Histoire de la forge de Manses-Portes

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1. En 1729, projet de construction d’une forge à Manses

Le 9 juillet 1694, Marie Izabeau de Saint Chamond, comtesse de Bieule, veuve de Louis Cardaillac, mort en 1666, cède à Guy Henri de Bourbon, marquis de Malauze, les droits d’usufruit qu’elle posséde sur la baronnie de Lapenne.

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« Le Chapitre a délibéré de permettre aux agents dudit seigneur marquis de Malauze de faire faire le nouveau canal dudit moulin dans la pièce de terre labourable que le Chapitre possède noblement audit manage d’Embarou et à l’endroit qui a été marqué à la charge par ledit Maudet… »

Guy Henri de Bourbon entreprend de réaménager sur le territoire de Manses le canal du moulin de la Mondonne, mais il meurt le 18 août 1706. Le 8 mai 1708, à leur tour, les descendants des soeurs de Marguerite de Lévis ((Cf. Christine Belcikowski. Essai de chronologie de la baronnie de Lapenne et du fief de Manses avant 1747)) cèdent aux descendants de Guy Henri de Bourbon la nue propriété de la baronnie. De cette façon la famille de Malauze devient propriétaire de l’ensemble de la baronnie de Lapenne, ce qui met fin au règne languedocien des Lévis qui, de 1209 à 1708, a duré prés de 500 ans, hormis une courte interruption de 1223 à 1226 lorsque le comte de Foix reprend Mirepoix.

Un arrêt de la cour Royale de Toulouse en date du 6 août 1835 indique qu’un projet de construction d’une forge à Manses a été élaboré dès 1729 comme mentionné ci-dessous :

« En 1729, la famille de Louis Auguste de Bourbon présente requête au roi, en son conseil, pour obtenir la permission d’établir au lieu-dit de Manses une forge à fer afin d’y employer le bois de la dite terre. » Suite à cette requête intervient une lettre patente du 29 septembre 1729 qui octroie la permission demandée. La famille de Malauze toutefois ne donne pas suite.

Cette permission est alors devenue nécessaire en vertu de l’arrêt du 9 août 1729 « qui fait défense à toutes sortes de personnes, communauté d’ordre régulier et séculier d’établir à l’avenir, aucun fourneau, martinet, forge et verrerie, en raison de ce qu’une partie considérable des bois destinés au chauffage du public a été consommée par des installations qui n’auraient dû être mises en usage que dans des endroits où les bois, en raison de leurs situations, ne peuvent servir ni aux constructions ni au chauffage. »

Le 7 avril 1745, la Dame de Bourbon Malauze, comtesse de Poitiers, héritière de son frère Arnaud de Malauze, fait vente de la terre et baronnie de Manses, Lapenne et Seignalens, à François Joseph de Portes de Pardailhan, président au Parlement de Toulouse.

En février 1747, par lettres patentes du roi Louis XV, ces trois baronnies sont réunies et érigées en marquisat sous le nom de Portes et regroupent ainsi les consulats et paroisses de Manses, Teilhet, Vals, Saint Félix de Tournegat, Lapenne, Villautou, Les Cazazils, Ribouisse, Seignalens, Ligneroles, Corbière, et Laure.

Le 30 mars 1753, Louis XV, en son conseil, octroie au marquis de Portes de nouvelles lettres patentes pour l’établissement de la forge à fer que la famille de Malauze avait sollicité et obtenu en 1729, mais dont elle n’avait pas profité. Le 5 novembre 1768, chez Maître Vidalat, notaire de Mirepoix, le marquis de Portes baille à ferme au Sieur Jean Baptiste Gaston Cailhau fils, négociant du Peyrat, nanti de la caution de Messire Jean Baptiste Alijet, seigneur de La Digne, habitant de Bélesta, « tous les droits et revenus seigneuriaux de sa terre de Portes, consistant en agriers, censives, tant en grains qu’en argent, poules, chapons, pigeons ; les droits de lods et rente de la terre de Portes ; la tuilerie,les prés, breils et rivages ; le moulin à blé de la Mondonne ou « du seigneur », avec la pièce de terre joignant, les rentes locatairies des trois moulins à vent appelés del Rouch, Ribouisse et Villautou ; la forge à faire du fer, le martinet et leur prise d’eau ensemble ; les coupes de la partie de la forêt de la Bélène de Portes », etc., le tout « pour neuf années qui commenceront le 1 janvier 1770 et finiront à pareil jour de 1779, pour le prix et somme chaque année de 19.000 livres ». Ce bail se trouve renouvelé du 1 janvier 1779 à pareil jour de 1788. Puis, le 3 janvier 1792, le marquis afferme la forge et le moulin de la Mondonne au Sieur André Maudet habitant du Cazal de Portes et au Sieur Jean Baptiste Maudet habitant de Mirepoix, tous deux frères ((Où l’on voit que chez les Maudet, la charge d’agent ou de fermier de Manses-Portes s’est transmise.)). Ce bail sera renouvelé le 9 nivose an III (29 décembre 1794).

2. Les forges ariégeoises à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle

Avant 1753, il y a déjà quatre forges au diocèse de Mirepoix : deux sur le Touyre à Villeneuve d’Olmes et à Queille, deux sur le Douctouyre à Nalzen et au Carla de Roquefort. En 1731, la cinquième est construite sur l’Hers, à l’Esparou, prés de Bélesta. La sixième sera celle du marquis de Portes, également construite sur l’Hers. Il s’en construira encore une septième à Léran en 1838.

En matière de forge, le pays de Foix a gagné au fil du temps une prépondérance technique indiscutable. Au début du XIX siècle, sur 77 forges établies dans les Pyrénées françaises, 41 d’entre elles sont situées en Ariège. « On trouverait difficilement du Comminges jusqu’en Roussillon une forge dans laquelle la plupart des ouvriers ne soient natifs du Comté de Foix ; ils se répandent même jusque dans le Béarn », observe Picot de Lapeyrouse en 1786.

