Robespierre contre Anacharsis Cloots. I. 1755-1789. Jean Baptiste Cloots avant Anacharsis Cloots

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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De gauche à droite : portrait de Maximilien Robespierre en 1794 par Jean Urbain Guérin (1760-1836), dessinateur, et Johann Joseph Neidl (1776-1832, graveur, Augsbourg, Allemagne ; portrait d'Anacharsis Cloots (1755-1794), « der Apostel des Menschengeschlechts » [l'apôtre du genre humain, en allemand], ou « l'orateur du genre humain », en français, par Charles François Gabriel Levachez (17..-1841).

« Qu'est-ce qu'un Orateur du Genre Humain ?

C'est un homme pénétré de la dignité de l'homme ; c'est un tribun qui brûle d'amour pour la liberté, et qui s'enflamme d'horreur contre les tyrans ; c'est un homme qui, après avoir reçu la sanction de son apostolat universel dans le sein du Corps constituant de l'univers, se dévoue uniquement à la défense gratuite de tous les millions d'esclaves qui gémissent d'un pôle à l'autre sous la verge des aristocrates ; c'est un homme dont la voix foudroyante se fait entendre sur tous les trônes par une circulation de quarante mille artisans de toute nation, qui portent ses discours, ses épitres, ses harangues, ses homélies dans les caves et les chaumières des peuples environnans ; c'est un homme qui s'exile volontairement des foyers qui l'ont vu naître, des contrées qu'il a parcourues, des climats divers où un doux souvenir le caresse, pour rester inébranlablement assis dans le chef-lieu de l'indépendance, en renonçant à toutes les places honorables et lucratives où son zèle et ses talens l'appelleroient indubitablement. La mission de l'Orateur du Genre Humain ne finira qu'après la déroute des oppresseurs du Genre Humain.

Je persiste à croire, disoit Voltaire, que les philosophes m'ont daigné prendre pour leur représentant, comme une compagnie fait souvent signer pour elle le moindre de ses associés. Anacharsis Cloots persiste, avec la même modestie, à croire que les peuples opprimés ont daigné le prendre pour leur représentant. Je poursuivrai donc ma carrière d'un pas grave et sûr ; mes raisonnemens seront peu volumineux et très substantieux. Ce n'est pas avec de gros livres qu'on opère des révolutions ; les grands ouvrages de Payne et de Sieyès n'ont que cent pages d'impression : ces deux brochures ont remué les deux mondes. Le vrai moyen d'éviter le poids du papier, c'est de viser au poids des idées. » (1)

Tirée de La République universelle, ou Adresse aux tyrannicides, ouvrage publié en février 1792, la déclaration reproduite ci-dessus émane du baron Jean Baptiste Cloots, dit Anacharsis Cloots, fils du baron Thomas Franciscus Cloots (1720-1767) et d'Aleida Jacoba Pauw (1728-1797), né le 24 juin 1755 au château de Gnadenthal (en français, Val-de-Grâce), près de Clèves en Prusse, installé en France en 1789, fait citoyen français le 26 juin 1792, élu député de l'Oise le 5 septembre 1792, guillotiné le 24 mars 1794 à Paris.

I. 1755-1789. Jean Baptiste Cloots avant Anacharsis Cloots

Georges Avenel (1828-1876), premier biographe de Jean Baptiste Cloots, place les enfances de son héros sous le signe du Candide de Voltaire :

« Cloots vint au monde noble, Prussien et millionnaire. À peine au monde, on le fit catholique... Mais il vécut selon l'Humanité et mourut pour elle : voilà pourquoi nous racontons son histoire.
Ce fut donc trente-sept ans et trois mois avant l'ère dite de justice, le vingt-quatre juin de l'an de grâce mil sept cent cinquante-cinq, que madame la baronne de Cloots enfanta.

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Château de Gnadenthal, gravure signée H. Spilman et J. de Beyer, 1747.

