Victor Hugo. À propos d’Un Livre Politique Écrit par Une Femme

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« Il existait une Cassandre, cachée dans un grenier, rue Mézières, n° 10 ». Ce n° 10 rue de Mézières, Paris, VIe, c’est le domicile de Victor Hugo en décembre 1819.

Signés Victor Hugo, recueillis en 1834 dans Littérature et philosophie mêlées, les « Fragments de Critique à Propos d’Un Livre Politique Écrit par une Femme » datent de décembre 1819. Né le 26 février 1802, Victor Hugo, la « Cassandre cachée dans un grenier, rue Mézières, n° 10 », est âgé alors de dix-sept ans et demi. Ironiste précoce, il s’exprime dans le premier « fragment » de sa « Critique » au nom de « mes vieux amis et moi ». Puis, découvrant là sa pensée véritable, il célèbre dans le deuxième « fragment » les mérites d’un « Livre Politique Écrit par Une Femme ». À bon entendeur…

« Fragments de Critique à Propos d’Un Livre Politique Écrit par une Femme. Décembre 1819. »

I

« Le Baile Molino 1Le Baile Molino : chevalier que la République de Venise avait envoyé à Candie pour traiter de la paix avec le grand vizir de la Sublime Porte. Cf. Jean Chardin. Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient. Volume I, p. 37. Aux dépens de la Compagnie. Amsterdam. 1735. demandant un jour au fameux Ahmed Pacha 2Pasha Fazıl Ahmet Köprülü (1635-1676), grand vizir ottoman (30 octobre 1661-6 novembre 1676). pourquoi Mahomet défendait le vin à ses disciples : Pourquoi il nous le défend ? s’écria le vainqueur de Candie 3Candie, aujourd’hui Héraklion, fut prise aux Vénitiens par Ahmed Köprülü le 27 septembre 1669, après vingt-deux ans de siège. ; c’est pour que nous trouvions plus de plaisir à le boire. Et en effet, la défense assaisonne. C’est ce qui donne la pointe à la sauce, dit Montaigne ; et, depuis Martial, qui chantait à sa maîtresse : Galla, nega, satiatur amor4Martial. Epigrammes. 113 : Galla, nega, satiatur amor, nisi gaudia torquent/Sed noli nimium, Galla, negare diu. Dis-moi non, Galla : l’amour se lasse si le plaisir n’est point mêlé de tourments. Mais ne va pas, Galla, me dire non trop longtemps., jusqu’à ce grand Caton, qui regretta sa femme quand elle ne fut plus à lui 5Cf. Lucain. Pharsale, II, 326-379 : « Caton, après avoir eu de Marcia trois gages d’un saint hyménée, l’avait cédée à son ami Hortensius, afin qu’elle portât dans une maison nouvelle les fruits de sa fécondité, et que son sang maternel fût le lien de deux familles ». Après la mort d’Hortensias, Marcia revint à Caton, qui « consentit à renouer des nœuds sacrés ; mais à la face du ciel et sans l’appareil d’une pompe vaine. », il n’est aucun point sur lequel les hommes de tous les temps et de tous les lieux se soient montrés aussi souvent les vrais et dignes enfants de la bonne Ève.

Je ne voudrais donc pas qu’on défendît aux femmes d’écrire ; ce serait en effet le vrai moyen de leur faire prendre la plume à toutes. Bien au contraire, je voudrais qu’on le leur ordonnât expressément, comme à ces savants des universités d’Allemagne, qui remplissaient l’Europe de leurs doctes commentaires, et dont on n’entend plus parler depuis qu’il leur est enjoint de faire un livre au moins par an.

Et en effet c’est une chose bien remarquable et bien peu remarquée, que la progression effrayante suivant laquelle l’esprit féminin s’est depuis quelque temps développé. Sous Louis XIV, on avait des amants, et l’on traduisait Homère ; sous Louis XV, on n’avait plus que des amis, et l’on commentait Newton ; sous Louis XVI, une femme 6Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, connue sous le nom de Madame de Staël (1766-1817). s’est rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge où l’on ne sait encore que faire des robes à une poupée. Je le demande, où en sommes-nous ? où allons-nous ? que nous annoncent ces prodiges ? quelles sont ces nouvelles révolutions qui se préparent ?

Il y a une idée qui me tourmente, une idée qui nous a souvent occupés, mes vieux amis et moi ; idée si simple, si naturelle, que si une chose m’étonne, c’est qu’on ne s’en soit pas encore avisé, dans un siècle où il semble que l’on s’avise de tout et où les récureurs de peuples en sont aux expédients.

