Danton, Robespierre et Marat, vus par François Ponsard en 1850

Rédigé par Christine Belcikowski Aucun commentaire
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Le 23 mars 1850, François Ponsard, (1814-1867), titulaire d'un prix de l'Académie française pour Lucèce (1843), sa première pièce, dont le style néo-classique tranche avec celui du romantisme flamboyant, fait jouer au Théâtre-Français Charlotte Corday, sa troisième pièce, tragédie en cinq actes et en vers, inspirée de l'Histoire des Girondins (1847) de Lamartine. Le même François Ponsard est élu membre de l'Académie française en 1855.

Edmond Geffroy (1) joue en 1850 dans Charlotte Corday le rôle de Marat ; Louis Thomas Bignon (2), celui de Danton ; Hippolyte Fontaine, dit Fonta (3), celui de Robespierre ; Julie Bernat, dite Mademoiselle Judith, en lieu et place de Mlle Rachel, qui s'est désistée, joue le rôle de Charlotte Corday.

« L'autorité supérieure avait craint que cette évocation des figures révolutionnaires les plus fameuses ne fût de nature à soulever de nouveau des passions que l'on désirait voir amorties. Comme sous le régime précédent, on préludait au rétablissement de la censure dramatique par des mesures administratives, par des examens officieux, par des auditions. spéciales. Telle fut la lecture de Charlotte Corday, qui fut faite par M. Ponsard chez le ministre, M. Ferdinand Barrot. Une réunion nombreuse, composée de hauts fonctionnaires, de représentants, de membres de l'Académie, était convoquée pour établir et donner son appréciation. L'avis général fut que Charlotte Corday était avant tout une œuvre d'art, procédant par de larges développements plus que par des conditions susceptibles de passionner une salle, et qu'en conséquence la représentation pouvait avoir lieu sans danger.

D'ailleurs, l'auteur protesta d'avance contre tout abus que l'esprit de parti serait tenté de faire de son ouvrage. Un prologue dit par Mlle Fix, sous la blanche robe de la Muse de l'Histoire, servit de préface à la tragédie :

" Je pleure, ô Liberté, je pleure tes victimes ; mais les âges passés sont-ils donc purs de crimes ? Vous permettez au drame, introduit chez les rois, de vous montrer Néron, Macbeth et Richard III ; et pourtant leurs forfaits, illustrés par la muse, d'un fanatisme ardent n'avaient pas eu l'excuse. Des hommes bien connus paraîtront devant vous ; Girondins, Montagnards, je les évoque tous. Mais qu'en les écoutant la passion se taise ! Je bannis de mes vers l'allusion mauvaise. Je suis l'impartiale Histoire, et je redis ce qu'ont dit avant moi ceux qui vivaient jadis. Si je reproduis mal les discours et les actes, blâmez ; si j'ai tracé des peintures exactes, ne vous irritez point de ma fidélité. Ma franchise n'est pas une complicité. Fallait-il, pour gagner un facile auditoire, selon ses passions accommoder l'histoire ? Non. Je ferais injure aux différents partis, si je ne leur offrais que des faits travestis. Gardez tous votre foi ; la foi, c'est l'héroïsme. Je ne conseille pas l'impuissant scepticisme. Mais le seul examen fait la solide foi. Si vous osez juger, Français, regardez-moi. " » (1)

loudet_marat.jpg

Alfred Loudet (1836-1898), Marat en conversation animée avec Danton et Robespierre, dépôt du musée de la Révolution française au musée des Beaux-Arts de Marseille.

L'extrait de la scène 7 de l'acte IV de Charlotte Corday reproduit ci-dessous se passe entre le 29 mars 1793 et le 13 juillet 1793, date de l'assassinat de Marat. Le décor est celui du cabinet de travail de Marat. « Point de meubles ; les murailles humides sont tapissées d'un vieux papier jaune déchu, sur lequel sont collés çà et là des affiches, des proclamations, des journaux, des arrêtés de la commune. Des volumes ouverts sont entassés sur le plancher. Des journaux fraîchement imprimés sèchent sur les chaises. À droite, sur le côté, une fenêtre s'ouvrant sur la rue au fond. À droite, une porte conduisant à une antichambre occupée par des brocheuses, des protes, des imprimeurs, des porteurs de journaux. Au milieu du fond du théâtre, une salle de bains fermée par des rideaux. À gauche, au premier plan, une cheminée sur laquelle sont des papiers et un petit miroir. À gauche, deuxième plan, une porte s'ouvrant sur l'escalier. À droite, une table chargée de papiers, de lettres, de journaux et de livres ; une écritoire en plomb et des plumes. Près de la table, un vieux fauteuil et des chaises de paille. À gauche, près de la cheminée, un autre fauteuil. »

DANTON.
Le triomphe est complet. Nous sommes tout-puissants.
Le peuple élève aux cieux nos noms retentissants.
Tout nous appartient, clubs, comités, ministères,
Justice, emplois civils et forces militaires ;
Et la Convention acclame, sans débats,
Nos décrets qu'elle vote et ne discute pas.
La Gironde a longtemps balancé notre empire ;
Les destins sont fixés, et la Gironde expire.
La révolution est à nous cette fois.
Eh bien ! qu'en ferons-nous, puisqu'elle est à nous trois ?

