En 1904, quand la Société d’études scientifiques de l’Aude visite Chalabre, Léran, Sibra, Lagarde et Mirepoix

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Le Docteur P. Courrent raconte ci-dessous les deux journées d’excursion à Chalabre, Lagarde, Sibra et Mirepoix, organisées les 22 et 23 mai 1904 par la Société d’études scientifiques de l’Aude. Ce récit se trouve recueilli dans le tome XVI (p. 57 sqq.) du Bulletin de la Société d’études scientifiques de l’Aude, publié en 1905 à Carcassonne, chez Victor Bonnafous-Thomas, Imprimeur de la Société, 50 rue de la Mairie.

1. Voici le programme de l’excursion des 22 et 23 Mai 1904 : Chalabre (Aude) (Château de Chalabre, Eglise de Saint-Pierre, Usines). Léran (Ariège), Lagarde et Sibra. Mirepoix (Ariège) :

22 Mai 1904
7 h. Rendez-vous à la gare du Midi, à Carcassonne.
7 h. 23. Départ.
10 h. 20. Arrivée à Chalabre. Visite de l’Eglise Saint-Pierre et du Château de Chalabre.
12 h. Déjeuner à l’Hôtel de France.
2 h. Départ en voiture pour Léran (Ariège). Visite du Château de la famille de Lévis Mirepoix.
5 h. Retour à Chalabre et visite des Usines à chapeaux.
7 h. 30. Diner à l’Hôtel de France.

23 Mai 1904
5 h. 45. Rendez-vous à la gare de Chalabre.
6 h. 02. Départ pour Lagarde.
6 h. 20. Arrivée à Lagarde. Visite du château restauré de Sibra et des ruines du Château de Lagarde.
8 h. 30. Départ à pied pour Moulin-Neuf (3 kil.) : Herborisation, géologie, entomologie.
9 h 50. Arrivée à Mirepoix. Visite de la Cathédrale de Saint Maurice et de l’ancien Evêché.
i2 h. Déjeuner à l’Hôtel Rigaud.
1 h. 30. Ascension et visite du Château de Terrides.
4 h. 30. Rendez-vous à la Gare.
4 h. 57. Départ de Mirepoix.
6 h. 51. Arrivée à Carcassonne.

2. Voici maintenant, rédigé par le Dr. Courrent le 1er Décembre 1904 à Tussan, le récit de cette excursion :

« La récente mise en exploitation des lignes de Bram à Lavelanet par Chalabre et de Limoux à Pamiers par Mirepoix m’a suggéré l’idée de proposer à la Société une excursion scientifique dans le pays de Kercorb et le pagus Mirapensis.

Une similitude de moeurs, un climat semblable, une même constitution géologique, des souvenirs historiques intéressants, rattachent intimement les cantons de Chalabre et de Mirepoix que, seules, des limites administratives ont placés dans deux départements différents.

Avant 1210 les pays de Kercorb et de Mirepoix, placés entre les riches possessions des comtes de Foix et des vicomtes de Carcassonne, ont été un perpétuel objet de convoitises pour les deux grandes Maisons.

Pendant la croisade des Albigeois, les deux régions ont subi le même sort. Envahies par les armées de Simon de Montfort, leurs seigneurs furent dépouillés et remplacés par voie de conquête, dans le pays de Kercorb, par Pons de Bruyères-le-Châtel, dans le pagus Mirapensis, par Guy de Lévis, maréchal des Albigeois, tous deux lieutenants du chef des croisés.

On peut visiter aujourd’hui encore les manoirs de Chalabre dans le département de l’Aude, de Léran dans le département de l’Ariège, demeures seigneuriales qui ont échappé, on ne sait par quel miracle, à la Révolution, et qui ont été choisies, pour y faire leur séjour préféré, par les descendants des deux familles aussi illustres qu’anciennes des de Bruyères et des de Lévis Mirepoix.

Les ruines imposantes des forteresses de Puivert (dans le canton de Chalabre), de Lagarde et de Terrides (dans le canton de Mirepoix), demeures de ces antiques familles, présentent aux visiteurs émerveillés leurs donjons superbes et majestueux encore pleins de souvenirs, splendides monuments de sculpture et d’architecture.

Une ample moisson botanique et entomologique peut être récoltée dans cette région où la campagne est merveilleuse de verdure au printemps.

Rien donc ne manque à ce beau pays pour satisfaire aussi bien le chercheur et le savant que l’amateur et le touriste, et mon projet d’excursion reçut en conséquence l’adhésion de la Société et de la commission.

2.1 Première Journée. Chalabre. Lagarde.

Par une très belle matinée, neuf excursionnistes de la Société d’Etudes Scientifiques, MM. G. Gautier, G. Rebelle, Léonce Marty, Fabre, Evrot, Escarguel, Glories, Mme et M. Brunel étaient présents au rendez-vous, à la gare de Carcassonne, le 22 Mai 1904, jour de la Pentecôte, à 7 heures du matin.

Arrivé moi-même à Chalabre la veille, pour, avec M. H. Rascol, pharmacien et membre de notre Société, régler les derniers détails de l’excursion, je me transportai à Moulin-Neuf au devant de nos collègues.

Vers 10 heures un double coup de sifflet annonce le double train de Pamiers et de Lavelanet arrivant de Bram. Pendant les manoeuvres, et en attendant l’heure du départ, serrements de mains, cordiaux échanges de compliments ; on se réjouit du temps splendide qui promet de présider à notre promenade.

« Les voyageurs pour Chalabre et Lavelanet en voiture S. V. P. » et nous voilà partis. Dans trente minutes nous serons rendus à Chalabre.

Les voyages en chemin de fer sont peu propices à la mise au point des paysages qui se déroulent. Mais notre train n’a rien de la vitesse du Sud-Express, et nous pouvons, sans grands efforts, admirer les belles eaux limpides de l’Hers qui roulent presque à nos pieds dans un lit sinueux, aux rives ombragées de saules et de peupliers, bordées de champs de céréales, de prairies naturelles dont la teinte uniformément verte est égayée par les tapis rouges des esparcettes en fleur.

Au bout de cinq minutes le train stoppe : « Lagarde ! »

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Ce nom rappelle une partie du programme, et les excursionnistes se précipitent aux portières d’où l’on peut contempler, au milieu d’un bosquet, les ruines du vieux manoir, de la vieille forteresse de Lagarde au pied de laquelle se développe le village du même nom.

A peine une minute d’arrêt et le train repart ; la visite de ces ruines est pour le lendemain.

Entre temps on cause du passé, on esquisse l’histoire du pays ; l’infatigable M. Rebelle prononce de temps à autre, le sourire sur les lèvres, deux ou trois mots latins en s’adressant à M. Gautier et à ses collègues les botanistes.