« L'événement arriva au château de Gnadenthal, à quelques milles de Clèves, près de la Hollande, dans ce duché que Frédéric de Prusse appelait indifféremment son parc ou son paradis, parce qu'il n'est habité, disait-il, que par des bêtes. C'était la patrie de Candide ; ce fut aussi celle de Cloots.
À la différence des autres barons de Westphalie, M. le baron de Cloots, conseiller privé de Sa Majesté Prussienne, était riche. Non seulement son château avait une porte et des fenêtres, mais le vaste domaine en pleine culture qui l'entourait témoignait encore de la fortune du châtelain. Ce n'était pas toutefois au service du roi son maître que le conseiller s'était enrichi. Le roi son maitre n'avait guère la main à la poche, et souvent même oubliait de payer les gages. Sa fortune, M. le baron l'avait gagnée, aussi bien que son titre, héréditairement. Quatre cent cinquante ans de noblesse, quatre générations honorées du titre de baron, voilà ce qu'indiquait l'arbre généalogique de la famille.
Jean Baptiste était né au sein de la plus belle et de la plus agréable des vallées possibles. On pouvait croire que son enfance s'écoulerait, comme s'écoulait la vie de ses compatriotes, calme et paisible, sans qu'aucune sensation vive ou fâcheuse en vint troubler la parfaite quiétude. Il n'en fut rien. » (2)

De 1756 à 1763, la région de Clèves se trouve exposée aux horreurs de la guerre de Sept Ans. Les Français l'occupent de 1757 à 1763. « Le vieux baron de Cloots, qui se souciait fort peu qu'on brûlât son château, qu'on violât la baronne, qu'on égorgeât son fils et lui-même avait accueilli, portes ouvertes, les gentilshommes français. Ces messieurs, brigands au dehors, faisaient montre, à la table du baron, de tant de savoir-vivre et de si belles manières, que Jean Baptiste, émerveillé, se mit d'instinct à leur école. Toute sa petite personne se polit à leur contact. Si bien qu'à l'âge de sept ans, n'était la candeur germanique qu'il tenait de ses pères et qu'aucune de ses qualités acquises ne put jamais altérer, notre Prussien n'avait plus rien d'allemand, pas même la langue : Jean Baptiste parlait français. » (3)

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Vue de la cour du collège du Plessis en 1656, in Fédor Hoffbauer, Paris à travers les âges, Paris, Firmin-Didot, 1875.

Jean Baptiste Cloots rêvait de voir Paris, de rencontrer Voltaire et Rousseau. En 1764, âgé alors de neuf ans, il est mis en pension chez les Jésuites et autres ecclésiastiques, à Bruxelles, puis à Mons, puis au collège du Plessis, à Paris, où il a parmi ses condisciple [Gilbert du Motier de] La Fayette. Sa pension se trouve payée alors par le banquier hollandais Van den Yver, ou Vandenyver, ami de sa famille. Il y a loin toutefois du collège du Plessis au paradis des Lumières auquel le jeune garçon s'attendait — « Est-il bien à Paris, chez Monsieur de Voltaire ? » Trop de grammaire latine ! Jean Baptiste de Cloots s'ennuie ; il se réfugie dans la masturbation ou dans les relations homosexuelles :

« Les préjugés, les opinions erronées prêtent des armes aux méchans, aux mauvais citoyens, contre les bons citoyens qui consultent la raison ayant tout. Un homme s'est-il rendu célèbre par son talent ou son patriotisme, on lui cherche des défauts, et moins il en aura et plus on lui en attribuera. A-t-il hésité un instant sur le choix de la statue de Diane, ou de celle d'Endymion ; a-t-il dit franchement que le jeune Adonis lui plaisoit davantage que la vieille Urgelle ; a-t-il observé philosophiquement, que rien n'étoit anti-physique dans le monde physique [...] ; on le condamne lestement [...].

Il importe donc de raisonner juste. Eh ! qu'Achille aima Patrocle, qu'Oreste aima Pylade, qu'Aristogiton aima Harmodius, que Socrate aima Alcibiade, etc. en furent-ils moins utiles à leur patrie ? Les charmes de Briseïs auroient fait manquer la prise de Troye, sans les charmes de Patrocle. Et les Athéniens auroient langui plus longtems sous la tyrannie des Pisistratides, sans l'union intime de deux vertueux amans qui furent déclarés les libérateurs de la patrie. On parle beaucoup de la nature sans la connoître, on fixe ses limites au hasard ; on ignore, ou l'on feint d'ignorer qu'il est impossible de la contrarier. On s'étonne de la corruption des Gymnases, comme si des corps électriques revêtus de houpes nerveuses, pouvoient se mouvoir ensemble, sans éprouver de fréquentes détonations. J'aimerois autant appeller les chatouillemens et les démangeaisons, des crimes contre nature. Il n'y a de fâcheux dans tous ces frottemens, dans tout ce méchanisme, que l'épuisement et l'affaissement de la machine.