ROBESPIERRE.
La révolution n'appartient à personne.
Je ferai, quant à moi, ce que le peuple ordonne.

DANTON.
Eh! sans doute! le peuple est souverain; c'est dit ;
Mais tu n'es pas aux clubs où cela s'applaudit.
Laissons donc entre nous ce mot sonore et vide ;
On sait bien que le peuple a besoin qu'on le guide.
Il s'assied.
Je dis qu'il faut régler, par un commun accord,
La révolution dont nous tenons le sort.
Voulez-vous la pousser jusques aux derniers actes,
Ouvrir aux passions toutes leurs cataractes,
Et tout bouleverser, au point que le soleil
N'aura pas encor vu cataclysme pareil ?
Nous le pouvons. Pourtant songez-y, vous dirai-je ;
Nous avons abattu le dernier privilège ;
Que reste-t-il encor qui puisse être emporté,
Sinon les fondements de la société ?
Croyez-vous que la crise approche de son terme ?
Voulez-vous établir un gouvernement ferme ?
Nous le pouvons. D'un mot, créateurs ou fléaux,
Nous allons faire l'ordre ou faire le chaos.
De l'audace ! ai-je dit, en lançant le tonnerre ;
L'audace est l'instrument révolutionnaire ;
Mais après la bataille il faut pacifier.
Nous avons démoli, sachons édifier.
Autres sont les moyens de construire et d'abattre ;
S'il fallait faire peur, quand il fallait combattre,
Quand nous avons vaincu, nous devons consommer
L'œuvre républicaine en la faisant aimer.
Elle aura tous les cœurs, si l'ordre recommence.
Pour cela que faut-il ? La force et la clémence.
Légalité, respect à la Convention,
Gouvernement puissant, unité d'action,
Tout est là. Mais d'abord désarmons la Commune.
Deux souverainetés, c'est trop. Il n'en faut qu'une.
Qu'en dis-tu, Robespierre ?

ROBESPIERRE.
Ah! que demandes-tu ?
Je suis bien fatigué d'avoir tant combattu.
A quoi bon les efforts du patriote austère ?
La vertu fut toujours trop rare sur la terre,
Et l'on se décourage à poursuivre ici-bas
Le bien que l'on veut faire et que l'on ne fait pas.

DANTON. À part.
Bon ! sa vieille chanson ! Essayons tous ensemble.

ROBESPIERRE.
Les essais ne sont pas si faciles qu'il semble.
La liberté ne vit que par les bonnes mœurs ;
Pour réformer l'État, réformez donc les cœurs,
Sinon, vainqueurs d'un roi, mais vaincus par le vice,
Vous n'aurez fait bientôt que changer de service.
Danton se lève avec impatience, et se promène vers la gauche.
Eh bien ! substituer, pour le commun bonheur,
Les lois de la morale aux lois d'un faux honneur,
La raison éclairée au sombre fanatisme,
Le devoir au calcul, l'amour à l'égoïsme,
Développer l'essor des instincts généreux,
Ne pas souffrir qu'en France il soit un malheureux,
Fonder l'égalité, ce beau rêve du juste,
En faisant respecter ce qui doit être auguste,
Ce n'est pas là, Danton, l'effet d'un coup de main,
C'est un travail immense et le chef-d'œuvre humain,
Et la probité seule, alliée au génie,
Peut des mœurs et des lois créer cette harmonie.

DANTON, à part.
Déclamateur !

MARAT, à part.
Tartufe !

DANTON, se rapprochant de Robespierre.
Un chef-d'œuvre en effet !
Pour en venir à bout dis-nous comment on fait.

declaration_revolution.jpg

Frontispice de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : aux représentans du peuple français, estampe anonyme, 1793.