Même à la vitesse du train, il vient de reconnaître des plantes dont il est heureux de constater et de noter la présence On est émerveillé devant les bois touffus de chênes et d’essences diverses qui s’étendent sur les collines de Saint-Quentin et de Camon, et qui descendent jusqu’au lit de la rivière de L’Hers sur la rive gauche duquel court sinueuse la route départementale de Mirepoix à Chalabre.

La ligne du chemin de fer se rapproche de plus en plus du cours d’eau, et le traverse sur un de ces ponts artistiques, comme ont l’habitude d’en construire les ingénieurs sur les lignes pittoresques qui, se détachant de la grande artère, pénètrent au coeur des Pyrénées.

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Ci-dessus : vue de Camon en janvier 2016. Source : Robert Faure, auteur du site Du côté de Tréziers.

Nous voici à Camon (Ariège) où l’on aperçoit, dominant le village, l’ancien couvent des Bénédictins de Saint-Maur si puissants au Moyen Age, et qui se partageaient avec les Seigneurs de Chalabre et de Mirepoix la suzeraineté sur la Terre privilégiée et le pays de Mirepoix. Le village de Camon où l’on conserve précieusement : 1° un inventaire de tous les documents du prieuré, fait en 1700 ; 2° une charte de la dix-septième année du roi Lothaire ; 3° le registre du greffe de 1322, est très intéressant à visiter. Camon a conservé, avec ses vieilles maisons de style renaissance, son église et son couvent, un cachet de vieux que l’on trouve d’ailleurs dans presque toutes les localités des environs.

Malheureusement notre programme ne nous permet de nous arrêter ni aujourd’hui ni demain.

Un quart d’heure encore et nous arriverons à Chalabre.

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Nous marchons en ce moment sur la rive gauche de l’Hers ; le paysage est toujours aussi beau, aussi riant. Nous passons sous le tunnel de Falgas, et voici poindre la flèche aiguë du clocher de forme pyramidale de l’Eglise de Saint Pierre. Le monument a bel air. Il surplombe l’Eglise qui est isolée sur un mamelon à l’Est de la gare, et ses 47 mètres de hauteur en paraissent bien cent. Heureuse coïncidence, les cloches sonnent à toute volée et le superbe carillon chalabrais qui appelle les fidèles à l’office du dimanche, semble commandé pour nous recevoir. Madame Courrent, M. Henri Rascol, M. Léon Debosque, membres de la Société, attendent les excursionnistes sur le quai de la gare. M. le docteur Laffitte, maire de Chalabre, M. Le docteur Graziani, qui sont déjà des nôtres, puisqu’ils acceptent les insignes de la Société, ont tenu à nous faire les honneurs de leur ville.

Après les présentations et les compliments d’usage, les excursionnistes, au nombre de quinze, grâce à l’appoint des Chalabrais, montent la rampe de la gare pour arriver sur le plateau où s’étend la petite ville de Chalabre construite, dans sa partie la plus récente, sur un plan d’une parfaite régularité, dominée au N -O. par son Eglise, au N.-E. par le manoir bâti au milieu d’un nid de verdure d’où émergent les tourelles du vieux château des de Bruyères Chalabre.

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Les excursionnistes admirent les promenades d’acacias entourant l’église paroissiale de Saint Pierre et la belle nécropole de Chalabre. De l’ancien monument il ne reste que le clocher, sur une pierre duquel on peut lire la date de 1530.

Il était absolument indépendant de l’ancien temple gothique du XIVe ou XVe siècle. L’édifice menaçait ruine, et il y a quelques années à peine on a érigé à sa place un vaste vaisseau de style semblable construit sur le plan de l’ancien. Il contient, dans le choeur, un bel autel en marbre, les statues des apôtres et un baldaquin en bois sculpté et doré qui ornaient déjà l’église primitive.

Par la belle avenue du pont du Chalabreille et les promenades de platanes qui la continuent, nous arrivons aux premières habitations de la ville. Mais, esclaves du programme, nous visiterons, avant d’aller en ville, le château habité par M. le Marquis Antoine de Mauléon, descendant par sa grand’mère de l’antique famille des Bruyères Chalabre.

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Ci-dessus : vue du château de Chalabre en novembre 2015.

Un poteau du Touring-Club nous indique le chemin que nous devons suivre. On parcourt, en devisant et herborisant à l’ombre des splendides platanes qui bordent l’allée du château, les 500 mètres qui nous séparent de l’entrée du manoir.

Là, M. le Marquis de Mauléon met à notre disposition un cicerone qui va nous accompagner dans l’antique demeure de ses ancêtres. Au nom de la Société je le remercie de son aimable cordialité.

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Ci-dessus : armes d’Antoine de Mauléon Narbonne : « de gueules au lion d’or armé et lampassé de sable », avec cette devise, « Malus leo, mens leo ». Henriette Nathalie de Bruyères, la dernière des Bruyères Chalabre, a épousé en 1817 le comte Mathieu Antoine de Mauléon Narbonne.

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Nous voici au milieu de la cour d’honneur où nous sommes arrivés par des allées sablées, bordées de pelouses et decorbeilles de fleurs. Cette cour d’honneur est limitée vers le midi par une belle balustrade en pierre. La façade principale regarde vers l’ouest. Cette construction sans style, qui n’a jamais été achevée, est l’oeuvre de Louis Henri de Bruyères, évêque de Saint-Pons, qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, sacrifia une partie du vieux manoir (restauré et agrandi une première fois, au XVe siècle, par Roger Antoine de Bruyères Chalabre), et adapta la nouvelle demeure aux besoins de l’époque. Seul fut conservé le donjon que l’on a couronné depuis de créneaux et qui imprime encore à l’édifice son cachet Moyen Age.

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Ci-dessus : armes que Pons de Bruyères-le-Châtel a transmises à ses descendants, accolées à celles d’Isabelle de Melun, son épouse. Les armes des de Bruyères étaient : « d’or, au lion de sable, armé et lampassé de gueules, la queue fourchue, nouée et passée en sautoir », avec la devise : Sola fides sufficit. »

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Un perron de 6 à 8 marches donne accès dans un vestibule imposant, pavé de larges dalles, orné de la statue de Pons de Bruyères. Un escalier grandiose conduit au premier étage et l’on y remarque des arcades formant portique, « ouvrant une de ces perspectives d’intérieur si favorables aux beaux effets de lumière » (Vicomte Gustave de Juillac). Une rampe en fer forgé borde l’escalier monumental dont les parois sont ornées d’un portrait en pied de l’évéque de Saint-Pons ; une toile représentant Louis XIV et des portraits de chevaliers couverts d’armures (probablement des membres de la famille de Bruyères), complètent la décoration.

