Robespierre contre Anacharsis Cloots. III. 1791-1793. D'Anacharsis Cloots, Orateur du genre humain, à Anacharsis Cloots, député de l'Oise à la Convention

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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En 1792, Jean Baptiste Cloots, enfin devenu Anacharsis Cloots, toujours « Orateur du genre humain », publie La République universelle ou adresse aux tyrannicides, chez les marchands des nouveautés, « an quatre de la rédemption ». Le texte se trouve immédiatement suivi du Discours qui alloit être prononcé par Anacharsis Cloots au club des Jacobins, lorsque la nouvelle de l'arrestation du roi changea l'ordre du jour. « Nous ne sommes véritablement libres que depuis hier 21 juin [1791] » (24). L'incipit de ce discours, marqué du sceau de l'histoire immédiate, vient éclairer d'un jour décalé le texte qui le précède, et il force de la sorte à la relecture du texte en question.

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Retour de Varennes. Arrivée de Louis Seize à la barrière du Roule, le 25 juin 1791, à Pairs. Conçue par l'architecte Claude Nicolas Ledoux, la barrière du Roule (ou barrière des Ternes) fait partie du mur des Fermiers généraux construit en 1788 autour de Paris. Tableau de Jean Duplessis-Bertaux d'après un dessin de Jean Louis Prieur (1759–1795).

Le 21 juin 1791, lorsqu'il apprend que Louis XVI et sa famille ont quitté les Tuileries pour gagner à l'Est de la France une place frontière, Anacharsis Cloots se félicite de ce que les Français soient désormais débarrassés de leur roi et que le temps de la Réoublique s'annonce enfin. Mais Louis XVI se trouve arrêté le lendemain à Varennes, et reconduit le même jour vers Paris où son cortège arrive le 25 juin. Anacharsis Cloots tient aussitôt cet épisode pour annonciateur d'une guerre prochaine.

« Eh ! que toutes les armées de la tyrannie européenne circonviennent nos frontières, nous les déjouerons par la seule force d'inertie. Gardons-nous bien de livrer bataille [...] ; une guerre de poste nous fera gagner du temps, et lorsqu'il s'agit de la liberté, il ne faut que du temps pour faire débander les satellites, que nos instructions, nos intelligences auront réveillés d'un long assoupissement. Le temps consolide les armées patriotiques, le temps anéantit les armées tyranniques. Des montagnes et des forteresses nous couvrent de toute part, et nous avons la meilleure artillerie de l'Europe. Défions-nous de notre courage et de notre ardeur, présentons un front serein et fier aux jactances de l'ennemi, et je réponds d'un plein succès », dit Anacharsis Cloots dans son Discours au club des Jacobins, après qu'il a eu connaissance de l'arrestation du roi. (25)

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Déclaration de Pillnitz en 1791, par Johann Heinrich Schmidt (1749–1829).

Du 25 au 27 août 1791, lors de la conférence de Pillnitz, l’empereur du Saint-Empire Léopold II et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II examinent les moyens de sauver la monarchie française ; et le 3 décembre 1791, Louis XVI demande au roi de Prusse de le soutenir contre la Révolution. La France révolutionnaire, qui, en vertu d'un décret de l'Assemblée Constituante daté du 22 mai 1790, a pourtant déclaré la paix au monde, prend peur. Le 25 janvier 1792, elle adresse à Léopold II un ultimatum qui a pour effet de sceller contre elle l'alliance de l'Autriche et de la Prusse. À l'Assemblée nationale et au gouvernement, les partisans de la guerre, dont Jacques Pierre Brissot et les futurs Girondins, l'emportent sur ceux de la paix, dont Robespierre et les Jacobins. Le 20 avril 1792, la France déclare la guerre à l'Autriche. Anacharsis Cloots applaudit à cette déclaration.

En février 1792, ans sa République universelle ou adresse aux tyrannicides, Anacharsis Cloots se plaît pourtant à augurer de la fin des guerres, au nom d'un avenir espéré, qui est celui de la « nation unique » : « Un corps ne se fait pas la guerre à lui-même, et le genre humain vivra en paix, lorsqu'il ne formera qu'un seul corps, la NATION UNIQUE » (26). Anacharsis Cloots récuse par suite toute raison que les hommes parvenus au stade de la nation unique auraient de « se disputer » :

« Une dispute qui coûte la vie à des millions d'hommes ; qui ravage les villes et les bourgs qui renverse les monumens, qui désole les champs et les ateliers, qui exige la construction de ces prisons appelées forteresses, et l'entretien de ces meurtriers appelés soldats : une pareille dispute ne coûtera pas deux feuilles de papier ou deux audiences de juge de paix, lorsque tous les hommes seront citoyens du même pays. » (27)

De façon qui peut sembler paradoxale, Anacharsis Cloots voit dans la déclaration de guerre du 20 avril 1792 un pas vers l'établissement de la « République universelle », qui ne comportera plus de nations ; d'où un pas vers l'avénement de la paix perpétuelle. Il tient donc la guerre qui vient, pour une guerre juste : « C'est avec les rayons de la lumière, et non pas avec le poignard des assassins, que nous délivrerons les peuples : nous voulons tuer la tyrannie, et le fer ne tue que le tyran. » (28)

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Croquis de Jacques Pierre Brissot, dit Brissot de Warville, par Georges François Marie Gabriel (1775-1836), Musée Carnavalet.

De façon plus pragmatique, semblablement à Jacques Pierre Brissot et à ses amis, Anacharsis Cloots tient cette guerre qui vient, pour une guerre économiquement nécessaire : « S'il faut sortir de la crise actuelle par une guerre ouverte, il vaut mieux l'entreprendre sur le champ. Attendrons-nous la falsification et le discrédit de notre papier monnoie ? Ouvrirons-nous la campagne, lorsque, faute d'un numéraire quelconque, nos forces militaires seront engourdies, paralysées, frappées de mort ? Une paix pareille est un pis aller ruineux. Notre pénurie croissante compromettra notre liberté naissante, si nous ne nous hâtons pas de culbuter tous les tyrans, à l'aide de tous les peuples, à l'aide de toutes les fractions du souverain universel. Les armées des tyrans sont des rassemblemens liberticides. Les rois inconstitutionnels encouragent tous les forfaits contre la France : ils protègent les falsificateurs qui travaillent nuit et jour à renverser notre nouveau systéme de finances, dont l'écroulement nous plongeroit dans les horreurs de l'anarchie et du despotisme. » (29)

Le 25 juillet 1792, Charles-Guillaume-Ferdinand, duc de Brunswick, adresse au peuple de Paris une proclamation « rendant personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l’assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité, et de la garde-nationale de Paris, juges de paix, et tous autres qu’il appartiendra ; déclarant en outre leurs dites majestés, sur leur foi et parole d’empereur et de roi, que si le château des Tuileries est forcé ou insulté ; que s’il est fait la moindre violence, le moindre outrage à LL. MM. le roi et la reine, et à la famille royale ; s’il n’est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés, coupables d’attentats, au supplice qu’ils auront mérité ». Suite à cette proclamation, Anacharsis Cloots bascule dans le camp des partisans de la guerre offensive, et par là dans celui des Girondins :

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Cas du manifeste du Duc de Brunswick [Le manifeste de Brunswick, on s'en torche !]. La Renommée, qui plane dans le ciel, tient une pancarte sur laquelle on peut lire « République française ». Caricature anonyme. United States Library of Congress.

« La guerre offensive était tellement nécessaire, qu'il nous sera impossible de faire une paix avantageuse avec le système défensif », ajoute Anacharsis Cloots : « Nous ne sortirons de la crise actuelle qu'en portant nos armes libératrices chez les peuples voisins. Nous achèverons notre révolution par la guerre offensive : il fallait donc commencer par là, n'en déplaise aux fayettistes et aux robespierrots. » (30)

I. La République universelle ou adresse aux tyrannicides

Indépendamment des réflexions sur la guerre qui vient, il faut lire la République universelle ou adresse aux tyrannicides comme l'œuvre majeure d'Anacharsis Cloots philosophe. Héritier de la pensée des Lumières, des controverses qui l'ont agitée, Anacharsis en pousse les feux jusqu'à une sorte de point d'incandescence et touche ainsi à ce qu'il qualifiera parfois d' « utopie », non point au sens de chimère, mais au sens de possible à réaliser. Il s'agit là d'une utopie politique dont Anacharsis Cloots augure la réalisation sous le nom de « République universelle ». De façon paradoxale, ce possible vient ici sous les dehors de la guerre, mais ce qu'il fait venir, d'après Anacharsis Cloots, c'est enfin le règne de la paix.