ROBESPIERRE.
Cultivez la raison ; l'instruction première
Doit luire à tout le monde, ainsi que la lumière.
Formez la conscience, et d'abord sachez bien,
S'il ne parle de Dieu, que ce mot ne dit rien.
On foule aux pieds la loi qui n'a pas pour tutelle
Le dogme d'un Dieu juste et d'une âme immortelle.
Dogmes consolateurs, soutenez l'innocent !
Troublez , dogmes vengeurs, le crime pâtissant !
Célestes alliés de la justice humaine,
Épurez, exaltez l'âme républicaine !
Vous faites les héros, et l'athéisme abject
Fait le tyran cruel et le lâche sujet.

DANTON.
D'accord ; et je partage en tout point ta doctrine ;
Encor faut-il du temps avant qu'on l'enracine.
Les enfants grandiront sans doute, et leur raison
Portera d'heureux fruits, quand viendra la saison ;
Il s'incline vers Robespierre.
Mais le peuple actuel, qui manqua de bons maîtres,
Nous peut en attendant jeter par les fenêtres.
Je ne vois rien d'où sorte un prochain résultat ;
J'entends le philosophe et non l'homme d'État.
J'ai peur qu'à dire vrai tes regards ne se noient
Dans un fond vaporeux dont les lignes ondoient,
Et que tous ces grands mots, bonheur, vertu, raison,
Dont la demi-lueur flotte sur l'horizon,
N'éclairent qu'une vague et fausse perspective
Qu'on voit s'évanouir aussitôt qu'on arrive.

ROBESPIERRE, se levant et allant à Danton.
Oui, je sais que ces mots excitent tes dédains ;
Ils faisaient avant toi rire les Girondins.
Il revient vers la table.
Tous les ambitieux ont eu cette méthode ;
Le matérialisme à leurs plans est commode ;
Corrompus, corrupteurs, ils avaient observé
Qu'on asservit sans peine un peuple dépravé.
César, qui méditait l'esclavage de Rome,
Soutient qu'après la mort rien ne survit à l'homme ;
Mais Socrate mourant entretient ses amis
Des immortels destins que Dieu nous a promis.
Je sais aussi, je sais que la vertu succombe ;
Le chemin du devoir est celui de la tombe.
Haï, calomnié dans ses meilleurs desseins,
L'homme intègre est toujours entouré d'assassins.
Eh bien ! je m'abandonne à leur main scélérate ;
Je boirai, sans regret, la coupe de Socrate.
Il se rassied.

DANTON, toujours debout.
On ne te l'offre pas. Voyons, parle, Marat.

MARAT, toujours assis.
Ah ! tu t'abaisses donc jusqu'à moi, frère ingrat ?
Et Marat n'est donc plus ce maniaque acerbe
Qui compromet les plans de Danton le superbe ?
Regardant Robespierre. Regardant Danton.
Je ne suis ni cafard, ni faiseur de discours,
Et vais tout droit au but par des chemins très courts.
Eh bien ! la liberté ne sera pas fondée,
Si l'on ne suit ma simple et lumineuse idée.
On la connaît déjà ; je l'ai dans mes écrits
Indiquée aux penseurs et non aux beaux-esprits.
Il faut qu'on nomme un chef, un tribun militaire,
Un dictateur ; le nom ne fait rien à l'affaire ;
Il faut que ce tribun, entouré de licteurs,
Recherche et mette à mort tous les conspirateurs ;
De crainte des abus, que son unique tâche
Soit de faire tomber les têtes sous la hache,
Et qu'un boulet aux pieds, insigne du pouvoir,
L'enchaine au châtiment, s'il manque à son devoir.
Je coupe ainsi d'un coup les trames qu'on prépare,
Et j'épargne le sang dont il faut être avare.

DANTON, à Robespierre.
Toujours fou !

MARAT.
L'an passé, c'était encor plus sûr ;
Nous jouirions déjà du calme le plus pur.
Cent têtes, qu'il fallait couper en temps utile,
Nous auraient dispensés d'en couper trois cent mille.

ROBESPIERRE.
Trois cent mille !

MARAT.
Ah! Danton, j'avais espoir en toi ;
Je voulais te donner ce redoutable emploi.
Ton audace m'a plu ; mais j'ai connu bien vite
Que l'audace était grande et la sphère petite.
Ton esprit ne sait pas planer dans ces hauteurs
Où tout scrupule échappe aux vrais législateurs ;
Les terrestres liens t'empêchent de m'y suivre ;
D'un misérable orgueil ta parole t'enivre ;
Des flatteurs empressés te prodiguent l'encens ;
L'or, l'amour, les festins ont captivé tes sens,
Et la dépouille Belge (5), hélas ! est la Capoue
Où le victorieux dans la mollesse échoue.

