En 1873, un éloge paradoxal de Robespierre par Jules Barbey d'Aurevilly

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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Jules Amédée Barbey d'Aurevilly (Saint-Sauveur-le-Vicomte, Manche, 2 novembre 1808-23 avril 1889, Paris), issu d’une ancienne famille normande catholique, paysanne et contre-révolutionnaire, anoblie en 1756, devenue par la suite proche des chouans, s'illustre d'abord par une vie de dandy romantique, puis retourne à la foi de son enfance à partir de 1845. Parallèlement à son œuvre littéraire, dont la postérité tient Les Diaboliques (1874) pour son chef d'œuvre, il devient sous le sobriquet de « connétable des Lettres », un critique littéraire et un polémiste redouté. Émule des penseurs contre-révolutionnaires, de ceux qu'il nomme des « hommes supérieurs » ou des « prophètes du passé » — Joseph de Maistre, Louis de Bonald, François René de Chateaubriand, Félicité de Lamennais et Antoine Blanc de Saint-Bonnet —, « il ne cesse de déplorer l’éclatement de l’après 1789, tout en demeurant fasciné par cet éclatement, ne pouvant dès lors écrire que par subversion, pour renverser les signes et les discours révolutionnaires » (1).

Après avoir signé le 10 mai 1871 le traité de Francfort qui met fin à la guerre avec l'Allemagne, puis écrasé l'insurrection de la Commune de Paris, Adolphe Thiers est élu président de la République le 31 août 1871. Partisan d'une « république conservatrice », il se heurte rapidement à la majorité monarchiste de la Chambre. Le 27 avril 1873, Charles de Rémusat, ministre des Affaires étrangères et ami d'Adolphe Thiers, se présente à la députation à Paris et il est battu par Claude Désiré Barodet, républicain progressiste, anticlérical notoire, qui a mené campagne contre le candidat du gouvernement. Adolphe Thiers voit dans la défaite de Charles de Rémusat un désaveu de sa politique. Il démissionne de la présidence de la République le 24 mai 1873.

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De gauche à droite : Maximilien de Robespierre (Arras, 6 mai 1758-28 juillet 1794 (10 thermidor an II), Paris) en 1794, président de la Convention nationale du 4 juin au 19 juin 1794, estampe anonyme ; Adolphe Thiers (Marseille, 15 avril 1797 (26 germinal an V)-3 septembre 1877, Saint-Germain-en-Laye), en 1871, président de la République du 31 août 1871 au 24 mai 1873, photographié par André Adolphe Eugène Disdéri (1819–1889).

Le Robespierre des honnêtes gens

I

« Ce n'est pas M. Thiers.

Le Robespierre des honnêtes gens ! Il y a longtemps que j'y pense... Mais s'il y a un temps et un moment pour l'appeler de tous nos vœux, c'est celui-ci, après Barodet. Le Robespierre des honnêtes gens ! c'est ce qu'il nous fallait après la Commune, mais ce qu'il nous faut plus que jamais après la Commune ressuscitée ; — car la voici ressuscitée. - C'est un Robespierre des honnêtes gens, des honnêtes gens menacés par la dernière canaille. Oui! - disons-le hardiment, ce qu'il nous faut, c'est un Robespierre, mais des honnêtes gens! Le Robespierre qui fut celui des coquins, n'en avait pas moins la notion de l'ordre dans une société désordonnée. Le Robespierre que nous détestons, n'en avait pas moins l'instinct de l'ordre et le besoin de l'unité. C'était (et ce sera son honneur dans l'Histoire) l'anti-canaille et l'anti-athée, le contraire de tout ce que le monde et ses tribuns sont à présent, et voilà pourquoi nous regrettons que les honnêtes gens n'aient pas à leur tête un Robespierre !

Et les mots ne nous font pas peur. Nous ne sommes pas un imbécile philanthrope. Pour nous, ce n'est pas le sang qu'il fit couler qui est le crime de Robespierre : c'est la cause qui le fit couler !