Les fers de l’Ariège, par ailleurs, sont réputés pour leur qualité, ainsi qu’indiqué en 1832 dans une revue industrielle du canton de Tarascon : « Il est reconnu que les fers de l’Ariège sont les meilleurs de France pour être convertis en acier cémenté, mais encore les seuls propres à cet usage. » Un reportage du 8 octobre 1841, signé J.S. abonde dans le même sens : « Me voici depuis quelques jours dans le village de Portes, situé sur un vallon délicieux entouré de tous cotés de collines. Un seul côté permet de se projeter sur la fertile plaine arrosée par le grand Hers et sur la chaîne des Pyrénées. Au Nord une forêt antique planté de chênes noirs, dont l’exploitation sert à la confection du fameux fer de Manses, renommé non seulement dans l’Ariège, mais encore dans tous les départements du midi. L’eau qui fait mouvoir l’usine ainsi qu’un moulin, vient du grand Hers par un canal de plus d’une lieue. »

La forge à la catalane, dont le principe originel aurait été mis au point au sud du Caucase par « les Hittites » et « les Chalybes » vers 1700 à 1500 avant J.C., permet via un procédé de fabrication rudimentaire de réduire directement le minerai en fer marchand. D’Asie mineure, au gré des migrations, cette « métallurgie » primitive aurait atteint plus tard l’île d’Elbe, la Ligurie, la Corse et les rivages de la Catalogne où elle connaît son apogée.

Ladite métallurgie première utilise un matériel des plus simples, consistant essentiellement en un petit foyer pourvu de deux soufflets en peau actionnés alternativement à la main ; d’où le nom de forge à bras. On retrouve en Ariège une quarantaine d’emplacements de ces forges à bras. Leur rendement était très faible. Lorsque le minerai se trouvait réduit à l’état pâteux, les forgerons en retiraient une loupe d’environ 5 kilos de fer qu’il convenait de marteler énergiquement pour l’étirer.

Cette façon de produire du fer se trouve importée dans la région de Rabat-les-Trois_Seigneurs vers 1614, grâce au comte Henri Gaston de Foix. Au cours du XVIIe siècle, ce procédé va considérablement évoluer et donner naissance à une véritable industrie. La forge se transforme alors en usine, nécessitant des investissements en bâtiments, mécanismes, installations, investissements que seuls peuvent engager des maîtres de forges fortunés, qui s’intéressent de plus en plus à cette fabrication.

On installe désormais la forge à demeure, non loin d’une chute d’eau importante, susceptible de fournir l’énergie nécessaire au bon fonctionnement de la soufflerie et des martinets. Elément essentiel, le fourneau est construit en briques réfractaires, généralement fabriquées sur place et faites d’un mélange d’argile pure et de sable fin ; 3 parties d’argile pour 2 parties de sable, le tout bien mélangé, humecté et malaxé avant d’être moulé. Mises à sécher à l’ombre, ces briques sont employées ensuite sans être cuites.

Le bas fourneau a la forme d’un creuset de 2 à 3 mètres de hauteur environ et de 1 mètre à 1.50 mètre de diamètre. A sa base aboutit la tuyère de la soufflerie. De façon contiguë au fourneau sont aménagées deux plates-formes de niveaux différents. Au niveau de la plate-forme inférieure se trouvent la base du fourneau, le martinet, la soufflerie et le magasin. La plate-forme supérieure se situe au niveau du gueulard afin de faciliter l’alimentation du fourneau, tant en minerai qu’en charbon de bois. Elle sert principalement à entreposer le charbon de bois et le minerai. L’ensemble est abrité par un toit peu élevé, sauf au-dessus du fourneau afin que la fumée puisse s’échapper librement.

Le martinet, qui n’est autre qu’un marteau-pilon mécanique, constitue par son implantation le matériel le plus important de la forge. Il se trouve mis en mouvement par une grande roue à aubes, dite « roue de frappe », sur laquelle, à l’aide d’une commande, on module le débit de la chute d’eau afin faire tourner cette roue plus ou moins vite.

La roue est fixée à un tronc d’arbre qui sert à la transmission. Sur cet arbre se trouvent des cames qui, en heurtant le manche du marteau, provoquent son relèvement. A l’échappement, ce marteau retombe sous l’effet de son propre poids. Celui-ci peut varier de 150 à 300 kilos. Pour animer une telle masse, le manche du marteau, très sollicité, est constitué d’un tronc d’arbre approprié, tout juste équarri, assez flexible pour ne pas se rompre trop rapidement. L’enclume est faite d’une pierre très dure enterrée au ras du sol.

Le martinet est toujours installé de façon à ce que le marteau se trouve assez proche du fourneau, afin de réduire les temps de manutention et le refroidissement des lingots à marteler. Lors du pilonnage, il convient de régler la vitesse de frappe. Pour obtenir un bon rendement, le marteau doit battre de 100 à 125 coups minute, dans un bruit assourdissant que jadis l’on pouvait entendre facilement à plusieurs kilomètres.

La soufflerie est assurée par une trompe d’eau, dont le procédé a été inventé en Italie dans la région de Gênes au XVIIe siècle. La trompe d’eau s’est ensuite répandue dans les Alpes, puis dans les Pyrénées où les forgeurs locaux l’ont perfectionnée et lui ont donné sa forme définitive ; d’où son nom de « trompe des Pyrénées ». Cette trompe s’est rapidement imposée dans toutes les forges de l’Ariège, où l’eau était abondante.

Le principe en est astucieux. Il nécessite la construction d’un grand bassin en bois de 2 mètres d’élévation, bassin au fond duquel on dispose deux tubes verticaux de 30 centimètres de diamètre environ, sur lesquels sont disposés des évents. L’extrémité inférieure des tubes, sous lesquels se trouvent disposées des pierres plates, aboutit dans une cave. Leurs embouchures sont fermées par des clapets. Lorsqu’on ouvre ces clapets, l’eau s’y engouffre en créant une forte dépression que l’on met à profit pour aspirer l’air au travers des évents. Lorsqu’elles arrivent dans la cave, les colonnes d’eau s’éclatent sur les pierres ; l’air s’en échappe et envahit la cave, d’où il se trouve repris pour être dirigé vers la tuyère ; quant à l’eau, elle s’évacue à travers un siphon pour rejoindre le canal de fuite.

