Robespierre vu par Julien Gracq en 1947, puis dans un inédit de 2000

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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De gauche à droite : Julien Gracq (1910-2007) ; incipit du manuscrit du discours de Robespierre du 26 juillet 1794 —son dernier discours.

Robert [Pierre] Desnos et autres sectateurs de la révolution surréaliste des années 1920 ont vu en la personne de Robespierre une figure des puissances du rêve — « Nous sommes tous à la merci et nous nous devons de subir son pouvoir à l'état de veille » — et l'un de ces prophètes qui « dirigent aveuglément les forces de la nuit vers l'avenir, l'aurore parle par leur bouche, et le monde ravi s'épouvante ou se félicite » (1). C'est avec ravissement que le Corsaire Sanglot, double imaginaire de Robert [Pierre] Desnos, « assiste aux guillotinades de la Terreur. Et c’est la procession des admirables et des méprisables. Le bourreau, d’un geste renouvelé et toujours identique à lui-même, soulève des têtes tranchées. Têtes d’aristocrates ridicules, têtes d’amoureux pleines de leur amour, têtes de femmes qu’il est héroïque de condamner. Mais, amour ou haine, pouvaient-elles inspirer d’autres actes. Une montgolfière de papier passe légèrement au-dessus du théâtre révolutionnaire. Le marquis de Sade met son visage près de celui de Robespierre. Leurs deux profils se détachent sur la lunette rouge de la guillotine et Corsaire Sanglot admire cette médaille d’une minute » (2).

Sans avoir jamais appartenu au mouvement surréaliste, Julien Gracq, dans les années 1940, s'en est rapproché, et il développe alors, concernant « ce qui donne à la figure de Robespierre son rayonnement sans égal », un discours comparable à celui d'André Breton et des siens. Mais, soixante ans plus tard, son discours a changé. En la personne d'un Robespierre, « l'amant si distingué de la République et de la vertu », Julien Gracq ne voit plus que « l'Ubu de la guillotine ».

I. « Ce qui donne à la figure de Robespierre ce rayonnement sans égal... »

« Ce qu’il y a eu dans cette époque de plus authentiquement révolutionnaire n’a jamais, semble-t-il, admis à fond l’avantage qu’il y avait à mettre de son côté les forces obscures. Celles-ci ont toujours invariablement joué en faveur des réactionnaires, peu scrupuleux pour la défense d’une cause perdue d’avance, à faire flèche de tout bois. Ainsi, d’une certaine manière, peut-on dire que les élites nanties, chargées du dépôt de toute une culture, et les révolutionnaires les plus conscients se trouvèrent toujours depuis trois siècles d’accord pour parler une même langue (et de nos jours encore ce qui frappe le plus dans la cacophonie de la presse, c’est l’application que mettent révolutionnaires et réactionnaires à parler raison, comme des somnambules à marcher droit). Le grand jeu, par une espèce d’accord tacite, n’a peut-être jamais été joué.

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Le Peuple français reconnaît l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme, Douai, Impr. de Carpentier, 1794.

Ce qui donne à la figure de Robespierre ce rayonnement sans égal, c’est qu’il a été le seul à en comprendre la nécessité, à vouloir par un coup de barre d’une hardiesse inégalée "réécrire au bien" ce que des siècles de luttes terribles avaient écrit au mal, sans pouvoir le frapper de caducité pour autant. Robespierre a voulu que dans la Révolution qu’il rêvait, pût entrer l’homme complet, avec armes et bagages, qu’il pût s’y accroître et s’y développer dans tous les sens, dût-on même lui laisser pour hochet provisoire un dieu à qui par ailleurs les hommes de 1793 s’entendaient de la bonne manière à arracher les crocs les plus venimeux. » (3)

II. « Comment n'a-t-il pas compris à temps... ? »

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22 mai 1794, Cécile Renault arrêtée par ordre de Robespierre, Alexandre Fragonard (1780-1850), dessinateur, Giacomo Aliprandi (1775-1855), graveur, London, collection Carl de Vinck (1859-1931).