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Grande séance aux Jacobins en janvier 1792 : où l'on voit le grand effet interieur que fit l'anonce de la guerre par le ministre Linote à la suite de son grand tour qu'il venait de faire. Estampe satirique monarchiste représentant le ministre Narbonne avec une tête de linotte, accompagné par trois personnages à tête de hannetons, venant annoncer au club des Jacobins la guerre contre le roi de Bohême et de Hongrie en janvier 1792. Remués jusqu'aux entrailles par cette annonce, les Jacobins ont leurs culottes bas et sont assis sur des chaises percées tandis qu'à la tribune, quatre orateurs débattent de la question. Encadrant le haut de la gravure, deux serpents se font face, leurs langues fourchues et leurs anneaux ornés des noms de révolutionnaires. BnF. Collection De Vinck 4445.

ROBESPIERRE, à demi-voix.
J'en connais de plus fous.

MARAT.
J'ai, la lanterne en main,
Cherché ; je n'ai point vu d'homme sur mon chemin (6).
Regardant Danton. Regardant Robespierre.
L'un manque de grandeur, et l'autre de courage.
Alors ce sera moi qui ferai votre ouvrage.
Il se lève, et marche d'un pas agité vers la gauche.

DANTON.
Enfin que veux-tu donc ?

revolution_1789.jpg

« À Versailles, à Versailles ! » 5 octobre 1789.

MARAT.
Je ne pense pas, moi,
Que tout soit terminé, dès qu'on n'a plus de roi ;
C'est le commencement. Je sais que chez les nôtres
quelques-uns ne voulaient que la place des autres.
Et tiennent que chacun doit être satisfait,
Quand ce sont eux qui font ce que d'autres ont fait.
Leur révolution se mesure à leur taille.
Ce n'est pas pour si peu, Danton, que je travaille.
Ami du peuple hier, je le suis aujourd'hui ;
J'ai souffert, j'ai lutté, j'ai haï comme lui ;
Misère, oubli, dédain, hauteur patricienne,
Ses affronts sont les miens ; sa vengeance est la mienne.
Il le sait ; il défend celui qui le défend.
Or, je porterai loin son drapeau triomphant.
Il ne me suffit pas d'un changement de forme ;
Au sein des profondeurs j'enfonce la réforme.
Je veux, armé du soc, retourner les sillons.
A l'ombre les habits ! au soleil les haillons !
Je veux que la misère écrase l'opulence,
Que le pauvre à son tour ait le droit d'insolence,
Qu'on tremble devant ceux qui manqueront de pain,
Et qu'ils aient leurs flatteurs, courtisans de la faim.
Chapeau bas, grands seigneurs, bourgeois et valetaille !
Vos maîtres vont passer : saluez la canaille !
Oh ! ce sont des plaisirs lentement savourés,
Et qui compensent bien tant d'affronts dévorés,
Que cet abaissement d'une classe arrogante,
Se parant gauchement de la veste indigente,
S'exerçant aux jurons, et, chute sans grandeur !
Des cris qu'elle déteste exagérant l'ardeur !

DANTON, éclatant enfin, après avoir arpenté le théâtre à grands pas pendant les dernières paroles de Marat.
Morbleu ! la liberté ne veut pas de despotes.
Chapeau bas, grands seigneurs ! chapeau bas, sans-culottes !
Et saluez la loi, non les individus ;
Car ce n'est qu'à la loi que ces respects sont dus.
Le nouveau droit commun confond toutes les classes ;
Je ne distingue plus ni familles ni races ;
Le peuple est tout le monde, et les nobles anciens,
Tombés nobles, se sont relevés citoyens.

MARAT.
Tu n'y comprends rien.

DANTON.
Non ; je n'ai pas ce génie.
Je veux tout simplement briser la tyrannie ;
Qu'elle vienne d'en haut, qu'elle vienne d'en bas,
Elle est la tyrannie, et je ne l'aime pas.

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« Je chie sur les aristocrates », estampe anonyme, BnF, collection De Vinck.

MARAT.
C'est fort bien. Va du pauvre au riche que tu flattes ;
Prends-toi d'amour subit pour les aristocrates ;
Va, va, ce n'est pas toi qui les peux relever ;
Prends garde de te perdre, en voulant les sauver.
Il passe devant Danton.
Quant au peuple, il saura se passer de ton aide.
Tu m'as interrogé ; je t'ai dit le remède...

DANTON.
Beau remède !