II

Le Robespierre des honnêtes gens ! Malheureusement, les honnêtes gens, ces bêtes qui ont peur de toute énergie ! ne voudraient pas d'un Robespierre. Un Robespierre des honnêtes gens, oui ! mais il faudrait qu'il eût une épée ! Robespierre, qui avait l'énergie d'un soldat, n'en est pas moins mort, comme Louis XVI, pour n'en avoir pas porté une. M. Thiers, qui fait croire quelquefois aux historiens qui ont des distractions qu'il est une tête d'homme d'État, n'a pas d'épée non plus, et il périra par ce manque d'épée ; car on ne gouverne la France, cette nation soldat, qu'avec un glaive. C'est nous qui le lui prédisons. M. Thiers n'est qu'un avocat comme Robespierre, mais il n'a ni la vue rectiligne de Robespierre, ni sa volonté fanatiquement froide, ni sa foi à soubassement d'envie, mais sa souplesse, à lui, sa finesse, son tact, toutes ces qualités bonnes pour des jours heureux, suffisent-elles pour les jours mauvais ? et pour la gloire qu'il aurait pu rêver, M. Thiers, suffiront-elles devant l'Histoire ?...

C'est un avocat que M. Thiers. Robespierre l'était aussi. Mais Robespierre ne l'était que de situation et de hasard de naissance. Il était né du Tiers, comme on disait dans ce temps-là, et il n'avait pas le crâne assez large pour accepter les hiérarchies sociales de ce temps. C'était un homme de facultés élevées et de sentiments mesquins, né avec une tête de maître et un cœur de domestique, et voilà pourquoi il se révolta contre ses maîtres... (2). Mais M. Thiers, lui, qui ne se révolte contre rien, et qui veut ou croit concilier tout, n'est qu'un avocat, non plus seulement de position, mais de nature. C'est un avocat de pied en cap. Il a écrit l'histoire de l'Empereur, qui méprisait tant les avocats et qui supprima leur gouvernement par ce sublime coup de pied dans le cul du 18 Brumaire, mais on ne change point sa nature. M. Thiers, qui joue à la redingote grise avec sa redingote marron, n'a pas pris, en écrivant l'histoire de l'Empire, l'esprit soldat que cette histoire aurait dû lui donner. On a pu le croire un moment. M. Thiers, courageux à l'émeute et s'y montrant à cheval sous Louis-Philippe, a pu faire croire qu'il était sorti soldat de l'histoire qu'il écrivait alors, mais l'avocat qui est sa nature et son talent l'a bientôt repris et a étouffé en lui les nobles velléités du soldat.

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De gauche à droite : Léon Gambetta (Cahors, 2 avril 1838-31 décembre 1882, Sèvres), député des Bouches-du-Rhône, puis du Bas-Rhin, du 24 mai 1869 au 16 février 1871, député de la Seine du 2 juillet 1871 au 4 septembre 1881, ministre de l'Intérieur du 4 septembre 1870 au 6 février 1871, président de la Chambre des députés du 31 janvier 1879 au 27 octobre 1881, ministre des Affaires étrangères du14 novembre 1881 au 30 janvier 1882, président du Conseil des ministres du 14 novembre 1881 au 30 janvier 1882, photographié entre 1870 et 1882 par Étienne Carjat (1828–1906) ; Adolphe Thiers, président de la République du 31 août 1871 au 24 mai 1873, photographié par Nadar.

De là son impuissance, à M. Thiers. De là sa situation d'aujourd'hui. De là son règne, dans l'Histoire des temps futurs, qui s'appellera le règne de l'avocasserie; du maquignonnage, des ruses de palais, des tours de procureur, des discours ! Et ce règne même sera l'avocasserie vaincue par l'avocasserie! car les ennemis de M. Thiers qu'il n'a pas su tuer, et qui le tueront, sont des avocats. Gambetta lui coupera le sifflet, un de ces jours ; Gambetta, obligé à son tour de taire sa gueule démocratique pour parler le royal langage du Peuple-Roi, devant quelque autre claque-dent, devant quelque autre cliquette, devant quelque autre borborygme de cruche, dans ce pays livré, en attendant les Muets de l'action, aux bavarderies et aux mensonges de ces dentistes qu'on appelle des avocats !

