Les pèlerins d’Emmaüs et Le souper de Beaucaire

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Ci-dessus, de gauche à droite : Rembrandt van Rijn (1606-1669), Les pélerins d’Emmaüs, 1628 ; Jean Jules Antoine Lecomte du Nouÿ (1842-1923), Le souper de Beaucaire, 1869.

Tout le monde connaît l’histoire des pèlerins d’Emmaüs. Elle se trouve rapporté dans l’évangile de Luc, chapitre 24, versets 13 à 31.

Or, ce même jour, deux d’entre eux se rendaient à un bourg, nommé Emmaüs, distant de Jérusalem de soixante stades, et ils causaient entre eux de tous ces événements. Tandis qu’ils causaient et discutaient, Jésus lui-même, s’étant approché, se mit à faire route avec eux ; mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit : — De quoi vous entretenez-vous ainsi en marchant ? Et ils s’arrêtèrent tout tristes. L’un d’eux, nommé Cléophas, lui dit : — Tu es bien le seul qui, de passage à Jérusalem, ne sache pas ce qui s’y est passé ces jours-ci ! Il leur dit : — Quoi ? Ils lui dirent :

— Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en oeuvres et en parole devant Dieu et tout le peuple ; et comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié. Quant à nous, nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël ; mais, en plus de tout cela, on est au troisième jour depuis que cela s’est passé. Aussi bien, quelques femmes, des nôtres, nous ont jetés dans la stupeur : étant allées de grand matin au sépulcre, et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire même qu’elles avaient vu une apparition d’anges qui disaient qu’il est vivant. Quelques-uns de nos compagnons s’en sont allés au sépulcre et ont bien trouvé (toutes choses) comme les femmes avaient dit : mais lui, ils ne l’ont point vu.

Et lui leur dit : —Ô (hommes) sans intelligence et lents de coeur pour croire à tout ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? Et commençant par Moïse et (continuant) par tous les prophètes, il leur expliqua, dans toutes les Ecritures, ce qui le concernait.

Ils approchèrent du bourg où ils se rendaient, et lui feignit de se rendre plus loin. Mais ils le contraignirent, disant : — Reste avec nous, car on est au soir et déjà le jour est sur son déclin. Et il entra pour rester avec eux. Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent ; et il disparut de leur vue.

Le 10 thermidor an I (28 juillet 1793), année de l’instauration de la Terreur, le jeune officier d’artillerie Napoléon Bonaparte, basé alors à Valence, participe sous les ordres du général Jean François Carteaux, à la répression des révoltes du Midi provençal. Après avoir bombardé Avignon, puis investi Tarascon, il fait halte à Beaucaire où il soupe avec deux négociants marseillais, un Nîmois et un fabricant montpelliérain.

« Je me trouvai à Beaucaire le dernier jour de la Foire. Le hasard me fit avoir pour convive (sic) à souper deux négocians Marseillais, un Nîmois & un Fabriquant de Montpellier. »

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Après les premiers momens employés à nous reconnoître, l’on sut que je venois d’Avignon & que j’étois Militaire. Les esprits de mes convives qui avoient été toute la semaine fixés sur le cours du négoce qui accroît les fortunes, l’étoient dans ce moment sur l’issue des événemens présens, d’où en dépend la conservation. Ils cherchoient à connoître mon opinion pour en la comparant à la leur, pouvoir se rectifier & acquérir des probabilités sur l’avenir, qui nous affectoit différemment. Les Marseillais surtout paroissoient être moins pétulans, l’évacuation d’Avignon leur avoit appris à douter de tout, il ne leur restoit qu’une grande sollicitude sur leur sort. La confiance nous eut bientôt rendu babillards… »

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Aux critiques, violentes, que ses interlocuteurs formulent contre la politique de la Convention, Bonaparte oppose les nécessités de la République Une et Indivisible, et il défend par suite l’actuelle stratégie de la Terreur. Celle-ci se veut, dit-il, fourière de la Liberté à venir.

« Eh ! Marseille sera toujours le centre de gravité de la Liberté, ce sera seulement quelques feuillets qu’il faudra arracher de son Histoire.