Ce fonctionnement était simple et très efficace. Il suffisait d’ouvrir plus ou moins les clapets pour faire varier la pression de l’air, que l’on contrôlait à l’aide d’un simple manomètre à siphon avec colonne de mercure. Néanmoins, pour obtenir un bon rendement, il convenait de disposer de 5 à 6 mètres de hauteur de chute. La chute d’eau était donc, de tous les éléments mentionnés ci-dessus, celui qui conditionnait l’implantation d’une installation mécanique. Sachant que pour une forge il fallait une hauteur de 5 mètres environ pour obtenir cette hauteur. Le marquis de Portes devra reprendre et faire prolonger sur près de 2 kilomètres le canal de fuite du moulin, qui existait déjà sur la propriété à la Mondonne ; et à nouveau faire creuser un autre canal de fuite. C’est là une des particularités de la forge de Manses : construite en plaine, elle a disposé du canal d’amenée le plus long (5km) des forges de l’Ariège.

3. Le canal de la forge de Portes et du moulin de la Mondonne

Gravée sur le linteau de la porte d’entrée d’une maison de la forge, une date « 1746 », précédée des initiales « J D », laisse supposer que le nouveau propriétaire de la baronnie, acquise le 7 avril 1745, a mis rapidement en exécution le projet initialement élaboré par la famille de Malauze, celui de construire une forge à cet endroit-là.

La pente de l’ancien canal demeurait quasi nulle, guère plus d’un centimètre au mètre. Son faible écoulement se trouvait toutefois compensé par une section plus importante, correspondant à un volume de 2 mètres cubes au mètre linéaire. Ce canal, à certains endroits, longeait la route. Pour le franchir, un passage était aménagé alors à Embarou ; un autre au Camard, donnant accès à la plaine de Berbiac ; un troisième à la Mondonne, donnant accès à la plaine du moulin. Un tunnel permettait à ce canal de traverser le Liège.

Afin de disposer de la force motrice nécessaire au martinet et à la trompe d’eau, à partir de la chaussée créée en 1672 à la hauteur de Bigot, sur la commune de Besset, soit près de 4 kilomètres en amont de la forge et du moulin de la Mondonne, le marquis de Portes fait prolonger sur plus d’un kilomètre le canal de fuite de ce moulin et creuser un nouveau canal de fuite qui rejoindra l’Hers à proximité de l’embouchure du Gorgos.

Cet aménagement nécessitera au fil du temps la création de trois passages : l’un sous la ferme de Roques, donnant accès aux breils ; l’autre à la forge, le plus important car le canal de fuite coupait le chemin d’accès de Manses au bac de Dreuilh et au gué de l’Hers ; le troisième, sous l’espèce d’un petit pont en bois, permettant aux habitants de Teilhet de rejoindre Dreuilh. En 1875, suite à la construction du pont sur l’Hers et à la création du chemin qui permet d’accéder à ce dernier, deux autres petits ponts seront créés encore : l’un sur le canal de fuite ; l’autre sur le canal du déversoir, à hauteur de la vanne qui subsiste. Lors de l’élargissement de la route, ces deux ponts disparaîtront ; ils ne figurent plus que sur les anciens plans. Les autres existent toujours.

Le 17 février 1917, la très forte crue de l’Hers provoquera un désastre au niveau de la chaussée de Besset. Changeant de lit, la rivière délaisse alors cette chaussée et détruit une partie du canal de dérivation. Ce fut la fin de cet ouvrage. Après avoir pendant prés de 250 ans emprunté l‘eau de l’Hers sur la commune de Besset, parcouru 8 kilomètres avant de restituer cette eau sur la commune de Teilhet, après avoir serpenté sur les communes de Mirepoix et de Manses, après avoir fait tourner au passage un moulin, une forge, une scierie et un foulon, cet ouvrage était devenu inutile. Faute d’hommes disponibles en 1917, il ne sera pas réparé. Il tombe dès lors en abandon. Quelques vestiges de la chaussée et de la prise d’eau subsistent sur la commune de Besset ; ainsi qu’à la Mondonne les restes du moulin, et notamment la cave des turbines, qui est voûtée.

4. De 1745 à 1860, le moulin de la Mondonne et la forge de Portes

De très gros investissements ont été nécessaires pour mener à bien l’installation de la forge de Portes et du moulin de la Mondonne, comme en témoigne l’emprise au sol des bâtiments édifiés à partir de 1745.

Le moulin se voit équipé de trois meules mises en mouvement par trois turbines horizontales, plus performantes que l’antique roue à aubes, mais nécessitant, pour fonctionner correctement, une hauteur de chute d’eau de 3 mètres minimum. Il se voit équipé également d’un bluteur permettant de séparer la farine. Le logement nouvellement construit pour le meunier est une bâtisse importante, de 35 mètres de long sur 10 mètres de large, soit 350 m2 au sol. Il ne reste aujourd’hui pratiquement rien de cet édifice, sauf la cave des turbines, qui est voûtée.

Le bâtiment principal de la forge n’a alors pas moins de 460 m2. Un peu à l’écart, une maison en rez-de-chaussée, de 260 m2, constituait probablement l’habitation du fermier locataire ou du gérant. C’est sur un linteau de cette maison qu’on trouve gravée l’inscription « J D 1746 ». Afin de loger le personnel, une seconde maison indépendante, puis une troisième, de 120 m2 chacune, surmontées chaque fois d’un étage, ont également été construites. L’une d’entre elles existe encore, pratiquement en l’état. Elle comportait huit pièces, toutes pourvues d’une cheminée et d’un évier. Une grange de 70 m2 complétait l’ensemble, ce qui représentait alors une surface totale de 1030 m2.

