Robespierre vu par Anatole France en 1912 dans Les Dieux ont soif

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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Anatole France en 1905, par Auguste Leroux (1871–1954).

François Anatole Thibault, alias Anatole France (1844-)1924), élu à l'académie française en 1896, prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre en 1921, est fils d'un libraire spécialisée dans les ouvrages et documents sur la Révolution française. De la riche connaissance de cette période qu'il a développée depuis son enfance, il tire en 1912 la matière des Dieux ont soif, roman consacré aux heures sombres de la Terreur à Paris. Les événements sont vus par les yeux d'Évariste Gamelin (1), jeune peintre, un peu simple, engagé dans la Révolution au côté des Jacobins, admirateur de Marat, puis de Robespierre.

En août 1793, Évariste Gamelin est nommé juré au Tribunal révolutionnaire. Le 11 vendémiaire an II (2 octobre 1793), au club des Jacobins, il se trouve captivé par le discours de Robespierre qui prononce « d’une voix claire un discours éloquent contre les ennemis de la République ». Une semaine plus tard, le 19 vendémiaire an II (10 octobre 1793), la Convention promulgue par décret que « le Gouvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu'à la Paix ». Ici commence, sous le couvert d'un décret qui dit le plus en disant le moins, le régime d'exception, que l'on qualifiera plus tard de régime de la Terreur.

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19 vendémiaire an II (10 octobre 1793). Décret portant que le Gourvernement provisoire de la France est révolutionnaire jusqu'à la paix. In Lois, décrets, ordonnances, réglemens, et avis du Conseil d'État, volume 6, Paris, chez A. Guyot et Scribe, p. 271.

Le 31 octobre 1793, Jacques Pierre Brissot et 20 autres Girondins sont guillotinés.

Le 24 mars 1794, Jacques René Hébert et 17 autres Exagérés sont guillotinés.

Le 5 avril 1794, Georges Danton et 14 autres Indulgents sont guillotinés.

Entre temps, Évariste Gamelin a appris de « la sagesse de Robespierre » ce que sont « les crimes et les infamies de l’athéisme », et il a commencé à voir Dieu dans les juges du Tribunal révolutionnaire, ou encore le Diable dans le vieux Maurice Brotteaux, ci-devant noble sous le nom de M. des Ilettes, selon qui « la peine de mort est légitime, à la condition qu’on ne l’exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou pour en tirer quelque profit ».

Le 11 thermidor, après avoir rejoint Robespierre à l'Hôtel de ville dans la nuit du 8 au 9 thermidor, Évariste Gamelin est guillotiné à son tour. « Nous nous trompions, c’est vaincre et mourir qu’il fallait dire. Nous disions : Vaincre ou mourir. La patrie maudissait ses sauveurs. Qu’elle nous maudisse et qu’elle soit sauvée ! »

Anatole France, Les dieux ont soif

I. Chapitre XIII

« Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se réunissaient dans l’ancienne chapelle des dominicains, vulgairement nommés jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s’élevait un arbre de la Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel murmure, la chapelle, d’un style pauvre et maussade, lourdement coiffée de tuiles, présentait son pignon nu, percé d’un œil-de-bœuf et d’une porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés. Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes. Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la gravité bourgeoise. Depuis que l’Ami du peuple n’était plus, Évariste suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins et, de là, par mille sociétés affiliées, s’étendait sur toute la France. Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du grand inquisiteur de l’hérésie, voyaient assemblés les zélés inquisiteurs des crimes contre la patrie.

Là se tenait sans pompe et s’exerçait par la parole le plus grand des pouvoirs de l’État. Il gouvernait la cité, l’empire, dictait ses décrets à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux de la loi qu’ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la Constitution, amis de l’ordre établi, même après les massacres du Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution, étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l’esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l’amour de la règle, l’art de dominer, une impériale sagesse.

Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu’un frémissement unanime et régulier, comme le feuillage de l’arbre de la Liberté qui s’élevait sur le seuil.

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« Les yeux verts, le teint pâle, habit nankin rayé vert, gilet blanc, cravate blanche rayée rouge », Robespierre, croquis d'après nature à une séance de la Convention par David ; in Les portraits de Robespierre : étude iconographique et historique, souvenirs, documents, témoignages, par Hippolyte Buffenoir, Paris, Ernest Leroux, 1910.

Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l’air froid, monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé, tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant, qu’il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par d’autres du nom d’« Orphée français ». Robespierre prononça d’une voix claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il frappa d’arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices. Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les conspirateurs qui rampaient sur le sol.

Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction d’Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré la France et qui délivrerait un jour l’univers. Maintenant, à la voix du sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures ; il concevait une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des grossières contingences, à l’abri des erreurs des sens, dans la région des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et pleines de confusion ; la complexité des faits est telle qu’on s’y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité : dans l’unité et l’indivisibilité était le salut ; dans le fédéralisme, la damnation. Gamelin goûtait la joie profonde d’un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du crime verbal. Et, parce qu’il avait l’esprit religieux, Évariste recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme ; son cœur s’exaltait et se réjouissait à l’idée que désormais, pour discerner le crime et l’innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, ô trésors de la foi !