À partir du lieu où il profère semblable augure — Paris, la France, « notre situation géographique au centre de l'Europe sur l'Océan et la Méditerranée » —, le francophone Anacharsis Cloots compte a priori sur « l'universalité de notre langue » — non point le « jargon de coterie » des aristocrates, mais la langue, plus riche, du peuple — pour faciliter l'avénement de ladite « République universelle ». L'usage du français véhiculera partout « l'esprit de démocratie ».

« Notre Constitution a un côté foible, il ne faut pas se le dissimuler ; c'est de confier à un seul homme la direction de nos forces de terre et de mer, la surveillance de nos places frontières et de nos ports maritimes ; c'est de confier à un seul homme une correspondance intime avec des tyrans étrangers qui disposent d'une soldatesque nombreuse et aguerrie ; nous avons à redouter une combinaison de circonstances, qui mettroit la république dans un péril imminent.

Profitons de notre ascendant sur l'esprit des peuples morcelés. Profitons de notre masse imposante et de notre situation géographique au centre de l'Europe sur l'Océan et la Méditerranée. Profitons de l'universalité de notre langue, et de la diversité des langues étrangères, usitées parmi les Français du Rhin et de l'Escaut, des Alpes et des Pyrénées. Un idiome se propage rapidement ; à peine César eut-il fait la conquête des Gaules, que le latin devint la langue des Gaulois : le grec ne fit pas des progrès moins rapides en Asie, après les victoires d'Alexandre. Les Portugais ne firent qu'une apparition triomphale aux Indes, et leur idiome est encore usité aujourd'hui sur les côtes du Malabar, du Coromandel, de Malaca et de Ceylan. Saint-Louis ou Louis IX, voulant planter la croix sur le sépulcre d'un Essénien, ne laissa, pour tout monument de ses folles croisades, que la langue de son pays et de son temps, dont l'usage, depuis cette époque, n'a pas discontinué dans toutes les échelles du Levant. La langue du Corps diplomatique, du monde politique, va devenir incessamment la langue du monde commerçant. Les écoles françaises se multiplient dans toutes les villes de commerce, à l'instar de toutes les cours de l'Europe. Un négociant d'Amsterdam ou de Londres écrit en français à ses correspondans de Lisbonne ou d'Arkhangelsk ; il reçoit la réponse en français : de sorte qu'avec un seul commis, on fait des affaires qui auroient exigé dix hommes versés dans l'étude des mots. L'intérêt général exige de prendre une seule langue pour dragoman universel ; or l'intérêt du genre humain est plus puissant qu'Alexandre et César.

Il n'y a pas jusqu'aux puristes qui ne doivent aimer le nouvel ordre de choses ; car une des grandes causes de la mobilité qu'éprouvoit notre langue, c'est que les courtisans, les nobles et les gens vivant noblement, affectoient un jargon de coterie ; il étoit du bon ton d'abandonner des termes adoptés ou créés par le peuple. Or comme tout émane ordinairement du souverain, il sera du bon ton désormais de respecter la majesté du peuple : et la langue française, la langue universelle ne s'appauvrira plus par les caprices de la fatuité.

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Premières lectures de Jean Baptiste Cloots.

Comme l'usage de la langue française, dans des pays étrangers, est la marque d'une bonne éducation, on apprenoit le français par esprit d'aristocratie ; mais on l'apprendra désormais par esprit de démocratie. Beaucoup d’Allemands et d'autres septentrionaux affectent chez eux d'ignorer leur langue, pour se donner du relief dans le beau monde. Frédéric le Grand poussa la chose si loin, qu'on nous mettoit en pénitence à l'école militaire de Berlin, lorsque nous parlions l'idiome du pays. Je ne risquai pas beaucoup, car je venois de faire mes humanités à l'université de Paris : aussi n'ai-je jamais bien su ma langue natale. Ce fut dans des livres français que j'appris à lire, dans le Catéchisme historique de Fleury [contenant en abrégé l'histoire sainte et la doctrine chrétienne] (première édition : 1683) et dans l'Histoire de la barbe bleue. Et au sortir de la maison paternelle, à l'âge de neuf ans, je fus envoyé à Bruxelles, puis à Mons, puis à Paris. Cette digression biographique ne sera pas tout à fait inutile aux observateurs. Ils y trouveront plus d'une cause de la propagation rapide de la doctrine que je prêche pour le salut du genre humain. »

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Portrait de Charles de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755) par un peintre anonyme, d'après Jacques Antoine Dassier (1715–1759).

En référence à la théorie des climats développée par Montesquieu en 1748 dans De l'esprit des lois, 3e partie, Livre XIV, chap. X, Anacharsis Cloots réfute ensuite l'objection selon laquelle « ce sont les différents besoins dans les différents climats, qui ont formé les différentes manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois ». Ce n'est pas, selon lui, le climat qui « forme les différentes manières de vivre », mais, de façon essentielle et principale, « la voix de la nature qui prêche la liberté ». Et cette voix prêche la liberté à tous les hommes indifféremment, y compris aux « peuples très abrutis » [abrutis par le climat, on suppose]. Observant que l'homme est « naturellement laborieux parce qu'il naturellement avare, cupide, amateur de soi-même », Anacharsis Cloots prête à l'établissement de la République universelle, forme ultime de l'État, le pouvoir d'orienter ce naturel égoïste dans le sens de « l'intérêt général », et par là dans le sens d'une liberté qui ne soit pas la guerre de tous contre tous, mais une énergie mise au service de la paix civile. Il développe ici une pensée assez proche de celle de Thomas Hobbes dans Leviathan (1651)

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Détail d'une copie du portrait de Thomas Hobbes par John Michael Wright (1617–1694), National Gallery, London.

« Je recueille avec soin toutes les objections contre mon système philantropique, et aucune, jusqu'à présent, ne sauroit en ébranler la moindre colonne. On a voulu m'objecter la différence des climats, comme un obstacle à la liberté du globe ; mais l'expérience de Boston et de Charlestown, mais le patriotisme des Indiens de Pondichéry, des Africains de Bourbon, des Américains de Saint-Domingue ; mais l'independance des noirs dans les montagnes bleues de la Jamaïque et dans les forêts épaisses de la Guyane ; mais la voix de la nature qui prêche la liberté à l'Iroquois et au Samoyède, tous les faits historiques, tous les voyages philosophiques déposent en faveur de notre instinct pour la liberté. Je sais que plusieurs peuples sont très abrutis ; mais reposez-vous sur notre sollicitude, et l'abrutissement disparoîtra de la face humaine. L'homme est naturellement laborieux parce qu'il est naturellement avare, cupide, amateur de soi-même. C'est toujours la faute du gouvernement lorsqu'une nation est paresseuse et insouciante. Coupez les liens qui me retiennent, et je marcherai : ouvrez cette cage, et l'oiseau s'élancera dans les airs. »

Anacharsis Cloots réfute encore l'objection selon laquelle « les divers peuples se refuseraient à ne former qu'une seule nation ». Il montre par une suite d'exemples pourquoi ces peuples ont au contraire puissamment intérêt à s'unir. Quand ils formeront une seule nation, ainsi délivrés du fléau des guerres, les individus tireront du développement plein et entier du commerce universel le moyen de satisfaire leur native aspiration à la liberté, autrement dit, car cela revient au même, le moyen de déployer « leur naturel laborieux parce que naturellement avare, cupide, amateur de soi-même ». Ne dirait-on pas ici qu'Anacharsis Cloots pense à la façon de Voltaire dans Le Mondain (1736) ? « Ô le bon temps que ce siècle de fer ! Le superflu, chose très nécessaire, A réuni l’un et l’autre hémisphère. Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux, S’en vont chercher, par un heureux échange, De nouveaux biens, nés aux sources du Gange, Tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans, Nos vins de France enivrent les sultans ? »

Pour répondre à ceux qui me soutiennent hardiment que les divers peuples se refuseroient à ne former qu'une seule nation», dit Anacharsis Cloots, « je propose à ces Messieurs de faire avec moi le tour du monde, et de consulter l'intérêt de chaque peuplade ; car toute base politique doit être fondée sur l'intérêt général.

Consultons d'abord les Hollandais, si toutefois l'ignominieux joug anglo-prussien leur laisse la faculté de parler ; ce peuple commerçant vous dira que sa prospérité seroit au comble, si ses navires pouvoient entrer librement dans tous les ports du monde, s'il étoit délivré de l'influence d'un voisinage étranger et jaloux, s'il étoit préservé de la calamité périodique des guerres navales et continentales, et de la calamité perpétuelle des forces de terre et de mer. En effet, chaque peuple est sur le qui-vive ; on entretient des troupes de ligne, parce qu'on se méfie de ses voisins. Il en seroit de même de chaque famille ; nos maisons seroient des forteresses, si toute une ville, ou tout un canton n'étoit pas soumis à une loi commune.