En 1824, un inventaire des forges de l’Ariège détaille ainsi les caractéristiques de la forge de Portes : « Sur l’Hers rive droite, commune de Teilhet, lieu-dit Manses ((On voit ici que le nouveau nom de Portes, attribué en 1754 à l’ancien village de Manses, peinait encore à s’imposer en 1824.)). Propriétaire connu en 1824 : Marquise de Portes. 1 feu, plus 1 martinet indépendant. Charbon provenant du bois de Bélène. Autorisation accordée en 1753. Année de mise en activité, 1754. Temps de fonctionnement par an, 10 mois. »

L’approvisionnement en matière première, minerai et charbon de bois, constituait à la forge une préoccupation quotidienne, sachant que le chargement du fourneau nécessitait 450 kg de minerai et 500 kg de charbon, et que l’opération se renouvelait toutes les 6 heures, soit 1800 kg de minerai et 2000 kg de charbon par 24 heures. Il convenait donc d’avoir en permanence des stocks, ce qui avait été prévu lors de la construction des bâtiments.

Le minerai provenait de la minière du Rancié, située aux environs de Vicdessos, distante de 40 kilomètres environ à vol d’oiseau. Le transport s’effectuait à dos de mulets, en petite caravane qui empruntait des raccourcis et, faute de ponts, traversait à gué les ruisseaux ; la traversée de l’Hers se faisait, quant à elle, via un bac, à hauteur de Dreuilh.

Le charbon de bois arrivait directement de la forêt de Bélène, distante de 10 kilomètres, où 25 bûcherons charbonniers étaient employés à longueur d’année à produire le charbon nécessaire au fourneau. La plupart d’entre eux logeaient en forêt dans des huttes, ou loges, faites de perches et de rondins recouverts de terre, et que ceux-ci aménageaient eux-mêmes afin d’être au plus près des meules en carbonisation, lesquelles nécessitaient d’être surveillées jour et nuit.

Chaque meule était constituée d’une douzaine de stères de bois environ, que l’on disposait verticalement autour d’un piquet central ; une fois arrondie, la meule était recouverte d’herbes sèches ou de fougères, puis d’une mince couche de terre. La mise à feu s’effectuait après retrait du piquet, et par suite création d’une cheminée que l’on remplissait de charbon enflammé ; celle-ci était ensuite fermée, et les évents ouverts. Dès lors et tout le temps que durait la carbonisation, 3 à 4 jours selon le volume de la meule, une surveillance permanente s’imposait qui consistait à ouvrir ou fermer les évents, à ralentir ou accélérer la combustion selon les intempéries, pluie ou vent, et surtout à veiller à ce que la couche de terre ne vienne à se trouer, auquel cas la meule aurait cessé de carboniser pour se mettre à brûler à l’air libre, ne laissant que des cendres. Une fois la meule éteinte et refroidie, le charbon était mis en sacs de 40 kilos, que les muletiers transportaient rapidement pour les stocker en lieu sec sous la halle. Une meule produisait approximativement une tonne de charbon de bois.

Le personnel de la forge était constitué comme suit : une dizaine d’hommes, supervisés par le garde-forge, qui s’occupait également des approvisionnements ; un commis, chargé d’assurer l’exécution des commandes et de la vente du fer ; huit hommes aguerris et solides, spécialisés dans la fabrication du fer et la maîtrise du mécanisme. Plus deux pique-mine chargés de réduire le minerai, livré brut à la forge, de façon à ce que les plus gros calibres soient équivalents à la grosseur d’une noix : le minerai ainsi concassé était criblé, calibré et réparti dans le fourneau selon sa granulométrie.

Le chargement du fourneau s’effectuait de la façon suivante : on disposait au fond du creuset une bonne couche de charbon enflammé, puis à nouveau une autre couche de charbon que l’on tassait fortement ; lorsque le foyer se trouvait rempli à hauteur de la tuyère, on introduisait une cloison destinée à séparer le minerai du charbon, le charbon côté tuyère, le minerai côté contre vent ; on introduisait alors alternativement minerai et charbon, ce dernier toujours bien tassé ; le chargement terminé, on retirait la cloison et on recouvrait le tout d’une épaisse couche de brasque ((Brasque : assemblage d’argile et de charbon écrasé qui permet d’enduire les creusets.)) humectée, fortement tassée ; cette opération effectuée, on commençait à donner du vent et l’on voyait aussitôt apparaître au-dessus du fourneau une infinité de flammèches, témoins de la combustion du gaz d’échappement. Six heures de chauffe étaient nécessaires pour obtenir du fer sous forme d’une pâte malléable incandescente ; le moment venu, les forgeurs retiraient les scories pour agglutiner cette pâte afin de constituer un massé de 150 kilos environ qu’ils sortaient du four à l’aide de crochets pour ensuite le diviser et le façonner en lingots, très rapidement dirigés sous le marteau que l’on mettait en branle sans attendre. Sous les coups répétés du martinet, ces lingots étaient promptement étirés ; les lingots en attente étaient recouverts d’une couche de charbon incandescent afin d’éviter un refroidissement trop rapide. Dès le massé retiré, les préposés au four nettoyaient le creuset des scories restantes et procédaient rapidement au rechargement du fourneau. Il fallait faire vite pour tenir la cadence, 4 fours en 24 heures.

Le travail de la forge était particulièrement pénible et nécessitait une forte constitution. Confrontés en permanence à la chaleur intense du fer incandescent et à la nécessaire rapidité des manoeuvres à effectuer sur des pièces lourdes et peu maniables, environnés du bruit infernal provoqué par le martinet, le ronflement du four et les chutes d’eau, les hommes étaient continuellement en sueur sous leurs habits, qui les protégeaient des brûlures du fer chauffé à blanc.Aussi faisaient-ils toujours suivre une deuxième chemise, qu’ils changeaient une fois leur travail accompli.

