons la paix aux tyrans. » (79)
Le 31 octobre 1793, vingt-et-un Girondins, Jacques Pierre Brissot, Pierre Victurnien Vergniaud, Armand Gensonné, Claude Romain Lauze de Perret, Jean Louis Carra, Jean François Martin Gardien, Charles Éléonor Dufriche-Valazé, Jean Duprat, Nicola Brulard de Sillery, Claude Fauchet, Jean François Ducos, Jean Baptiste Boyer-Fonfrède, Marc David Lasource, Benoît Lesterpt-Beauvais, Charles Jacques Nicolas Duchâtel, Jacques Paul Agricol Mainvielle, Jacques Lacaze, Pierre Lehardy, Jacques Boilleau d'Ausson, dit Boilleau le jeune, Charles Louis Antiboul, et Louis François Sébastien Vigée sont guillotinés sur la place de la Révolution [actuelle place de la Concorde].
La fournée des Girondins. Brissot et 20 de ses complices à la guillotine. Le 10 brumaire de l'an 2.eme de la République française une et indivisible, Brissot et 20 de ses complices subirent leur jugement sur la place de la Révolution ; estampe anonyme.
IX. Anacharsis Cloots, député de l'Oise, élu président du club des Jacobins
Le 11 novembre 1793, Anacharsis est élu président du club des Jacobins. Il succède dans ce poste à Louis Marie Bon de Montaut, dit Maribon de Montaut.
Louis Marie Bon de Montaut (Montréal-de-Gers, 1757-1842, Montaut-d'Astarac, Gers), ancien mousquetaire du Roi, député du Gers, ami de Marat, dont il fera décréter l'apothéose, membre du Comité de sûreté générale d'octobre 1792 à avril 1793, envoyé à l'armée du Rhin et à celle de la Moselle en juin 1793, dénonciateur de François Chabot et de Georges Jacques Danton à l'automne 1793. Lui-même se trouve ensuite dénoncé, pour avoir deux frères émigrés. Mais, indépendamment du mépris que lui voue Robespierre, il restera membre du club des Jacobins jusqu'à Thermidor.
Premier jour de la présidence d'Anacharsis Cloots au club des Jacobins. In La Société des Jacobins : recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris, tome 5, janvier 1793 à mars 1794, par F.-A. Aulard, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1895, p. 505.
Le 17 novembre 1793, alors que, contre l'avis du Comité de salut public ou de la Convention, la Commune de Paris, certains Comités de surveillance locaux et divers représentants en mission proches des Hébertistes lancent la campagne de déchristianisation, Anacharsis Cloots prononce à la tribune de la Convention un discours appelant à « écraser sans retour les têtes de l'hydre religieuse ». (80)
Il évoque d'abord La certitude des preuves du mahométisme, ouvrage qu'il a publié « dix années avant la prise de la Bastille ». La publication de cet ouvrage, dans lequel il « jette un musulman entre les jambes des autres sectaires, qui tombent les uns sur les autres », lui a valu alors, ce dont-il se flatte, d'être admonesté par l'évêque du Calvados, « de guillotineuse mémoire », puis « persécuté par l'archevêque de Paris ». « On ne m'a jamais pardonné, sous le règne des rois et des prêtres, ma devise favorite : Veritas atque libertas. »
« Je dois à mes voyages continuels, à mon cosmopolitisme indépendant, d'avoir échappé à la vengeance des tyrans sacrés et profanes. J'étais à Rome quand on voulait m'incarcérer à Paris, et j'étais à Londres quand on voulait me brûler à Lisbonne. C'est en faisant la navette d'un bout de l'Europe à l'autre que j'échappais aux sbires, aux alguazils, aux mouchards, à tous les maîtres et à tous les valets. Enfin la révolution arriva, et je me trouve dans mon élément naturel ; car c'est la liberté, non le lieu, qui fait le citoyen, comme l'a fort bien dit Brutus et comme l'a très fort oublié votre rapporteur sur la loi contre les étrangers ». Anacharsis Cloots fait allusion ici au décret sur les étrangers, voté le 6 septembre 1793 par la Convention, ainsi qu'à la loi des suspects, votée le 17 septembre 1793 :
Extrait du décret du 6 septembre 1793
Article I : Les étrangers nés sur le territoire des puissances avec lesquelles la république Française est en guerre, seront mis en état d’arrestation dans les maisons de sûreté, jusqu’à ce que, par l’assemblée nationale, il en soit autrement ordonné.