MARAT, revenant vers la table.
Nommez sans délai, sans retard,
Nommez un dictateur. Demain sera trop tard.
Le peuple vengera lui-même son injure,
Et ce sera terrible alors, je vous le jure.
Rien n'arrêtera plus l'effusion du sang ;
Moi-même à la régler je serais impuissant.
Le peuple, brandissant le glaive de l'archange,
Bavardez, dira-t-il, bavardez ! Je me venge.
Et son glaive au fourreau ne sera pas remis,
Qu'il n'ait exterminé ses derniers ennemis :
Courtisans, financiers, accapareurs, pirates,
Robins, calotins, bref, tous les aristocrates.
Il se remet à marcher.

DANTON.
Aristocrates ! bah ! vieux mot ! spectre abattu !
Où sont-ils ? qui sont-ils ? à quoi les connais-tu ?

MARAT.
C'est facile : les mains blanches et délicates,
Les dentelles, l'habit de soie, aristocrates !
Quiconque est en voiture, ou sort de l'Opéra,
Tient maison, a valets, chevaux et cœtera,
Aristocrate ! on peut le tuer sans scrupule.
Il va tomber épuisé dans le fauteuil qui est près de la cheminée à gauche.
Danton se rapproche de Robespierre, toujours assis ; ils se regardent tous les deux avec stupéfaction
.

DANTON.
C'est la pleine démence.

ROBESPIERRE.
Atroce et ridicule !

DANTON, allant à Marat qu'il touche sur l'épaule, et lui parlant d'un ton compatissant.
La fièvre est dans tes yeux et brise ton accent ;
Les persécutions ont enflammé ton sang ;
Les cachots souterrains, qui t'ont prêté leur ombre,
Ont laissé sur ton cœur quelque chose de sombre.
Repose-toi, Marat, et sache à ce propos
Que la Convention te permet le repos.

MARAT.
C'est beaucoup d'intérêt ; merci; je t'en dispense.
Je ne suis pas encor si malade qu'on pense.
Sois tranquille ; il me reste en ce corps si chétif,
Pour ôter plus d'un masque, un sang assez actif.
Il se lève.
Oui, j'ai vécu trois ans dans les caves funèbres ;
Comme l'oiseau de nuit, j'ai hanté les ténèbres ;
J'en suis fier ; c'est de là que, malgré les tyrans,
La vérité dardait ses rayons pénétrants.
Et voilà donc le fruit de mes longues alarmes !
Ainsi contre moi-même on en tire des armes !
L'homme des souterrains est sanguinaire et fou ;
J'ai la soif d'un vampire et les yeux d'un hibou ;
Ambitieux ! dit l'autre ; et c'est encor clémence,
Quand je suis seulement accusé de démence.
Il va s'asseoir vers la table.
Ambitieux ! Pourquoi ? j'ignore les besoins.
Il montre son logement.
Voyez : quel Phocion (7) s'est contenté de moins ?
Un fou ! Mais j'en appelle à ma plume savante ;
J'ai fait jusqu'à ce jour vingt livres, et m'en vante.
Un homme sanguinaire ! Ah! je fus toujours doux.
Cœurs sensibles et bons, je m'en rapporte à vous !
C'est la sainte équité, c'est la philanthropie
Qui m'ont seules armé contre une caste impie.
Il me fut démontré qu'épargner cent coquins,
C'est vouer à la mort mille républicains ;
Dès lors quel cœur de fer, quel homme sans entrailles,
Eût condamné la France à tant de funérailles ?
Et quand c'est pour sauver tout un peuple innocent,
Sied-il de marchander quelques gouttes de sang ?
Il se remet à marcher d'un pas convulsif.
Par exemple, à quoi donc vous sert la guillotine,
Puisque vous laissez vivre et Biron (8) et Custine (9) ?

biron_custine.jpg

De gauche à droite : portrait du général Biron par Georges Rouget (1783–1869), commandé par Louis-Philippe en 1834 pour le musée historique de Versailles ; portrait du général Custine par Joseph Désiré Court (1797–1865), commandé par Louis-Philippe en 1834 pour le musée historique de Versailles.

DANTON.
Comment ! deux généraux !

dumouriez.jpg

Portrait de Charles François du Perrier du Mouriez, dit Dumouriez, général de l'armée du Nord, par Jean Sébastien Rouillard (1789–1852), commandé par Louis-Philippe en 1834 pour le musée historique de Versailles.

MARAT.
Deux Dumouriez ! Pourquoi
N'extermine-t-on pas la famille du roi ?

DANTON.
Des femmes !

MARAT.
Que fait-on, l'échafaud les demande,
De Vergniaud (10), de Brissot (11), et de toute leur bande ?

vergniaud_brissot.jpg

De gauche à droite : portrait de Pierre Victurnien Vergniaud ; portrait de Jacques Pierre Brissot par Jean-Baptiste Fouquet (ca 1761-1799).