Il en est du genre humain, divisé en peuplades, comme de l'anarchie féodale, qui métamorphose de paisibles donjons en châteaux forts, en repaires de voleurs et d'assassins. Il importe donc au propriétaire, au négociant, à l'habitant de la ville et de la campagne, d'abolir la féodalité universelle, après avoir aboli la féodalité intérieure ou nationale. »

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De droite à gauche : vue de Brest, puis de Porsmouth, au XVIIIe siècle.

« Consultez l'Anglais l'Ecossais, l'Irlandais, ils vous tiendront le même langage que le Hollandais, l'Allemand et le Russe. L'insulaire Breton, qui se croit supérieur en industrie à tous les peuples du continent, s'empressera d'envoyer ses députés dans l'assemblée séante à Paris, et d'anciennes réminiscences lui feront éprouver un secret plaisir à biffer le nom de l'Angleterre, en voyant la France généreuse sacrifier son beau nom à la fraternité générale. Brest et Portsmouth seront étonnés de se trouver dans le même pays, et de voir leurs arsenaux menaçans changés en magasins de commerce. »

Après avoir dépêché ce rapide « tour du monde », Anacharsis Cloots observe qu'il appartient à la Révolution française, et plus particulièrement à l'Assemblée nationale, en tant que lieu et moment de « grands changemens », de porter le décret par où le genre humain ne se réclamera plus bientôt que « d'une seule nation, d'une seule assemblée, d'un seul prince ».

« Nous avons renoncé aux conquêtes hostiles », remarque Anacharsis Cloots, qui se souvient ici du décret de Déclaration de paix au monde promulgué par l’Assemblée constituante le 22 mai 1790 : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et déclare qu'elle n'emploiera jamais la force contre la liberté d'aucun peuple ». Mais, après avoir évoqué la guerre défensive à laquelle la Révolution française se trouve obligée par la pression des tyrans étrangers, Anacharsis Cloots invoque la nécessité de passer à la guerre offensive afin de mettre fin aux effets « morbifères » de la « fédération des masses », i.e. de la négociation d'alliances entre États, dangereusement instables, ou de l'instauration d'états-tampons, tout aussi instables ; et afin de constituer, à partir de « la ténuité des parties intégrantes », i.e. à partir ce qu'il appelle ailleurs le « damier départementaire », tel qu'établi en 1790 en France, mais étendu ici à l'échelle de la planète, une Nation unique.

Qu'on cesse de nous proposer la fédération des masses ; l'exemple des treize Cantons, des sept Provinces, des quatorze Etats, militent contre ce monstrueux système, et leurs divisions intestines seroient beaucoup plus multipliées, plus graves, plus funestes, si la crainte des grandes puissances ne contenoit pas leurs jalousies respectives. C'est bien assez de l'égoïsme des individus, sans qu'on affoiblisse le lien social par l'égoïsme des corporations. L'acier et le marbre ne sont durs et polis que par la ténuité des parties intégrantes : la véritable législation et la félicité permanente seront le fruit de l'unité humaine, de la ténuité des parties intégrantes. Deux soleils sur l'horizon nous donneroient un faux jour ; deux souverains sur la terre sont aussi absurdes que deux dieux dans le ciel. »

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De gauche à droite : portrait de Benjamin Franklin (Boston, 1706-1790, Philadelphie) par Joseph Duplessis (1725–1802), National Portrait Gallery, Whasington ; portrait d'Ewald Friedrich von Hertzberg (Lottin, Poméranie, 1725-1795, Berlin) par Ferdinand Collmann (1762–1837) d'après Anton Graff (1736–1813), Gleimhaus, Halberstadt.

« Franklin eût vécu dix ans de plus, s'il avoit pu diviser l'Amérique comme nous divisons la France [en départements] : Hertzberg [ministre de la Guerre au cabinet du roi Frédéric le Grand] n'auroit jamais mis le pied en Hollande, si la fédération de sept souverains ne lui avoit pas donné un vaste champ aux intrigues diplomatiques : les rochers de la Suisse n'eussent pas été arrosés dans le dix-huitième siècle du sang de leurs habitans, si la diversité des souverains n'y entretenoit pas des principes morbifères : Avignon et Carpentras n'auroient pas renouvelé sous nos yeux toutes les horreurs de la guerre, si ces fertiles contrées avoient été incorporées dans la république environnante. »

« Dès l'instant que « l’égalité disparut », que « la propriété s’introduisit », que « le travail devint nécessaire », dit le suisse Jean Jacques Rousseau en 1755 dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, « les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons ». Dès l'instant que la guerre devint inéluctable, du fait des souverains et de leurs divisions intestines, dit quant à lui Anacharsis Cloots, fin lecteur de Jean Jacques Rousseau, « les rochers de la Suisse » ont été « arrosés du sang de leurs habitans ». Anacharsis Cloots détourne et subvertit là, comme on voit, le propos de Rousseau. Ce n'est point dans le travail, cause de la « sueur des hommes », qu'il trouve le malheur du monde, mais dans la « fédération des masses », dans la prolifération des États, cause de la sueur de sang des mêmes hommes.

« Il est d'autant plus urgent d'insister sur la cause politique du malheur et du bonheur des hommes, que nous sommes à la veille de grands changemens, et qu'une fausse démarche de l'Assemblée nationale produiroit des conséquences déplorables. Nous avons renoncé aux conquêtes hostiles, mais il seroit utile, louable, instructif, de porter un décret par lequel on renonçât à toute agrégation collective de peuple à peuple. Cela préviendroit les achoppemens de l'ignorance qui ne se doute pas de la nécessité d'une agrégation individuelle. Deux peuples, deux corporations populaires, dans la chaleur d'un premier pacte, s'imaginent que leur amitié est inaltérable ; mais le philosophe est là derrière, qui s'aperçoit de la fragilité de ces næuds mal ourdis. La crainte d'un tiers prolonge le pacte ; mais un jour ce tiers ombrageux éprouvera des modifications qui rompront les rapports actuels. Et les peuples, divisés par l'esprit de corps et livrés à la tyrannie des passions, regretteroient la tyrannie des despotes. Je ne veux ni despotes, ni peuples, et tous ceux qui pèseront mes raisons, auront la même volonté que moi : ils se rangeront sous l'oriflamme du genre humain, en s'écriant avec transport : Une nation, une assemblée, un prince ». Le mot prince est à prendre ici dans son acception philosophique de quiconque est nanti du pouvoir souverain, celui qu'illustre Machiavel en 1571 dans Il Principe, précise Anacharsis Cloots. Et le prince dont parle Anacharsis Cloots, c'est le peuple.

Prévenant ainsi qu'on l'accuse de se faire le propagandiste d'un « plan utopique », Anacharsis Cloots se réclame de la Révolution française en tant que moment de l'histoire à partir duquel, par effet de mouvement tournant, le plateau de la balance européenne a déjà commencé de pencher, comme chacun d'après lui peut s'en convaincre, dans le sens de la liberté, partant, dans le sens de cet avenir radieux qui, du fait de « l'anéantissement des tyrans », sera celui de la « Famille universelle ».

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Portrait de Charles Irénée Castel de Saint-Pierre, connu sous le nom d'abbé de Saint-Pierre (1658-1743) par Hugues Joseph Gamot (1698-1782), d'après François de Troy (1645–1730), Versailles.

« Mais comment effectuer ce plan utopique, que des penseurs épais comparent au rêve de l'abbé de Saint-Pierre [auteur en 1713 du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe] ? J'aimerois autant comparer la diète de Ratisbonne à notre Assemblée nationale, la constitution germanique à la constitution française. Saint-Pierre invitoit les puissances incohérentes de l'Europe à former un congrès bizarre, et ridicule, qui auroit dicté plus souvent la guerre que la paix : et je propose un nivellement absolu, un renversement total de toutes les barrières qui croisent les intérêts de la famille humaine. C'est bien assez du choc nécessaire des individus, sans provoquer le choc des masses inutiles, des corporations nuisibles. Et ce n'est pas avec une satisfaction médiocre que je découvre dans le systême de la balance européenne, une cause prochaine de la réalisation de mes vœux. Cette balance ne sauroit pencher un seul instant en faveur de la liberté [effet de la Révolution française sans doute], sans que tous les tyrans ne soient anéantis comme d'un coup de foudre.