Les forgeurs travaillaient par équipe de 4 hommes et se relayaient toutes les 6 heures. On ne pouvait devenir apprenti dans une forge qu’à partir de 18 ou 20 ans et à condition d’être bien bâti, car le travail exigeait beaucoup de force physique. L’apprentissage durait deux ans.

Les forgeurs gagnaient 25 à 30 francs par semaine ; le pique-mine une douzaine de francs. En raison des astreintes, les forgeurs se trouvaient logés sur place. Leur nourriture était copieuse, viande, vin, et pain blanc, d’où leur réputation de mangeurs de pain blanc. Les ulcères d’estomac, chez eux, n’étaient pas rares.

La forge à la catalane connaît son apogée sous Napoléon III. En Ariège, elle atteint son pic de production en 1853, avec 72.125 quintaux. Le 22 septembre 1836, optimiste et confiant, le quatrième marquis de Portes sollicite du préfet de l’Ariège l’autorisation d’installer dans son usine un second feu et deux marteaux, l’un de 7 quintaux métriques, et l’autre de 2 quintaux. On ne sait ce qu’il est advenu de cette demande, si elle fut accordée par le Préfet, ou si le marquis a renoncé à son projet, ce qui est possible, car déjà le glas des forges à la catalane commence alors de tinter.

Dès 1833, un journaliste ariègeois, Adolphe Garigou, s’en inquiétait dans L’Agriculture et les Arts : « Aussi est-ce avec un sentiment de crainte que l’on envisage l’avenir industriel de ce pays, si l’on considère l’accroissement journalier que prennent les forges à l’anglaise, dont les produits remplacent sur beaucoup de points ceux des forges catalanes ». Il est bien évident que les petits fourneaux des forges catalanes ne pouvaient rivaliser avec les hauts-fourneaux alimentés par la houille, beaucoup plus performants, également beaucoup plus évolués techniquement. Aussi le déclin des petits fourneaux va-t-il s’accentuer très rapidement. En 1857, on dénombre 45 forges en activité en Ariège ; en 1860, 30 ; en 1863, 19 ; en 1867, 15 ; en 1873, 6.

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Plan de la forge de Portes en 1867. Source : Archives départementales de l’Ariège. Document 75446.

C’est probablement aux environs de 1860, après avoir fonctionné pendant un siècle, que la forge de Portes s’est arrêtée, les plus éloignées de la minière étant les premières à tomber. Quinze ans plus tard, dressé par M. Lefèvre, expert estimateur prés du tribunal civil de la Seine, un rapport daté du 14 juillet 1874 fait état de la forge de Portes en ces termes :

« Reste la forge, l’un des revenus essentiel de la terre de Portes, l’un des plus considérables autrefois ; anéantie aujourd’hui, depuis que la nature de ses produits n’a pu soutenir la concurrence des autres établissements travaillant au charbon de terre. Toutes les constructions, ou au moins la plus grande partie, sont effondrées, plus de mécanisme, plus d’outillage, mais une chute de 5 à 6 mètres de hauteur devant donner une force de 25 à 30 chevaux.

Le lieu est joli, planté d’arbres magnifiques et offre une résidence agréable à un industriel ; plusieurs sortes d’industries peuvent y être pratiquées, papeterie, sucrerie, filature, grand moulin ; nul doute que si le propriétaire voulait mettre en état les anciens bâtiments, dont les murailles sont épaisses et solides, et consentirait dans une certaine mesure à l’installation de l’industrie qui viendrait se fixer à cet endroit, on verrait accourir les amateurs.

L’expert soussigné estime que, si l’on consacrait une somme de cinquante mille francs à la mise en état de cette usine, elle pourrait se louer au moins 8000 francs. »

5. En 1877, remplacement de la forge par un foulon

Le cinquième marquis de Portes ne fut pas insensible à cette suggestion de tirer parti de la chute d’eau. Il fit le choix d’édifier un foulon à la place de l’ancienne forge. Délaissant toutefois les murailles de l’ancienne usine, il fit construire une usine nouvelle, et édifier à cette fin, en prolongement de l’une des maison existantes et accolé à cette dernière, un bâtiment nouveau de 15 mètres de long, sur lequel on trouve encore, gravée dans le mortier sous le faîtage du pignon, la date de 1877.

En y incorporant l’habitation, la nouvelle usine consistait désormais en un bâtiment de 25 mètres de long sur 10 mètres de large, soit de 250 m2, surmontés d’un étage. L’ancienne chute d’eau fut abandonnée au profit d’une nouvelle installation, capable d’actionner une turbine horizontale, plus performante que la roue à aubes. Cette turbine mettait en mouvement un arbre de transmission de la longueur du bâtiment, lequel, à la demande, faisait fonctionner les gardeuses et l’essoreuse.

Le foulon avait pour fonction de réaliser les opérations préliminaires au travail de l’industrie lainière. Il s’agissait de laver les laines brutes. Pour ce faire, un bac de décantation était prévu, ainsi qu’une chaufferie. Ensuite, la laine était séchée, puis passée dans les cardeuses, mise en sac, stockée dans les greniers en attente d’être dirigée vers une filature. D’après les emplacements encore visibles, il y aurait eu installation de trois cardeuses, ainsi que d’une essoreuse. Comme vestiges de cette industrie, restent aujourd’hui la turbine et une partie des chaises de l’arbre de transmission.

Survenu en 1875 dans la deuxième quinzaine de juin, un épisode pluvieux d’une rare violence, qui a duré plusieurs jours sur le bassin de l’Ariège, provoque le 22 juin une crue mémorable de l’Hers, de l’Ariège et de la Garonne. On déplore à Toulouse plus de 200 morts dans les bas quartiers. C’est partout la désolation, ponts détruits, récoltes emportées, terres ravinées, bétail disparu. Lors de cette crue, l’Hers atteint au pont de Mirepoix la cote de 4,75 mètres, inégalée depuis lors ; très peu encaissé entre Mirepoix et Vals, il change de lit en plusieurs endroits au cours de cette crue, et notamment dans la plaine du moulin, à la Mondonne. Dès 1876, soucieux d’éviter le retour de pareille catastrophe, le marquis fait édifier une digue de protection de 2 kilomètres de longueur pour protéger ses terres et les bâtiments de la forge.

