De l’histoire et des généalogies

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Ci-dessus : devant la Malaoutio, l’ancienne maladrerie, le chêne de huit-cents ans, qui est à Mirepoix figure de l’Arbre de Vie. C’est au pied de ce chêne que le petit peuple de Mirepoix s’est rassemblé en 1660 pour réclamer la délivrance de Jean de Lévis Lomagne, séquestré dans son château, maltraité, battu par les siens, alors âgé de quatre-vingt-douze ans ((Cf. Christine Belcikowski. La trace du serpent. Au château de Mirepoix. Chapitre 17. « 17. Toutefois sain de son esprit ». L’Harmmattan. 2014.)).

Des observations que me vaut chez les éditeurs le style des enquêtes que j’ai consacrées ces dernières années à Jean Dabail, fils du petit peuple de Mirepoix au temps de la Révolution française, à Abraham Louis, « le Juif » de Mirepoix, et à Frédéric Soulié, Ariégeois mal-aimé, Ariégeois quand même, je retire l’impression qu’il est temps pour moi de justifier ici ce style même, dont je prétends faire méthode ou chemin ((Μέθοδος, méthodos, en grec, au sens premier, veut dire « chemin ».)).

« Ne voyez là aucun reproche, mais la méthode généalogique que vous suivez, rend la lecture un peu plus aride au lecteur non spécialiste », me dit ainsi l’un de ces éditeurs, qui me propose par ailleurs d’accueillir mon enquête sur Abraham Louis dans la section Bibliothèque de ses éditions en ligne.

Je ne dispute pas ici de l’éventuelle aridité que le lecteur non spécialiste peut trouver à la méthode généalogique, mais me propose de défendre et illustrer les vertus d’une telle méthode au regard des fondements ou raisons qui sont les siennes, et aussi des effets littéraires qu’elle induit.

« Les générations des mortels, alternativement illustres & abjectes, s’effacent, se confondent, & se perdent comme les ondes d’un fleuve rapide ; rien ne peut arrêter le tems qui entraîne après lui tout ce qui paroît le plus immobile, & l’engloutit à jamais dans la nuit éternelle », observe Louis de Jaucourt dans l’article « Généalogie » de l’Encyclopédie ((L’Encyclopédie. 1re édition. Tome 7. Louis de Jaucourt. Article Généalogie. 1757.)).

Quand certains hommes ou femmes se font connaître par des faits, que l’histoire retient, d’autres passent sur la terre sans laisser d’autres traces que les actes paroissiaux ou civils correspondant aux trois grandes étapes de l’existence commune : naissance, mariage, décès. Ceux-là, qui m’intéressent plus que d’autres, ne peuvent faire l’objet que d’une enquête généalogique, seule propre à les inscrire dans le plan d’une histoire plus longue qui, une fois éclairée, donne sens à leur incognito, partant, aux heures de leur vie.

L’exégèse juive distingue de façon essentielle l’ίστορία (historia), ou l’histoire des faits, telle qu’on l’entend depuis l’antiquité gréco-romaine, et le תולָדות (toledot), ou l’histoire des engendrements, telle qu’on la trouve dans les listes généalogiques bibliques.

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Ci-dessus : Genèse 25. Début de la sixième parasha (section hebdomadaire) du cycle annuel juif de lecture de la Torah.