Aussi voyons-nous avec un vif intérêt les progrès du républicanisme en Angleterre. L'Anglais délivré de sa chambre haute, jettera un regard sur le continent ; il verra que la France, par sa position géographique, attire à elle le Brabant, la Hollande, Liège, la Savoie, et tous les électorats qui avoisinent le Rhin et le Mein. Ce coup d'œil effrayant pour un despote, devient un spectacle ravissant pour des hommes libres. L'Anglais, circonscrit dans d'étroites limites par l'Océan, calculera ses intérêts, qui, d'accord avec la morale, lui feront adopter la division départementale, et la députation dans l'assemblée séante à Paris. Les anciennes rivalités disparoîtront avec les anciens noms et les anciennes démarcations. Et, de proche en proche, les Espagnols, les Italiens, les Danois, tous les peuples débarrassés de leurs fers par notre impulsion, auront les mêmes raisons d'inviter les riverains de l'Amstel, de la Meuse, de la Tamise et du Shannon. Tout le monde s'empressera de se confondre dans la grande société, pour en partager les bénéfices, pour en goûter les délices, et pour ne pas en éprouver une influence déplaisante. L'économie sera immense, les impôts seront légers, et le bonheur sera sans bornes. Une peuplade qui s'obstineroit à faire bande à part, seroit un sujet de raillerie ; son ineptie la couvriroit d'opprobre.

Il en est de la liberté comme des quatre élémens, elle cherche le niveau, elle tend à la réunion : la liberté, quoi qu'en dise Montesquieu, est une plante qui s'acclimate partout. Le philosophe,en scrutant le cœur humain, ôtera au peuple tous les brandons de la discorde ; et puisque nous avons vu la différence de l'uniforme causer l'effusion de sang parmi les citoyens, à plus forte raison, la différence politique des nations doit-elle servir de véhicule aux contestations les plus sanglantes. Le jour approche où un décret sur la Famille universelle ne paroîtra pas plus surprenant que le décret sur la couleur indigo et le bouton jaune de la garde nationale de France. [...]. L'unité, l'unité ! la nature entière nous prêche l'unité. ».

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Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Dans son plan, que d'aucuns tiennent pour « utopique », Anacharsis Cloots délègue aux « décrets constitutionnels » promulgués par la Révolution française le soin d'assurer partout dans le monde le respect des Droits de l'homme. « Que chacun pratique le culte qui lui plaît ; la loi générale protégera tous les cultes et toutes les cultures. Tout ce qui ne nuit pas à la société aura son plein exercice », dit-il, reprenant ici d'abord l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen — « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi » —, puis l'article 4 — « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ». Bien vite toutefois, comme toujours chez Anacharsis Cloots, sa haine de la religion et de l'aristocratie — en l'occurrence sa haine de « l'aristocratie cutanée des Isles à sucre » et de « l'aristocratie des Polygames orientaux » —, sans compter le sentiment de supériorité qui est celui de l'Européen éclairé, percent sous l'affectation d'équanimité dans laquelle ledit Européen s'entretient en tant qu'apologiste des Droits de l'homme.

« Nos décrets constitutionnels sont applicables aux deux tropiques comme dans les deux zones glaciales. Nous n'établirons pas l'inquisition à Goa et à Lima avec les Portugais et les Espagnols ; nous n'introduirons pas un monopole odieux dans le Bengale et les Moluques avec les Anglais et les Hollandais. Nous mettrons les deux Indes sous le joug des Droits de l'Homme : ce joug sera plus durable que celui des moines de Madrid et des traficans de Liverpool : j'en atteste le civisme des gardes nationaux payens et mahométans de Pondichéry et de Chandernagor. Que chacun cultive son champ à sa manière ; que chacun pratique le culte qui lui plaît ; la loi générale protégera tous les cultes et toutes les cultures. Tout ce qui ne nuit pas à la société aura son plein exercice. La majorité des égoïstes philantropes l'emportera sur la minorité des égoïstes misanthropes. Le genre humain sera toujours le plus fort contre les ennemis de l'humanité, contre les partisans de l'esclavage, contre les sophistes qui ne conçoivent pas comment la Constitution française pourroit faire le bonheur de ceux qui se couchent aux Antipodes pendant qu'on se lève sur notre hémisphère. Ces sophistes se retranchent derrière l'aristocratie cutanée des Isles à sucre, et derrière l'aristocratie des Polygames orientaux : comme si la servitude pouvoit subsister en Amérique, après la chute des tyrans africains ! comme si la polygamie pouvoit subsister avec la liberté nationale ! Neuf hommes libres se voueront-ils au célibat, à la castration, pour laisser languir un seul homme avec dix femmes malheureuses ? Mépris aux raisonneurs pervers ou stupides qui oseroient encore nier la possibilité de l'établissement universel des Droits de l'Homme : droits sacrés qui remplaceront l'universelle tyrannie, et qui répareront les maux de toutes les institutions barbaresques. Et tel peuple sauvage ou abruti, qui, méconnoissant son propre intérêt, ne voudroit pas s'incorporer dans la famille souveraine, il n'en ressentiroit pas moins la bénigne influence, par les lumières que nous répandrions sur lui, pour sa prochaine civilisation et sa félicité permanente. La différence des monnoies n'empêche pas l'Européen de commercer avec l'Indien ; la différence des habitudes n'empêche pas que l'homme n'éprouve, ou ne soit susceptible d'éprouver les mêmes sensations partout.

La raison est si puissante, que nous avons vu une nation entière - la France — renoncer aux prétentions de la religion dominante, c'est-à-dire à la domination des prêtres, pour laisser aux différens sectaires la plénitude des droits du citoyen. La liberté religieuse aplanit de grands obstacles ; elle rallie tous les hommes autour du tribunal de la conscience. On s'occupera davantage des affaires d'ici-bas que de celles de là-haut, si toutefois il y a un haut et un bas. L'incrédule qui niera l'existence de Dieu, sera écouté aussi paisiblement que le bonhomme qui jurera par le Coran ou le Zend-Avesta. On parlera de Dieu pour varier la conversation, plutôt que pour varier les dogmes. »

Après ce rappel au respect des Droits de l'homme et cette leçon de tolérance un brin fielleuse, Anacharsis Cloots entreprend de parler de Dieu et de la religion en philosophe et en logicien. Il se livre là à un exercice dans lequel il aime à briller. Lecteur précoce des ouvrages de son oncle maternel, le savant chanoine Corneille de Pauw, il fait montre d'une connaissance fine de l'histoire de la philosophie et de la logique. Il revisite ainsi successivement un ensemble de questions devenues classiques : celles de la progression ou de la régression à l'infini et des causes finales ; celle du Dieu premier moteur ou du Dieu horloger ; celle du temps dans le rapport qu'il entretient avec l'espace ; celle de la raison pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ; celle du nombre de grains de sable nécessaire pour faire un tas ; etc. Il mêle ainsi sans vergogne les Mégariques, les Sophistes, Platon, Aristote, Saint Thomas d'Aquin, Guillaume d'Ockham, Leibniz, Voltaire, etc.

Quelques exemples

● À propos de la la progression ou de la régression à l'infini et des causes finales, et en référence à Platon et à Aristote

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De gauche à droite : Platon ; Aristote.

« Je soutiendrai, par exemple que le monde est incréé, et qu'il n'y a pas d'autre Éternel que le monde. Un ami s'amusera à me demander comment je me tirerai de la progression à l'infini, et des causes finales. L'œuf est-il avant la poule, ou la poule avant l'œuf ? Avons-nous des dents pour mâcher, ou mâchons-nous parce nous avons des dents ? » Il s'agit là d'une question qu'Aristote déplace et transforme dans ses Parties des animaux de telle sorte il peut y fournir, de façon qui étonne tout d'abord, la réponse suivante : "Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains."

« Je m'arrêterois volontiers devant ces instances », continue Anacharsis Cloots, « si, en admettant l'éternité de Dieu, les mêmes difficultés ne se présentoient point. Je demanderai, à mon tour, si ce que nous appelons le temps, n'est pas une illusion, une vaine apparence ; si Dieu a eu une première pensée, une seconde pensée, s'il a songé à l'œuf avant de songer à la poule, ou vice versa ? Voilà pour la progression à l'infini. Quant aux causes finales, il n'est pas plus étonnant de les trouver dans la nature éternelle que dans la divinité éternelle. C'est un grand phénomène que la nature, je l'avoue ; mais votre dieu invisible, indéfinissable, seroit un phénomène bien moins compréhensible. Vous voulez expliquer une merveille par une autre merveille. Il est clair qu'en ajoutant un incompréhensible Théos à un incompréhensible Cosmos, vous doublez la difficulté, sans la résoudre. Je m'en tiens à ce que nous entendons, à ce que nous palpons, sans chercher midi à quatorze heures. Je vais remonter à la source de toutes les questions insolubles. »

● En référence à Leibniz dans ses Principes de la nature et de la grâce fondés en raison

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Gottfried Wilhelm Leibniz (1846-1716).