Art. 3 : Sont exceptés, ceux qui, n’étant ni ouvriers ni artistes [artisans], ont depuis leur séjour en France donné des preuves de civisme et d’attachement à la révolution française.
Art. 4 : Pour prouver leurs principes, les étrangers seront tenus, dans la huitaine qui suivra la publication de la présente loi, de se rendre à l’assemblée du conseil général de la commune et de présenter, savoir, les artistes et ouvriers, les deux citoyens qui doivent les attester, et les autres, les pièces ou les preuves justificatives de leur civisme.
Art. 6 : Si leur civisme est reconnu, les officiers municipaux leur déclareront que la république française les admet au bienfait de l’hospitalité et il leur sera délivré un certificat d’hospitalité.
Art. 7 : Ils ne pourront sortir ou se transporter nulle part sans être munis de leur certificat et ceux qui enfreindront cette disposition seront mis en état d’arrestation comme suspects.
Art. 15 : Quant aux étrangers nés chez les puissances avec lesquelles la République française n’est point en guerre, ils seront assujettis, pour constater leur civisme, aux mêmes formalités que les précédents ; et dans le cas où le certificat d’hospitalité leur serait refusé, ils seront également tenus de sortir du territoire de la République dans le délai ci-dessus fixé.
Extrait de la loi des suspects
Art. 1er. Immédiatement après la publication du présent décret, tous les gens suspects qui se trouvent dans le territoire de la République, et qui sont encore en liberté, seront mis en état d'arrestation.
Art. 2. Sont réputés gens suspects : 1° ceux qui, soit par leur conduite, soit par leur relations, soit par leur propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme, et ennemis de la liberté ; 2° ceux qui ne pourront pas justifier, de la manière prescrite par le décret du 21 mars dernier, de leurs moyens d’exister et de l'acquit de leurs devoirs civiques ; 3° ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme ; 4° les fonctionnaires publics suspendus ou destitués de leurs fonctions par la Convention nationale ou ses commissaires, et non réintégrés, notamment ceux qui ont été ou doivent être destitués en vertu du décret du 14 août dernier ; 5° ceux des ci-devants nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frère sou sœurs, et agents d'émigrés, qui n'ont pas constamment manifesté leur attachement à la révolution ; 6° ceux qui ont émigré dans l'intervalle du 1er juillet 1789 à la publication du décret du 30 mars-8 avril 1792, quoiqu'ils soient rentrés en France dans le délai fixé par ce décret, ou précédemment.
Art. 3. Les comités de surveillance établis d'après le décret du 21 mars dernier, ou ceux qui leur ont été substitués, soit par les arrêtés des représentants du peuple envoyés par les armées et dans les départements, soit en vertu des décrets particuliers de la Convention nationale, sont chargés de dresser, chacun dans son arrondissement, la liste des gens suspects, de décerner contre eux les mandats d'arrêt, et de faire apposer les scellés sur leurs papiers. Les commandants de la force publique à qui seront remis ces mandats seront tenus de les mettre à exécution sur-le-champ, sous peine de destitution.
Art. 5. Les individus arrêtés comme suspects seront d'abord conduits dans les maisons d’arrêts du lieu de leur détention ; à défaut de maisons d'arrêt, ils seront gardés à vue dans leurs demeures respectives.
Art. 6. Dans la huitaine suivante, ils seront transférés dans les bâtiments nationaux que les administrations de département seront tenues, aussitôt après la réception du présent décret, de désigner et faire préparer à cet effet.
Art. 9. Les comités de surveillance enverront sans délai au comité de sûreté générale de la Convention nationale l'état des personnes qu’ils auront fait arrêter, avec les motifs de leur arrestation et les papiers qu'ils auront saisis sur elles comme gens suspects.
Art. 10. Les tribunaux civils et criminels pourront, s'il y a lieu, faire retenir en état d'arrestation et envoyer dans les maisons de détention ci-dessus énoncées, les prévenus de délits à l'égard desquels il sera déclaré n'y avoir pas lieu à accusation, ou qui seraient acquittés des accusations portées contre eux.