III

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De gauche à droite : Charles, comte de Rémusat (Paris, 13 mars 1797-6 juin 1875, Paris, ministre des Affaire étrangères du 1er mars 1840 au 29 octobre 1840, député de la Haute-Garonne du 28 octobre 1830 au 2 décembre 1851, puis du 12 octobre 1873 au 4 juin 1875, photographié circa 1860 par Charles Reutlinger (1816–1888) ; Claude Désiré Barodet (Sermesse, Saône-et-Loire, 27 juillet 1823-18 avril 1906, Vincelles, Jura), maire de Lyon du 23 avril 1872 à avril 1873, député de la Seine du 27 avril 1873 au 20 avril 1896, sénateur de la Seine du 12 avril 1896 au 27 janvier 1900, photographié en 1860 par Étienne Carjat (1828–1906).

Mais les Muets de l'action viendront. Barodet, qui triomphe aujourd'hui, est un de ces Muets qui n'ont pas besoin de parler, mais qui agiront de manière à renfoncer la parole inutile dans le ventre épouvanté des avocats. M. Thiers doit sentir que la sienne, si brillante qu'elle soit, sera vaincue par le pataquès révolutionnaire qu'il doit haïr autant que nous. Cette nomination de Barodet, trop bruyante pour qu'elle ne croie pas être le glas du pouvoir de M. Thiers, doit lui inspirer bien des mépris inquiets... Ah ! certainement, il n'est pas Robespierre, M. Thiers. Il n'en a pas l'affreux courage, ni cette netteté politique qui coupe tout, même les têtes, et qu'il aurait pu avoir, lui, sans être un Robespierre, le lendemain de la Commune battue, et sans autre glaive que le glaive de la justice. À ce lendemain, quand il pouvait tout, il a mieux aimé n'être que l'avocat qu'il fut toute sa vie, au risque d'ètre, comme Robespierre, distancé par les Hébert du lendemain, - au risque d'un Tallien possible, qui n'aura même pas la peine de faire, comme l'autre, le geste de le poignarder !

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De gauche à droite : Robespierre à la tribune, gravé par Stephane Pannemaker (1847-1930) d'après une huile d'Eugène Joseph Viollat (?-1901) ; Bonaparte au siège de Toulon en 1793, toile d'Édouard Detaille (1848-1912), Musée de l'armée.

Et c'est précisément pour cela que cet impuissant avocat d'Aix [Adolphe Thiers] nous fait présentement souhaiter un autre Robespierre que l'avocat d'Arras. Ce serait celui des honnêtes gens. Ce serait le dictateur d'une Convention conservatrice, et encore un dictateur armé ! Mme de Staël disait pour le diffamer, et elle ne le diffamait pas autant qu'elle le croyait, la pauvre femme : « Bonaparte est un Robespierre à cheval. » Eh bien, c'est ce Robespierre-là qu'il nous faudrait !

2 mai 1873 » (3)

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Les yeux de Robespierre
Robespierre en enfer, visité par le Christ
Robespierre chez Madame Dangé, place Vendôme

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De gauche à droite : Joseph de Maistre (Chambéry, 1 avril 1753-26 février 1821, Turin) ; Jules Amédée Barbey d'Aurevilly (Saint-Sauveur-le-Vicomte, Manche, 2 novembre 1808-23 avril 1889, Paris).

1. Cabiron (H.), « Barbey d’Aurevilly ou l’obsession de la révolution », Acta fabula, vol. 13, n° 7, Notes de lecture, septembre 2012.

2. Barbey d'Aurevilly, ici, pour le moins exagère. Robespierre, avocat, n'avait point de « maître », et il jouissait d'une autonomie financière suffisante. Cf. Émile Lesueur, « Les origines de la fortune de la famille Robespierre », in Annales révolutionnaires, t. 7, no. 2 (mars-avril 1914), pp. 179-194 : « Le capital dont il disposait avec sa sœur Charlotte s'élevait à 3000 livres qui pouvaient rapporter, au taux des placements ordinaires de cette époque, 135 livres environ. [...]. Sans doute, ce n'était pas la richesse ; mais, pour l'époque, c'était loin d'être la pauvreté pour deux personnes, sans charge de famille, alors que l'une d'elles avait une profession qui ne nécessite aucune avance de fonds et que ni l'une ni l'autre n'avait de goûts dispendieux. »

3. Barbey d'Aurevilly (J.), Dernières Polémiques, Paris, Nouvelle librairie parisienne, Albert Savine, Éditeur, 1891, p. 131 sqq.

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