On a cru remédier à cette effervescence du sang, par les commandemens de Dieu ou de l'église ; mais la défense non-motivée sert d'aliment au plaisir. C'est l'immortel Tissot qu'il faut invoquer : c'est son Onanisme qui devroit être le premier livre classique de l'éducation nationale. Les loix de Solon pourront préserver les gymnases de la séduction étrangère, mais le foyer du mal existe dans chaque individu, et aucun gymnase n'en est exempt, parce que la nature est universelle. J'ai été élevé par des prêtres à Bruxelles , par des Jésuites à Mons, par des ecclésiastiques à Paris, par des militaires à Berlin, et j'ai retrouvé Lesbos partout. Mais grâce à M. Tissot, je me suis préservé de l'embrasement général : ce médecin Suisse m'épouvanta. Je voulois être grand et robuste, je voulois réussir au manège, à la danse et au maniement des armes ; j'aimois passionnément l'étude et l'exercice de la mémoire. Or, les menaces de M. Tissot me firent une impression ineffaçable, et je défie qui que ce soit de me surpasser en économie de la liqueur essentielle. Je fais comme les avares qui remettent leur dépense au lendemain, et ce lendemain desiré trompe ma concupiscence pendant des années. Enfin, la révolution absorbe tous mes loisirs, et nous avons besoin de tous nos esprits vitaux pour une si belle cause. » (4)

D'où le programme de vie que Jean Baptiste Cloots assignera en 1791 au citoyen en Révolution :

« Le torrent désormais ne sera plus contenu dans un lit étroit ; le maniement des armes, les devoirs du citoyen, la lecture des bons livres et des papiers-nouvelles, la réflexion, la connoissance de soi-même, l'esprit public, les discussions politiques, l'émulation encouragée, les talens récompensés, toutes ces considérations et mille autres, dissiperont une monotonie stérile en vertus, et féconde en vices. » (5)

Thomas Franciscus Cloots, père de Jean Baptiste, meurt en 1767, à l'âge de 47 ans. Le 15 août 1770, sur la recommandation du chanoine Cornelius de Pauw, son oncle maternel, par ailleurs écrivain et collaborateur de l'Encyclopédie, Jean Baptiste Cloots, âgé alors de quinze ans, entre comme élève-aspirant à l'École militaire de Berlin. Exit la grammaire latine ! À Berlin, ledit Jean Baptiste de Cloots se montre peu soucieux d'apprendre le métier des armes ; il se passionne en revanche pour les mathémathiques, l'histoire, le droit naturel, la philosophie wolffienne (6). Frappé bientôt par cette recommandation de l'un de ses professeurs : « Messieurs, souvenez-vous bien, souvenez-vous toujours que la voie d'autorité est une voie de perdition », il entreprend dès lors de réviser en doute le credo de sa catholicité natale.

Le 1er mai 1773, Jean Baptiste Cloots quitte l'École militaire de Berlin. Il se renferme pour écrire dans son château familial. Lui qui, lors de ses années de collège, s'est fait traiter de « petit coquin, petit impie » pour avoir invité ses camarades à manger, un jour maigre, un « petit Fricot d'une friture lardée », entend désormais régler leur compte aux « absurdités » des religions révélées. Il tire de sa retraite au château la substance des deux ouvrages suivants : La Certitude des preuves du mahométisme, ou Réfutation de l'Examen critique des apologistes de la religion mahométane, par Ali-Gier-Ber, Alfaki (1780), et Lettre sur les juifs à un ecclésiastique de mes amis (1782).

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Dans « les Juifs, les Chrétiens & les Guèbres », les Guèbres sont, en Perse, les adeptes de la religion initiée par le prophète Zoroastre. Au décours de son ouvrage, Ali-Gier-Ber [Jean Baptiste Cloots] parle aussi des « Fo », autrement dit des Bouddhistes.