Anacharsis Cloots assure, quant à lui, qu'il tient ce décret et cette loi pour inutiles. « Les gens suspects disparaîtront avec les tyrans. Le nivellement universel s'oppose à toute rébelllion quelconque. Le comité de surveillance de la République universelle aura moins de besogne que le comité de la moindre section de Paris ; il en sera de même de tous les bureaux ministériels. »
La religion, dit encore Anacharsis Cloots, demeure « le plus grand obstacle à son utopie ». Il observe toutefois que « cet obstacle n'est pas invincible, car nous voyons les chrétiens et les juifs se disputer les honneurs de l'abjuration la plus solennelle. Il en sera de même partout où l'on acceptera la constitution montagnarde, partout où les hommes auront cinq sens. Une constitution qui ne laisse aux prêtres que des momeries, en leur faisant restituer et notre morale et notre argent, cette constitution, en montrant l'imposture dans son affreuse nudité, devait opérer incessamment les merveilles qui se passent sous nos yeux [déprêtisation de curés et d'évêques, fermeture des églises et vente des presbytères, démolition de clochers, autodafés, modification de toponymes, remplacement du calendrier grégorien par le calendrier républicain, iconoclasme, fonte de l'argenterie liturgique, fonte des cloches, etc.] ; d'autant plus que la réquisition des hommes et des choses dirige tous les esprits vers le théâtre de la guerre libératrice. »
Portrait de Jean Baptiste Gobel (Thann, Haut-Rhin, 1727-13 avril 1794, guillotiné), évêque in partibus de Lydda (Palestine) en 1772, évêque suffragant pour la Haute-Alsace en 1776, puis évêque constitutionnel de Paris en 1791 ; œuvre anonyme conservée à l'Hôtel des Halles de Porrentruy (Suisse).
Parmi « les chrétiens et les juifs qui se disputent les honneurs de l'abjuration la plus solennelle », figure Jean Baptiste Gobel, évêque auxiliaire de Bâle en 1771, élu député aux États généraux de 1789 par le clergé du bailliage de Belfort et Huningue, co-auteur de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen relatif à la liberté d'opinion — « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi » —, puis évêque constitutionnel de la Seine à partir de 1791. Membre du club des Jacobins, il y fait montre d'anticléricalisme et se déclare partisan du mariage des prêtres, même si lui-même ne se marie pas. Sur sa recommandation, la France occupe l'évêché de Bâle le 28 avril 1792. Jean Baptiste Gobel est nommé alors commissaire civil au pays de Bâle. On l'y accusera un peu plus tard de concussion.
Le 7 novembre 1793, assisté de Pierre Gaspard Chaumette, ardent partisan de la déchristianisation, Jean Baptiste Gobel se présente devant la Convention, coiffé du bonnet rouge des sans-culottes et tenant à la main sa mitre, sa crosse et son anneau, et il déclare démissionner de son ministère épiscopal, « pour l'amour du peuple et par respect pour ses vœux ». Outre Pierre Gaspard Chaumette, ce sont Jacques René Hébert et Anacharsis Cloots qui l'ont poussé à accomplir, à l'âge de soixante-six ans, ce geste extrême, dont on ignore s'il fut libre, ou contraint comme l'a supposé et dénoncé Robespierre.
D'aucuns, qu'Anacharsis Cloots traite de « déraisonneurs », « s'imaginent » qu'avec la déchristianisation, « l'on mène le peuple au précipice ». Anacharsis Cloots affirme au contraire qu'une « terreur salutaire dissipe désormais toutes les terreurs fantastiques », et il en conclut que « les adversaires de la religion ont bien mérité du genre humain ». C'est pourquoi il demande l'édification d'une statue à la mémoire du curé Meslier dans le temple de la Raison. Jean Meslier, curé d'Étrépigny dans l'archidiocèse de Reims, a laissé à sa mort en 1729 des Mémoires, plus connus sous le nom de Testament de Jean Meslier, testament dans lequel il professe déjà un athéisme radical, et se livre à une critique sévère des injustices de la société de son temps.