Je songeais, dis-je, en voyant cette émancipation graduelle du sexe féminin, à ce qu’il pourrait arriver s’il prenait tout à coup fantaisie à quelque forte tête de jeter dans la balance politique cette moitié du genre humain, qui jusqu’ici s’est contentée de régner au coin du feu et ailleurs. Et puis les femmes ne peuvent-elles pas se lasser de suivre sans cesse la destinée des hommes? Gouvernons-nous assez bien pour leur ôter l’espérance de gouverner mieux ? aiment-elles assez peu la domination pour que nous puissions raisonnablement espérer qu’elles n’en aient jamais l’envie ? En vérité, plus je médite et plus je vois que nous sommes sur un abîme. Il est vrai que nous avons pour nous les canons et les bayonnettes, et que les femmes nous semblent sans grands moyens de révolte. Cela vous rassure, et moi, c’est ce qui m’épouvante.

On connaît cette inscription terrible placée par Fonseca 7Il s’agit ici du marquis de Fonseca, issu d’une famille espagnole établie depuis longtemps à Naples ; époux d’Eleonora Pimentel Fonseca Chaves, poète, journaliste et révolutionnaire italienne. sur la route de Torre del Greco 8Torre del Greco : l’une des 53 municipalités de la ville métropolitaine de Naples. : Posteri, posteri, vestra res agitur 9Inscription gravée sur une colonne en mémoire d’une éruption du Vésuve : « Générations futures, vous aurez votre tour ! » ! Torre del Greco n’est plus ; la pierre prophétique est encore debout.

C’est ainsi que je trace ces lignes, dans l’espoir qu’elles seront lues, sinon de mon siècle, du moins de la postérité. Il est bon que, lorsque les malheurs que je prévois seront arrivés, nos neveux sachent du moins que, dans cette Troie nouvelle, il existait une Cassandre, cachée dans un grenier, rue Mézières, n° 10. Et s’il fallait, après tout, que je dusse voir de mes yeux les hommes devenus esclaves et l’univers tombé en quenouille, je pourrai du moins me faire honneur de ma sagacité ; et, qui sait ? je ne serai peut-être pas le premier honnête homme qui se sera consolé d’un malheur public en songeant qu’il l’avait prédit.

II

La politique, disait Charles XII, c’est mon épée. C’est l’art de tromper, pensait Machiavel. Selon Mme de M*** 10Peut-être Mme de Montolieu, née Elisabeth Jeanne Pauline (dite Isabelle) Polier de Bottens (1751-1832), femme de lettres vaudoise qui a connu dans son enfance Jean Jacques Rousseau. ce serait le moyen de gouverner les hommes par la prudence et la vertu. La première définition est d’un fou, la seconde d’un méchant, celle de Mme de M*** est la seule qui soit d’un honnête homme. C’est dommage qu’elle soit si vieille et que l’application en ait été si rare.

Après avoir établi cette définition, Mme de M*** expose l’origine des sociétés. Jean-Jacques les fait commencer par un planteur de pieux 11Cf. Jean Jacques Rousseau. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eut point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. », et Vitruve 12Marcus Vitruvius Pollio, dit Vitruve, (ca 90 av. J.-C.- ca 20 av. J.-C.), auteur d’un De Architectura resté fameux. par un grand vent 13« Les hommes anciennement naissaient, comme le reste des animaux, dans les forêts, dans les cavernes et dans les bois, n’ayant pour toute nourriture que des fruits sauvages. Cependant des arbres épais, violemment agités par l’orage, prirent feu par suite du frottement des branches. L’impétuosité de la flamme effraya les hommes qui se trouvèrent dans le voisinage, et leur fit prendre la fuite. Bientôt rassurés, ils s’approchèrent peu à peu et sentirent tout l’avantage qu’ils pourraient retirer pour leurs corps de la douce chaleur du feu. On ajouta du bois, on entretint la flamme, on amena d’autres hommes auxquels on fit comprendre par signes toute l’utilité de cette découverte. Les hommes ainsi rassemblés articulèrent différents sons qui, répétés chaque jour, formèrent par hasard certains mots dont l’expression habituelle servit à désigner les objets ; et bientôt ils eurent un langage qui leur permit de se parler et de se comprendre. », probablement parce que le système de la famille était trop simple. Avec ce bon sens de la femme, supérieur au génie des philosophes, Mme de M*** se contente d’en chercher le principe dans la nature de l’homme, dans ses affections, dans sa faiblesse, dans ses besoins. Tout le passage dénote dans l’auteur beaucoup d’érudition et de sagacité. Il est curieux de voir une femme citer tour à tour Locke et Sénèque, l’Esprit des lois et le Contrat social; mais, ce qui est encore plus remarquable, c’est l’accent de bonne foi et de raison auquel nous n’étions plus accoutumés, et qui contraste si étrangement avec le ton rogue et sauvage qu’ont adopté depuis quelque temps les précepteurs du genre humain… » 14Œuvres complètes de Victor Hugo. 1819-1834. Littérature et philosophie mêlées. Tome 1, p. 43 sqq. Deuxième édition. Eugène Renduel, Libraire-Editeur. 1834.