Le fumoir, le grand salon, la chambre dite de Monseigneur sont de forts beaux appartements, imposants par leurs dimensions et la hauteur de leurs plafonds ; ils sont remarquab!es par les belles tentures des Gobelins qui font l’admiration de tous les excursionnistes. Ces tapisseries forment une suite de six panneaux datant du XVIIe siècle et représentent des sujets mythologiques : Narcisse se mirant dans l’eau ; Mercure et le gardien de la vache Io ; Latone et l’homme changé en crapaud : les trois autres panneaux représentent la Chasse du sanglier de Calydon.

Nul ne visite le château de Chalabre sans faire l’ascension du donjon, sur la terrasse duquel on arrive, après avoir traversé les corridors sombres et méandreux du vieux manoir, par un escalier tournant en pierre dure datant des premières années de la forteresse.

Là on est émerveillé du spectacle féerique qui s’offre à la vue.

Au fond, tout au loin, vers le Midi, à 30 ou 40 kilomètres à vol d’oiseau, se dresse superbe à 2.349 mètres d’altitude le Saint-Barthélémy, cette sentinelle avancée de la ligne pyrénéenne dont il est encore séparé par les deux cantons Ariégeois des Cabannes et d’Ax-les-Thermes. Le sommet du géant de la montagne de Tabes est tout granit et pelé. Des neiges y sont encore visibles et ces névés alimentent le lac des Truites et l’Etang du Diable où prennent leurs sources l’Hers qui roule ses eaux à nos pieds, le Touyre, son affluent, que nous retrouverons à Léran et à Lagarde.

Sur un plan plus rapproché de nous et au pied du Saint-Barthélémy apparaissent sur un rocher aux pentes abruptes, à 1.200 mètres d’altitude environ, les ruines imposantes du chàteau de Monségur si tristement célèbre pendant la guerre des Albigeois. Sa prise, son démentèlement et la mort sur le bûcher de tous les Manichéens qui y avaient trouvé un dernier refuge furent le dernier épisode de cette si terrible et si néfaste guerre de religion dans les pays de Puivert, Chalabre et Mirepoix.

Plus près de nous s’étendent d’autres contreforts pyrénéens d’une altitude moindre montrant le roc nu, ou couronnés par les sombres forêts de sapins de Bélesta, Puivert, Sainte-Colombe et Rivel. Ils constituent le plan incliné sur lequel s’appuie au Nord le grand plateau de Belcaire et d’Espezel. Et se rapprochant de nous, s’étalent à nos yeux émerveillés les collines ensoleillées à altitude de moins en moins imposante, les unes couronnées de bois de chênes et de hêtres, les autres portant la trace d’abondantes et luxuriantes cultures annuelles. Dans le fond de la vallée, deux routes venant de Lavelanet et de Léran à Chalabre, étalent leur long ruban ombragé parallèlement aux eaux de la rivière de l’Hers et du canal qui en dérive.

Si l’on se tourne vers l’Est on voit s’ouvrir tout près de soi les vallées du Blau et du Chalabreille, véritables torrents descendant vers l’Hers, le premier de l’ancien lac de Puivert, le second des rampes du Col du Bac, et dans ces collines, le long de ces cours d’eau torrentueux sont construites les routes de Puivert et de Limoux vers Chalabre.

Au Nord se dressent une série de mamelons verdoyants qui ferment l’horizon.

Au Nord-Ouest se continue vers Mirepoix la vallée où l’Hers coule ses eaux grossies des cours de tout le cirque chalabrais, baignant les collines où sont construits, sur la rive droite l’Eglise de Saint Pierre, sur la rive gauche, le château récent de Falgas.

A nos pieds, et au centre de ce merveilleux, paysage, auquel nous nous arrachons à regret, s’étend pittoresquement bâtie à la rencontre des trois vallées de l’Hers, du Chalabreille et du Blau, la petite ville de Chalabre.

Notre cicerone nous conduit dans le parc. Ce sont des avenues qui serpentent sur le flanc du mamelon au milieu duquel est érigé le manoir. Ce sont des allées pleines d’ombre et de fraîcheur où l’on rencontre dans un coin solitaire le modeste mausolée de Madame la Comtesse de Bruyères, née Laval, décédée en 1828. Appartenant à la religion réformée, les dépouilles de la dernière Comtesse de Bruyères n’ont pas été admises dans le caveau de famille qui se trouve dans le cimetière catholique. Autorisés à herboriser dans le parc, les professionnels ne s’en font pas faute. Ignorant personnellement de la science botanique, je laisse à MM. Gautier, Rebelle, Marty et Fabre le soin de vous dire quelle belle moisson ils ont faite. Il me semble, si j’ai bonne mémoire, que M. Gautier a ramassé de nombreux échantillons d’un Hieracium qui paraissait beaucoup l’intéresser.Certainement il nous fera part de sa découverte, s’il ne l’a déjà fait.

Le carillon qui nous arrive de Saint Pierre nous rappelle que le programme impose notre présence à l’hôtel de France à midi. A défaut des cloches, nos estomacs nous l’auraient fait remarquer.

Un coup de corne réunit en un point du parc toute la troupe. Mais il manque un excursionniste : M. Rebelle s’est laissé entraîner par son amour des plantes ; il en a oublié l’heure du déjeuner. Enfin ! Le voici ! Nous nous dirigeons en toute hâte vers le restaurant par l’avenue de Puivert, et il nous est permis, au passage, d’admirer encore une fois, mais sous une autre face, la demeure des de Mauléon, « pêle-mêle ravissant de grands arbres, de tourelles et de créneaux où l’on s’étonne de ne pas apercevoir la bannière seigneuriale onduler au vent, ou de n’y pas entendre la trompe du veilleur, tant cet ensemble plein de capricieuses fantaisies donne à tout le site quelque chose d’inattendu, d’étranger à l’époque, de préparé seulement pour les gènérations d’autrefois. » (Vicomte G. de Juillac).

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Pour la première fois depuis le matin nous faisons un léger accroc au programme ; nous ne sommes à table qu’à midi 30. Nous n’en faisons qu’un plus grand honneur à l’excellent déjeuner qui nous est servi. Deux heures sonnent. Déjà ! On ne s’est pas ennuyé à table ! Mais les meilleures choses doivent avoir une fin, et après avoir vidé, à la prospérité de la Société, une coupe de vin mousseux, nous nous préparons à aborder la seconde partie du programme de cette première journée.