« Pourquoi existe-t-il quelque chose ? ["plutôt que rien"», dit Anacharsis Cloots ; pourquoi votre soi-disant Dieu existe-t-il ? pourquoi le très réel Univers existe-t-il ? Nous n'en savons rien ; mais on ne conçoit pas non plus le néant absolu. Il me semble que l'espace existe nécessairement. Or si quelque chose existe nécessairement, il n'en coûte pas plus d'admettre le contenu que le contenant. Laissons donc les soleils et les planètes innombrables rouler éternellement dans le vide. »

● En référence à Platon dans le Timée, à Leibniz encore dans ses Essais de Théodicée, à Saint Thomas d'Aquin, à Guillaume d'Ockham, et à Voltaire dans Candide ou l'Optimisme.

"Le monde est beau et celui qui l'a fait est excellent, il l'a fait évidemment d'après un modèle éternel ; car le monde est la plus belle des choses qui ont un commencement, et son auteur la meilleure de toutes les causes", dit Platon dans l'alinéa 29b du Timée. "Le décret de Dieu consiste uniquement dans la résolution qu’il prend, après avoir comparé tous les mondes possibles, de choisir celui qui est le meilleur et de l’admettre à l’existence par le mot tout-puissant de Fiat [Que le monde se fasse], avec tout ce que ce monde contient", dit Leibniz dans l'alinéa 52 de ses Essais de Théodicée.

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De gauche à droite : Saint Thomas d'Aquin, dit le Docteur angélique (château de Roccasecca, royaume de Sicile, 1225-1274, abbaye de Fossanova, Italie) ; Guillaume d'Ockham, dit le Venerabilis inceptor (Vénérable initiateur) (comté de Surrey, Angleterre, 1285-1347, Munich, duché de Bavière.

Quod potest compleri per pauciora principia, non fit per plura, "Ce qui peut être accompli par des principes en petit nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux", dit Saint Thomas d'Aquin. Pluralitas non est ponenda sine necessitate, "Une pluralité (des notions) ne doit pas être posée sans nécessité", dit Guillaume d'Ockham, qui invite à user du « rasoir » nécessaire à la réduction des questions oiseuses.

« Les Théistes prétendent avec Platon, dit Anacharsis Cloots, que le monde, le meilleur des mondes possibles, préexistoit de toute éternité dans l'entendement de Dieu. Nous sommes tous d'accord sur cette existence éternelle qui comprend l'enchaînement de tous les phénomènes physiques, la progression à l'infini et les causes finales : nous ne différons que sur l'admission d'un moule divin aussi inutile que chimérique. C'est choquer les premières notions de la philosophie que de multiplier les êtres sans nécessité : donc les Athées ont raison contre les Théistes. La vaine curiosité des métaphysiciens et le furieux despotisme des théologiens ont rendu obscures les plus lucides notions de notre entendement. »

À ces références illustres, Anacharsis Cloots ajoute encore une allusion en forme de clin d'oeil aux questions de Maître Pangloss dans Candide ou l'Optimisme de Voltaire.

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« Il y avait un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit... », in Candide, ou l'Optimisme, traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph, Genève, Cramer, 1759, chapitre XXX, p. 287.

● En référence au matérialisme ancien, à Ronsard dans Contre les bûcherons de la forêt de Gastine, à Diderot peut-être dans Le Rêve de d'Alembert, et à Antoine Laurent de Lavoisier

"La matière demeure, mais la forme se perd", dit Ronsard dans Contre les bûcherons de la forêt de Gastine. « La seule différence que je connaisse entre la vie et la mort, c’est qu’à présent vous vivrez en masse, et que dissous, épars en molécule, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail", dit Diderot dans Le Rêve de d'Alembert. "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", dit Lavoisier, d'après une citation qui est sans doute apocryphe, mais qui résume bien sa pensée.

« Les modifications végétales ou animales, que nous appelons la naissance et la mort, nous ont fait supposer un commencement et une fin au grand tout, quoique nous avouions que rien ne s'anéantit dans l'univers. Les formes changent, les élémens se combinent et se décomposent ; mais les lois sont éternelles. [...]. Au reste, tout cela ne doit pas inquiéter des individus qui paroissent et disparoissent du jour au lendemain, et dont la reparition [sic], la recomposition vitale est sinon impossible, au moins très peu probable. »

● En référence au paradoxe du sorite, rendu célèbre par Eubulide (IVe siècle av. J.-C.), philosophe de l'école mégarique

"Un grain isolé ne constitue pas un tas. L'ajout d'un grain ne fait pas d'un non-tas, un tas. Un tas reste un tas si on lui enlève un grain. Un grain unique ou même l'absence de grains constitue toujours un tas". D'où combien de grains faut-il pour faire un tas ?, dit Eubulide.

« Dix ou douze grains de sable de plus ou de moins sur les rivages de l'Océan, ne troubleront pas la marche régulière des marées et des vents alisés », dit Anacharsis Cloots.

● En référence à Aristote dans sa Physique et dans sa Métaphysique, et à Voltaire dans Les Cabales ou dans sa Prière à Dieu

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Image extraite de Et l’homme créa les dieux de Joseph Béhé, Paris, Futuropolis, 2001.

"Si donc tout mû est nécessairement mû par quelque chose, il faut qu'il y ait un premier moteur qui ne soit mû par autre chose", dit Aristote dans sa Physique. "L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger”, dit Voltaire dans Les Cabales. Œuvre pacifique en 1772. "« Ô Seigneur Dieu, Grand et Universel Maçon du Monde", disent les Francs-Maçons du XVIIIe siècle.

« Nous ne pouvons plus douter que le systeme des Théistes ne repose sur une pétition de principe », déclare Anacharsis Cloots. "Tout ouvrage, disent-ils (remarquez bien, tout ouvrage), qui nous montre des moyens et une fin, annonce un ouvrier ; donc cet univers composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très puissant, très intelligent. On supprime toujours ici la mineure à dessein, car ce syllogisme ne séduiroit personne. Sans doute que tout ouvrage annonce un ouvrier ; mais je nie que l'univers soit un ouvrage. Je dis que le monde est une chose éternelle, un être éternel. On prouveroit avec le misérable argument des Théistes, que leur propre Dieu a été fabriqué par un ouvrier. Les pétitions de principe sont le passe-partout des plus grossières erreurs : ce sont là les véritables clefs de Saint Pierre avec lesquelles on dérobe des millions d'arpens et des millions de victimes à l'humanité crédule. "Tout ouvrage qui..." Donc l'univers est un ouvrage. "Tout ouvrage qui..." Donc Dieu est un ouvrage. Sophismes risibles qu'il faut admettre tous deux, ou rejeter tous deux. "Mais l'univers est si merveilleux !" Oui, mais votre Dieu créateur est bien plus merveilleux. On n'explique pas une moindre merveille par une plus grande merveille. Le sens commun ordonne de nous en tenir simplement à ce qui paroît le moins compliqué et le moins étonnant » [comme veut le rasoir d'Ockham, ou comme veut le bon sens cartésien]. « La croyance d'un Dieu produit tant de calamités, qu'après avoir pesé le pour et le contre dans la balance des biens et des maux, on s'écrie avec le sage et profond Hobbes : Qu’un magistrat qui proposeroit un Dieu dans une république d'Athées, seroit un mauvais citoyen ! »

● Contre les « sophistes sacrés ou profanes », en vertu des leçons de la sophistique ancienne

On notera encore ici qu'Anacharsis Cloots, qui traque les sophismes de la religion chrétienne, peut-être aussi ceux de la franc-maçonnerie, et sûrement ceux de la culotterie [aristocratie], emprunte à la sophistique ancienne, dont celle de Protagoras, pour qui "l'homme est la mesure de toutes choses ; pour celles qui sont, de leur existence ; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence" —, l'art de trancher du bon et du mauvais argument, d'où celui de dénoncer les pétitions de principe, les paralogismes et les antilogies. Il en use de façon foudroyante : « Un mauvais argument engendre la guerre, la peste, la famine, la banqueroute, la servitude et l'opprobre ; un mauvais argument forge des chaînes aux bons citoyens ; il nourrit l'aristocrate trompeur aux dépens du peuple trompé. Donnez-moi le choix et la sanction des sophismes, et je me rendrai maître absolu de la république. »

« La raison est une maitresse qui doit occuper toutes les facultés de notre entendement : elle exige tout ou rien. Un préjugé ne peut se loger quelque part sans qu'il n'en coûte cher à son hôte imprudent et débonnaire. Les familles et les nations seroient trop riches, trop heureuses, sans la colonne des préjugés, dont les chiffres surchargent leurs livres de compte. L'homme en place le plus vicieux, de plus nuisible, c'est celui dont le jugement est le moins robuste. La tyrannie des sophismes est pire que la tyrannie des rois. Et tel homme qui passe, aux yeux du vulgaire, pour vertueux, pour incorruptible, est à mes yeux le plus vicieux, le plus corrompu des bipèdes ; car ses paralogismes nous mèneroient à la ruine, à l'anarchie, à l’esclavage, si la gendarmerie des bons raisonneurs n'arrêtoit pas les ravages des concussionnaires, des brigands de la logique. Le fer des barbares a détruit moins d'hommes, moins de villes, moins d'états, que la langue des sophistes sacrés et profanes.