Jean Meslier (Mazerny, Ardennes, 1664-1729, Étrépigny, Ardennes), gravure anonyme, in Le Bon sens du curé J. Meslier, suivi de son testament, par Paul Henri Thiry, baron d'Holbach, Paris, Guillaumin Libraire, 1830. Pour lire une bonne édition des mémoires de Jean Meslier, cf. Jean MeslierLe Testament de Jean Meslier, texte établi par Rudolf Charles Meijer, Paris, Librairie étrangère, 1864.
Lors de la séance du 21 novembre 1793 du club des Jacobins, Anacharsis Cloots rend hommage à la bravoure du jeune soldat Dandurant, natif d'Aurillac, qui a reçu trente blessures et tué au sabre trois ou quatre ennemis. Il félicite aussi une députation de la section Lepelletier qui a « écrasé l'Infâme » de façon exemplaire en faisant savoir qu'elle ne reconnaissait plus d'autre religion que celle de la nature et de la Raison. (81)
Lors de la séance du 23 novembre, Anacharsis Cloots félicite un prêtre qui a cessé d'être ministre du culte catholique pour ne professer que celui de la Raison et qui se présente devant lui avec son épouse. « Citoyen ci-devant prêtre, tu rends hommage aux principes éternels. La Société te souhaite, à toi et à ta famille, joie et prospérité. Elle vous invite à sa séance. » (82)
Le 26 novembre, à la demande des Jacobins, Anacharsis Cloots adresse une lettre à Pierre Jacques Michel Chasles, ex-prêtre constitutionnel, représentant du peuple auprès de l'armée du Nord, blessé devant Lille :
« Citoyen collègue,
La Société-mère des Jacobins, dont tu es membre, et que j'ai la stisfaction de présider, me charge de te témoigner tout l'intérêt qu'elle prend à tes travaux civiques et à ton courage martial, la vérité coule de ta bouche pendant que ton sang coule par des plaies glorieuses.
Chasles, poursuis ta carrière ; frappe à la fois les rois et les prêtres. La belgique purifiée par tes mains se réjouira avec nous de voir les satellites de la superstition engloutis dans l'Escaut et dans l'Océan. La royauté est un sacerdoce : détruire les rois n'est pas détruire la tyrannie ; détruisons les prêtres et les tyrans seront perdus. Tous les préjugés se touchent, la religion est un monstre à cent bras, mais qui n'a qu'un seul pied ; coupez-lui la jambe et le mostre est mort. L'univers entier, l'Être suprême, la nature visible, fait évanouir les noirs fantômes de notre imagination fugitive.
Mon collègue, soyons philosophes si nous voulons représentier dignement un peuple philosophe. La Société-mère sera toujours à la hauteur des circonstances ; elle t'approuve, réjouis-toi.
Salut et fraternité, point de rois.
Anacharsis Cloots, député président. » (83)
Le 28 novembre 1793, au club des Jacobins, Anacharsis Cloots rend hommage à la mémoire de Marie Joseph Chalier, membre du club des Jacobins de Lyon, qui a été guillotiné le 16 juillet 1793, lors de l'insurrection royaliste de cette ville, et dont une députation de Commune-Affranchie [Lyon] vient d'apporter le buste. « Les patriotes seront vengés, les traîtres seront punis ; ainsi le veut la destinée du genre humain. » (84)
David Monniaux, buste de Marie Joseph Chalier, biscuit en porcelaine dure de Sèvres, 1793-1794, Musée de la Révolution française, château de Vizille, Isère.
Le 9 décembre 1793, Anacharsis Cloots publie dans Le Batave une réponse à la Société des Jacobins hollandais qui, depuis Saint-Omer, où ils tiennent leur bureau, lui ont adressé deux exemplaires de son Adresse aux Sans-Culottes bataves, traduite en hollandais (85). Il s'agit d'une réponse très personnelle, dans laquelle Anacharsis Cloots, sous le couvert de l'ironie et du brillant des formules, se donne à voir dans ce qui fait sa vérité d'homme, à savoir la certitude orgueilleuse d'être, après Jésus-Christ, le nouveau Christ, porteur d'espérances autrement nouvelles, comme on sait pour l'avoir lu. Certes, il y a de la dérision dans sa référence au Christ, mais probablement aussi la part d'inquiétude de celui qui pressent qu'il « touche au port» et qui sait que le Golgotha a été le « port » du Christ.