« Abraham prit encore une femme, qui s’appelait Qetura. Elle lui enfanta Zimrân, Yoqshân, Medân, Madiân, Yishbaq et Shuah. Yosqhân engendra Sheba et Dedân, et les fils de Dedân furent les Ashshurites, les Letushim et les Léummim. Fils de Madiân : Épha, Épher, Hanok, Abida, Eldaa. Tous ceux-là sont fils de Qetura. Abraham donna tous ses biens à Isaac. Quant aux fils de ses concubines, Abraham leur fit des présents et les envoya, de son vivant, loin de son fils Isaac à l’est, au pays d’Orient. Voici la durée de la vie d’Abraham : cent soixante-quinze ans. Puis Abraham expira, il mourut dans une vieillesse heureuse, âgé et rassasié de jours, et il fut réuni à sa parenté. Isaac et Ismaèl, ses fils, l’enterrèrent dans la grotte de Makpéla, dans le champ d’Éphrôn fils de Çohar, le Hittite, qui est vis-à-vis de Mambré. C’est le champ qu’Abraham avait acheté aux fils de Hèt; là furent enterrés Abraham et sa femme Sara. Après la mort d’Abraham, Dieu bénit son fils Isaac, et Isaac habita près du puits de Lahaï Roï. Voici la descendance d’Ismaèl, le fils d’Abraham, que lui enfanta Agar, la servante égyptienne de Sara. Voici les noms des fils d’Ismaèl, selon leurs noms et leur lignée : le premier-né d’Ismaèl Nebayot, puis Qédar, Adbéel, Mibsam, Mishma, Duma, Massa, Hadad, Téma, Yetur, Naphish et Qédma. Ce sont là les fils d’Ismaèl et tels sont leurs noms, d’après leurs douars et leurs camps, douze chefs d’autant de clans. » Etc. ((Bible de Jérusalem. Genèse 25.))

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Ci-dessus : Lucien de Samosate (né vers 120 après J.C. ; mort après 180). De la manière d’écrire l’histoire, XXXIX, p. 104. Traduction Talbot. « L’unique devoir de l’historien, c’est de dire ce qui s’est fait. »

Je reprends, quant à moi, cette distinction entre historia et toledot, et je me réclame, dans ma propre pratique, de la philosophie du toledot plutôt que de celle de l’historia. Je m’intéresse en effet à l’existence des hommes et des femmes bien plus qu’à l’histoire des événements, et je tiens qu’au fil des générations hommes et femmes cheminent collectivement dans le sens d’un accomplissement auxquels ils aspirent et qui viendra un jour, même s’il tarde à venir encore.

C’est cette histoire-là que j’ai envie de raconter, dans le continuum de ses générations obscures ; et c’est d’ailleurs dans le cadre de cette histoire-là que j’ai tenté déjà d’éclairer la figure de Jean Dabail qui a rêvé un moment de faire venir la Révolution à la fin à quoi celle-ci prétendait, i.e. au renversement du monde d’amount par le monde d’abail ((Cf. Christine Belcikowski. Les chemins de Jean Dabail. Chapitre 7. Un roman à l’état naissant.)) ; ou encore la figure de Marionnasse, qui, nonobstant ses propres défaites, met au monde en la personne de la petite Magdeleine celle qui commencera d’échapper au destin des misères extrêmes ((Cf. Christine Belcikowski. Les chemins de Jean Dabail. Chapitre 12. Des nouvelles de Magdeleine Marty.)) ; ou encore la figure d’Abraham Louis, qui, à partir de son identité marrane, se réclame des hommes « justes, honnêtes et de bonne foi », comme dit Spinoza, et nous renvoie ainsi à la question de l’universel, aujourd’hui plus actuelle que jamais ((Christine Belcikowski. Au-delà du fleuve. L’histoire d’Abraham Louis. A paraître.)) ; ou encore la figure de l’enfant Melchior Frédéric Soulié, qui était à Mirepoix « comme le volant que de vigoureux joueurs se renvoient l’un à l’autre, mais qui doit finir par rester à terre comme un hochet inutile, tout meurtri et tout déplumé », et qui se construira malgré tout, à partir du réseau de relations qu’il entretient dans le cercle familial et avec le voisinage de ce dernier, une identité ariégeoise qu’il revendiquera toute sa vie durant ((Christine Belcikowski. Frédéric Soulié, Ariégeois mal-aimé, Ariégeois quand même. A paraître.)).

Il y a en outre une esthétique des généalogies à laquelle je suis sensible dans la tradition gréco-latine et dans la Bible, car outre qu’elle nous reconduit aux fastes poétiques de l’Orient ancien, elle nous relie au monde des engendrements, grands ou misérables, qu’elle célèbre ou plaint dans la profondeur du temps. « Plus que l’exactitude des noms qui les composent, importe leur rôle dans le récit où elles sont insérées. Elles servent en particulier à inscrire l’individu dans un réseau de relations, de parenté, et à le situer dans une période structurée de l’histoire », observe le pasteur Élian Cuvillier, professeur d’exégèse à la Faculté de théologie protestante de Montpellier ((Elian Cuvillier. Naissance et enfance d’un Dieu : Jésus-Christ dans l’Évangile de Matthieu. Bayard. 2005.)).

« Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham : Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères, Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar, Pharès engendra Esrom, Esrom engendra Aram, Aram engendra Aminadab, Aminadab engendra Naasson, Naasson engendra Salmon, Salmon engendra Booz, de Rahab, Booz engendra Jobed, de Ruth, Jobed engendra Jessé, Jessé engendra le roi David. David engendra Salomon, de la femme d’Urie, Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia, Abia engendra Asa, Asa engendra Josaphat, Josaphat engendra Joram, Joram engendra Ozias, Ozias engendra Joatham, Joatham engendra Achaz, Achaz engendra Ézéchias, Ézéchias engendra Manassé, Manassé engendra Amon, Amon engendra Josias, Josias engendra Jéchonias et ses frères ; ce fut alors la déportation à Babylone. Après la déportation à Babylone, Jéchonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel. Zorobabel engendra Abioud, Abioud engendra Éliakim, Éliakim engendra Azor, Azor engendra Sadok, Sadok engendra Akhim, Akhim engendra Élioud, Élioud engendra Éléazar, Éléazar engendra Matthan, Matthan engendra Jacob, Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle Christ. Le total des générations est donc : d’Abraham à David, quatorze générations ; de la déportation de Babylone au Christ, quatorze générations. Or telle fut la genèse de Jésus Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint. Joseph, son mari, qui était un homme juste et ne voulait pas la dénoncer publiquement, résolut de la répudier sans bruit. Alors qu’il avait formé ce dessein, voici que l’Ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : »Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme : car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus : car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Or tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur… » ((Bible de Jérusalem. Evangile de Mathieu, I.))

Les généalogies relèvent d’une sorte de pacte de lecture qui annonce ou révèle au lecteur, même si celui-ci saute les noms ou les dates, comment il convient de prendre la suite, en particulier l’histoire du personnage considéré. Les généalogies de la misère (Jean Dabail, Marionnasse), du marranisme (Abraham Louis) ou des drames familiaux (Frédéric Soulié), montrent qu’une telle histoire procède à la fois d’une longue suite de médiations humaines qui tend à se constituer en destin, et d’une part de contingence qui permet éventuellement à l’individu de se saisir d’une espérance nouvelle et de nourrir à la clarté de cette dernière le possible d’une liberté.

Je ne conteste pas que l’usage de la méthode généalogique puisse paraître fastidieux à certains lecteurs. Mais la littérature contemporaine fait grand cas des listes et autres inventaires façon Perec :

« Je me souviens que mon oncle avait une 11CV immatriculée 7070 RL2. Je me souviens de Lester Young au Club Saint-Germain ; il portait un complet de soie bleu avec une doublure de soie rouge. Je me souviens que je me demandais si l’acteur américain William Bendix était le fils des machines à laver. Je me souviens que Voltaire est l’anagramme de Arouet L(e) J(eune) en écrivant V au lieu de U et I au lieu de J. Je me souviens que Caravan, de Duke Ellington, était une rareté discographique et que, pendant des années, j’en connus l’existence sans l’avoir jamais entendu. Je me souviens que dans le film Knock on wood, Danny Kaye est pris pour un espion du nom de Gromeck. Je me souviens des mousquetaires du tennis. Je me souviens de « Bébé Cadum ». Je me souviens de Paul Ramadier et de sa barbiche. Je me souviens que Colette était membre de l’Académie royale de Belgique. Je me souviens que la violoniste Ginette Neveu est morte dans le même avion que Marcel Cerdan. Je me souviens que Khrouchtchev a frappé avec sa chaussure la tribune de l’O.N.U. » Etc.

Pourquoi l’histoire, qui, selon Ivan Jablonka, « est une littérature contemporaine » ((Ivan Jablonka. L’histoire est une littérature contemporaine. Editions du Seuil. 2014.)), serait-elle donc, elle seule, interdite de talidot, ou de listes généalogiques ?

2 réponses sur “De l’histoire et des généalogies”

    1. Merci de ces mots chaleureux. Nous partageons une même conception humaniste de l’histoire et ce partage nous aide à progresser sur nos chemins de recherche.

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