« Robespierre était fait, non pour gouverner, mais pour se retirer sur l’Aventin, et, de là, morigéner éternellement la République de chair et d’os au nom de son insaisissable corps glorieux, dont il se constituait le seul interprète. Sa forteresse était, non à la Convention, mais aux Jacobins, d’où – toujours un orage dans le sourcil – il exerçait sans contrainte, à heure fixe, la magistrature du soupçon. Diriger de l’extérieur par la seule parole était son vœu intime et sa pente naturelle ; sa confiance dans le discours – ou plutôt dans la monition – restait au matin même du 9 thermidor (où il avait tous les leviers du pouvoir en mains et ne se servit d’aucun) presque fabuleuse. Quand il s’aperçut qu’il avait à la fin à peu près phagocyté et robespierrisé l’État, il semble avoir été pris de panique : plus personne à qui faire la leçon ! dans les derniers mois, sous ses auspices, la République-Sphynx dévorait l’un après l’autre en série, ses aspirants solutionnistes aux abois : il ne se soutenait plus qu’en surfant, acrobatiquement, sur la série de déferlantes des "complots" à tout va. Et il est sûr qu’à la fin tout le monde en était venu à trembler devant quelqu’un qui avait, successivement et pontificalement, suspecté tous et chacun. Comment n’a-t-il pas compris à temps (Saint-Just, lui, savait que la Révolution embrayait maintenant sur le vide, mais toutes les communications à l’intérieur du Comité semblent avoir été coupées) que ses grandes fournées d’échafaud après prairial, ses cinquante "assassins" putatifs en chemise rouge (4) trimballés à travers le cœur de Paris au cahot des charrettes, avaient transformé brutalement en Ubu de la guillotine l’amant si distingué de la République et de la vertu ? » (5)

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De gauche à droite : Le triumvir Robespierre, Jean Joseph François Tassaert (1765-1835), graveur ; Véritable portrait de Monsieur Ubu, par Alfred Jarry (1896). D’avril à juillet 1794, Robespierre forme un triumvirat avec Saint Just et Couthon. Il tente d’instaurer son idéal, fondu sur la vertu , et en temps de crise révolutionnaire sur la Terreur. En mai, il institue le culte de l’Être Suprême. Mais ses nombreux adversaires lui reprochent d’instituer une dictature pour son propre compte et, le 27 juillet 1794, il est arrêté avec Saint Just et Couthon. L'estampe de Tassaert reproduite ci-dessous se trouve assortie de quelques vers tirés de l'acte II, scène 2, de Virginie, tragédie du Citoyen La Harpe : « Ce maître impérieux n'est plus qu'un vil coupable  ; Il invoquait la force, et la force l'accable ; D'autant plus malheureux, quand son règne est passé, Que sur son propre sort lui-même a prononcé, Que rien en sa faveur ne peut se faire entendre, Et qu'à la pitié même il ne peut pas prétendre ; La vengeance publique insulte son trépas ; Et mourant dans la fange, on ne le plaindra pas. »

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Robespierre en enfer, visité par le Christ
Robespierre chez Madame Dangé, place Vendôme

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1. La Révolution surréaliste, nº 1, première année, 1er décembre 1924.

2. Robert Desnos, La liberté ou l'amour !, XI, Battez tambours de Santerre ! 1927, Édition Bibliothèque numérique romande.

2. Julien Gracq, Préface à l'édition des Œuvres complètes de Lautréamont, Paris, Éditions José Corti, 1958, p. 72.

3. Allusion aux 51 guillotinés en chemises rouges du 22 mai 1794, dont la plupart, comme Cécile Renaud plusieurs membres de sa famille, ont été condamnés sans procès. Cécile Renaud arretée par ordre de Robespierre. Alexandre Fragonard (1780-1850), dessinateur, Giacomo Aliprandi (1775-1855), graveur, London, collection Carl de Vinck (1859-1931). Cf. Christine Belcikowski, Robespierre vu par Jean-Philippe Domecq en 1984

4. Julien Gracq, Fragments inédits, Le Monde des Livres, 5 février 2000.

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