References

References
1 Le Baile Molino : chevalier que la République de Venise avait envoyé à Candie pour traiter de la paix avec le grand vizir de la Sublime Porte. Cf. Jean Chardin. Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient. Volume I, p. 37. Aux dépens de la Compagnie. Amsterdam. 1735.
2 Pasha Fazıl Ahmet Köprülü (1635-1676), grand vizir ottoman (30 octobre 1661-6 novembre 1676).
3 Candie, aujourd’hui Héraklion, fut prise aux Vénitiens par Ahmed Köprülü le 27 septembre 1669, après vingt-deux ans de siège.
4 Martial. Epigrammes. 113 : Galla, nega, satiatur amor, nisi gaudia torquent/Sed noli nimium, Galla, negare diu. Dis-moi non, Galla : l’amour se lasse si le plaisir n’est point mêlé de tourments. Mais ne va pas, Galla, me dire non trop longtemps.
5 Cf. Lucain. Pharsale, II, 326-379 : « Caton, après avoir eu de Marcia trois gages d’un saint hyménée, l’avait cédée à son ami Hortensius, afin qu’elle portât dans une maison nouvelle les fruits de sa fécondité, et que son sang maternel fût le lien de deux familles ». Après la mort d’Hortensias, Marcia revint à Caton, qui « consentit à renouer des nœuds sacrés ; mais à la face du ciel et sans l’appareil d’une pompe vaine. »
6 Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, connue sous le nom de Madame de Staël (1766-1817).
7 Il s’agit ici du marquis de Fonseca, issu d’une famille espagnole établie depuis longtemps à Naples ; époux d’Eleonora Pimentel Fonseca Chaves, poète, journaliste et révolutionnaire italienne.
8 Torre del Greco : l’une des 53 municipalités de la ville métropolitaine de Naples.
9 Inscription gravée sur une colonne en mémoire d’une éruption du Vésuve : « Générations futures, vous aurez votre tour ! »
10 Peut-être Mme de Montolieu, née Elisabeth Jeanne Pauline (dite Isabelle) Polier de Bottens (1751-1832), femme de lettres vaudoise qui a connu dans son enfance Jean Jacques Rousseau.
11 Cf. Jean Jacques Rousseau. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eut point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »
12 Marcus Vitruvius Pollio, dit Vitruve, (ca 90 av. J.-C.- ca 20 av. J.-C.), auteur d’un De Architectura resté fameux.
13 « Les hommes anciennement naissaient, comme le reste des animaux, dans les forêts, dans les cavernes et dans les bois, n’ayant pour toute nourriture que des fruits sauvages. Cependant des arbres épais, violemment agités par l’orage, prirent feu par suite du frottement des branches. L’impétuosité de la flamme effraya les hommes qui se trouvèrent dans le voisinage, et leur fit prendre la fuite. Bientôt rassurés, ils s’approchèrent peu à peu et sentirent tout l’avantage qu’ils pourraient retirer pour leurs corps de la douce chaleur du feu. On ajouta du bois, on entretint la flamme, on amena d’autres hommes auxquels on fit comprendre par signes toute l’utilité de cette découverte. Les hommes ainsi rassemblés articulèrent différents sons qui, répétés chaque jour, formèrent par hasard certains mots dont l’expression habituelle servit à désigner les objets ; et bientôt ils eurent un langage qui leur permit de se parler et de se comprendre. »
14 Œuvres complètes de Victor Hugo. 1819-1834. Littérature et philosophie mêlées. Tome 1, p. 43 sqq. Deuxième édition. Eugène Renduel, Libraire-Editeur. 1834.

2 réponses sur “Victor Hugo. À propos d’Un Livre Politique Écrit par Une Femme”

    1. Oh ! quelle parole merveilleuse !
      Il n’est toutefois pas question de supériorité, à mon avis, mais de complémentarité. Parce qu’il demeure une différence, tout de même.

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