DANTON.
Des représentants (12) !

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De gauche à droite : portrait de Charles Jean Marie Barbaroux par Raffet, dessinateur, et Bosselman, graveur ; portrait de Jérôme Petion de Villeneuve, président de la Convention, maire de Paris en 1791, par Jean Urbain Guerin (1760-1836) ; portrait de François Nicolas Léonard Buzot, membre de l’Assemblée nationale constituante de 1789 à 1791 et député de l’Eure à la Convention nationale, par Jean François Garneray (1755–1837).

MARAT.
Non ; des rebelles, morbleu !
Barbaroux (13), leur ami, met l'occident en feu.
Plus d'une fois déjà j'ai demandé leurs têtes ;
Mais la Convention ne lit pas mes requêtes.
On me croit moribond, n'est-il pas vrai ?
Tout beau, Messieurs ! ne pleurez pas déjà sur mon tombeau.
Il va vers la table, et y prend une lettre.
Cette troisième lettre est aux autres pareille ;
Si la Convention fait encor sourde oreille,
Malade, frissonnant, fiévreux, je me ferai
Porter à la tribune, et je vous la lirai.
Pour toi, Danton, j'aurai J'œil sur tes défaillances.
Ami de Dumouriez, veille à tes alliances.
Je ne sais par quel Dieu son bras fut désarmé ;
Mais Achille a paru bien mou, le trente-un mai.
Adversaire courtois, sous une forme rude,
Tu frappais la Gironde avec mansuétude ;
Tu regrettais de vaincre et de couper les fleurs
Dont s'émaillait l'esprit de ces jolis parleurs,
Si bien que, débutant par des coups de tonnerre,
L'orage s'épuisait en fracas débonnaire.
La haine est pour ton cœur un fardeau trop pesant ?
Tant pis ! Il faut haïr un parti malfaisant.
L'indulgence est un jeu plus brillant, je l'avoue ;
Mais un jeu dangereux pour celui qui le joue.
Il va s'asseoir vers la cbeminée.

DANTON, qui l'a écouté, les bras croisés.
Fais ce que tu voudras, pardieu ! Je suis dressé
À menacer, et non à me voir menacé.
Je m'appelle Danton. Vois-tu cette main large
Qui broie un trône et lance un peuple au pas de charge !
Ne la trouves-tu pas assez forte, dis-moi,
Pour t'écraser toi-même en s'abattant sur toi ?
Va, ma tête est solide encor sur mon épaule ;
La révolution tourne autour de ce pôle.
Trouve un autre Danton, si tu peux. Jusque-là
Regarde avec respect la tête que voilà.
Écoute : je suis franc, ne craignant rien au monde ;
J'ai voulu, comme vous, terrasser la Gironde.
Si j'avais appuyé ceux que j'ai combattus,
Ils seraient les vainqueurs, vous seriez les battus.
J'ai voulu leur défaite et ne veux pas leurs têtes ;
Ils sont représentants aussi bien que vous l'êtes ;
Marat assis à gauche, Danton, debout au milieu de la scène, Robespierre assis à droite.
Je ne veux plus livrer ce nom à des mépris
Que le peuple déjà n'a que trop bien appris.
Plus d'échafaud d'ailleurs, ni pour eux, ni pour d'autres ! Mes yeux ne sont pas plus timides que les vôtres ;
Je comprends un moment de colère, un frisson,
Un vertige sanglant qui trouble la raison,
Déchaîne les instincts de la bête féroce ;
Et pousse tout un peuple à quelque drame atroce.
L'humanité gémit et se voile le front ;
C'est la vengeance ; c'est épouvantable et prompt ;
Mais que la fièvre cesse et la soif soit la même !
Ériger froidement l'échafaud en système !
Fi donc ! j'aimerais mieux, mourant avec honneur,
Être guillotiné, qu'être guillotineur !

MARAT.
A ton gré !

ROBESPIERRE, se levant et allant vers Danton et Marat.
Citoyens, trêve à cette dispute !
Le patriote est calme et gravement discute.

DANTON.
Morbleu ! je parle haut, et ne pratique pas
La prudence de ceux qui s'indignent tout bas.
Il va s'asseoir vers la table dans le fauteuil de Marat.

MARAT. Le silence est habile, et plus d'un bon apôtre
Sait, entre deux partis, ménager l'un et l'autre.