« Depuis longtems, le bourbier infect où m'avait plongé l'enfance m'est en horreur », dit Ali-Gier-Ber [Jean Baptiste Cloots] dans La Certitude des preuves du mahométisme, ou Réfutation de l’examen critique des apologies de la religion mahométane, par Ali-Gier-Ber, Alfaki, ouvrage conçu en réponse à la Certitude des preuves du christianisme, ou Réfutation de l' "Examen critique des apologistes de la religion chrétienne", texte publié en 1767 par Nicolas Bergier, principal du collège de Besançon. Jean Baptiste Cloots, alias Ali-Gier-Ber, dénonce dans son propre ouvrage les « absurdités » dont fourmille celui de Nicolas Bergier :

« Je verrai plutôt ruisseler tout mon sang que d'admettre des absurdités qui renversent les plus simples indices du sens commun ; que de croire à une religion plus avilissante et plus impie que le culte des crocodiles, des singes, des oignons et des asperges ; religion dont les traces sont plus sanglantes que celles de toutes les armées qui dévastèrent la terre depuis Nemrod jusqu'à Caesar. » (7)

Renvoyant dos à dos toutes les religions révélées, Jean Baptiste Cloots signale toutefois au passage que, « s'il avait été élevé dans la religion musulmane, il craindrait alors que les préjugés de l'enfance ne l'eussent emporté sur l'incrédulité. Presque rien n'y rebute la raison. » Et d'ajouter : « les monstrueux dogmes de la Trinité, de l'incarnation de Dieu, y sont abhorrés : on n'y mange point le créateur de tous les mondes : on n'y pleure pas son supplice infâme, ordonné par son Père, pour venger son Père qu'il est et n'est pas lui-même. Et cela pour le salut du genre humain, qui n'est pas moins damné : pour éclairer le genre humain, qui n'en est pas moins aveugle : pour unir les Hommes sous l'étendard d'une même foi, et jamais tant de religions ne partagèrent la terre, que depuis que Dieu se fit juif et mourut pour extirper les vices, et jamais le soleil n'avoit vu des cruautés, des infamies, des horreurs, des abominations comparables à celles que le séjour de Dieu sur notre Planète a fait éclore ! ô grand Être, plutôt mille morts que de pousser l'impiété jusqu'à croire de tels Blasphèmes.

Les Russes et les Grecs disent, plutôt Turc que Papiste : et moi, je dis, plutôt Musulman que Chrétien. La raison est un sûr garant de l'impartialité de mes paroles. » (8)

Quoi qu'il en soit de sa sympathie pour la religion mahométane, Jean Baptiste Cloots oppose aux « absurdités » des religions révélées, la simplicité de la « vraie religion », ainsi définie sous l'égide de ce qu'il appelle son « grand ARGUMENT » :

« On nous dit qu'un Dieu sage et bon ne peut exiger des simples qu'ils prennent parti sur des matières qui sont au-dessus de leur capacité. On parlerait beaucoup mieux si l'on disoit : Dès qu'un Dieu sage et bon a voulu établir la vraie religion sur la terre, il a dû la mettre à portée des plus simples ; en donner des preuves non seulement sensibles, mais durables ; en rendre le dépôt incorruptible : autrement, ce n'est plus l'ouvrage d'un Dieu sage et bon. » (9)

Jean Baptiste Cloots, quant à lui, en 1780, ne se déclare pas encore athée, mais déiste, adepte en cela de la « vraie religion », qui est celle de l'Être Suprême. « Les preuves de l'existence de l'Être Suprême ont reçu de nos jours un nouvel éclat par l'éloquence des Philosophes » (10), constate-t-il. Sur ce point, observe Roland Mortier dans Anacharsis Cloots ou l'utopie foudroyée, « Cloots ne raisonne pas autrement que Voltaire, Rousseau, et bientôt Robespierre, mais il aurait horreur de déclencher contre les athées "une nouvelle Saint-Barthélemy". » (11)

De façon prémonitoire, Jean Baptiste Cloots, toujours en 1780, imagine que, dans le cadre de la « vraie religion » enfin advenue, « les imans [les prêtres] pourraient continuer leur Ministère sous le nom de Moralistes » et recevoir pour cela un « salaire honnête », tandis que les biens de l'Église serviraient à alimenter à l'intention des « familles éplorées » une « Caisse de Bienfaisance ». « Choisis parmi l'élite des Citoyens intègres et vertueux, ces Moralistes deviendroient l'admiration de l'Univers... »

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Certitude des preuves du mahométisme, ou Réfutation de l’examen critique des apologies de la religion mahométane, par Ali-Gier-Ber, Alfaki [Jean Baptiste Cloots], II, Londres, 1782, p. 526.

En juin 1780, Jean Baptiste Cloots, âgé de 25 ans, désormais majeur, accède à la jouissance de son héritage paternel. Il est temps pour lui de quitter le château familial et de goûter enfin pleinement aux charmes de Paris.

