Styx et contrainte magique du serment. Le sort de l’écrivain

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Ci-dessus : Otto Magnus von Stackelberg. La Grèce : vues pittoresques et topographiques. Planche 47. Près des ruines de l’antique ville de Nonacris, chute du Styx sur le mont Nonacris. Paris, 1834. Source : UniversitätsBibliothek Heidelberg. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.

ἐν δεξιᾷ δὲ ἐπὶ Νώνακριν καὶ τὸ ὕδωρ τῆς Στυγός. Τὸ μὲν δὴ ἀρχαῖον ἡ Νώνακρις πόλισμα ἦν Ἀρκάδων καὶ ἀπὸ τῆς Λυκάονος γυναικὸς τὸ ὄνομα εἰλήφει· τὰ δὲ ἐφ´ ἡμῶν ἐρείπια ἦν, οὐδὲ τούτων τὰ πολλὰ ἔτι δῆλα. Τῶν δὲ ἐρειπίων οὐ πόρρω κρημνός ἐστιν ὑψηλός, οὐχ ἕτερον δ´ ἐς τοσοῦτον ἀνήκοντα ὕψους οἶδα· καὶ ὕδωρ κατὰ τοῦ κρημνοῦ στάζει, καλοῦσι δὲ Ἕλληνες αὐτὸ ὕδωρ Στυγός.

« Nonacris était anciennement une ville de l’Arcadie, et elle avait pris ce nom de la femme de Lycaon ((Lycaon : roi d’Arcadie, patrie du dieu Pan, réputé pour avoir ignoré la piété des Dieux. Zeus vient le visiter, déguisé en mendiant. Après que Lycaon lui a servi de la chair humaine, celle de son propre fils, dit-on, Zeus, pour le punir, le transforme en loup.)) ; on n’en voit plus maintenant que les ruines, encore ne sont-elles pas très apparentes. A peu de distance de ces ruines est un rocher très élevé ; je n’en ai vu aucun autre d’une égale hauteur : c’est de ce rocher que découle l’eau que les poètes nomment eau du Styx » ((Pausanias. Description de la Grèce, XVII, 6.)). Ainsi Pausanias (115 ?-180 ?), dit le Périégète, illustre géographe et voyageur de l’Antiquité, se souvient-t-il d’avoir vu le lieu où prend source le fleuve qui sépare, d’un trois fois triple tour, le monde terrestre du royaume des morts.

θάνατον δὲ τὸ ὕδωρ φέρει τοῦτο καὶ ἀνθρώπῳ καὶ ἄλλῳ ζῴῳ παντί.

L’eau qui ruisselle du Mont Nonacris, observe encore Pausanias, « est un poison mortel pour les hommes et pour tous les animaux » ((Pausanias. Description de la Grèce, XVIII, 4.)).

Les Anciens disent « terrible et redoutable » le serment que les Dieux et les héros prêtent au regard de la terre, et du ciel, et du Styx. Qui viole ce serment, s’en trouve illico voué aux Erinnyes, de celles qui poursuivent Oreste jusqu’à la perte de sa raison.

στω νῦν τόδε γαῖα καὶ οὐρανὸς εὐρὺς ὕπερθε
καὶ τὸ κατειβόμενον Στυγὸς ὕδωρ, ὅς τε μέγιστος
ὅρκος δεινότατός τε πέλει μακάρεσσι θεοῖσι.

« Je prends à témoin la terre et les vastes régions du ciel et les eaux souterraines du Styx, serment terrible et redouté par les dieux bienheureux » ((Homère. Odyssée. V, 184-186. . Texte grec. Texte français.))

A l’instar des Dieux et des héros de l’Antiquité, l’écrivain se trouve soumis à la contrainte magique d’un terrible et redoutable serment. C’est de la terre, et du ciel, et du Styx qu’il reçoit et endosse l’obligation d’écrire. C’est de la terre, et du ciel, et du Styx qu’il implore la force d’écrire. C’est à la terre, et au ciel, et au Styx qu’il emprunte la force d’écrire. Et c’est de la terre, et du ciel, et du Styx qu’il tire la validité de ce qu’il écrit.

Je tiens pour essentiel et principal le font stygien d’un tel serment. Tout écrivain vient à la suite de Maîtres qui sont allés puiser des pleurs au Styx ((Mallarmé. Poésies. Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx. Nouvelle Revue française, pp. 128-129. 8e édition. 1914. « Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx /Aboli bibelot d’inanité sonore / (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx / Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.) »))).