ROBESPIERRE.
Je ne ménage rien, Marat. Quand il le faut,
Je suis homme, Danton, à savoir parler haut.
Toujours le bien public me dicta ma réponse ;
Et puisque vous voulez qu'ici je me prononce,
Deux partis dangereux se disputent l'État :
L'un pousse à la faiblesse, et l'autre à l'attentat.
Ceux-là, les corrompus, sont prompts à l'indulgence ;
Ceux-ci, les forcenés, ne rêvent que vengeance ;
Les uns veulent fonder, noblesse pire encor,
La noblesse bourgeoise et le règne de l'or ;
Les autres, appelant le pillage à leur aide,
Lâchent les indigents sur celui qui possède.
C'est le vice ou l'excès. Eh bien ! je ne suis pas
Du parti des Verrès, ni des Catilinas.

DANTON.
Oui, Cromwell (14) te plaît mieux.

ROBESPIERRE. Leur liberté profane
A l'air d'une bacchante ou d'une courtisane.
J'aime le peuple; à lui le souverain pouvoir !
Mais je ne fais appel qu'à l'instinct du devoir ;
Je parle au dévoùment et non pas à l'envie ;
Ma voix par la morale au bonheur le convie.
Quand luiront-ils pour nous ces beaux jours fraternels !
Quand nous ne craindrons plus les complots criminels.
L'échafaud jusqu'alors est encor salutaire ;
L'homme juste, à regret, s'en fait une arme austère ;
C'est aux mains des vertus qu'il remet la terreur ;
Il punit sans faiblesse, et punit sans fureur.

DANTON, debout.
J'entends : une façon de tuer, pastorale ! Il imite du geste la chute du couteau.

Un bourreau vertueux, pratiquant la morale !

ROBESPIERRE, allant très près de Danton.
Il est vrai que septembre y va d'autre façon,
Et peut, quant aux bourreaux, nous faire la leçon.
Il revient du côté de Marat.

DANTON.
Ah ! septembre (15) ! C'est bien. Ô justice dernière !
Il me manquait encor d'indigner Robespierre.
Il va prendre son chapeau sur une chaise, à droite, puis remonte vers le fond entre Marat et Robespierre.
Puisqu'un homme sans haine et sans mauvais orgueil
Ne reçoit nulle part un généreux accueil,
Puisqu'on ne trouve ici, pour raison politique,

Que fureur insensée ou chimère emphatique,
Adieu. J'ai pu faillir. Dans le feu des combats
Quel est le combattant qui ne s'emporte pas ?
Mais la postérité dira, pour être juste,
Qu'un souffle humain sortait de ce poumon robuste ;
Qu'implacable au superbe, et clément au vaincu,
Ma colère au combat n'a jamais survécu.
Il sort à gauche.

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Robespierre vu par Gertrud Kolmar en 1933
Les yeux de Robespierre
Robespierre en enfer, visité par le Christ
Robespierre chez Madame Dangé, place Vendôme

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1. Edmond Geffroy (1804-1895), comédien et peintre, élève d'Amaury-Duval ; entré à la Comédie-Française en 1829, nommé sociétaire en 1835. « Nature sévère, un peu triste, capable de grands mouvements énergiques, tête penchée, yeux à demi-fermés ». Source : Dictionnaire des comédiens français, ceux d'hier : biographie, bibliographie, iconographie, t. 2. E-Z / par Henry Lyonnet, Genève, Bibliothèque de la Revue Universelle Internationale Illustrée, p. 108.

Louis Thomas Bignon (1812-1858), apprenti cordonnier, puis sculpteur, puis comédien, auteur dramatique, compositeur de musique ; entré à la Comédie-Française en 1850. Taillé en colosse, « un hercule de beurre », disait-on de lui. « Inoubliable », disait-on aussi dans le rôle de Danton de la Charlotte Corday de Ponsard. Source : Dictionnaire des comédiens français, ceux d'hier : biographie, bibliographie, iconographie, t. 1. A-D / par Henry Lyonnet, Genève, Bibliothèque de la Revue Universelle Internationale Illustrée, pp. 168-169.

Hippolyte Fontaine, dit Fonta, (?-1860) entré à la Comédie-Française en 1837. « Il ne manquait ni d'intelligence, ni d'aplomb, mais son physique était ingrat, d'où son emploi dans les rôles de raisonneurs. Il s'est fait particulièrement remarquer dans le rôle de Robespierre de la Charlotte Corday de Ponsard ». Source :Dictionnaire des comédiens français, ceux d'hier : biographie, bibliographie, iconographie, t. 2. E-Z / par Henry Lyonnet, Genève, Bibliothèque de la Revue Universelle Internationale Illustrée, p. 69.