Le sage Maximilien l’éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse. Séduit par leurs maximes, il avait d’abord approuvé leurs desseins qu’il jugeait conformes aux principes d’un vrai républicain. Mais Robespierre, par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures, tendaient à la subversion de la République, et n’alarmaient les riches que pour susciter à l’autorité légitime de puissants et implacables ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout entière, d’autant plus attachée à ses biens qu’elle en possédait peu, se retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c’est conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l’effort des citoyens l’égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.

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Trinité républicaine. Charité, Aimez-vous les uns les autres, le Christ ; Foi, Une Révolution qui n' pas pour but d'améliorer profondément le sort du peuple, est un Crime remplaçant un autre Crime..., Robespierre ; Espérance, Je voudrais, Seigneur, que vous me conduisiez dans cette dernière grande bataille du bien et du mal sur la terre, et pouvoir frapper au moins, un coup en votre saint nom, au nom de l'Égalité et de la France !..., Barbès. In Les portraits de Robespierre : étude iconographique et historique, souvenirs, documents, témoignages, par Hippolyte Buffenoir, Paris, Ernest Leroux, 1910.

Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de Robespierre, c’était les crimes et les infamies de l’athéisme. Gamelin n’avait jamais nié l’existence de Dieu ; il était déiste et croyait à une providence qui veille sur les hommes ; mais, s’avouant qu’il ne concevait que très indistinctement l’Être suprême et très attaché à la liberté de conscience, il admettait volontiers que d’honnêtes gens pussent, à l’exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d’Holbach, de Lalande, d’Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l’existence de Dieu, à la charge d’établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les sources de la justice et les règles d’une vie vertueuse. Il s’était même senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou persécutés. Maximilien lui avait ouvert l’esprit et dessillé les yeux. Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai caractère de l’athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets ; il lui avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les boudoirs de l’aristocratie, était la plus perfide invention que les ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l’asservir ; qu’il était criminel d’arracher du cœur des malheureux la pensée consolante d’une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et sans frein aux passions qui dégradent l’homme et en font un vil esclave, et qu’enfin l’épicurisme monarchique d’un Helvétius conduisait à l’immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons d’un grand citoyen l’avaient instruit, il exécrait les athées, surtout lorsqu’ils l’étaient d’un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux Brotteaux. »

II. Chapitre XXVI

« Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf, devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y prenait de la limonade et des glaces ; il y avait des chevaux de bois et des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en guenilles, coiffé d’un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les cheveux poudrés, accompagné d’un grand chien, s’arrêta pour écouter cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il songea :

« Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur empreinte sur son front ? Qu’il est pénible de travailler au bonheur des hommes ! À quoi songe-t-il en ce moment ? Le son de la vielle montagnarde le distrait-il du souci des affaires ? Pense-t-il qu’il a fait un pacte avec la mort et que l’heure est proche de le tenir ? Médite-t-il de rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s’est retiré, las d’y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une majorité séditieuse ? Derrière cette face impénétrable quelles espérances s’agitent ou quelles craintes ? »

Pourtant Maximilien sourit à l’enfant, lui fit d’une voix douce, avec bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce d’argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents à la marmotte hérissée.

— Brount ! Brount !

Puis il s’enfonça dans les allées sombres.

Gamelin, par respect, ne s’approcha pas du promeneur solitaire ; mais, contemplant la forme mince qui s’effaçait dans la nuit, il lui adressa cette oraison mentale :

« J’ai vu ta tristesse, Maximilien ; j’ai compris ta pensée. Ta mélancolie, ta fatigue et jusqu’à cette expression d’effroi empreinte dans tes regards, tout en toi dit : « Que la terreur s’achève et que la fraternité commence ! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons. Aimez-vous les uns les autres… » Eh bien ! je servirai tes desseins ; pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues, je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence, en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner l’innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie ! »

L’Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte de nankin, dont l’un, d’aspect farouche, long et maigre, avait un dragon sur l’œil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d’une allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance pour n’être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse :

— Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine Théot est sa prophétesse.

— Dictateur, traître, tyran ! il est encore des Brutus.

— Tremble, scélérat ! La roche Tarpéienne est près du Capitole.

Le chien Brount s’approcha d’eux. Ils se turent et hâtèrent le pas. »

Chapitre XXVII

« Tu dors, Robespierre ! L’heure passe, le temps précieux coule…

Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l’Incorruptible se lève et va parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois ? Gamelin attend, espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu’ils déshonorent ces législateurs plus coupables que des fédéralistes, plus dangereux que Danton… Non ! pas encore. « Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d’iniquité. » Et la foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n’osaient coucher dans leur lit. Marat nommait les traîtres, lui ; il les montrait du doigt. L’Incorruptible hésite, et, dès lors, c’est lui l’accusé… »

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Robespierre au matin du 10 thermidor, bas-relief en bronze par Max Claudel. In Les portraits de Robespierre : étude iconographique et historique, souvenirs, documents, témoignages, par Hippolyte Buffenoir, Paris, Ernest Leroux, 1910.

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1. Il faut se garder de confondre Évariste Gamelin, personnage du roman d'Anatole France, avec Jacques Gamelin, peintre né à Carcassonne le 3 octobre 1738 et mort dans la même ville le 19 vendémiaire an XII (12 octobre 1803). Jacques Gamelin a fait partie de la société populaire et républicaine des sans-culottes de Narbonne ; il a sauvé de nombreuses œuvres religieuses, proposé à la ville de Narbonne de créer un musée, et il a été nommé en 1796 professeur de peinture à l'École centrale de Carcassonne.

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