Une modification acceptée par tous renvoie le départ pour Léran après la visite de la ville. Tout en nous acheminant vers les usines de M. L. Debosque, où ce dernier a bien voulu convoquer quelques ouvrières et ouvriers de bonne volonté, nous admirons les promenades de Chalabre, d’autant plus animées que c’est aujourd’hui dimanche et même grande fête. Les cours (ainsi appelle-t-on dans le pays les belles allées de platanes, larges de 10 à 15 mètres, fossés de la ville ancienne, bordées d’hôtels et de cafés aux terrasses fleuries) sont ravissants à voir, émaillés qu’ils sont du beau sexe de l’endroit qui a mis ses plus belles parures. Nous passons devant l’Hôtel de Ville dont le fronton de la porte principale est orné d’un écu portant deux clefs d’or en sautoir, accoslé de deux branches de laurier d’or. Ce sont sans doute les armes de la ville.

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Un peu plus loin l’oeil est attiré par une série de maisons anciennes à deux étages dont le rez-de-chaussée est en léger recul, et les étages supérieurs sont supportés par des poutres en saillie que l’on nomme en architecture des « avant-soliers. » Les façades de ces maisons, qui sont fort communes à Chalabre, a Mirepoix, comme d’ailleurs dans tous les villages de la région, qui datent du Moyen Age et de la Renaissance, sont construites avec des « pans de bois » entrecroisés en forme de losange dont les vides sont remplis par de la maçonnerie.

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Nous exécutons le « traditionnel tour de ville ». Chalabre est en effet constitué par une série de promenades en forme de carré parfait. Les côtés parallèles en sont réunis par des rues qui se coupent perpendiculairement, et à leur intersection est ménagée la place du marché, halle aux grains couverte, dont la charpente est soutenue par de forts piliers en chêne. Au pied du château on peut visiter les plus anciens quartiers de la ville féodale constitués par des rues étroites et de curieuses mansardes. Sous forme de faubourgs la ville s’étend sur les avenues des routes qui s’y entrecroisent : de Foix à Limoux, de Mirepoix à Quillan, de Léran à Chalabre.

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Notre promenade nous amène jusqu’à l’usine de notre collègue M. Debosque. En une heure de temps, le contre-maître, M. Boulicot, fait exécuter devant nous les diverses opérations de la fabrication d’un chapeau, et chacun est émerveillé de voir sortir des mains de l’ouvrier ce beau et rutilant « trois françois » à la genèse et à la naissance duquel il vient d’assister. M. Debosque reçoit les remerciements de tous les membres de l’excursion.

Une diligence nous attend à la sortie de l’usine. Il est 3 heures, et 8 kilomètres à peine nous séparent de Léran (Ariège) où nous nous rendons pour visiter le château de la famille de Lévis Mirepoix. Les jeunes excursionnistes grimpent à l’impériale, les plus âgés s’entassent avec le cocher et dans l’intérieur. Mais le trajet n’est pas très long et le pays que l’on va traverser est charmant. De Chalabre à Léran on marche sous bois pendant trois quarts d’heure.

C’est un vrai tunnel de verdure que l’on traverse. Quel dommage que le temps presse et que l’on ne puisse pas s’enfoncer sous les ormes, les chênes et les hêtres du bois ; les botanistes y rempliraient largement leurs boîtes. Mais la flore paraît aux connaisseurs à peu près semblable à celle qu’ils ont étudiée le matin et les regrets sont moins amers.

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Nous voici à la clairière du bois, et à un kilomètre nous a percevons au milieu des arbres émerger les tours et les échauguettes ardoisées du château de Léran, autrefois fortifié, construit sur un plateau dominant le village dont il est séparé par la rivière du Touyre.

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Ci-dessus : visite du château de Léran en 2010.

A 4 heures précises nous pénétrons dans la cour d’honneur du manoir après avoir traversé une porte d’entrée de construction récente percée dans le mur de façade qui est ajouré de quatre fenêtres grillées. Sur le fronton de cette porte l’on aperçoit l’écusson en pierre des « Lévis Léran », écartelé au 1er et au 4e de Lévis (d’or à trois chevrons de sable), au 2e et au 3e de Foix (d’or à trois pals de gueules). L’écu est surmonté du heaume, accoté de feuilles d’acanthe.

Du côté de la cour, au-dessus de l’entrée, se trouve l’inscription suivante : « Mossen Gui de Lévis, duc de Mirapeis, et Madona Maria de Mérode, molher sua han radoubat aquest castel. MDCCCLXXXIII. »

Nous sommes reçus dans cette cour d’honneur par le fils de feu Mossen Gui de Lévis et Madona Maria de Mérode : Charles François Henri Jean Marie de Lévis, duc de Mirepoix, accompagné de M. S. Olive, son sympathique régisseur.

« Le château existe depuis la fin du XIIIe siècle, » nous dit M. de Mirepoix. Il paraît qu’il est de la fin du XIVe et du commencement du XVe d’après M. J. Poux, notre archiviste départemental, qui a écrit dans le bulletin de la Société de géographie de Toulouse (juillet-août 1898) une très intéressante et très documentée notice sur les deux châteaux ariégeois de Léran et de Lagarde.

Loin de moi l’intention de discuter ici ces deux opinions, je ne suis pas compétent. Je préfère profiter de la circonstance pour conseiller comme vade-mecum aux touristes qui désirent visiter ces deux manoirs l’étude de M. Poux.

Quoiqu’il en soit, le château récemment restauré a grand air et je ne puis m’empêcher de communiquer à mes collègues l’impression que m’a faite ce monument à chacune de mes visites. L’aspect général offert au visiteur qui se trouve dans la cour d’honneur, rappelle le château de Pau. Il se compose de trois corps de bâtiments, tours allongées et massives qui, par leur entrecroisement, constituent une cour en forme de trapèze dont le grand côté est formé par le mur de clôture regardant le levant, où se trouve percée la porte d’entrée.

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Les ailes Nord et Sud sont à trois étages ; les deux premiers sont fortement ajourés par de grandes fenêtres à croisées, le dernier étage possède des fenêtres à pignon. Le bâtiment du Sud est flanqué à chaque angle d’une échauguette élégante, mais de construction récente. La tour du Nord n’a pas d’échauguette, mais elle est couverte d’un toit à deux rampants très vifs, surmonté de cheminées monumentales dans le style du XVe et du XVIe siècles. Plus petite que la tour qui regarde le Midi, elle est continuée vers le mur de clôture par des bâtiments neufs qui constituent les écuries et les logements-du concierge.

La cour est fermée à l’Ouest par un corps de bâtisse à façade récemment restaurée, flanquée à droite et à gauche de deux tourelles d’angle. Au rez-de-chaussée, une large porte précédée d’un perron de sept marches donne accès dans une galerie qui précède l’escalier d’honneur, et cette galerie est éclairée par deux larges fenêtres à balustrade ajourée.