Lorsqu'Anacharsis Cloots parle de « l'homme qui passe, aux yeux du vulgaire, pour vertueux, pour incorruptible », et qui est à ses yeux « le plus vicieux, le plus corrompu des bipèdes ; car ses paralogismes nous mèneroient à la ruine, à l'anarchie, à l’esclavage », on se demande à qui les lecteurs de de la République universelle ont pensé. Se pourrait-il qu'au lieu, ou en sus, de reconnaître en la personne de « l'homme qui passe pour incorruptible » « l'aristocrate trompeur », ces lecteurs aient songé à Robespierre ? Anacharchis Cloots, en 1792 déjà, entreprenait-il de dénoncer ici à petit bruit le Robespierre déiste qui instituera plus tard le culte de l'Être Suprême ? Il existe en tout cas, selon l'auteur de la République universelle, des « sophistes profanes », des « brigands de la logique », que « la gendarmerie des bons raisonneurs » se doit d'arrêter ».

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Détail de La Fête de l'Être Suprême du le 20 prairial an II (8 juin 1794) par Jacques Louis David.

Aux sophismes de la religion chrétienne, aux sermons évangéliques, absurdes et lugubres, Anacharsis Cloots oppose en tout cas la simple vérité des travaux et des jours, et les voluptés du carpe diem.

« Ne regrettons pas les prétendues consolations que la chimère d'un Dieu vengeur et rémunérateur procure aux sots mortels ; c'est un palliatif chez des peuples vexés au nom de Dieu, par des rois et des prêtres. Quelques individus se consoleront puérilement en invoquant un fantôme, mais la nation esclave sera toujours malheureuse. Horace disoit aux dieux de l'Olympe : Laissez moi la santé et la fortune , et ne vous embarrassez pas du reste. Nous dirons aux religionnaires : Laissez-nous la liberté, le reste viendra de soi-même. En effet, sous le régime de la loi, le laboureur, l'artisan s'occupe de sa besogne et de ses récréations, le riche s'occupe de ses affaires et de ses plaisirs, et tout le monde est suffisamment distrait.

On jouit de la vie sans songer à la mort, et l'on répète en mourant, le mot sublime de Mirabeau : dormir ». Ce mot, qui a manifestement ravi Anacharsis Cloots, inspirera Pierre Gaspard Chaumette, dit Anaxagoras Chaumette, qui, artisan de la déchristianisation à la fin de l'année 1793, réclamera alors qu'on affiche sur les tombes l'inscription suivante : « La mort est un sommeil éternel ». Robespierre récusera cette initiative à la Convention, dans son dernier discours, daté du 26 juillet 1794 :

« Français, ne souffrez pas que vos ennemis osent abaisser vos âmes et énerver vos vertus par leur désolante doctrine ! Non, Chaumette, non, la mort n’est pas un sommeil éternel !… Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges, qui jette un crêpe funèbre sur la nature, qui décourage l’innocence opprimée, et qui insulte à la mort ; gravez-y plutôt celle-ci : la mort est le commencement de l’immortalité." »

« Le sommeil plaît à l'homme ; « chacun, riche ou pauvre, heureux ou malheureux, s'y livre avec volupté », ajoute Anacharsis Cloots, qui parle sans doute d'expérience. « La nature est plus indulgente, plus prévoyante que nous, avec nos sermons évangéliques, absurdes et lugubres. Un prédicateur qui épouvante ses ouailles par des figures de rhétorique sur l'enfer et le purgatoire, est cent fois plus méprisable qu’un empirique de la place Louis XV qui vend de mauvaises drogues sur les tréteaux. L'un empoisonne certainement l'âme, l'autre empoisonne vraisemblablement le corps. Les drogues du premier coûtent cent millions à l'état, c'est-à-dire, autant que la guerre et la marine. Un cinquième des impositions est absorbé par une jonglerie burlesque et sombre. Les prêtres farinocoles [adorateurs de la farine, i.e. mangeurs d'hostie] sont nécessairement des imbéciles ou des fourbes ; et toute la nation se cotise pour nourrir la fourberie et l'imbécillité ! Cela est monstrueux et en morale et en politique. »

En conclusion de la longue diatribe qu'il vient de consacrer aux méfaits des « prêtres farinocoles », Anacharsis Cloots invoque la mémoire d'un prêtre d'exception, le curé Jean Meslier (1664-1729), qui a laissé dans son Testament un exemple de conversion aux lumières de la raison. Et il invite les autres prêtres à suivre le même chemin.

« Où sont-ils nos Mesliers ? Le consciencieux Meslier demanda pardon à Dieu et aux hommes d'avoir enseigné la religion, la dérision chrétienne à ses paroissiens. Nos 83 évêques auront-ils la candeur du bon curé Meslier ? Au reste, le peuple fera justice lui-même de l'absurde catholicisme. L'église romaine est un édifice bâti sur l'infaillibilité ; on ne sauroit en ôter une seule pierre sans que toute la fabrique ne s'écroule. Déjà la plupart des hommes libres se refusent à courber la téte en vils esclaves dans un confessionnal ; or, sans la confession, point de communion ; et il est oiseux d’entendre la messe , lorsqu'on renonce à l'absolution du sacerdoce. L'inutilité des frais exorbitans d'un culte méprisable et méprisé se fera sentir aux citoyens les plus bornés. Il n'y aura incessamment qu’un vœu pour transformer les basiliques, les oratoires, en écoles de la jeunesse, en clubs fraternels. On s'assemblera pour s'instruire , pour apprendre à vivre, et non pas pour s'abrutir, pour apprendre à végéter. La Loi bienfaisante remplacera un Dieu insignifiant. Jamais on ne prendra le nom de la Loi en vain. MM. les ecclésiastiques devroient coopérer à cette régénération sainte ; ils se couvriroient de gloire et de bénédictions. Qu'ils ne craignent point la suppression de leurs appointemens ; car nous ne serions pas moins généreux envers les nouveaux prêtres, qu'envers ceux de l'ancien régime. Choisissez, lévites, entre la vérité et le mensonge, entre l'honneur et l'ignominie. »

Dès l'instant que la pratique de la religion sera abandonnée, qu'adviendra-il des valeurs morales dont celle-ci semblait garantir l'observance ?, questionne maintenant Anacharsis Cloots. Il fournit à cette question la réponse de l'athée, ou mieux disant celle de l'immoraliste, qui, en cela proche de Thomas Hobbes une fois de plus, compte sur « l'instinct de l'ordre » et sur l'action régulatrice du « gouvernement républicain », qui « présentera des appas à la vertu et des obstacles au crime. »

« Mais si nous admettons le fatalisme, la destinée, si l'homme n'est pas moralement libre, il n'y a donc plus ni vertu, ni vice ; Fénélon [auteur, entre autres d'une Explication des maximes des saints sur la vie intérieure ] et Ravaillac [assassin d'Henri IV] marcheront de pair ensemble ? Conséquences fausses d'un principe incontestable. Le vice et la vertu sont aussi réels que la laideur et la beauté. La vertu est la beauté de l'ame, le vice est la laideur de l'âme. Mon amitié et mon amour n'en sont pas moins ardens, quoique personne ne se donne à soi-même les qualités de l'âme et du corps. Tous les humains seroient beaux, si cela dépendoit de leur volonté ; tous les humains seroient vertueux, s'ils pouvoient en avoir la volonté. Rien au monde n'est plus volontaire que la volonté qui nous conduit irrésistiblement. On ne sauroit donc trop rectifier notre jugement par des notions saines et lucides. Les lois doivent être assises sur ces données fondamentales. La société présentera des appas à la vertu et des obstacles au crime. La douleur et l'opprobre, l'honneur et le plaisir, la paix avec soi-même et avec les autres, sont des motif attrayans et réprimans qui dirigent notre volonté vers le bien ou le mal. Le bien l'emporte généralement ; car l'instinct de l'ordre appartient à la presque totalité des hommes ; et cet instinct contrarié, dénaturé par le despotisme ou l'aristocratie, appelle tous les vices, au lieu d'engendrer toutes les vertus. »

Assuré du contrôle que le gouvernement républicains assura sur les mœurs en vertu de son pouvoir régalien, Anacharsis Cloots, l'immoraliste, se fait donc, l'âme tranquille, l'apologiste de l'empire des sens.

