Vu par Pierre Michon, Robespierre parmi les Onze

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
Classé dans : Histoire, Poésie Mots clés : aucun

I. Les onze membres du Grand Comité de salut public

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De gauche à droite : Jacques Nicolas Billaud, puis Billaud-Varenne (La Rochelle, 23 avril 1756–3 juin 1819, Port-au-Prince ; Lazare Nicolas Marguerite Carnot (Nolay, Côte-d'Or, 13 mai 1753-2 août 1823, Magdebourg, Prusse) ; Pierre Louis Prieur, dit Prieur de la Marne (Sommesous, Marne, 1er août 1756-30 mai 1827, Bruxelles) ; Claude Antoine Prieur-Duvernois, dit Prieur de la Côte d'Or » (Auxonne, Côte-d'Or, 22 décembre 1763-11 août 1832, Dijon).

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De gauche à droite : Georges Auguste Couthon (Orcet, Puy-de-Dôme, 22 décembre 1755-28 juillet 1794, Paris) ; Maximilien Marie Isidore Robespierre (Arras, 6 mai 1758-28 juillet 1794, Paris) ; Jean Marie Collot, dit Collot d'Herbois (Paris, 19 juin 1749-8 juin 1796, Cayenne, Guyane) ; Bertrand Barère, dit Barère de Vieuzac (Tarbes, 10 septembre 1755-13 janvier 1841, Tarbes.

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De gauche à droite : Jean Baptiste Robert Lindet (Bernay, Eure 2 mai 1746-16 février 1825, Paris ; Louis Antoine de Saint-Just (Decize, Nièvre, 25 août 1767-28 juillet 1794, Paris) ; André Jeanbon, dit Jeanbon Saint-André (Montauban, 25 février 1749-10 décembre 1813, Mayence.

De septembre 1793 à juillet 1794, les onze membres du Grand Comité de salut public ont eu pour fonction de proposer les lois et de nommer les représentants en mission. Ils se réunissaient au palais des Tuileries, rebaptisé pour l'occasion Palais national, au deuxième étage du pavillon de Flore, rebaptisé lui-même pavillon de l'Égalité. Les fenêtres donnaient sur le jardin.

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Comité central de salut public, an IIème de L'assassinat Libéral ! ! ! !, aquarelle anonyme.

II. Pierre Michon, Les Onze, II, chapitre III, extrait

« Voici : personne ne savait encore en nivôse si Robespierre allait vaincre ou périr ; et tous étaient suspendus à ce savoir. Les rôles étaient distribués, la donne était faite, mais les jeux n’étaient pas faits. Des alliances fugaces s’élaboraient dans l’affolement, qui pour composer avec Robespierre, qui pour le défaire, qui pour retirer son épingle du jeu. Parmi ces alliances, celle qui nous intéresse – qui intéresse Les Onze – avait trouvé sa source dans une des têtes brûlées de la Commune, parmi les délégués des sections, brise-baraque et fondeurs de cloches, ce qui restait des ça ira de 1790, pour qui ça n’allait plus bien fort, justement ; cette poignée de communards avait mis dans la confidence les plus exaltés des hébertistes, qui vivaient quasiment sous le couperet et n’étaient pas regardants sur les moyens. Ceci pour l’aile gauche de l’alliance, ceux qui basculeraient dans deux mois en germinal dans la charrette d’Hébert. Et pour l’aile droite, qui ne basculerait pas en germinal et refermerait la main de Thermidor, les têtes brûlées avaient eu l’idée merveilleuse de faire appel à Collot d’Herbois, homme dont les sentiments étaient à gauche et même au-delà, mais que la situation objective acculait à des alliances de droite : comme représentant revenu de mission, il faisait de l’ombre à Robespierre ; quoique rentré sans un sou de Lyon, il était assimilé par Robespierre aux plus corrompus, Tallien, Fouché, Barras, et devait faire cause commune avec ces hommes qu’il n’aimait pas. Collot donc rallia Tallien, Barras. Et ceux-ci rallièrent à leur tour la toute-puissance qu’ils avaient ramenée de Bordeaux et de Toulon, agrippée aux ridelles du carrosse sang-de-bœuf (1) plein d’espèces sonnantes – le comble de la droite, la banque, le nerf de la guerre. Tout ce beau monde avait médité de concert des coups bas pour que la panière ne reçût pas leur tête. Et parmi ces coups bas (idée de Collot, dit-on, de l’énigmatique Collot) il y avait celui-ci : faire peindre en secret un tableau du Comité où Robespierre et les siens seraient représentés en gloire, un tableau donnant une existence officielle à ce Comité qui n’existait théoriquement pas, mais qui du simple fait d’apparaître dans une peinture serait donné pour ce qu’il était : un exécutif siégeant à la place honnie du tyran, un tyran à onze têtes, existant et régnant bel et bien, donnant même à voir la représentation de son règne à la façon des tyrans – ou peut-être, si les choses tournaient autrement, si Robespierre assurait son pouvoir sans recours possible, pour qu’au moyen de la peinture le Comité apparût comme un exécutif très légalement consacré, la crème des Représentants, fraternels, paternels et légitimes comme des syndics ou un conclave.