Au premier étage, trois baies symétriques, et au-dessus une terrasse à ciel ouvert à balcon crénelé. Au centre du balcon les créneaux plus élevés sont ornés par un double écusson portant les blasons de Lévis Mirepoix et de Mérode.

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Les armes de Lévis Mirepoix sont « d’or à trois chevrons de sable », celles de Mérode « d’or à quatre pals de gueules, à à la bordure engreslée d’azur ». L’écusson est orné « de deux bâtons d’azur, semé de croisettes et de fleurs de lys d’or, qui sont des maréchaux de la Foi ». Il est surmonté de la couronne ducale. La devise inscrite sur une banderole porte : « Dieu ayde au second chrestien Levis. »

A l’arrière de cette terrasse, la façade porte les armes de Lévis, et les deux écus en losange de demoiselle de Mérode et demoiselle de Chabannes, les épouses des deux derniers représentants de la famille Mirepoix, Gui de Lévis et Henri de Lévis, son fils, né en 1849. Cette façade est surmontée d’une terrasse à balcon ajouré dans le style des baies du premier étage et du rez-de-chaussée et masque le donjon que M. de Mirepoix nous montrera lorsque nous ferons la visite du parc.

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Sans plus tarder, le charmant maître de céans nous fait les honneurs de sa seigneuriale demeure. En nous dirigeant vers le perron, il nous donne quelques notions historiques sur son antique famille et tout en admirant dans le grand escalier d’honneur des armures anciennes, des chaises à porteur, les blasons des familles alliées, le costume de gala d’un grand d’Espagne de première classe et trois tapisseries du XVIIe siècle, dont une représente don Quichotte luttant contre un moulin à vent, nous arrivons au palier du premier étage. Nous sommes introduits dans le salon de compagnie dont les murs sont ornés de belles tapisseries : l’une des Gobelins, représente la mort des enfants de Niobé, les autres des Flandres, le départ et le retour de la chasse de Diane. La date à laquelle remonte la composition de ces tapisseries est absolument inconnue. On y remarque encore l’immense cheminée aux armes de Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, de 1493 à 1537, et qui vient de l’évêché de cette ville, les vitraux armoriés des fenêtres, un ameublement style Louis XV datant de l’époque, des objets d’art, et trois petits tableaux : une Annonciation, un Saint Dominique, un Saint Joseph à l’enfant, d’auteurs inconnus. M. le duc attire notre attention sur les cadres des deux portes de cet appartement. Ils sont en pierre froide et sur les deux faces sont sculptées des guirlandes dorées. Ces portes ont été enlevées au château de Lagarde, après sa démolition. Les dorures sur pierre n’ont pas été retouchées.

Le petit salon intime dans lequel nous passons ensuite est contigu au premier. Le milieu de l’appartement est occupé par une vitrine contenant, avec les très riches bijoux de famille, les-décorations des Ordres de Saint-Louis, du Saint- Esprit, de la Toison d’or, de la Légion d’honneur, dont certains membres de la famille ont été titulaires.

Les murs sont décorés de plusieurs tableaux parmi lesquels nous remarquons les portraits de Gui de Lévis et Maria de Lévis, née Mérode, sa femme, de Henri, leur fils, notre gracieux hôte, et une photographie de Léopold II, roi des Belges.

Sur notre demande, M. de Lévis met sous nos yeux une vue cavalière du Château de Lagarde qui a été exécutée au XVIIIe siècle, et un second dessin au crayon représentant ce même château « un jour de féte en 1780 ». Nous pourrons ainsi nous rendre compte demain, en visitant les ruines de Lagarde, de ce qu’était avant 1793 l’ancienne demeure de la famille de Lévis.

Après la visite d’une chambre remarquable par son ameublement et ses tentures anciennes, nous montons au deuxième étage où notre attention est attirée sur une inscription lapidaire fort intéressante C’est de cette inscription que s’est inspiré M. Gui de Lévis pour composer l’inscription que j’ai rapportée plus haut. Cette pierre gravée a été trouvée dans les démolitions du Château de Lagarde. Elle fait allusion à la réparation subie par la forteresse au commencement du XIVe siècle. L’inscription, en écriture onciale, est ainsi libellée :

MOSSIEU FRANCES DE LEVIS
SENHOR DE MONSEGUR
E MADONA ELIX DE LAUTREC
MOUILHER SUA, AN
EDIFICAT AQUEST CASTEL
MCCCXX.

Cette inscription est encastrée dans le mur au dessus de la porte de la bibliothèque du château, où nous pénétrons après la lecture de ce précieux document. La salle est spacieuse et bien éclairée Son plafond est de style renaissance et ses vitrines de chêne contiennent dix mille volumes. Monsieur le Duc se plaît à faire passer devant nos yeux les belles enluminures de l’Evangéliaire de Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, et d’un manuscrit ancien relatant les grandes fêtes de l’année. Ce sont de vrais trésors comme n’en possèdent pas de plus beaux les grandes cathédrales On trouve encore un grand nombre d’ouvrages historiques, ornés d’illustrations et de belles et grandes gravures, tels que Montfaucon et les Conquêtes de Louis le Grand, etc. Comme livres rares, M. de Lévis nous montre le livre d’heures d’Anne de Bretagne (fac-similé).

Par les soins de M. l’abbé Gabaldo et de M. S. Olive, ont été classées les archives de M. le duc de Lévis Mirepoix, qui se composent de 10 000 pièces curieuses intéressant non seulement l’histoire de la famille, mais l’histoire générale. Ces archives se trouvaient avant la Révolution au château de Lagarde, et ont échappé, comme par miracle, au sac et au pillage de la demeure des Lévis Mirepoix.

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En passant par la salle des gardes, qui est aujourd’hui sans affectation et a la forme d’un prétoire, nous entrons dans la chapelle qui est constituée par un appartement du deuxième étage sans le moindre style. Elle est cependant remarquable par ses ornements en bois sculpté et doré qui viennent du château de Lagarde. On y voit quelques toiles flamandes : une descente de croix et cinq à six toiles racontant la vie de la Vierge.

Faisant face à l’autel, notre attention est attirée sur le cénotaphe en marbre de Gaston Charles Pierre de Lévis, plus connu sous la dénomination de Monsieur de Mirepoix, qui mourut à Lagarde en 1757, sans postérité. Il laissa son héritage et ses titres à Gaston de Lévis, seigneur de Léran, chef de la branche actuelle de Lévis Mirepoix.

Par une délicate attention, M. le Duc a réservé, pour la fin, la visite de la salle à manger du château C’est un vaste appartement carré, orné de beaux cuirs de Cordoue, et d’une cheminée monumentale armoriée, décoré de vieilles faïences aux armes des de Lévis et de portraits médaillons de presque tous les chefs de la famille de Lévis Mirepoix, depuis Guy de Lévis, maréchal des Albigeois, lieutenant de Simon de Montfort.