« Citoyens, l'estime des patriotes est la plus belle récompense de l'homme vertueux ; la gloire de propager des principes vrais et salutaires est au-dessus de toutes les gloires. Je ne donnerais pas un canton de ma République universelle, pour toutes les couronnes de la terre et du ciel.
Citoyens, vous êtes mes interprètes, vous me traduisez, vous me multipliez par la voie de l'impression ; vous opérez sur moi le miracle de la présence réelle ». Anacharsis Cloots fait ici allusion au dogme chrétien selon lequel Jésus-Christ est effectivement présent dans l'eucharistie.
Vous me recommandez de la persévérance et du courage ; cela n'est pas difficile quand on touche au port, quand on a bravé tous les forbans et toutes les bourrasques. Mes chers amis, en vérité » — comme dit le Christ de l'Évangile — « il n'y a plus de mérite à poursuivre une carrière qui s'élargit et s'aplanit majestueusement. Je me nourris de l'orgueil d'avoir marché cinq années dans un sentier scabreux, entre la potence des rois européens et la guillotine des fédéralistes français.
J'ai fait sauter la tête d'un monarque ; mon caractère de régicide est indélébile. C'est avec le sang du dernier tyran de l'Europe que je laverai mes mains teintes du sang de Louis XVI ». Déplaçant ici le souvenir de la Passion du Christ au 21 décembre 1793, date de l'exécution de Louis XVI, Anacharsis Cloots se représente ici, par effet de déplacement de la focale, dans le rôle de Ponce Pilate, qui se lave les mains du sort fait au Christ et par là s'en réclame innocent, comme lui, Anacharsis Cloots se réclame innocent du sort fait à Louis XVI, innocent au sens de responsable, mais non coupable, aucunement coupable.
« Homme indépendant toute ma vie » [nanti de plus de 100.000 livres de rente], « mon premier salaire, ce sont les 18 francs du peuple libérateur » [indemnité du député]. « Renoncerais-je au plus honorable des services, à des récompenses inappréciables, à nos triomphes immortels, pour accompagner les tyrans et les traîtres à la lucarne de la guillotine ? Cela serait plus fou que perfide ». Anacharsis Cloots fait ici allusion aux accusations d'espionnage qui n'en finissent pas de peser sur lui.
De façon qu'on remarque, le funeste pressentiment d'Anacharsis Cloots préfigure dans sa réponse à la Société des sans-culottes bataves celui de Robespierre dans son discours du 8 thermidor — le dernier. À la différence près qu'Anacharsis Cloots se réclame, dans ce pressentiment, de la seule Passion du Christ, tandis que Robespierre se réclame lui, de façon curieusement mêlée, et de la Passion du Christ, et de la mort de Socrate :
« Pour moi, dont l’existence paraît aux ennemis de mon pays un obstacle à leurs projets odieux, je consens volontiers à leur en faire le sacrifice, si leur affreux empire doit durer encore » (86), dit Robespierre, en une sorte d'écho à la parole de Caïphe dans l'évangile de Jean : « Vous n'y entendez rien, vous ne voyez pas qu'il vaut mieux qu'un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (84). « S’il faut que je dissimule ces vérités, qu’on m’apporte la ciguë ! Ma raison, non mon cœur, est sur le point de douter de cette République vertueuse dont je m’étais tracé le plan » (83), dit encore Robespierre, en écho cette fois au récit platonicien (85) de la mort de Socrate.
Mais, à la différence de Robespierre, loin de consentir à faire à sa patrie le « sacrifice » de sa propre existence, Anacharsis Cloots se dresse une fois encore, orgueilleusement, en impavide Orateur du genre humain :
Je suis ce que j'ai toujours été, et je finirai comme j'ai commencé, en dépit de tous les émissaires qui calomnient les orateurs dont la loyauté montre au peuple les abîmes d'une paix plâtrée. Les tyrans aux abois veulent terminer la guerre adroitement, et sans évacuer la Gaule-Belgique ; or, pour que cette pacification réussisse, il faut avant tout arracher la langue et la plume au Gaulois Cloots, natif de Clèves, en-deça du Rhin, et par conséquent prussien comme les Gaulois d'Avignon étaient italiens. »
Le 12 décembre 1793, au club des Jacobins, Antoine François Fourcroy, député de la Seine, préside en lieu et place d'Anacharsis Cloots, la séance extraordinaire dédiée au « scrutin épuratoire » nominal réclamé par Robespierre le 21 novembre précédent. À l'issue du scrutin qui le vise, Anacharsis Cloots est exclu du club des Jacobins. Il reste député jusqu'au 26 décembre 1793, date à laquelle la Convention vote l'exclusion des députés étrangers, donc celle dudit Anacharsis Cloots et celle de Thomas Paine aussi.