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Couvent de Sainte-Croix de la Bretonnerie en 1737 sur le plan de Turgot. Établi en 1258 par Saint-Louis sur l’emplacement du 35-37 de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie et de l’actuel square Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, ce couvent abritait les chanoines réguliers de l’ordre de la Sainte-Croix, ou « ordre des Croisiers », fondé en 1211 par Théodore de Celles. Vendus en 1793 comme bien national, l'église, les bâtiments et les dépendances sont ensuite démolis.

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J. A. Dulaure, Nouvelle Description des Curiosités de Paris, tome 1, première partie, « Sainte-Croix de la Bretonnerie », Paris, chez Lejay, 1786, pp. 192-193.

À Paris, Jean Baptiste Cloots s'installe au couvent de Sainte-Croix de la Bretonnerie, chez les chanoines de Saint-Augustin, qui prennent des laïcs en pension et leur offrent là une sorte de résidence de luxe : « La maison est vaste et belle, le jardin spacieux et charmant.[...] Notre réfectoire est superbe tant par son étendue que par sa riche boiserie et son magnifique lavoir de la composition du fameux Servandoni ; la table est vraiment une table de gourmets : bons vins, bons plats. Nous sommes au nombre de douze, six chanoines, six pensionnaires, sans compter dix messieurs simplement locataires ; ce sont tous gens comme il faut, des conseilers au Parlement, des avocats, des docteurs en droit, des académiciens, des membres du Musée.[...]. Nos religieux ne sont pas des moines, mais des philosophes, et c'est parce que je suis mondain que je me suis mis chez eux » (12).

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De gauche à droite : portrait de Marie Joseph Paul Yves Roch Gilbert Mottier, marquis de La Fayette (1757-1834), lieutenant général, ancien condisciple de Jean Baptiste Cloots au collège du Plessis, par Joseph Désiré Court (1797–1865), Versailles ; portrait d'Anne Pierre de Montesquiou Fézensac (1764-1834) en uniforme de commandant en chef de l'armée du Midi en 1792, par Claude Marie Dubufe (1790–1864), Versailles. Cf. Anacharsis Cloots, Annales patriotiques et littéraires de la France, et affaires politiques de l'Europe, 30 juillet 1792, p. 944 : « Si mon triste camarade la Fayette avoit autant de pénétration que mon cousin Montesquiou, qui méritera, j'espère, les éloges de son armée méridionale et de toute la sans-culotterie nationale, je lui dirois que le triomphe des sans-culottes date du jour-même qu'on a déclaré la souveraineté du peuple et l'égalité des droits. Voulez-vous être conséquent, M. la Fayette ? retirez-vous à Coblenz... »

Cousin du marquis Anne Pierre de Montesquiou Fézensac (13) et du comte Louis Victor de Fusée de Voisenon (13), Jean Baptiste Cloots se trouve rapidement introduit dans les grandes maisons, les salons, et les sociétés savantes parisiennes. Le 20 décembre 1781, en tant qu'auteur de La Certitude des preuves du mahométisme, et sous l'auspice de la devise Delenda est Roma [Rome doit être détruite], il est reçu à la société savante dite le « Musée », bientôt renommée le « Lycée ». Il en devient un membre très actif, et il y fréquente Marmontel, La Harpe, Condorcet, Lavoisier, Fourcroy, Monge, Garat, Liancourt, Montmorin, Pastoret, etc.

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De gauche à droite : Jean François Marmontel (1723-1799) ; Jean François de La Harpe (1739-1803) ; Nicolas de Condorcet (1734-1794) ; Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794).

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De gauche à droite : Antoine François Fourcroy (1755-1809) ; Gaspard Monge (1746-1818) ; Dominique Joseph Garat (1749-1833) ; François Alexandre Frédéric de La Rochefoucauld Liancourt (1747-1827).

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Armand Marc de Montmorin Saint-Hérem (1745-1792) ; Claude Emmanuel Joseph Pierre de Pastoret (1755-1840).

Jean Baptiste Cloots hante également le café Procope, où il s'entend dire à propos de sa Certitude des preuves du mahométisme, chaque fois qu'il pousse la porte :: "Vous êtes heureux de n'avoir pas été embastillé hier au soir". « Ce n'est pas que j'aimasse l'incarcération plus qu'un autre », observe Jean Baptiste Cloots, « mais c'était plus fort que moi, la nature m'emportait, et je voulais conserver ma devise très remarquable dans ce temps-là : Veritas atque libertas.