D’après une délibération du conseil de Teilhet datée du 8 avril 1898, le foulon de Portes, qui employait une trentaine de personnes du village, a été prospère jusqu’en 1890, date à laquelle se produit un événement qui va tout remettre en cause.

En 1890 existent à Mirepoix un moulin et un foulon alimentés par un canal de dérivation, dont la prise d’eau sur l’Hers se trouve située aujourd’hui encore en amont de la commune. Ce canal alimente également un moulin à Besset, avant de restituer l’eau à la rivière, sur sa rive gauche, en aval de la chaussée du canal de la forge de Portes, située, elle, sur la rive droite de ladite rivière. Afin de disposer d’un volume d’eau plus important, le propriétaire du moulin de Mirepoix fait rehausser la chaussée qui alimente son canal. Le comte de Portes engage alors une procédure, arguant de ce que le rehaussement de la chaussée située en amont lui cause un préjudice en le privant de l’eau nécessaire au bon fonctionnement de son usine. On ne sait ce qu’il est résulté du procès. Ce que l’on sait en revanche, c’est que le foulon de Portes ne fonctionnait plus en 1890, tombé à son tour en abandon, après la forge.

6. Le destin du site de la forge et du foulon de Portes après la cessation de leur activité en 1890

Le cinquième marquis de Portes meurt en 1880, et son épouse en 1892. C’est leur second fils, le comte Henri de Portes, qui reçoit le domaine en héritage. C’est lui qui termine les travaux entrepris par sa mère à la métairie de Roques, nouvelle résidence familiale qui dispose d’une très belle vue sur les Pyrènées. Henri de Portes abandonne le château de Manses, qu’il fait démolir afin de disposer des matériaux nécessaires à la construction de son nouveau château de Roques, sans pour autant y construire de dépendances. Et c’est dans une grange de la forge, qu’il fait aménager une écurie pour ses chevaux (5 stalles) ainsi qu’au-dessus de cette dernière, un logement pour son cocher. Dans le même temps, il transforme en habitation ce qui reste du magasin à fer de la forge, et il y fait aménager encore une remise pour sa victoria. Henri Maris et son épouse, qui était au service du comte, ont habité cette maison où sont nés leurs deux enfants, Jeannot et Claude.

Lors d’une séance extraordinaire du 8 avril 1898, le conseil municipal de Teilhet s’oppose à ce que, sur proposition de Just Alpinien Pabot du Chatelard, préfet de l’Ariège, Portes redevienne Manses. Il indique avoir transmis à M. le Préfet de l’Ariège une lettre de M. le Ministre de l’Intérieur relative au nouveau projet de changement de nom de la commune de Portes. Cette lettre signale que « la section de l’intérieur du Conseil d’Etat, saisie à nouveau du projet de changement de nom de la localité dite Forge de Manses, désire savoir, avant de statuer sur le fond, si cette localité a cessé d’exister à cause de la ruine de la dite forge ; si elle constitue encore un hameau et quelle en est la population. Elle désire savoir en outre, par une délibération du conseil municipal de la commune de Teilhet, de laquelle dépend la localité de Manses, si la commune de Teilhet ne s’opposerait pas au voeu de la commune de Portes.

Lors de cette séance extraordinaire du 8 avril 1898, Monsieur le Maire engage le conseil là réuni à faire connaître son avis. Suite à la lecture de la lettre adressée par M. le Ministre de l’Intérieur à M. le Préfet de l’Ariège concernant le projet de changement de nom de la commune de Portes, le conseil formule l’avis suivant :

« Considérant que la localité dite Forge de Manses existe encore et constitue un hameau de Teilhet habité aujourd’hui par sept personnes, que la dépopulation de cette localité ne doit être attribuée qu’à l’émigration causée par la fermeture de la dite forge à la veille d’être remise sur pied à la faveur d’une gare aujourd’hui définitivement construite à un kilomètre de la dite usine (chemin de fer de Pamiers à Limoux) ;
Considérant en outre qu’à la faveur de l’importante chute d’eau située aux dites forges, il peut très bien y être établi, et cela dès aujourd’hui et sans aucun frais, une usine d’effilochage comme il y avait huit ou dix ans auparavant et où 30 à 40 personnes de Teilhet étaient journellement occupées ;
Considérant enfin que la reprise de travaux quelconques aux dites Forges de Manses est une source de fortune pour la commune de Teilhet ; que les dites forges sont sur son territoire ;

Le conseil à l’unanimité s’oppose énergiquement à ce que la commune de Portes prenne le nom d’un hameau qui appartient à Teilhet ; et au voeu de la commune de Portes. »

En 1912, ayant réuni les terres de l’ancienne métairie de Roques à celle de La Forge, le comte Henri de Portes fait bâtir une étable à La Forge afin que cette nouvelle ferme dispose désormais de tous les éléments nécessaires à son exploitation. Ce sont les dernières constructions réalisées sur le site de l’ancienne forge par la famille de Portes. En 1938, celle-ci céde l’ensemble du domaine à Christian Vieljeux.

Après la guerre et jusqu’en 1950, Christian Vieljeux complète l’équipement de cette ferme en y faisant construire une plate-forme à fumier avec fosse à purin, une bergerie et une porcherie. Dans le même temps, il fait buser et combler les anciens canaux, qui traversaient les cours de la ferme et séparaient certain bâtiments. En 1950, la Forge est louée à un maraîcher, Baptiste Albessa. En la circonstance, Christian Vieljeux compléte encore l’équipement du lieu en lui ajoutant une station de lavage, occupée plus tard, en 1960, par une scierie. Toujours dans le même temps, il fait prolonger le bâtiment du foulon afin de disposer de garages au rez-de-chaussée et de logements à l’étage. Sur l’emplacement de l’ancienne forge, il installe une vaste cave, des cuves, une presse hydraulique, etc…, soit tout l’équipement nécessaire pour vinifier les six hectares de vigne plantés sur le domaine. Au-dessus de la cave, au niveau de la route, il fait construire encore une habitation.

