Quand Armand de Luizzi se rend à Toulouse, 5 rue de la Pomme, chez M. Dilois

Armand de Luizzi avait un grand nom et une grande fortune. Les conséquences de cette position furent pour lui d’être recherché par les premières familles de Toulouse, ville féconde en haute noblesse. […]. D’un autre côté, Luizzi était lié d’intérêt avec le négociant Dilois, marchand de laines ; c’était ce Dilois qui achetait d’ordinaire les tontes des magnifiques troupeaux de mérinos qu’on élevait sur les domaines de Luizzi. Avant de livrer la gérance de ses affaires à un intendant, Luizzi voulut connaître par lui-même l’homme qui devenait tous les ans son débiteur pour des sommes considérables, et le jour même de son arrivée à Toulouse, il alla le voir.

« Il était trois heures lorsque Armand se dirigea vers la rue de la Pomme, où demeurait Dilois ; il se fit indiquer la maison de ce négociant, et entra, par une porte cochére, dans une cour carrée et entourée de corps de logis assez élevés. Le rez-de-chaussée du fond de la cour et ses deux côtés étaient occupés par des magasins ; celui du corps de bâtiment qui donnait sur la rue renfermait les bureaux ; on voyait, en effet, à travers les barres de fer et les carreaux étroits de ses hautes fenêtres, reluire les angles de cuivre des registres et leurs étiquettes rouges, Au-dessus de ce rez-de-chaussée régnait une galerie saillante avec un balustre de bois à fuseaux tournés ; des portes s’ouvraient sur cette galerie, qui était le chemin forcé de toutes les chambres du premier étage de la maison. Le toit descendait jusqu’au bord de ce corridor intérieur et l’enfermait sous son abri.

Quand Luizzi entra,il aperçut sur cette galerie une jeune femme… » ((Frédéric Soulié. Les Mémoires du Diable. Pages 14-15. Edition J. Le Clerc. Paris. 1876.))

De façon que j’ai pu maintes fois constater, Frédéric Soulié n’invente pas les lieux qu’il décrit. Il emprunte chaque fois à ce qu’il a vu. On sait qu’il a vécu en Ariège jusqu’à l’âge de huit ans, qu’il a eu l’occasion de déambuler dans Toulouse avec son père, et qu’il est repassé par Toulouse en 1815, 1820 et 1831, lors des trois retours en Ariège qu’on lui connaît de façon sûre. Comme je relisais les Mémoires du Diable, j’ai eu la curiosité de chercher quelle pouvait bien être à Toulouse, rue de la Pomme, la maison dont Frédéric Soulié se souvient ci-dessus, et dans laquelle Armand de Luizzi, son héros, se rend « à trois heures ».

La « porte cochère », la « cour carrée », les « corps de bâtiment assez élevés » qui entourent la cour, « les barres de fer et les carreaux étroits des hautes fenêtres », la « galerie saillante avec un balustre de bois à fuseaux tournés », le toit qui descend jusqu’au bord de cette galerie et « l’enferme sous son abri », semblent caractéristiques de quelque ancien hôtel particulier. M. Dilois, chez qui Luizzi se rend, développe là, dans les années 1820, son activité manufacturière de marchand lainier.

Quel ancien hôtel particulier était-il susceptible d’abriter dans les années 1820, ou d’avoir abrité précédemment, rue de la Pomme, une activité manufacturière ? Jules Chalande, dans son Histoire des rues de Toulouse, fournit la réponse : il s’agit de l’ancien hôtel de Guillaume de Bernuy, dit aussi hôtel de Buet, sis au numéro 5 de la rue de la Pomme ((Jules Chalande. Histoire des rues de Toulouse. Troisième partie. Capitoulat de Saint-Etienne. Nº 424. Pages 97-101. Laffitte Reprints. Marseille. 1980.)). En 1536, Jean Bernuy, richissime marchand de pastel, déjà propriétaire d’un superbe hôtel dans le capitoulat de la Daurade, acquiert une maison rue de la Pomme, puis la cède à son fils aîné, Guillaume, en 1539. En 1540, Guillaume de Bernuy fait appel à l’architecte Nicolas Bachelier pour reconstruire l’édifice. Les travaux dureront de 1540 à 1544.

En 1738, après que les héritiers la famille de Flottes, derniers propriétaires nobles de l’hôtel, l’eurent vendu à un certain Pierre Jacob, et que Nicolas de Boues, adjudicataire de la ferme des tabacs, eut racheté à Pierre Jacob l’hôtel susdit ((Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790. Haute-Garonne. Archives civiles. Série B. [Parlement de Toulouse]. Page 191. Arrêt du Conseil autorisant Nicolas de Bouës, adjudicataire de la ferme des tabacs, à acquérir de Pierre Jacob une maison sise à Toulouse, rue de la Pomme, où se trouve la manufacture de tabac, et de Jean-Baptiste de Progen, trois petites maisons contiguës. Fontainebleau, 5 novembre 1737. Lettres patentes. Fontainebleau, 5 novembre-13 décembre.)), « on installa dans cet immeuble la Manufacture des Tabacs, que l’on créait alors à Toulouse ; elle y resta jusqu’en 1812, époque où elle fut transférée dans les locaux des Bénédictins de la Daurade. » ((Jules Chalande. Histoire des rues de Toulouse. Troisième partie. Capitoulat de Saint-Etienne. Nº 423. Page 101. Cf. aussi Université de Toulouse. Histoire de la manufacture.)).

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Ci-dessus : créée par Henri Bach en 1868, façade actuelle de l’ancien hôtel de Buet, donnant sur la rue de la Pomme.

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Ci-dessus : dans la cour, porte d’entrée de l’ancien hôtel de Guillaume de Bernuy.

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Ci-dessus : dans la cour, façade de l’actuel Hôtel Buet.

Mais l’hôtel de Guillaume de Bernuy, caché aujourd’hui derrière une façade banale, reconstruite en 1868 par l’architecte Henri Bach, ne donne à voir dans sa cour aucune galerie, et les « hautes fenêtres à carreaux étroits » arborent désormais des carreaux plus grands.

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Ci-dessus : circa 1900, hôtel de Jean de Bernuy, dans l’ancien capitoulat de la Daurade, aujourd’hui rue Gambetta.

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Ci-dessus : hôtel de Bernuy aujourd’hui.

Il semble bien ici que Frédéric Soulié, par effet de rapprochement patronymique, ait prêté à l’ancien hôtel de Guillaume de Bernuy, celui dans lequel il fait entrer Armand de Luizzi, la galerie qu’on voit dans l’hôtel de Jean de Bernuy, situé, lui, rue Gambetta, compris de nos jours dans le lycée Pierre de Fermat.

Où l’on vérifie, comme partout dans son oeuvre romanesque, que Frédéric Soulié condense et déplace à l’envi la matière de ses promenades et de ses souvenirs passés. N’est-ce pas là au demeurant le propre du romancier, autrement dit de l’expérience que Louis Aragon nommera plus tard le « mentir-vrai » ? Façon de la vérité et façon de la liberté, dans l’art du roman, sont une et la même.