C’était un joker, comprenez-vous ? Cette peinture était un joker à jouer dans un moment crucial : si Robespierre prenait définitivement le pouvoir on produirait le tableau au grand jour comme preuve éclatante de sa grandeur et de la vénération qu’on avait toujours eue pour sa grandeur ; on dirait hautement qu’on avait commandé en secret le tableau pour en faire hommage à sa grandeur, et au grand rôle qu’on lui destinait ; et on lui dirait clairement qu’on était avec lui, qu’on avait même été représenté avec lui, qu’on avait tenu à honneur d’apparaître à ses côtés. On ferait jouer l’alibi fraternel. Si au contraire Robespierre chancelait, s’il était à terre, on produirait aussi le tableau, mais comme preuve de son ambition effrénée pour la tyrannie, et on prétendrait effrontément que c’était lui, Robespierre, qui l’avait commandé en sous-main pour le faire accrocher derrière la tribune du président dans l’Assemblée asservie, et être idolâtré dans le palais exécré des tyrans. Ainsi cette peinture, Le Grand Comité de l’An II siégeant dans le pavillon de l’Égalité, comme elle devait originellement s’appeler, soudain publiée serait un flagrant délit de pouvoir – une scène du crime, si vous voulez. Voilà le pourquoi des Onze. Eh oui, Monsieur, le tableau le plus célèbre du monde a été commandé par la lie de la terre avec les plus mauvaises intentions du monde, il faut nous y faire.

J’ajoute ceci : dans l’un et l’autre cas, mise à mort ou apothéose de Robespierre, il fallait que le tableau fût juste, fonctionnât ; que Robespierre et les autres pussent y être vus comme des Représentants magnanimes, ou comme des tigres altérés de sang, selon que les faits exigeassent l’une ou l’autre lecture. Et que Corentin l’ait peint et réussi dans ce sens, dans les deux sens, voilà bien sans doute une des raisons pourquoi Les Onze sont dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq pouces (2). » (3)

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Jean-Joseph Weerts (1846-1927), Saint-Just et les membres du comité d’exécution de la Commune de Paris supplient Robespierre d'apposer sa signature au bas de l'appel à l'insurrection adressé à la section parisienne des Piques. « Au nom de qui ? » dit Robespierre hésitant. « Au nom de la Convention, elle est partout où nous sommes ! », répond Saint-Just.

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1. Le « carrosse sang-de-bœuf plein d’espèces sonnantes » est celui que Jean Lambert Tallien, représentant en mission, doit à la fortune de Theresa Cabarrus, son épouse. Tous les représentants en mission disposaient au demeurant de carrosses réquisitionnés dans les grandes maisons. Cf. Histoire de la Terreur. 1792-1794, vol. quatrième, d'après des documents authentiques et inédits par Mortimer-Ternaux : « La Commune prit à ce sujet une mesure très expéditive, ainsi que le prouve son arrêté en date du 5 septembre 1793 : "Le conseil général, le procureur de la Commune entendu, arrête que les ateliers du sieur Pandroue, sellier, rue de Seine-Saint-Germain, seront fermés, et, attendu qu'il n'a pas de patente, autorise le procureur de la Commune à prononcer la confiscation de tous les objets qui s'y trouvent. Messieurs, commissaires nommés pour les départements, sont autorisés à partir sur le champ et à choisir telle voiture qu'il leur plaira chez le sieur Pandroue." »

2. On aura deviné que ce tableau n'existe que dans le récit de Pierre Michon. « Il est intéressant de noter que tout le récit des Onze est bâti sur une absence », dit Souad Yacoub Khlif dans Fiction et histoire dans Les Onze de Pierre Michon : "Le grand tableau de la Révolution française manque", absence que l’imagination de l’écrivain tente de combler avant de se rendre compte que ce silence est en soi éminemment significatif et en dit long sur l’Histoire et ses zones d’ombre. »

3. Pierre Michon, Les Onze, II, chapitre III, Lagrasse, Verdier, 2009, pp. 170-176.

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