Sur la fable de la Cigale et la Fourmi, de La Fontaine, le point de vue d’un notable du XIXe siècle : Antoine Benoît Vigarosy

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« On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants […]. Quelle horrible leçon pour l’enfance ! », dit Jean Jacques Rousseau de La Cigale et la Fourmi de La Fontaine, en 1762, dans le livre II de l’Emile. « Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus. »

Administrateur militaire à l’armée du Portugal, puis aide de camp du Maréchal Clauzel à l’armée d’Espagne, Antoine Benoît Vigarosy ((Cf. La dormeuse blogue : Antoine Benoît Vigarosy fabuliste.)), après bien des tribulations, retourne en 1816 à Mirepoix, son lieu de naissance, et, sous l’étiquette de chef du parti libéral, il exerce, de 1830 à 1847, puis de 1849 à 1857, la fonction de maire. Fin connaisseur des Fables de La Fontaine, il compose à son tour plusieurs recueils de Fables ou de Récrations poétiques. Revenant après Jean Jacques Rousseau sur le cas de La Cigale et la Fourmi, il exprime ci-dessous le point de vue ou, si l’on préfère, la bonne conscience d’un honnête homme des années 1820.

Je me dis : le style en est beau ; mais quant à la leçon, est-elle édifiante ? Peut-on dire d’aller danser A quiconque va trépasser ! »
((Antoine Benoît Vigarosy. Récréations poétiques, ou Mélanges de poésies galantes, politiques, badines et morales, p. 92 sqq. Editions Lecaudey. Paris. 1823.))

La cigale criant famine,
Qui de la fourmi sa voisine
Ne put, quand l’hiver fut venu,
Obtenir le grain plus menu ;
Pas même, quand elle est mourante,
Une parole consolante,
S’en fut chez une abeille exposer ses besoins.
L’abeille à de généreux soins
Livre son âme bienfaisante :
L’abeille vit de fleurs,
Et chez les animaux cette douce pâture
Peut-être rend meilleurs.
Quoi qu’il en soit, chez eux, de cette conjecture,
Ou voit que parmi nous
Les lettres, les beaux-arts, rendent l’homme plus doux,
Et toujours plus sensible aux pleurs de la misère.
Bref, dans sa ruche hospitalière,
La faiseuse de miel, à l’insecte chanteur,
Donna du meilleur coeur,
Épargnant à sa honte une longue prière,
Bon gîte et quelque peu de miel.
Il fallait ménager ce doux présent du Ciel.
L’usage en était beau ; mais l’abeille prudente
Sait que la saison inconstante
Peut tromper son espoir, son penchant généreux ;
Retarder sa moisson; la rendre insuffisante,
Et pour les malheureux,
Comme pour elle aussi, donnant avec sagesse,
Généreuse pourtant, elle sait ménager
Et prévoir le danger.
Exposer tout son bien, prodiguer sa richesse,
N’est pas toujours le fruit du désir d’obliger :
Souvent c’est vanité, toujours c’est imprudence ;
Et mon abeille a la science
De ne faire que ce qu’il faut,
Enfin s’approcha le temps chaud,
Et notre cigale confuse
De tout les soins qu’elle a reçus,
Fut faire ses adieux, et mainte et mainte excuse
A l’abeille encore recluse.
Lors, après des discours qui seraient superflus,
L’abeille fit à la cigale
Cette noble morale :
« Mendier du secours est un cruel tourment :
Vous avez éprouvé le plus grand châtiment,
Hélas ! vous l’avez pu connaître,
L’été toujours ne dure pas,
Et l’ou se doit munir pour le temps des frimas.
Vous étiez jeune encor ; vous l’ignoriez peut-être :
L’expérience est un grand maître.
Rappelez-vous de moi, recevez mes adieux,
Et que l’hiver prochain soit pour vous plus heureux ! »

En effet, notre aventurière,
Par la honte, par la misère,
Plus par l’âge, peut-être, ayant enfin appris
Que l’on doit pourvoir son logis,
Pour la saison où la froidure
Engourdit la nature,
Durant la canicule amassa quelques grains.
Elle chanta pourtant quelques nouveaux refrains ;
Il est un temps pour tout. La vie est un voyage,
Il nous faut l’embellir.
Notez ! je ne dis pas qu’il ne soit toujours sage
De travailler pour l’avenir :
Loin de moi ce penser ! il faut se bien munir
Pour arriver gaîment jusqu’au sombre rivage ;

Pour laisser après soi du bien à ses enfans,
Et les rendre contens.
Du sage l’aimable science
Est de bien partager son temps
Entre un travail utile et des amusemens ;
Et de savoir avec prudence,
Prendre du superflu d’un douteux avenir
Repos et jouissance,
Pour donner au présent toujours prompt à nous fuir.
Que penser de celui qui se détruit pour vivre ?
Qui, surchargé de biens, aux bords de son tombeau,
Hâte son dernier jour par un nouveau fardeau
De chagrins et de soins ? Est-ce un exemple à suivre ?
La cigale fit mieux :
Elle chanta, fit sa cueillette ;
Et quand vint le temps nébuleux,
Elle eut assez dans sa retraite,
Pour elle et pour les malheureux,
Qui dans l’hiver vivent de quête.
Bien plus, elle put à son tour
Combler de ses bienfaits l’abeille hospitalière,
Qui vit en moins d’un jour,
Anéantir les fruits d’une longue carrière :
Car des loups, poussés par la faim,
Détruisirent tout son essaim ;
Ni de miel, ni de cire il ne lui reste mie :
L’abeille à tout perdu!…
Mais non : il lui reste une amie.
Sa touchante leçon, son bienfait, sa vertu,
Avaient chez la cigale, encor tout attendrie,
Porté leur fruit sacré : car nôtre convertie,
Riche et reconnaissante, apprenant le malheur
De l’abeille, elle accourt, la presse sur son coeur ;
Chez elle la convie,
Ouvre ses magasins,
Offre ses meilleurs grains,
Sa chambre mieux garnie,
Et ce jour fut, je crois, le plus beau de sa vie.

Et quant à la fourmi,
Voici
Ce que j’ai déchiffré sur une vieille page :
Sa maison et ses grains emportés par l’orage,
Elle mourut de faim, à la fleur de son âge,
Faute d’un seul ami ;
Et je conclus, aussi,
Que l’abeille en tout fut plus sage.

Ô vous qui, pour cacher un égoïsme honteux,
Osez vous ériger en censeurs orgueilleux,
Arrêtez ! au refus ne joignez pas l’offense !
Ce n’est pas des sermons qu’il faut à la souffrance !
Non, jamais leplus beau discours
Ne peut dispenser du secours
Qu’on doit à son prochain, à son ami, son frère.
Montrez-vous généreux ; puis, si ça peut vous plaire,
Faites votre leçon : quelquefois on le doit ;
Mais seul le bienfaiteur peut user de ce droit.

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