En janvier 1952, une nouvelle crue exeptionnelle de l’Hers – 4,25 mètres à l’échelle de Mirepoix – provoque une brèche de près de 60 mètres dans la digue de protection des terres de la forge. L’eau qui s’y engouffre avec force ravine fortement les terres cultivées et détruit la quasi totalité des récoltes implantées, provoquant un véritable désastre pour le fermier, qui se trouve contraint d’abandonner son activité. Dés lors, Christian Vieljeux fait planter l’ensemble des terres en peupliers, et il y ajoute en 1960 une scierie pour tirer partie des bois du domaine. Entre temps, un second chemin d’accès a été aménagé, ouvrant ainsi deux voies d’arrivée aux bâtiments et à la scierie.

En 1974, Christian Vieljeux vend la Mondonne, les terres de la plaine, y compris celles de La Forge, à l’exclusion des bâtiments qu’il réserve au régisseur maintenu dans les lieux et qui en fait l’acquisition en 1990.
Aujourd’hui, seuls subsistent les bâtiments que les petites industries disparues ont nécessités, ainsi que le nom de ces industries, lequel nom s’est imposé, avec quelques variantes cependant. C’est ainsi qu’en 1846, le cadastre mentionne « Manses, forge et martinet » ; en 1937, « Forge de Manses » ; en 1955, « Ancienne forge de Manses ». Le site de cette ancienne forge se trouve aujourd’hui dénommé La Forge.

Que peut on voir aujourd’hui comme vestiges de la forge proprement dite ? Des murs qui ont été repris ; des scories ; ce qui pourrait être la cave de la trompe d’eau qui comprimait l’air de la soufflerie ; les restes d’un pont sur le canal de fuite…

7. Le destin de François Félix Verdier, apprenti à la forge de Portes

Pour l’histoire, il convient de noter qu’un homme devenu célèbre a débuté comme apprenti et travaillé à la forge de Manses. Il s’agit de François Félix Verdier, ou Verdié, né 27 mars 1810 à Teilhet, fils de François Verdier, martineteur à la forge de Portes ; fondateur en 1855 des Forges et Aciéries de Firminy.

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Archives départementales de l’Ariège. Document 1NUM/4E4018. Teilhet. Naissances (An XI-1852). Vue 72.

Voici le Mémorial prononcé en hommage à François Félix Verdier et publié le 27 mai 1878 par le journal La Loire, jour de ses funérailles :

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Ci-dessus : buste de François Félix Verdier. Source : Le Progrès. 6 août 2012. François-Félix Verdié : l’histoire d’un Européen avant l’heure.

« Monsieur François Félix Verdier, dont la mort inopinée a causé dans notre région une émotion douloureuse, n’était pas originaire de notre pays ; mais par son long séjour parmi nous, par ses alliances, par son rôle dans nos assemblées électives, et surtout par sa situation et sa valeur comme chef d’industrie, il avait acquis, dès longtemps les titres d’un des plus connus et des plus estimés de nos concitoyens.

Né à Teilhet, petit village des Pyrénées le 28 mars 1810, issu de l’humble famille d’un ouvrier étireur, François Félix Verdier n’avait reçu dans la petite école primaire de son village qu’une instruction incomplète. De très bonne heure il commença sous les yeux de son père, aux forges de Manses, commune de Teilhet, son apprentissage d’ouvrier étireur.

Vers l’âge de dix-sept ans, il abandonna le foyer paternel et l’atelier natal pour faire son tour de France. Il travailla ainsi successivement à Pamiers, à Toulouse, à Albi, et à cette antique usine de la Bérardière prés de Saint-Etienne, où Bedel (le grand père) ((Cf. Forez Info : « A Saint-Etienne, les Forges et aciéries de la Bérardière furent créées en 1816. Leur direction étant confiée à M. Beaunier, le fondateur de l’Ecole des Mines. Cette importante usine devint plus tard celle de la famille Bedel. »)) avait apporté d’Alsace l’industrie du raffinage des aciers spéciaux pour la fabrication des armes. Vers 1831 il entra aux forges d’Assailly prés de Rive-de-Gier, appartenant aux frères Jackson ; il était déjà un remarquable ouvrier spécialiste. Mais pour maître ouvrier qu’il fût, il n’en n’était pas moins ouvrier et absolument privé de cette liberté et de cette initiative si précieuses aux hommes d’intelligence et de travail.

En 1838, avec le concours de M. Marrel, son beau frère, il put satisfaire son ambition que justifiaient amplement une expérience et une science approfondies de tous les secrets de cette profession. Il créa dans le quartier de Perrache à Lyon une petite usine pour la fabrication de l’acier en barres. Quelques années plus tard, MM. Neyrand et Bergeron devenant commanditaires, l’usine de Perrache prit une importance plus grande.

La crise politique de 1848 survint, et le cortège ordinaire des révolutions, l’arrêt du commerce et de l’industrie, le chômage des ateliers et des manufactures. L’usine de Perrache matériel et marchandises vint se fondre dans celle de Lorette, prés de Rive de Gier, dont M. Neyrand était propriétaire.

M. Verdier avait depuis de longues années poursuivi la réalisation d’une nouvelle variété d’acier, nous voulons parler de l’acier mixte, ou acier moulé sur fer. Il fit à Lorette les premières expériences de ce procédé – expériences absolument concluantes. Il était permis d’augurer pour cette découverte le plus brillant avenir, car elle réalisait sur les prix courants de l’acier une économie considérable. Mais les circonstances la rendirent à peu prés inutile ; le prix de l’acier subit une brusque et générale diminution.

La Société des forges et aciéries de Firminy prit naissance en 1854. M. Verdier en fut dés l’origine le directeur. L’objet de la société était l’exploitation de son procédé de fabrication de l’acier mixte ; et conjointement, la fabrication de l’acier, du fer, de la fonte, etc. L’extension du nouvel établissement fut rapide car il entreprit bientôt la fourniture des matériaux forgés pour les chemins de fer, essieux et bandages, ressorts, rails etc.