Cet heureux pronostic nous remit en humeur, le Marseillais nous payât de bon cœur plusieurs bouteilles de Champagne qui dissipèrent entièrement les soucis et les sollicitudes. Nous allâmes nous coucher à deux heures du matin, nous donnant rendez-vous au déjeûner du lendemain, où le Marseillais avoit encore bien des doutes à proposer, et moi bien des vérités intéressantes à lui apprendre. »

Bonaparte tire de cet épisode la substance d’un récit qu’il intitule Le souper de Beaucaire et qu’il publie en Avignon au mois d’août 1793.

« Il sollicita et obtint des représentants du peuple, en mission dans le Midi, l’autorisation de le faire imprimer, et il eut même l’habileté d’obtenir que cette impression se fît aux frais du trésor public. Il s’adressa, à cet effet, à Marc Aurel, fils, de Valence, nommé imprimeur en chef de l’armée contre-fédéraliste, le 19 juillet 1793, et qui se trouvait en ce moment à Avignon avec une presse ambulante. Mais ce typographe, qui avait un titre officiel, se croyant obligé à des ménagements, ne voulut pas lui-même imprimer cette brochure, et on dut avoir recours aux presses du Courrier d’Avignon, dont l’éditeur était Sabin Tournal » ((Guy Charvet. Avant-propos à l’édition en fac-similé du Souper de Beaucaire. Seguin Frères, Imprimeurs-Editeurs. Avignon. 1881.)). Bonaparte, après qu’il fut devenu empereur, n’a pas souhaité que son Souper de Beaucaire fût réédité. C’est donc au premier fac-similé (1821) ((Napoléon Bonaparte. Le souper de Beaucaire ; suivi de La lettre à M. Matteo Buttafoco. Chaumerot aîné, Editeur. Paris. 1821.)) de l’édition originale de 1793, que j’emprunte les extraits du Souper de Beaucaire reproduits ci-dessus.

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D’évidence, Jean Jules Antoine Lecomte du Nouÿ a composé et éclairé son Souper de Beaucaire à l’imitation des Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt. Il invite ainsi le spectateur de son tableau à voir en la personne du jeune Bonaparte de 1793, de façon vaguement sacrilège, la figure possible d’un nouveau Christ, d’un Christ qui en tout cas qui se fait passer en 1793 pour celui des nouvelles espérances.

« — Ô (hommes) sans intelligence et lents de coeur pour croire à tout ce qu’ont dit les prophètes ! disait le Christ sur le chemin d’Emmaüs. Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? Et commençant par Moïse et (continuant) par tous les prophètes, il leur expliqua, dans toutes les Ecritures, ce qui le concernait. »

— Ô hommes sans intelligence ! « Vous avez été égarés, il n’est pas nouveau que le peuple le soit par un petit nombre de conspirateurs & d’intrigans. De tout temps la facilité & l’ignorance de la multitude ont été la cause de la plupart des guerres civiles… », dit Bonaparte à la fin du souper de Beaucaire » ((Ibidem.)). Ce qui ne l’empêche pas de faire honneur ensuite sans vergogne au champagne offert par le négociant Marseillais.

Le spectateur du tableau de Jean Jules Antoine Lecomte du Nouÿ remarquera au demeurant que, là où le Christ « prend le pain, dit la bénédiction, puis le rompt et le donne » à ses convives d’Emmaüs, Bonaparte pointe un doigt sur la table comme il le fera plus tard sur les cartes de ses guerres. Et d’expliquer à ses convives qu’à la façon du Christ des évangiles — En vérité, je vous le dis —, il lui reste « des vérités intéressantes à leur apprendre » ((Ibid.)).

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On sait comment le jeune Napoléon Bonaparte de 1793 a tourné, et ses « vérités » avec lui. Jean Jules Antoine Lecomte du Nouÿ a peint son Souper de Beaucaire en 1869, date à laquelle l’échec du parti bonapartiste aux élections législatives ainsi que les combats de rue qui s’en suivent annoncent la chute prochaine du Second Empire. On ne court donc pas grand risque à lire dans le tableau de Jean Jules Antoine Lecomte du Nouÿ un subtil augure de cette chute à venir.

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