Le 21 novembre 1782, Jean Baptiste Cloots lit au Musée sa Lettre sur les Juifs à un ecclésiastique de ses amis, lettre placée sous l'épigraphe qu'il conservera désormais : Veritas atque Libertas. Cette lecture fait scandale. Antoine Court de Gebelin, alors président du Musée, s'inquiète de ce que Cloots « n'ait exalté dialectiquement le judaïsme contre l'islam et le christianisme que pour mieux arborer le pavillon du déisme ». Jean Baptiste Cloots bénéficie toutefois du soutien de Nicolas de Condorcet.

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Tombeau de Jean Jacques Rousseau dans l'Île des Peupliers, à Ermenonville, estampe de Jean Michel Moreau (1741-1814).

Un an plus tard, en juillet 1783, Jean Baptiste Cloots fait en compagnie d'un ami un pélerinage à Ermenonville sur les traces de Jean Jacques Rousseau, mort en 1778, et il rencontre longuement Marie Thérèse Levasseur, la « veuve Rousseau ».

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Portrait d'Edmund Burke circa 1770-1780 par James Northcote (1746–1831), Royal Albert Memorial Museum.
Edmund Burke (Dublin, 1729-1797, Beaconsfield, Grande-Bretagne) est un homme politique et philosophe irlandais, longtemps député à la Chambre des communes britannique, en tant que membre du parti whig. Il est resté célèbre pour le soutien qu'il a apporté aux colonies d'Amérique du Nord lors de leur accession à l'indépendance, ainsi que pour sa ferme opposition à la Révolution française, exprimée dans ses Reflections on the Revolution in France, qui fit de lui l'un des chefs de file de la faction conservatrice au sein du parti whig. Père du conservatisme moderne et important penseur libéral, il a exercé une grande influence sur de nombreux philosophes, dont Emmanuel Kant.

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Portrait de Jean Charles Pierre Lenoir, attribué à Jean Baptiste Greuze, Musée de la Police, Paris. Jean Charles Pierre Lenoir (1732-1807) a été lieutenant général de police et contrôleur de la librairie de 1774 à 1785. En 1785, juste avant l'arrestation du cardinal de Rohan, il démissionne de son poste de lieutenant général de police, car il est soupçonné d'être impliqué dans l'affaire du collier de la reine. Il reste jusqu'en 1789 garde de la bibliothèque du Roi et président de la Commission royale des Finances. Il émigre ensuite en Suisse, où il entreprend la rédaction de ses Mémoires, puis à Vienne. Il rentre en France en 1802 et y meurt ruiné.

Las de faire l'objet de la surveillance que Jean Charles Pierre Lenoir, lieutenant général de police, exerce à son endroit au motif qu'il est sujet prussien et déiste déclaré, criant comme Voltaire « Écrasons l'Infâme ! », Jean Baptiste Cloots, durant l'été 1784 se rend à Londres où il est reçu par Edmund Burke, grand admirateur de la France, opposé à la politique du premier ministre William Pitt et défenseur des insurgeants américains. Alors qu'il séjourne ensuite chez des parents en Hollande, il est malencontreusement victime d'un escroc de haut vol, Stefano Zannowich, alias Castriotto, soi-disant « prince d'Albanie, chef des Monténégrins, descendant de Scanderberg, héros de la résistance d'un peuple opprimé », lequel Zannowich, finalement confondu et arrêté, se suicide en prison.

Éclaboussé par ce fait-divers, Jean Baptiste Cloots le rapporte sans fard dans ses Vœux d’un gallophile (Amsterdam, 1786), ouvrage dans lequel, par ailleurs, il célèbre l'indépendance américaine, stigmatise l'impérialisme britannique, reconnaît certains mérites au despotisme éclairé de Frédéric II, réclame le recul des frontières de la France jusqu'à l'embouchure du Rhin, et développe diverses vues économiques et géopolitiques inspirées par un libéralisme décomplexé qui peut sembler cynique parfois, concernant par exemple la traite des noirs, « si décriée, si honteuse, mais que j'approuve d'ailleurs : car je crois qu'il y a une plus grande somme de bonheur chez les Nègres esclaves en Amérique que chez les Nègres esclaves en Afrique » (14).

