Le style de glace ardente, recuit et congelé comme l’abstraction de Robespierre, dixit Baudelaire

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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Dans la seconde partie des Paradis artificiels (1860), ouvrage qui consiste pour partie en une sorte de commentaire des Confessions d'un mangeur d'opium anglais (1822) de Thomas de Quincey, Baudelaire rapporte comment, par un soir d'hiver, le jeune Thomas de Quincey, à la faveur d'une équipée d'écolier, déambule dans Londres à la recherche d'un asile pour la nuit et de quelque chose à manger, comment il trouve refuge dans la maison louée par un homme presque toujours absent, et comment il y fait la connaissance d'une petite fille dont il ne saura jamais ce qu'elle faisait là.

« Dans ses années plus mûres, un 15 août, jour de sa naissance, un soir à dix heures, l’auteur [Thomas de Quincy] a voulu jeter un coup d’œil sur cet asile de ses anciennes misères. À la lueur resplendissante d’un beau salon, il a vu des gens qui prenaient le thé et qui avaient l’air aussi heureux que possible ; étrange contraste avec les ténèbres, le froid, le silence et la désolation de cette même bâtisse, lorsque, dix- huit ans auparavant, elle abritait un étudiant famélique et une petite fille abandonnée. Plus tard il fit quelques efforts pour retrouver la trace de cette pauvre enfant. A-t-elle vécu ? est-elle devenue mère ? Nul renseignement. Il l’aimait comme son associée en misère ; car elle n’était ni jolie, ni agréable, ni même intelligente. Pas d’autre séduction qu’un visage humain, la pure humanité réduite à son expression la plus pauvre. Mais, ainsi que l’a dit, je crois, Robespierre, dans son style de glace ardente, recuit et congelé comme l’abstraction : "L’homme ne voit jamais l’homme sans plaisir !" » (1)

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Image issue de la fusion d'un détail de la photographie récemment découverte sur laquelle apparaît ou semble apparaître Baudelaire (2), et d'un détail du tableau d'Alfred Loudet sur lequel figurent dans une conversation animée Robespierre, Danton et Marat (3).

« L’homme ne voit jamais l’homme sans plaisir ! » Baudelaire détourne ici un propos que Robespierre a tenu lors de la séance du 18 floréal an II (7 mai 1794) à la Convention dans son Discours sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales. Robespierre dit exactement dans ce discours que « les hommes ne se voient pas sans plaisir » (4), de telle sorte qu'en les rassemblant dans des fêtes nationales, au titre de « l'éducation publique », on peut « les rendre meilleurs. »

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I. Extrait du Discours sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales

Il est cependant une sorte d’institution qui doit être considérée comme une partie essentielle de l’éducation publique, et qui appartient nécessairement au sujet de ce rapport ; je veux parler des fêtes nationales.

Rassemblez les hommes ; vous les rendrez meilleurs, car les hommes rassemblés chercheront à se plaire, et ils ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables. Donnez à leur réunion un grand motif moral et politique, et l’amour des choses honnêtes entrera avec le plaisir dans les cœurs, car les hommes ne se voient pas sans plaisir.

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Vue de l'ancien théâtre d'Épidaure.

L’homme est le plus grand objet qui soit dans la nature et le plus magnifique de tous les spectacles, c’est celui d’un grand peuple assemblé. On ne parle jamais sans enthousiasme des fêtes nationales de la Grèce ; cependant elles n’avaient guère pour objet que des jeux où brillaient la force du corps, l’adresse, ou tout au plus le talent des poëtes et des orateurs ; mais la Grèce était là : on voyait un spectacle plus grand que les jeux ; c’étaient les spectateurs eux-mêmes, c’était le peuple vainqueur de l’Asie, que les vertus républicaines avaient élevé quelquefois au-dessus de l’humanité ; on voyait les grands hommes qui avaient sauvé et illustré la patrie ; les pères montraient à leur fils Miltiade, Aristide, Épaminondas, Timoléon, dont la seule présence était une leçon vivante de magnanimité, de justice et de patriotisme. (Applaudissements.)

Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la république ; ayez des fêtes particulières, et pour chaque lieu, qui soient des jours de repos, et qui remplacent ce que les circonstances ont détruit.

Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l’ornement de la vie humaine : l’enthousiasme de la liberté, l’amour de la patrie, le respect des lois ; que la mémoire des tyrans et des traîtres y soit vouée à l’exécration, que celle des héros de la liberté et des bienfaiteurs de l’humanité y reçoive le juste tribu de la reconnaissance publique ; qu’elles puisent leur intérêt et leurs noms mêmes dans les événements immortels de notre Révolution et dans les objets les plus sacrés et les plus chers au cœur de l’homme ; qu’elles soient embellies et distinguées par des emblèmes analogues à leur objet particulier : invitons à nos fêtes et la nature et toutes les vertus ; que toutes soient célébrées sous les auspices de l’Être Suprême ; qu’elles lui soient consacrées : qu’elles s’ouvrent et qu’elles finissent par un hommage à sa puissance et à sa bonté ! (5)

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Vue du Jardin national et des décorations, le jour de la fête célébrée en l'honneur de l'Être suprême le Décadi 20 Prairial l'an 2e de la Republique Francaise [8 juin 1794]. In Recueil. Choix de vues d'optique des XVIIIe et XIXe siècles. Tome 2, Paris et quelques vues de lieux à l'étranger.

II. Le « style de glace ardente, recuit et congelé comme l’abstraction » de Robespierre

Rassemblez les hommes ; vous les rendrez meilleurs, car les hommes rassemblés chercheront à se plaire, et ils ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables. Donnez à leur réunion un grand motif moral et politique, et l’amour des choses honnêtes entrera avec le plaisir dans les cœurs, car les hommes ne se voient pas sans plaisir.

Le « style de glace ardente, recuit et congelé comme l’abstraction » que Baudelaire trouve au discours de Robespierre, tient sans doute ici à la dynamique raisonnante du propos, qui se déploie à fin de faire valoir son autorité sur le mode du syllogisme, mais de façon renversée, puisque la conclusion vient avant la prémisse mineure, qui vient elle-même avant la prémisse majeure :

Conclusion : « Rassemblez les hommes ; vous les rendrez meilleurs ».
Prémisse mineure : « Ils ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables ».
Prémisse majeure : « Les hommes ne se voient pas sans plaisir ».

On voit bien qu'il ne s'agit pas ici d'un syllogisme, mais d'un paralogisme, puisque la conclusion de ce dernier n'obéit pas aux règles d'inclusion qui veulent que la conclusion puisse être déduite du rappport que la prémisse mineure entretient avec la prémisse majeure. Or si « les hommes ne se voient pas sans plaisir », on ne voit mal comment se tire d'une telle prémisse qu'ils « ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables ». Robespierre infère donc sa conclusion à partir de sa prémisse mineure tenue pour vraie, mais, loin de tirer sa vérité de sa majeure, celle-ci la tire seulement de la certitude idéologique, ou, si l'on préfère, de la certitude humaine propre à Robespierre. Dans l'ordre du paralogisme, on nomme cette figure du discours enthymème. Encore Robespierre use-t-il ici de l'entymême inversé, de façon à promouvoir d'abord l'action qu'il appelle de ses vœux — « Rassemblez les hommes ; vous les rendrez meilleurs » —, puis, glissant sur la pétition de principe dont procède l'appel en question, de façon à conclure sur la proposition à valeur universelle, susceptible donc de sceller la valeur de son discours et, par là, de faire consensus — « car les hommes ne se voient pas sans plaisir ». C'est là le « style de glace ardente, recuit et congelé comme l’abstraction », dont Baudelaire crédite Robespierre. Il suffit au demeurant de lire les discours de l'Incorruptible pour se convaincre de ce qu'il est en effet un brillant rhéteur.

À lire aussi :
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Les yeux de Robespierre
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1. Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels (1860), II. Un mangeur d'opium, II. Confessions préliminaires.

2. Cf. « Photographie inédite: un air de Baudelaire », in a href="https://www.lexpress.fr/culture/livre/photographie-inedite-un-air-de-baudelaire_1301028.html">L'Express, 20 novembre 2013.

3. Alfred Loudet, Marat en conversation animée avec Danton et Robespierre, par Alfred Loudet, 1882.

4. Œuvres de Robespierre, « Sur le rapport des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales », texte établi, recueilli et annoté par A. Vermorel, Paris, F. Cournol, Libraire-Éditeur, 1866.

5. Ibidem.

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