« Il résulte de là une apologie complète ; j'en atteste les penseurs qui me liront. Ma philosophie est trop vraie pour être chagrinante ; et les esprits foibles qui ne sauroient soutenir cette clarté, devroient consulter la nature, qui couvre tous les systèmes spéculatifs d'un voile consolant. En effet, soyez athée ou déiste, matérialiste ou spiritualiste, vous irez toujours votre train ordinaire dans le cours de la vie. Les idées métaphysiques disparoissent comme un rêve dans les transactions du monde civil et politique. Helvetius et la Rochefoucault [penseurs connus pour leur misanthropie] ne m'ôteront pas les charmes de l'amitié ; Francesco Fontana [savant astronome] et Lazzaro Spallanzani [savant biologiste], après m'avoir montré ma maîtresse au microscope, ne tempéreront pas les feux qui me raniment dans son sein. L'amitié ne perdra rien à l'analyse morale ; l'amour ne perdra rien à l'analyse physique. »

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Lazzaro Spallanzani, planche tirée de Dissertazioni di fisica animale, e vegetabile dell'abate Spallanzani, Cagnoni sculp., Modena, Società tipografica, 1780.

Après l'astronome du XVIIe siècle et le biologiste du XVIIIe siècle, praticiens tous deux du matériel optique, Charles Baudelaire montrera lui aussi, sans microscope, l'horreur de Vénus : « Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. [...]. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve... »

« Je sais que Vénus est un monstre au microscope », observe Anacharsis Cloots ; « je sais que Pylade ne sauroit faire un pas vers Oreste sans l'intérêt personnel ; mais la nature, plus puissante que la dialectique, me fait adorer Vénus et Pylade ; elle me fait agir et jouir, comme si j'étois libre de vouloir ou de ne vouloir pas ». On se souviendra ici de l'abstinence sexuelle ou, comme dit en 1791 dans L'orateur du genre-humain ou Dépêche du Prussien Cloots, au Prussien Hertzberg, de « l'économie de la liqueur essentielle » dont Anacharsis Cloots déclarait avoir fait vœu afin de consacrer tous ses « esprits vitaux » à la cause de la Révolution. Il semble bien qu'en 1792, le même Anacharsis Cloots ait molli dans le respect scrupuleux de son vœu ou du moins que, tourmenté par l'abstinence, il ne caresse le fantasme de rencontres spéciales.

À la page 35 de La République universelle, Anacharsis évoque avec les accents de l'homme soumis à la surprise des sens le remords qu'il a éprouvé d'avoir trahi un tendre ami :

« L'homme qui, ayant tendrement aimé son ami, s'en trouve séparé par les emportemens d'une passion trop vive, par les imprudences d'une âme trop exaltée, par les exagérations dont le sentiment est le principe et peut-être l'excuse ; cet homme n'aimoit pas véritablement, si le souvenir de cette rupture ne lui cause pas des étouffemens, des regrets, des remords. Pour moi, je n'en saurois supporter l'idée qu'en regardant une pareille rupture comme une suspension de l'amitié, un ajournement de nos étreintes mutuelles. J'oublie tous les torts d'autrui, pour ne songer qu'à mes propres fautes ; je suis moi seul coupable, je le dis, le répète, et je conjure les échos de redire à mon ami que je l'aime toujours, et que mes expiations surpassent mes délits, mes offenses. Hélas ! le repentir ne découle pas d'un Dieu vengeur ; il suffit d'avoir un cœur, et j'en ai un, heureusement ou malheureusement. »

On remarque aussi dans la correspondance d'Anacharsis Cloots une lettre plaisamment équivoque, adressée le 12 mai 1792 à [Charles] Geneviève d'Éon :

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Charles Geneviève Louis Auguste André Timothée d'Éon de Beaumont (Tonnerre, Yonne, 1728-1810, Londres) en 1792, dit le chevalier d'Éon, diplomate, espion, travesti en femme de 1767 à sa mort. Portrait signé Thomas Stewart (ca 1758-ca 1801), d'après Jean Laurent Mosnier (1743–1808), National Portrait Gallery, London.

« Le portrait de la Minerve gauloise m'a été transmis par la main des grâces. Au lieu de remerciements, je ferai observer à l'héroïne de notre siècle, que voici l'époque de mettre le sceau à sa gloire, en s'armant de pied en cape, comme Talestris et Jeanne d'Arc, pour nous aider à délivrer le monde de la race infernale des tyrans. L'épisode de la chevalière d'Éon manque à notre poème épique. Tu dors, Éon, tu dors, et les despotes veillent ; tu préfères les atours d'une toilette aux armes victorieuses d'Achille. Rougis et marche, ta patrie t'appelle. Une phalange d'amazones marchera sur tes pas contre les oppresseurs du genre humain. Viens, et la victoire est à nous. »

Résumant ainsi l'expérience qui nourrit sa philosophie de la vie, Anacharsis constate que « l'empire de nos sens est infiniment plus impérieux que les argumens des métaphysiciens ». Il en tire la certitude que son hédonisme constitue la meilleure des garanties possibles contre les prophètes de l'enfer et du purgatoire.

« Ces réflexions concises serviront de réponse aux longues déclamations des religionnaires contre les philosophes. Si vous vivez à la campagne, vos choux vous occuperont plus que votre croyance ou non-croyance ; si vous vivez à la ville, vos dissipations absorberont vos spéculations mentales. Le fort l'emporte toujours sur le foible ; or l'empire de nos sens est infiniment plus impérieux que les argumens des métaphysiciens. L'essentiel est de se soustraire à l'empire des charlatans, et de couler ses jours dans les occupations de notre industrie, de notre état, de notre profession, et dans les amusemens qui conviennent à nes goûts et aux circonstances qui nous environnent. Rien n'est plus hideux que la mort aux yeux d'un chrétien, et cependant les chrétiens, tout en payant un tribut onéreux à leurs jongleurs, se divertissent, mangent, boivent, chantent, jouent et rient, comme si l'enfer et le purgatoire étoient des chimères du paganisme, ou des parades du boulevard. C'est que la nature est plus sage que les hommes. »

Revenant ensuite sur la sagesse de la nature, Anarcharsis nuance toutefois son propos en rappelant qu'il faut « la sagesse des lois » pour suppléer à « ce qui manqueroit de sagesse à la nature ». Il se félicite au demeurant de ce que cette « sagesse des lois » puisse s'exercer de façon effective, y compris par la censure, depuis le 14 juillet 1789 :

« L'étude de l'homme nous rend prudens et indulgenş. Voyons la nature telle qu'elle est, et non pas telle qu'on se l'imagine : suppléons, par la sagesse de nos lois, à ce qui manqueroit de sagesse à la nature. L'esprit public nous fera découvrir dans la mesure des élections, dans l'établissement des jurés, dans la censure typographique, des motifs de vertu, de candeur, de concorde et de bienveillance universelles. Nous serons élus par nas pairs, nous şerons jugés par nos pairs, nous serons appréciés par nos pairs ; rendons-nous dignes de leur estime, de leur amour, c'est-à-dire, méritons bien de la cité tout entière. Nous serons aussi intéressés, aussi habitués à faire le bien à la face d'un peuple libre, que nous étions induits à faire le mal dans l'obscurité des geoles royales. La liberté est aussi féconde en vertus, que l'esclavage est fécond en vices. La stérilité des biens moraux et physiques est l'attribut inséparable d'un gouvernement arbitraire. La nature toute nue n'est ni belle ni laide ; mais elle devient un Léviathan sous l'armure de l'ignorance et de l'oppression, et elle devient une divinité adorable sous l'armure de la constitution française. La națure se justifie depuis le 14 juillet 1789 ; car si l'élévation de la Bastille fut l'ouvrage de son aveuglement, la chute de la Bastille est l'ouvrage de sa clairvoyance. »

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Démolition de la Bastille, estampe de François Martin Testard, del., et de Joseph Alexandre Le Campion, sculp., Paris, 1789.

Après avoir célébré la chute de la Bastille, puissant symbole de la rupture avec les tyrans du passé, Anacharsis Cloots augure une fois encore un avenir à l'horizon duquel, depuis la France, la République s'étendra à «toute l'Europe, à tout notre hémisphère, à toute la mappemonde ». Conscient des résistances que cet augure risque d'avoir ç rencontrer, il se réserve la tâche de « ramener » par ses écrits « les esprits opiniâtres ». Reste que planent dans son discours, sans qu'il puisse en prévoir l'envol futur, « les ailes de l'aigle », Bonaparte...

« Les prodiges qui s'opèrent sous nos yeux dans le cours de la plus salutaire des révołutions, devroient nous aguerrir avec les combinaisons futures de la plus saine politique. Rien ne doit nous étonner, après ce que nous avons vu depuis le mois de juillet 1789 jusqu'à présent. Quiconque a eu le bonheur de vivre en France durant cette superbe époque, conviendra avec moi, pour peu qu'il veuille m'entendre, que le procès des peuples contre les tyrans est sur le point d'être jugé définitivement. C'est sur les débris de tous les trônes que nous bâtirons l'édifice de la république universelle. Nous savons maintenant de quoi les hommes libres sont capables, et la contenance fière et mesurée du peuple Français lors de la fuite du roi, nous annonce l'harmonie qui régnera sur la terre après la chute des oppresseurs. La volonté sera une, l'action sera une, parce que l'intérêt sera un.