Un lunch était servi à l’intention des excursionnistes.

M. G. Gautier remercie en fort bons termes M. de Mirepoix de l’hospitalité large avec laquelle il a bien voulu recevoir les membres de la Société d’Etudes Scientifiques de l’Aude, et l’assure du bon souvenir qu’ils garderont de cette aimable réception, de leur intéressante et instructive visite au château de Léran, cette merveille d’architecture du Moyen Age qui contient tant de richesses. M. le Duc, en mode de réponse, boit aux dames qui accompagnent l’excursion et à la Société tout entière.

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Après un tour de promenade sur la terrasse et dans le parc, d’où M. de Lévis nous montre le donjon crénelé du château (la partie la plus ancienne de la forteresse du Moyen Age où s’élève une tourelle surmontée d’un toit en poivrière), après une brève promenade dans le village de Léran, nous prenons congé de M. le Duc qui a fait préparer pour les dames une énorme gerbe de roses et ne laisse donner le signal du départ qu’après nous avoir fait promettre une visite prochaine 1Cf. La dormeuse blogue : Journée du Patrimoine de Pays – Au château de Léran..

L’omnibus nous dépose à Chalabre devant l’hôtel à 7 h. 30. Le dîner qui nous est servi, agrémenté de grenache et de rancio de Tuchan est le digne pendant du déjeuner du matin.

Harassé de fatigue, mais très satisfait de l’emploi de cette première journée, chacun se prépare a prendre un repos bien mérité. Nous avions compté sans nos hôtes. M. le Dr. Laffitte désire activer notre digestion par un excellent moka qu’il a fait préparer à notre intention. A 11 heures, nous regagnons enfin l’hôtel, et l’on se sépare en se souhaitant bonne nuit.

2.2. Deuxième Journée. Sibra. Mirepoix.

Le 23 mai, notre sommeil est brutalement interrompu par le garçon qui, sans pitié, signale à chacun de nous un épouvantable vent du nord et des ondées qui menacent de durer tout le jour. On s’habille à la hâte en maugréant, et à 5 h. 45 tous les excursionnistes se trouvent dans la salle d’attente de la gare de Chalabre. Les rafales se succèdent, le ciel est aussi tristement gris qu’il était bleu et riant la veille.

Seuls ou à peu près seuls, les excursionnistes maussades prennent place dans le train qui s’ébranle à 6 h. 02, et en vingt minutes nous amène à la gare de Lagarde.

Que vient donc faire ce breack de chasse, attelé de deux chevaux gris-pommelé, qui stationne dans la cour de la gare. Seuls les membres de la Société sont descendus du train. M. Rascol, qui nous invite à prendre place dans la voiture, nous explique le mot de l’énigme. Les propriétaires du Château de Sibra, prévenus par lui de notre visite, ont envoyé leur équipage à notre rencontre.

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MM. Villary frères nous reçoivent dans la cour de leur château et nous font les honneurs de cette belle et somptueuse demeure, complètement et récemment restaurée. Si nous ne retrouvons pas ici les souvenirs du vieux temps, les traces des luttes du Moyen Age, nous y rencontrons un riche confort et une hospitalité vraiment écossaise, une réception des plus sympathiques.

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Mme Villary a fait préparer pour les excursionnistes un déjeuner que notre sympathique porte-parole, M. Gautier, accepte, au nom de tous, avec reconnaissance, tout en se confondant en remerciements. La gracieuse maîtresse de maison préside avec un humour charmant.

Le funeste présage de ce maudit garçon, dont nous conserverons un bien mauvais souvenir, ne se réalisera pas. Le soleil fait son entrée triomphale dans la salle à manger où nous savourons le café au lait et les sandwichs de nos hôtes, et tout le monde se déride.

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Ci-dessus : vue de la miellerie de Sibra en 2013.

MM. Villary cultivent les fleurs. Ce sont eux qui nous présentent leur serre. Mme Villary est un apiculteur de premier ordre, et le déjeuner terminé, elle nous accompagne à son rucher modèle, aussi bien tenu que le plus luxueux de ses appartements. Une centaine de ruches perfectionnées, à chapiteau, à hausses,à feuillets, sont logées dans un hangar vitré, bien abrité des vents du Nord, et ombragé d’acacias. Aux parois de cette véritable serre sont appendus tous les engins employés pour l’essaimage et la récolte du miel.

Mmr Villary nous montre dans ses ruches à feuillets les abeilles se livrant à leur intéressant travail, et en quelques explications brèves et précises nous fait remarquer combien il est facile de récolter dans ces ruches perfectionnées, et cela sans déranger les colonies, les miels des fleurs diverses de ses parterres, à mesure que ces fleurs mellifères s’épanouissent.

Tout au fond du rucher, Mme Villary a ménagé deux appartements spéciaux. Le premier constitue son laboratoire. C’est là qu’elle compose les breuvages à formules diverses qu’elle sert à ses pensionnaires pendant l’hiver. En face, s’ouvre une porte qui donne accès à un petit salon rustique orné d’oiseaux naturalisés, de peintures de paysages et de fleurs dont Mme Villary est l’auteur. Dans un coin réservé de l’appartement se trouve une collection de bouteilles soigneusement et artistement étiquetées qui contiennent des liqueurs que chacun de nous savoure avec délices. Ce sont des spécialités de la maison fabriquées avec du miel. 2Cf. La dormeuse blogue : Dans le parc du château de Sibra.

Pour continuer notre programme, nous allons nous rendre aux ruines du Château de Lagarde que nous apercevons en face à moins de quinze cents mètres. Mme et MM. Villary nous proposent de nous accompagner. Nous sommes véritablement flattés et enchantés aussi de ne pas nous séparer encore de gens si charmants. Mme Villary, Mme, Brunel et Mme. Courrent montent en voiture, les autres excursionnistes préfèrent marcher à pied.

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Ci-dessus : le château de Lagarde au XVIIe siècle.

Le village de Lagarde n’a rien de particulier. Au pied de la rampe d’accès qui conduisait autrefois au château, rampe d’accès soutenue par des arceaux qui franchissaient les fossés de la forteresse, l’on aperçoit une maison de style Moyen Age, percée de larges fenêtres à croisées et qui pouvait bien être un corps de garde.

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Ci-dessus : vue des ruines du château de Lagarde en 2015.

Pour pénétrer dans l’enceinte de la forteresse il faut la contourner et l’on arrive ainsi dans une immense cour ou place d’armes, entourée de meurtrières, qui n’est aujourd’hui qu’une vaste prairie.