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35. Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série (1787 à 1799), tome XLIX : du 26 août 1792 au 15 septembre 1792 au matin, Paris, Paul Dupont, Éditeur, 1896, p. 498.
36. Anacharsis Cloots, « Défi aux académies royale, impériale et gothique », in Chronique de Paris, 8 août 1792. Article recueilli in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 381.
37. La Harpe, in Le Mercure de France, 9 juin 1792 ; pp. 48-49.
38. Du 10 août 1792 au 21 septembre 1792, on parle d'empire pour désigner la France, parce que celle-ci n'est plus un royaume et pas encore une république.
39. Anacharsis Cloots, « Coup d'œil observateur », in Chronique de Paris, 15 septembre 1792. Article recueilli in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 401-402.
40. Anacharsis Cloots, « Je demande l'envoi de ce décret aux Etats-Unis d'Amérique et à tous les peuples du monde... », 21 septembre 1792, in Archives parlementaires de 1787 à 1860, première série (1787 à 1799), tome 52, du 22 septembre 1792 au 26 octobre 1792, Paris, Paul Dupont, 1897, p. 92.
41. Anacharsis Cloots, « Projet d'adresse aux Savoisiens ; présenté à la Convention nationale », 29 septembre 1792, in Archives parlementaires de 1787 à 1860, première série (1787 à 1799), tome 52, du 22 septembre 1792 au 26 octobre 1792, Paris, Paul Dupont, 1897, pp. 232-233 ; recueilli dans la Chronique de Paris, le 3 octobre 1792.
42. Allusion au décret sur l'administration révolutionnaire française des pays conquis voté le 15 décembre 1792 par la Convention nationale, à la suite des succès militaires remportés par la République française contre la Première Coalition. Ce décret suscite l'adhésion de la majorité des élus de la Convention, mais aussi de vives réserves de la part de Robespierre.
43. Jean Thomas Ward, né en 1749 à Dublin, élevé en France, colonel aide de camp du général Dampierre, promu général de brigade provisoire le 12 avril 1793 à l’armée du Nord, devenu suspect après la trahison de Dumouriez, guillotiné le 23 juillet 1794.
44. Anacharsis Cloots, « À Dumouriez », in la Chronique de Paris, 26 octobre 1792, lettre recueillie in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 418.
45. Convention nationale. Rapport et projet de décret sur la conduite des généraux français dans les pays occupés par les armées de la République, présentés à la Convention nationale, au nom des Comités des finances, militaire et diplomatique, par Joseph Cambon, à la séance du 15 décembre 1792.
46. Anacharsis Cloots, « Lettre à Custine », 26 octobre 1792, in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 420.
47. Anacharsis Cloots, « Aux plébéiens du Piémont », in Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 421-424.
48. Anacharsis Cloots, « Ni Marat ni Roland », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 426-431.
49. « À mon tour la parole. Réponse d'Anacharsis Cloots aux diatribes rolando-brissotistes », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 435-438.
50. Cf. Robert Darnton, « Jacques Pierre Brissot de Warville, espion de police », Bohème littéraire et Révolution, Paris, Gallimard, 2010, pp. 83-111.