Dès 1855, M. Verdier recevait, à la suite de l’exposition universelle, la décoration de la Légion d’honneur, en récompense de la valeur des produits de la nouvelle usine et du mérite de son directeur. Le compte-rendu officiel du jury, consacrant à l’acier mixte une mention spéciale, en faisait un éloge remarqué. La recherche du mieux était la préoccupation constante de M.Verdier. Son ingéniosité d’esprit s’aidant de sa rare expérience savait à merveille découvrir les améliorations pratiques des procédés anciens ou l’adaptation à la pratique des découvertes nouvelles.

On fondait l’acier dans des fours à deux creusets. En 1859, M. Verdier les replaça par des fours à 4 creusets. M. Siemens, inventeur du four qui porte son nom, n’avait pu parvenir, après deux mois d’essais opérés sur place à Firminy, à faire fonctionner son four à fondre l’acier. M. Verdier parvint à le rendre pratique.

Jusqu’alors on n’avait obtenu que partiellement la fusion de l’acier sur la sole d’un four à réverbère. M. Martin pensait qu’on devait arriver à produire couramment et en grandes masses cette fusion, en utilisant toute la chaleur développée par le four Siemens. Un petit four d’essais fonctionnait déjà à Cireuil depuis quelque temps, lorsque M. Paulin Talabot, directeur des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée; conseilla à M. Martin de faire appel à notre compatriote : — Si votre système est pratique, leur dit-il, un seul homme peut le faire réussir, c’est M. Verdier. Le conseil fut suivi. M. Verdier alla étudier le procédé sur place, à Cireuil, et il fit construire à Firminy dés son retour un premier four, établi dans des conditions nouvelles. Dès les premiers essais, il était arrivé à sextupler la production de l’acier par ce moyen.

La réalisation industrielle du procédé Siemens-Martin a donc eu Firminy pour point de départ. On sait quel chemin ce procédé a fait depuis lors. A l’heure actuelle, l’usine de Firminy compte parmi les plus importants établissements métallurgiques de France. On peut affirmer qu’elle doit cette situation à M. Verdier.

Ce directeur, si expérimenté et si inventif, considérait ses ouvriers comme des collaborateurs amis, et l’amélioration de leur sort était l’un de ses constant soucis. La première caisse de secours établie dans le bassin fut créée à son initiative pour les ouvriers des forges et aciéries de Firminy. Elle était alimentée en partie par la Société. En 1872, M. Verdier, obtint du conseil d’administration la création d’un fonds de prévoyance exclusivement alimenté par les fonds de la société pour les ouvriers devenus incapables pour cause d’âge ou d’infirmités.

On imagine sans peine quelles durent être, surtout au début de ses créations d’usines, les difficultés de toutes sortes que M. Verdier a eu à éprouver et à surmonter. Mais sa patience ne le cédait à nullement à son activité. Telle était cette infatigable passion du travail qu’il trouvait encore le moyen de s’occuper activement des affaires publiques.

François Félix Verdier fut nommé maire de Firminy en 1862. La commune doit à son initiative la création d’une école communale laïque de garçons, dont il fit voter quelques années plus tard la gratuité absolue. Le zèle qu’il avait ainsi témoigné pour la propagation de l’instruction primaire lui a valu les palmes très méritées d’officier d’Académie. Aucune des questions relevant de l’administration municipale n’échappait à sa vigilance. Aussi peut-on dire qu’il dut à la reconnaissance de ses concitoyens d’être porté en 1874 au conseil Général et réélu en 1877, session durant laquelle il fut élevé au fauteuil de vice Président.

C’est à Dombrowa, où il était allé il y a trois semaines, pour assister à l’installation de ses usines et à leur mise à feu, que M. Verdier a succombé à une fluxion de poitrine. Il semble que le simple récit d’une vie comme celle que nous venons de retracer suffise pour faire connaître le caractère de l’homme.

Le fils d’un très humble et très pauvre ouvrier, parvenu à une des plus brillantes situations industrielles, n’a pu gravir ainsi un à un les échelons de la fortune, si grande fut son intelligence, sans l’aide d’une qualité maîtresse, la patience, la persévérance, « homo tenax propositi ». M. Verdier réalisait bien l’homme d’Horace. D’une humeur concentrée et remarquablement égale, il était d’ailleurs la bonté même. Aussi son nombreux personnel d’ouvriers avait pour lui une réelle affection. Au sein de sa nombreuse famille il était véritablement le pater familias antique, dont la volonté ne s’imposait que par ascendant du coeur et de l’esprit.

Pendant la douloureuse guerre de 1870-71, M. Verdier fils, écrivant à sa famille, contait qu’il avait pris des cals aux mains en travaillant aux ouvrages de défense. Sa mère naturellement le plaignait, mais son père disait : qu’importe qu’il ait des cals aux mains, il n’en a pas au cœur. En parlant ainsi, M. Verdier jugeait son fils et se jugeait lui-même, car le patriotisme est peut-être le meilleur critérium de la générosité des âmes. Enfin François Félix Verdier se distinguait par une grande qualité, qui ne laisse pas d’être rare dans le monde, et notamment chez ceux qui, avec ou sans le secours du ciel, se sont élevés rapidement dans la hiérarchie sociale.

Par sa vie et son caractère, M. Verdier a mérité plus qu’un salut adressé au passage de son cercueil. Il a droit au souvenir respectueux et reconnaissant de ses concitoyens. »

2 réponses sur “Histoire de la forge de Manses-Portes”

  1. Bonjour, article très instructif et intéressant.
    Mais erreur si je puis me permettre dans le nom de François Felix Verdié et non pas Verdier
    Cordialement

    1. Merci de votre message.
      Concernant le patronyme de Félix François, on trouve selon les actes l’une ou l’autre des deux orthographes.

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