Ce château date d’avant le XIIIe siècle ; les trois tours qui plongent dans les fossés comblés en grande partie de ruines et de débris, sont du XIIe; la quatrième tour, la plus belle, ronde et non carrée comme les autres, est du XVe, ainsi qu’une partie des restes voisins. Il y a encore deux ponts, une porte à mâchicoulis, une grande tour en pierres de taille assez bien conservée et un grand corps de logis délabré, voûté, bâti en pierres et en briques.

Cette grande masse est le débris d’une reconstruction opérée par François de Lévis, seigneur de Montségur de 1310 à I320, comme l’indique l’inscription que nous avons citée plus haut, avec remaniements au XVIIe siècle. Le château de Lagarde était encore à la fin du XVIIIe siècle une habitation somptueuse avec terrasses et jardins.

Cette superbe habitation féodale était un des plus beaux châteaux du midi de la France ; dans le pays on surnomme encore ces ruines « la Merveille ». Le roi Louis XVI, reprochant un jour au seigneur de Mirepoix de venir rarement à la cour : « Sire, répondit-il, on voit bien que vous ne connaissez pas Lagarde. »

Jusqu’en 1757, le château de Lagarde était la demeure privilégiée des seigneurs du lieu. A cette date, le dernier des Lévis Mirepoix étant mort sans postérité, la branche des Lévis-Léran fut héritière et ses représentants délaissèrent leur manoir de famille pour le Château de Lagarde.

C’est en 1792 que cette somptueuse habitation fut saccagée et mise dans l’état où on la trouve aujourd’hui. Louis-Marie François Gaston de Lévis Mirepoix qui l’habitait alors, l’abandonna pour se réfugier en Italie où il mourut. Lagarde fut vendu comme bien national.

Ces ruines sont aujourd’hui la propriété de Mme Vigarozy, veuve de Charles Vigarozy, ancien sénateur de l’Ariège. 3Cf. La dormeuse blogue : Journée du Patrimoine de Pays – Au château de Léran.

Il est trop tard pour rejoindre à Moulin-Neuf le train de Mirepoix. Aussi, après avoir chargé M. Villary de remercier, au nom de la Société, Mme Vigarozy d’avoir bien voulu autoriser les excursionnistes à visiter les imposantes ruines de Lagarde, nous prenons à regret congé de nos hôtes, et il est décidé que l’on parcourra
à pied par Labastide-de-Bousignac les cinq kilomètres qui nous séparent de Mirepoix.

Les terrains que nous traversons sont de la même nature géologique que ceux de Chalabre. Ils appartiennent à la période tertiaire, à l’étage éocène et sont caractérisés par des marnes et des poudingues de Palassou (14).

Si les géologues ne peuvent augmenter leurs collections, les botanistes au contraire ne chôment guère. Le paysage manque d’intérêt jusqu’à Labastide. C’est une succession de petits mamelons fort bien cultivés sans doute, mais sans caractère spécial. A Labastide, nous rejoignons la route de Lavelanet à Mirepoix, jusqu’où elle se déroule presque en ligne droite dans la vallée du Countirou, petit affluent de l’Hers. Cette vallée est limitée à l’Est et à l’Ouest par de basses collines boisées.

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Enfin voici apparaître le superbe clocher à flèche pyramidale de 80 mètres de hauteur environ qui signale au loin Mirepoix. Encore vingt minutes de marche et nous faisons notre entrée en ville, en passant devant la nécropole mirapicienne où reposent les cendres de l’Amiral Vallon, gouverneur du Sénégal, et celles du Maréchal Clauzel, dont le monument artistique est entouré de ceux de ses aides de camp : les commandants Arnaud et Vigarozy.

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Ci-dessus : vue de l’ancien hôtel Rigaud en 2016.

Il est midi et notre première visite sera pour l’hôtel. Nous avons bien gagné le repos que nous allons prendre et la réfection de nos forces. M. Rigaud nous traite d’ailleurs fort bien. Le départ est à 4 h. 57, et si nous voulons exécuter notre programme, nous devons nous hâter.

Mirepoix est une petite ville charmante de 3000 habitants, construite sur un plan très régulier, entourée de belles promenades établies sur les anciens fossés de la ville. On trouve encore des traces de remparts et une des quatre portes de la ville fortifiée : c’est la porte d’aval, ogivale, surmontée d’une tour carrée munie d’une herse et de meurtrières. Elle porte un écusson sur lequel étaient sculptées les armes des Seigneurs de Mirepoix. Elles furent enlevées au ciseau en 1790.

Mirepoix renferme quelques monuments intéressants et il est dans nos vues de les visiter tous. Une place rectangulaire de 205 mètres de long sur 115 mètres de large est entourée de galeries couvertes formées par le premier étage des maisons qui sont supportées par des piliers en chêne. On dirait le vaste cloître d’un immense couvent.

L’une de ces maisons est l’Hôtel de Ville dont la façade est décorée par les armes de la ville : « de gueules à un poisson d’or posé en fasce et au chef cousu d’azur, chargé de trois étoiles d’or. Mira pey, Mira piscem, regarde le poisson. C’est l’étymologie du nom de la ville.

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La reproduction ci-dessus est celle des armes de Mirepoix reconstituées par l’astronome Vidal : « d’azur au poisson d’argent posé en fasce, au chef cousu de gueules, chargé de trois étoiles d’or. »

Le portrait en pied du maréchal Clauzel orne la salle principale de la maison commune.

Dans la galerie parallèle se trouve la curieuse et intéressante maison Jalabert-Barousse connue encore sous le nom de Maison syndicale. Elle est classée parmi les monuments historiques. C’est un beau spécimen de l’art de la Renaissance. De chaque poutre sculptée on voit « émerger des têtes de bêtes fantastiques, des figures de moines, de femmes, d’enfants, et tout cela avec une intensité de vie vraiment surprenante ». (F. Descuns. Notice sur Mirepoix).

Une autorisation spéciale de M. le duc de Lévis Mirepoix, à qui appartiennent les restes. de l’ancien palais épiscopal, nous en permet l’entrée. L’évêché fut construit en 1497 à côté de sa cathédrale par l’évêque Philippe de Lévis. Le monument est malheureusement masqué par des constructions récentes. Nous avons vu, au château de Léran, quelques-uns des souvenirs échappés à la haine révolutionnaire : manuscrits, évangéliaires, livres d’heures avec belles enluminures et cheminées monumentales. Il ne reste aujourd’hui qu’un escalier de service en pierre dure, remarquable surtout par les sculptures que l’on y voit encore sur chaque palier, et la chapelle épiscopale parfaitement conservée. C’est un petit bijou d’architecture gothique.