51. 50. Le comité d'histoire de la BnF consacre à Jean Louis Carra (1743-1793, guillotiné), dit « l'Orateur des États-Généraux » la notice suivante : « Après quelques études au collège jésuite de Mâcon, il est emprisonné de juin 1758 à septembre 1760 pour un vol de rubans. Secrétaire de plusieurs grands aristocrates, il se rend en Angleterre et en Suisse où il collabore au Supplément de l’Encyclopédie, puis voyage en Russie, en Moldavie, en Pologne entre 1772 et 1776. De retour en France en 1777, il cherche à se faire un nom chez les gens de lettres, s’intéresse de près à la diplomatie et entre au service du cardinal de Rohan : il publie ainsi quelques ouvrages de physique et une Histoire de la Moldavie. Grâce à la recommandation de Breteuil, il entre en 1784 à la Bibliothèque royale comme deuxième écrivain au département des livres imprimés. Il prête sa plume en 1787 contre Calonne (et Le Noir), participe dès 1788 aux réunions de la Société des Amis des Noirs et à l’assemblée électorale de Paris en 1789. Il devient l’un des journalistes politiques les plus influents avec les Annales patriotiques et littéraires qu’il dirige avec Louis Sébastien Mercier. Nommé à la tête de la Bibliothèque Nationale avec Nicolas Chamfort le 19 août 1792 grâce à ses amis Girondins, il est élu député de la Saône-et-Loire à la Convention. La plus grande part de son mandat se déroule en province où il est envoyé en mission, notamment en Vendée. Il est ainsi absent de Paris lors du coup de force du 2 juin 1793 contre la Convention, mais il est néanmoins arrêté le 2 août, et jugé et exécuté avec les autres députés Girondins le 31 octobre 1793. » Cf. aussi, Stefan Lemny, « Carra, le premier bibliothécaire national », in Revue de la BNF, 2009/2 (n° 32), pages 50 à 54.
52. Cf. Christine Belcikowski, En 1793, Jean Baptiste Louvet de Couvray, juge de Robespierre et de Marat.
53. La rue de Menars doit son nom à Jean Jacques Charron, marquis de Menars (1643-1718), qui y fit édifier son hôtel parisien. Beau-frère de Colbert, le marquis de Menars a occupé successivement les emplois d’intendant de la généralité d’Orléans, de capitaine des chasses et gouverneur du château de Blois, et de président au Parlement de Paris à partir de 1691.
54. 2 janvier 1793, « À mon frère unique », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 456.
55. « À Dumouriez toujours vainqueur », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 439.
56. « Anacharsis Cloots aux habitants des Bouches-du-Rhin », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 440-444.
57. Stathoudérat : régime de gouvernement assuré aux Pays-Bas par un stathouder, gouverneur quasi roi.
58. « Discours prononcé dans les Comités réunis de la guerre, des finances, et diplomatique, en présence du Conseil exécutif provisoire, et d'une députation d'insurgents bataves, par Anacharsis Cloots, député du département de l'Oise à la Convention nationale », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 445-447.
59. Œuvres de Louis XVI : précédées d'une histoire de ce monarque, volume 2, Paris, chez l'éditeur des œuvres de Louis XVI, 1864, p. 254.
60. « Procès de Louis le dernier. Harangue d'Anacharsis Cloots, député du département de l'Oise à la Convention nationale », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 450-455.
61. « Discours d'Anacharsis Cloots, prononcé aux Jacobins dans la séance du 8 février 1793 », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 460-463. 62. Johannes Schmitt, « Libertés françaises ? » À propos des réunions des XVIIe et XVIIIe siècles.
63. Ibidem. 64. « L'Orateur du genre humain, Anacharsis Cloots, membre de la Convention nationale de France, aux soldats de la République, salut », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 465. 65. « Lettre à Cremer », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 466. 66. Militaire et diplomate, Francisco de Miranda (Caracas, Venezuela, 1750-1815, Cadix, Espagne), arrive en France en 17911, où il devient l'ami de Jacques Pierre Brissot et de Jérôme Pétion de Villeneuve. Nommé maréchal de camp le 25 août 1792 dans l'armée de Dumouriez, présent entre autres à la bataille de Valmy, puis nommé lieutenant-général le 3 octobre 1792, c'est l'un des rares étrangers et le seul latino-américain dont le nom se trouve gravé, à Paris, sur l'Arc de triomphe. 67. « Un mot d'Anacharsis Cloots sur les conférences secrétes entre quelques membres de la Convention », mars 1793, l'an 2e de la République, Société des amis de la liberté et de l'égalité, séante aux ci-devant Jacobins Saint-Honoré, à Paris. 68. « Appel au genre humain, par Anacharsis Cloots, représentant du peuple sauveur », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 630. 