J'ai réfuté tous les sophismes, j'ai indiqué tous les moyens ; il me resteroit à ramener les esprits opiniâtres, à refondre les mauvaises têtes dont les préjugés résistént à toute argumentation. On ne me forcera pas, j'espère, de prêter Jes ailes de l'aigle aux oisons qui volent terre à terre. Il me suffit de pulvériser les objections, sans que j'aille volatiliser les esprits engourdis. Mon système, vigoureusement prononcé, produira toujours un avantage quelconque. On m'accordera, sinon la république du monde, au noins celle de l'Europe, au moins celle de la Gaule, jusqu'aux embouchures du Rhin et au sommet des Alpes : ce systéme écartera toute idée de dislocation de la France, de fédération départementale. Ceux qui me donneront toute la Gaule, sentiront, dans la suite, qu'il faudra m'accorder toute l'Europe, tout notre hémisphère, toute la mappemonde. »

II. Anacharsis Cloots et Corneille de Paw honorés du statut de citoyens françaisw/

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Portrait d'Élie Guadet, gravé par Jean Baptiste Vérité (1756-1837), d'après Joseph Boze (1745-1826).

Le 26 août 1792, à l'initiative de Marie Joseph Chénier [frère du poète André Chénier], Élie Guadet, député de la Gironde à l'Assemblée législative, « considérant que les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage, ont servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre [...], déclare déférer le titre de citoyen français » aux personnes dont le nom suit. Parmi ces personnes, Anacharsis Cloots et Corneille Pauw (Amsterdam, 1739-1799, Xanten), son oncle, chanoine du chapitre cathédral de Xanten (Prusse), écrivain et philosophe, auteur de Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoires intéressants pour servir à l’Histoire de l’Espèce Humaine (1768), de Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois (1774), et de Recherches philosophiques sur les Grecs (1787).

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Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série (1787 à 1799), tome XLIX : du 26 août 1792 au 15 septembre 1792 au matin, Paris, Paul Dupont, Éditeur, 1896, p. 10. Dans une lettre qu'il adressait en 1790 à Corneille de Pauw et qu'on trouve reproduite à la suite de La République universelle, Anacharsis Cloots rend déjà à cet oncle, philosophe qui l'a précédé dans l'usage de la langue française et « dont les écrits ont contribué à la destruction de toutes les aristocraties sacrées et profanes », l'hommage suivant : « Les Français placent votre nom sur la liste des grands ouvriers de la liberté civile et religieuse. Voltaire, Rousseau, Pauw, etc., sont nos véritables libérateurs. Il seroit à souhaiter que tous les écrivains de l'Europe adoptassent la langue française, comme vous et Leibniz et Fréderic [le Grand], etc. Leurs productions seroient plus répandues, et la philosophie doubleroit le pas. »

Le 27 août 1792, Anacharsis Cloots se présente à la barre de la Convention afin de remercier la France « d'avoir associé les philosophes cosmopolites à sa gloire, à sa gloire et à ses dangers, en les déclarant citoyens français. [...]. Quant à moi, pénétré de reconnaissance [...], je prononce le serment d'être fidèle à la nation universelle, àl'égalité, à la liberté, à la souveraineté du genre humain ; gallophile de tout temps, mon cœur est français, mon âme est sans-culotte. » (31)

Le 28 août 1792, Anacharsis Cloots présente à la barre de l'Assemblée sa « Pétition des domestiques », relayant ainsi la plainte des « gens de condition servile » à qui la Constitution de 1791 refuse le statut de « citoyens actifs » et qu'elle exclut par là du droit de vote ainsi que de l'éligibilité.

« Hélas ! par quelle fatalité, législateurs, en rendant actifs tous les citoyens qui ont atteint l'âge de vingt-et-un ans, excluez-vous formellement ceux qui exercent une industrie infiniment délicate ? Gardiens de la vie et des propriétés dans l'intérieur des maisons, que deviendraient le commerce, les relations sociales, si des intermédiaires probes renonçaient à une profession sans laquelle toutes les autres péricliteraient ?

Il n'y a pas de sot métier, dit le proverbe ; mais il y a de sottes lois. [...]. La nature, notre mère commune, nous rend serviteurs les uns des autres. Un homme vaut un homme : tous les patriotes sont citoyens actifs ; tous les Sans-Culottes sont frères. [...].

« Un domestique, dit Anacharsis Cloots, est un artisan domicilié avec l'ordonnateur de ses travaux ; c'est un locataire qui paie son loyer avec sa main d'œuvre, et qui paie les impôts par la main d'autrui. La raison parle si évidemment en notre faveur, que nous terminerons cette pétition en rappelant à nos concitoyens les vicissitudes de la fortune. Législateurs, vous voyez parmi nous des hommes qui ont joui de quize à vingt mille livres de rente ; ils servent maintenant ceux qui les servirent jadis. J.-J. Rousseau n'a jamais rougi d'avoir été domestique. Ce grand philosophe, s'il vivait aujourd'hui, serait le premier à vous développer les heureuses conséquences de la Déclaration des droits. » (32)

III. Anacharsis Cloots élu député de l'Oise

Le 5 septembre 1792, tout comme l'anglais Thomas Paine (33), Anacharsis Cloots est élu, « à haute voix et sans scrutin », député du département de l'Oise :

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Élection d'Anacharsis Cloots. Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série (1787 à 1799), tome XLIX : du 26 août 1792 au 15 septembre 1792 au matin, Paris, Paul Dupont, Éditeur, 1896, p. 396.

Avant cette élection, Anacharsis Cloots, qui espère ardemment être élu, feint de considérer le résultat de ladite élection avec l'indifférence, voire même le dédain, qui est, ici une fois encore, celle du grand seigneur dilettante : « Certaines formalités domiciliaires me manquent pour être éligible, grâce aux idées étroites des nobles constituants », écrit-il à l'abbé Rousiès le 21 août 1792. « Et d'ailleurs, mon indépendance ne saurait s'accommoder avec le régime d'une fonction quelconque. J'ai mon genre d'utilité ; je me remue beaucoup dans ma sphère : peut-être que sorti de là, le dégoût, l'ennui, l'assujettissement me plongeraient dans une torpeur irrémédiable. J'exerce une magistrature inamovible, volontaire ; je prends mes vacances à ma guise ; et personne ne me reprochera de voler les honoraires de ma charge. Adieu, mon cher Rousiès, je vous embrasse très cordialement en chantant Ça ira, ça ira ! » (34)

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24. « Discours qui alloit être prononcé par Anacharsis Cloots au club des Jacobins, lorsque la nouvelle de l'arrestation du roi changea l'ordre du jour », in La République universelle, ou Adresse aux tyrannicides, par Anacharsis Cloots (1755-1794), orateur du genre humain, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1795, p. 60.

25. Ibidem, pp. 62-63.

26. La République universelle, ou Adresse aux tyrannicides, p. 7.

27. Ibidem, p. 8.

28. Ibid., p. 5.

29. « Harangue contre les émigrans », in La République universelle, ou Adresse aux tyrannicides, p. 121.

30. Anacharsis Cloots, « Vivent les Sans-Culottes ! », in Annales patriotiques et littéraires, 31 juillet 1792, p. 944.

31. « Discours prononcé à la barre de l'Assemblée nationale le 27 août 1792 », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires. 1790-1794, Paris, Éditions Champ Libre, 1979, pp. 386-387.

32. « Pétition des domestiques présentée à l'Assemblée nationale le 28 août 1792 », in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires. 1790-1794, Paris, Éditions Champ Libre, 1979, pp. 388-390. Pétition reprise dans la Chronique de Paris du 31 août 1792.

33. À propos de Thomas Paine, cf. Christine Belcikowski, À propos du carnet de Robespierre.

34. Lettre recueillie in Anacharsis Cloots. Écrits révolutionnaires. 1790-1794, Paris, Éditions Champ Libre, 1979, p. 385. En février 1792, l'abbé Rousiès, prêtre assermenté de Montauban, fait approuver par le club de la ville ses Vues élémentaires de la constitution à donner aux écoles nationales. Il se préoccupe de « fonder dans les âmes de la jeunesse le respect des lois et du nouveau régime politique, par l'action combinée d'une religion civile et de la morale ». Cf. L. Lévy-Schneider. « L'abbé Rousiès et ses vues élémentaires de la constitution à donner aux écoles nationales », in La Révolution française : revue historique, tome 53, Paris, Rieder, juillet 1907.

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