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C’est encore à l’évêque Philippe de Lévis, prélat immensément riche, que l’on doit la construction du magnifique portail qui s’ouvre sur la façade nord de l’église. « Ce narthex du nord, écrit l’abbé Duclos dans l’Histoire des Ariégeois, surmonté d’une voûte ogivale, présente un portique décoré de colonnettes légères et d’archivoltes feuillagées et au dessus règnent deux élégantes fenêtres avec rinceaux flamboyants, encadrements de baguettes surmontés de pinacles fleuris. » Ce portail est classé parmi les monuments historiques. 4Christine Belcikowski : A la cathédrale de Mirepoix. Le décor du portail.

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L’église de Saint Maurice, dans laquelle nous entrons après nous être arrêtés complaisamment sous son portique, ce joyau de fines ciselures, offre bien la majesté d’une véritable cathédrale. Sa voûte hardie n’a pas moins de 22 mètres 50 de largeur. Elle est du genre des XIVe et XVe siècles. Elle fut commencée en 1401 par l’évêque Bertrand de Malmont. Le choeur et les sept chapelles qui l’entourent, en forme d’éventail, ont été achevés en 1431.

Les superbes stalles qui ornent le choeur, et les belles orgues de St-Maurice sont dues à la générosité de l’évêque Donault (XVIIe siècle). « La verrière pratiquée dans le fond a de la nef représentant St Pierre et St Paul, St Antoine et « St Jérôme, sont d’un puissant coloris et rappellent la « verrière d’Auch, signée d’Arnaud de Moles » (Duclos). Malheureusement ce fond de nef du XIVe siècle (pilastre, fenêtres, chapelle), est fortement endommagé. On remarque dans l’église une descente de croix, du XVIIIe siècle, de l’école Toulousaine.

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Le clocher monumental qui flanque à l’ouest la cathédrale de St-Maurice est un monument historique. Sa flèche admirable, ornée de crochets, qui monte à 70 ou 80 mètres de hauteur, est octogonale, assise sur une tour à huit côtés, percée de fenêtres ogivàles entourées de colonnettes prismatiques. La base du clocher est un prisme carré de grand style, orné d’une galerie découpée en fleurs crucifères et en ellipses. Aux dimensions près, le clocher de Mirepoix est construit sur le même plan que celui de Saint Pierre de Chalabre. Ces deux monuments datent d’ailleurs de la même époque, du commencement du XVIe siècle. Le clocher de Mirepoix a été construit sous les auspices de Philippe de Lévis. 5Cf. La dormeuse blogue : Une visite au clocher de la cathédrale de Mirepoix ; La dormeuse blogue 2 : Retour au château de Terride.

Arthur Young à Mirepoix

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Pendant que les botanistes vont classer dans leurs cartons les plantes qu’ils ont amassées le matin, quelques-uns d’entre nous gravissent les deux cent vingt marches qui amènent jusqu’à la base de la flèche. A nos pieds s’étend la ville avec ses rues droites, ses promenades et ses places, le tout parfaitement ordonné. Au nord, à 1900 mètres à vol d’oiseau, se déroule une série de collines dont la plus rapprochée porte encore les ruines du château de Terrides. Au pied de ces collines et venant du Levant, coulent les eaux de l’Hers au milieu d’une plaine fertile d’alluvions quaternaires. A l’ouest s’étend à perte de vue la large plaine vers Pamiers, coupée de loin en loin d’allées de peupliers. Vers le sud, l’horizon est limité par les montagnes que nous avons déjà vues de Chalabre et qui sont dominées par le Saint-Barthélemy et les rochers du château de Montségur.

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Nos collègues nous attendaient sous le porche de Saint Maurice. Il est 3 heures. Une heure et demie nous sépare du moment du départ et nous employons ce temps à faire une promenade sur l’avenue du pont de l’Hers. C’est un magnifique ouvrage de 206 mètres de long, commencé en 1776 et terminé seulement en 1789. Il aboutit au carrefour d’où partent à droite les routes de Castelnaudary et de Carcassonne, à gauche la route de Toulouse 6Cf. La dormeuse blogue : Arthur Young à Mirepoix..

De ce point notre attention est attirée par un monument situé à quelques centaines de mètres. Nous nous approchons et avons la satisfaction de nous trouver en présence d’un portail en grès du style roman le plus pur, à colonnettes surmontées de chapiteaux finement sculptés. « C’est un portail d’un ancien temple romain, nous disent des indigènes, ou peut-être ce petit monument a-t-il fait partie de l’ancien couvent des Cordeliers ». Nous préférons adopter cette dernière opinion. Quoiqu’il en soit, la porte est adossée à une vieille fontaine, appelée fontaine d’amour, à eau fraîche et abondante, qui sourd au milieu d’une prairie ayant appartenu à la congrégation des Cordeliers. 7Cf. Christine Belcikowski : Moulons de Mirepoix. Le couvent, le domaine, et la fontaine des Cordeliers.

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Ci-dessus : la fontaine des Cordeliers en 2015.

Le temps qui nous reste ne nous permet pas de faire l’ascension du château de Terrides. Mais de la plateforme du clocher, de l’avenue même du pont, nous avons pu nous rendre compte de l’importance de cette forteresse qui, existant avant 1062, donnée à Gui de Lévis en 1209, prise et reprise, restée jusqu’au XVe et XVIIe siècle le lieu de résidence des descendants en ligne directe de Gui de Lévis, défendait si bien la vallée de l’Hers et pouvait arrêter l’ennemi envahisseur de quelque côté qu’il arrivât. 8Cf. La dormeuse blogue : Au château de Terrid.

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Nous voici au terme de cette intéressante excursion. 4 heures 3o nous trouvent tous réunis à la gare de Mirepoix. Avant le départ du train qui, à 4 h. 57, va emporter le gros de la troupe vers Carcassonne et Narbonne, les Chalabrais souhaitent un bon voyage à leurs collègues et les remercient de l’honneur que la Société a bien voulu leur faire en projetant et réalisant une excursion dans leur pays.

Quant à moi, ma mission sera terminée quand j’aurai présenté au nom de la Société tout entière notre profonde gratitude à M. le docteur Laffitte qui nous a si bien reçus dans sa ville et nous a fait l’honneur de devenir notre collègue. A M. H. Rascol nous devons toute notre reconnaissance, car c’est lui qui nous a ménagé la plus aimable et vraiment princière hospitalité que nous avons reçue de la part de M. le marquis de Mauléon. de M. le duc de Lévis Mirepoix, de Madame et Messieurs Villary, que nous prions d’agréer l’expression de notre respectueuse sympathie. »

Tuchan, le ler Décembre 1904.
Dr P. COURRENT.

A la suite de l’article reproduit ci-dessus, P. Courrent développe dans les notes qui suivent son récit, de riches excursus sur le Kercorb, le pagus Mirapensis, les familles Bruyères, Mauléon et Lévis. Je vous recommande la lecture de ces notes.

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