69. Archives parlementaires de 1787 à 1860, première série (1787 à 1799), tome 62, du 13 avril 1793 au 19 avril 1793, Paris, Paul Dupont, 1897, p. 33, puis 38. 70. Commission instaurée par les Girondins pour tenter de contrer la contestation de plus en plus vive émanant des sections parisiennes et des Montagnards. 71. La Société des Jacobins : recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris, tome 5, janvier 1793 à mars 1794, par F.-A. Aulard, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1895, p. 241. 72. « Le canon d'alarme ». Discours prononcé à la Société des Amis de la Liberté et de l'Égalité, séante aux ci-devant Jacobins Saint-Honoré, par Anacharsis Cloots, député du département de l'Oise à la Convention nationale, 5 mai 1793, in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 503-509. 73. « Anacharsis Cloots à son collègue Marat, salut », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, p. 510. 74. « Réponse à un publiciste saxon », publiée dans le quotidien Le Batave, ou le Nouvelliste étranger, reproduite dans Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 511-513. 75. En 1772, premier partage de la Pologne : la Russie annexe les territoires biélorusses à l'est de la ligne formée par la Dvina et le Dniepr. Ces territoires comprennent, entre autre, les villes de Połock, de Vitebsk, d'Orcha, de Moguilev et de Gomel ; la Prusse annexe la riche région de la Prusse royale (Prusy Królewskie) et la partie nord de la Grande-Pologne (Wielkopolska) ; l'Autriche s'empare de la Petite-Pologne (Małopolska), du Sud du bassin de la Vistule et l'Ouest de la Podolie. 76. « Croisade civique », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 514-517. 77. « Anacharsis Cloots à Massieu et Perrin, salut », in Journal de la Montagne, n° 97, 7 septembre 1793, pp. 670-671. 78. François Michel Le Tellier, marquis de Louvois, ministre de Louis XIV, a mené une politique de destruction systématique dans le Palatinat, en 1688-1689, au début de la guerre de la Ligue d'Augsbourg. 79. « Diplomatie révolutionnaire. Adresse d'Anacharsis Cloots aux sans-culottes bataves ». Mention à la fin du texte : « la société des Amis de la Liberté et de l'Egalité en a arrêté l'impression et l'envoi aux sociétés affiliées et aux armées ». Paris, Imprimerie des 86 départements, 5 octobre 1793. Signé Dubaran, député, président. 80. « Discours prononcé à la tribune de la Convention nationale le 27 brumaire de l'an II de la République une et indivisible par Anacharsis Cloots, député par le département de l'Oise », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 617-619. 81. La Société des Jacobins : recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris, tome 5, janvier 1793 à mars 1794, par F.-A. Aulard, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1895, p. 532. 82. La Société des Jacobins : recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris, tome 5, janvier 1793 à mars 1794, par F.-A. Aulard, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1895, p. 526. 83. « Séance à la Société des Jacobins du 6 frimaire an II, in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 624. 84. « Séance à la Société des Jacobins du 8 frimaire an II, in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 625. 85. « Réponse d'Anacharsis Cloots à la Société des Jacobins hollandais, à Saint-Omer, département du Pas-de-Calais », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 620-621. 86. Robespierre, Discours du 8 thermidor an II, prononcé à la Convention nationale. « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus ». 87. Évangile de Jean, 11, 47-53. 88. Platon, Phédon, 318 sqq.
Créé à Paris en 1793 par des patriotes hollandais, Le Batave, ou le Nouvelliste étranger a paru jusqu'en 1794 et a compté 426 numéros. Le numéro 161, daté du 25 juillet 1793 comprend un supplément intitulé « Résumé historique de la Révolution française », signé Anacharsis Cloots. Ce résumé s'arrête au jour de la fête de la Fédération, célébrée le 14 juillet 1790. Il ne semble pas que la suite ait été publiée. Cf. Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires 1790-1794, Paris, Champ Libre, 1979, pp. 520-607.
En 1793, deuxième partage de la Pologne : la Russie annexe l'essentiel de la Biélorussie et l'Ouest de l'Ukraine ; la Prusse s'empare notamment des villes de Gdansk et Toruń, du reste de la Grande-Pologne et d'une partie de la Mazovie. La Pologne se trouve réduite à un peu plus de 200 000 km2 et à environ 3 millions d'habitants. L'Autriche, alors en guerre contre la France, ne participe pas à ce partage.
En 1795, dépeçage final, qui entraîne la disparition de la Pologne...