Julie Bernat dite Mademoiselle Judith (1827-1912), parente de Mlle Rachel, entrée à la Comédie-Française en 1846, nommée sociétaire en 1852. « Mlle Judith fit du rôle de Charlotte Corday l'une de ses meilleures créations ». Source :Dictionnaire des comédiens français, ceux d'hier : biographie, bibliographie, iconographie, t. 2. E-Z / par Henry Lyonnet, Genève, Bibliothèque de la Revue Universelle Internationale Illustrée, pp. 234-235.

4. Théodore Muret, L'Histoire par le théâtre. 1789-1851, troisième série : Le gouvernement de 1830. La seconde république, Paris, Amyot, Éditeur, 1865, p. 396.

5. En 1792, sous le commandement du général Charles François du Perrier du Mouriez, dit Dumouriez, les troupes françaises envahissent les Pays-Bas autrichiens (actuelle Belgique) afin de les libérer de la tutelle impériale. Partisan de l'indépendance de ces territoires, Dumouriez ordonne à cette fin, le 14 décembre 1792, qu'on procède à des élections. Mais le 13 janvier 1793, son ami Danton réclame et obtient l'annexion de la Belgique. Défait le 18 mars 1793 à la bataille de Neerwinden, Dumouriez passe provisoirement ensuite dans le camp autrichien.

6. Allusion à la célèbre apostrophe lancée par Diogène de Sinope, dit le Cynique (ca 413 av. J.-C – ca 327 av. J.-C.), quand, muni dans la rue d'une lanterne allumée en plein jour, il la brandissait au visage des passants : « je cherche un homme ». i.e. un homme bon et sage.

7. Phocion (402 av. J.-C - 318 av. J.-C.), stratège grec, valeureux général et combattant, connu pour son intégrité, la modestie de son style de vie et le privilège qu'il a su accorder dans sa carrière aux solutions pacifiques.

8. Armand Louis de Gontaut Biron (1747-1793), comte de Biron, marquis de Gontaut (1758), puis duc de Lauzun (1766), puis duc de Biron et Pair de France (1788), embrasse en 1789 la cause de la Révolution. Fait en 1792 général d'armée, il commande à partir de mai 1793 l'armée des côtes de La Rochelle, et il bat les Vendéens à Parthenay. Suite à quoi, il offre sa démission. Accusé de trahison par le Comité de salut public, il est guillotiné le 31 décembre 1793.

9. Adam-Philippe, comte de Custine (1742-1793), commandant en chef de l'armée des Vosges, puis de l'armée du Nord, compromis par la trahison présumée de son ami Dumouriez à Neerwinden, puis par les capitulations de Condé, Mayence et Spire, il est accusé de haute trahison et guillotiné le 27 août 1793.

10. Pierre Victurnien Vergniaud (1753-1793), avocat, administrateur du département de la Gironde en 1789, député à l'Assemblée législative, président de l'Assemblée nationale du 30 octobre 1791 au 15 novembre 1791, puis du 10 janvier 1793 au 24 janvier 1793, grand orateur, défenseur des Girondins, accusé d'avoir pactisé avec La Fayette et Dumouriez, guillotiné le 31 octobre 1793.

11. Jacques Pierre Brissot ou Brissot de Warville (1754-1793), polygraphe, fondateur de Société des amis des Noirs, secrétaire de Louis Philippe d'Orléans, chef de file des Girondins créateur du journal Le Patriote français, membre de la première municipalité de Paris, élu à l'Assemblée législative, partisan de la déclaration de guerre aux puissances de l'Europe, élu à la Convention, opposé à la mort du roi. Accusé de royalisme et de fédéralisme, il est guillotiné le 31 octobre 1793.

12. Représentants : commissaires de la République envoyés en mission dans les départements.

13. Charles Jean Marie Barbaroux (1767-1794), avocat, puis député des Bouches-du-Rhône à la Convention, est d'abord partisan des Jacobins, ensuite des Girondins. Le 2 juin 1873, proscrits comme ennemi de la République une et indivisible, Barbaroux, Pétion, Guadet et Buzot se réfugient en Gironde ; le 18 juin 1794, craignant une arrestation imminente, Barbaroux, Pétion et Buzot préfèrent se suicider. Seul Barbaroux survit ; le coup de pistolet qu'il s'est tiré dans la tête et qui l'a jeté par terre à côté de ses amis morts, lui a fracassé la mâchoire. Arrêté quelques jours plus tard, il est guillotiné à Bordeaux le 25 juin 1794.

14. Oliver Cromwell (1599-1658), héros de la liberté ou dictateur régicide ?

15. Allusion aux massacres de septembre 1792, dont on a soupçonné Marat d'avoir été l'instigateur.

16. François Ponsard, Charlotte Corday, acte IV, scène 7, Paris, E. Blanchard, 1850.

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