Jean Baptiste Cloots se lance ensuite dans un grand tour qui le conduit en Bohême, en Piémont, en Toscane, à Rome, à Bayonne, à Madrid, à Valence, à Cadix, au Maroc, et enfin à Lisbonne. Au début de l'année 1789, il songe à partir à la découverte de l'Amérique. Mais, apprenant la convocation des États Généraux et le doublement du Tiers, il se hâte de rentrer en France et arrive à Paris au lendemain de la prise de la Bastille.

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1. La République universelle, ou Adresse aux tyrannicides, par Anacharsis Cloots (1755-1794), orateur du genre humain, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1795, pp. 3-5.

2. Georges Avenel, Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, Livre 1 : Le philosophe du Val-de-Grâce 1755-1789, Paris, Librairie Internationale, A. Lacroix, Verboeckhoven, & Cie, Éditeurs, 1865, p. 1 sqq.

3. Ibidem, pp. 5-6.

4. L'orateur du genre-humain ou Dépêche du Prussien Cloots, au Prussien Hertzberg, Paris, chez Desenne, 1791 « l'an deux de la rédemption », pp. 59 sqq. Ewald Friedrich von Hertzberg, également écrit Herzberg, (Lottin, Poméranie, 1725-1795, Berlin), est un homme d'État prussien qui a été ministre de la Guerre au cabinet du roi Frédéric II.

5. Ibidem, p. 50.

6. Il s'agit de la philosophie de Christian Wolff, principal représentant du courant rationaliste des Lumières allemandes.

7. Certitude des preuves du mahométisme, ou Réfutation de l’examen critique des apologies de la religion mahométane, par Ali-Gier-Ber, Alfaki [Jean Baptiste Cloots], I, Londres, 1782, p. 38, n. 20.

8. Ibidem, I, Londres, 1782, pp. 81-82.

9. Ibid., pp. 100-109.

10. Ibid., p. 161.

11. Roland Mortier, Anacharsis Cloots ou l'utopie foudroyée, Paris, Stock, 1995, p. 49.

12. Cité par Roland Mortier in Anacharsis Cloots ou l'utopie foudroyée, Paris, Stock, 1995, pp. 61-62.

13. En septembre 1693, Jean Paul Bombarde [Giovanni Paolo Bombarda] (Rome, ca 1660-1712, Paris), trésorier de l'électeur de Bavière, épouse à Amsterdam Gertrude Marie Cloots (Anvers, 1664-1736, Paris), fille de Paulus Cloots (Maestricht, 1663-1705, Amsterdam), banquier, et de Catherine de Prêt (1640-1707).
Pierre Paul Bombarde de Beaulieu (Bruxelles, 1698-1783, Paris), leur fils, conseiller au Grand Conseil, épouse en 1718 Marguerite Françoise Doublet de Breuilpont (1700-1726). Ce couple est parent de deux filles : Marguerite Pauline Bombarde de Beaulieu (1718-?), qui épouse en 1739 Louis Victor de Fusée de Voisenon (1706-1788), Lieutenant Général ; Marie Louise Gertrude Bombarde de Beaulieu († 1800), qui épouse Pierre de Montesquieu Fezensac (1687-1754), lesquels sont les père et mère d'Anne Pierre de Montesquieu Fezensac (1739-1798).
Au nombre des six enfants de Paulus Cloots et de Catherine de Pret, outre Gertrude Marie Cloots, figurent aussi Jean Baptiste Cloots (ca 1670-1746, Anvers), armateur, et Thomas Cloots (Amsterdam, 1663-1699, Aalsmeer), négociant et banquier. Mort sans descendance, Jean Baptiste Cloots lègue une part de sa grande fortune à Égide Joseph Cloots (Amsterdam, 1692-1726, Amsterdam), son neveu, fils de Thomas Cloots, son frère. Égide Joseph Cloots, qui épouse en 1720 Adélaïde Blijenbergh, est père de Thomas François Cloots, baron de Gnadenthal (1720-1767). Thomas François Cloots, qui épouse en 1750 Adélaïde de Pauw, est père de Jean Baptiste Cloots, dit Anacharsis Cloots. Le dit Anacharsis Cloots est donc un arrière-petit-neveu de Gertrude Cloots, et par là un cousin d'Anne Pierre de Montesquieu Fezensac et de Louis Victor de Fusée de Voisenon.

14. Jean Baptiste, baron de Cloots du Val-de-Grâce, Vœux d'un Gallophile, Amsterdam, 1786, p. 25.

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