« Bibliothèque est ventre de baleine
où l’Avalé se trouve bien.
A la lueur d’un feu de bois d’épave
il considère la pluralité des mondes engloutis
et roule des pensées stygiennes,
VMBRARUM HIC LOCUS EST. » ((Christine Belcikowski. Silènes et autres pentes. Locus est.))

L’écrivain, dans le πτυξ ((Employé par Mallarmé, le mot ptyx est, au singulier, un hapax du grec qui ne se rencontre qu’au génitif et au datif, et qui désigne indifféremment les plis d’une étoffe, le cuir ou la lame recouvrant un bouclier, la tablette ou le feuillet pour écrire, le repli ou l’anfractuosité d’une montagne, les replis ou les profondeurs du ciel, les inflexions ou les modulations de la pensée du poète. Cf. Bailly. Dictionnaire grec-français, p. 1697.)), le ptyx, qu’est selon Pindare le tombé de son écriture ou les plis de sa propre pensée, requiert et répète, en même temps qu’il le condense et déplace, le ptyx de ces Maîtres qui, avant lui, sont allés puiser des pleurs au Styx.

πέποιθα δὲ ξένον
μή τιν᾽, ἀμφότερα καλῶν τε ἴδριν ἁμᾷ καὶ δύναμιν κυριώτερον,
τῶν γε νῦν κλυταῖσι δαιδαλωσέμεν ὕμνων πτυχαῖς.

Comme Pindare dit de Hiéron « qu’il n’en est pas un seul qui, pour l’intelligence du beau, ou pour l’étendue de la puissance, puisse être célébré plus dignement dans les nobles détours de mes hymnes » ((Pindare. Olympiques. I.103-105.)), tout écrivain a ses Maîtres, dont il se fait stygiennement l’écho, et par-là une sorte d’exécuteur testamentaire de type mystique.

Via la piété qu’il voue à ses Maîtres, l’écrivain se fait aujourd’hui et maintenant l’écho de toutes les voix qui se sont tues, celles de ses parents, celle de ses proches, celles de tous les autres encore, dont les détours labyrinthiques sont ab origine, dans leur jeu partagé, ceux de la pensée universelle.

Tout écrivain se veut ainsi, sur le mode de la liberté passionnée, une sorte de berger des morts, autrement dit un berger de la pensée qui, malgré les apparences, malgré l’oubli et l’oubli de l’oubli, ne meurt pas. Mallarmé, dans une lettre adressée à Henri Cazalis le 28 avril 1886, s’ouvre du sentiment d’humanité à la fois si sublimement et si tragiquement glorieuse que lui inspire son travail d’écrivain :

« Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, – mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d’elle, et, cependant, s’élançant forcenément dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, chantant l’Âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges, et proclamant, devant le Rien qui est la vérité, ces glorieux mensonges ! » ((Stéphane Mallarmé. Lettre à Henri Cazalis, 28 avril 1866, p. 297-298. In Correspondance complète 1862-1871, suivi de Lettres sur la poésie 1872-1898, éd. Bertrand Marchal. Gallimard, coll. Folio. Paris. 1995.))

Où l’humanité, si « nous ne sommes que de vaines formes de la matière » ? Où l’humanité, « devant le Rien qui est la vérité » ?

« Ce n’est pas dans la glace qu’il faut se considérer. Hommes, regardez-vous dans le papier » – ou sur l’écran de l’électrolivre -, déclare Henri Michaud, en guise de réponse, dans Passages ((Henri Michaux. Passages, p. 50. Gallimard. Collection L’imaginaire. 1950.)).

3 réponses sur “Styx et contrainte magique du serment. Le sort de l’écrivain”

  1. chouette le poème de Cazalis et je n’oublierai pas le mot ptyx vu tout ce qu’il désigne et renvoie à la très belle photo d’Otto Magnus Stackelberg comme j’avais oublié le mot hapax que j’ai dû aller chercher et dont je me souviens que Renaud Camus avait baptisé un de ses chiens – bref belle si ce n’est sublime divagation sur l’écriture que j’ai relue trois fois – merci

  2. J’ai lu avec un vif intérêt votre article sur le  » ptyx » mallarméen. Vous formulez excellemment des idées autour desquelles j’ai moi-même tâtonné ( au mieux!) il y a quelques années.
    Merci beaucoup. Bonjour à Mirepoix, la belle ville!

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