Aux Pujols, Charles Fontanilhes, auteur d’un Manuel d’agriculture et de ménagerie en l’an II

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Ci-dessus : Manuel d’agriculture et de ménagerie, avec des considérations politiques, philosophiques & mythologiques, dédié à la patrie, par le citoyen Fontanilhes, à Toulouse, de l’imprimerie de la citoyenne Desclassan veuve de Jean-François et veuve de Dominique, 1794-1795 ; origine du volume : donation Docteur Auguste Larrey (1790-1871), Bibliothèque de la Société de médecine, chirurgie et pharmacie de Toulouse.

Dans le Manuel d’agriculture et de ménagerie qu’il publie à Toulouse en l’an II (1793-1794), le citoyen Fontanilhes, à la suite des Physiocrates et dans le contexte de pénurie qui est alors celui de la Révolution, se propose d’instruire ses lecteurs du moyen d’augmenter la production agricole en France, et plus spécialement en Ariège et en Haute-Garonne.

« Si tous nos cultivateurs, en France, étaient assez instruits et assez fortunés pour pouvoir faire tous les travaux et toutes les améliorations convenables aux terres, nous aurions un résultat au moins d’un cinquième de production de plus. Je vais donner, sur les moyens à employer, une instruction générale, mais plus particulière aux départements de l’Ariège et de la Haute-Garonne ; car la diversité des sols et de l’atmosphère en exigent quelqu’une dans les travaux, semences, etc. etc. » 1Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 1.

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Ci-dessus : la contrée des Pujols sur la carte de Cassini, qui date de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Le « Citoyen Fontanilhes », auteur du Manuel en question, est, d’après l’indication fournie sur la page de titre, « dragon volontaire dans le 18e régiment ». Le même Citoyen Fontanilhes précise que l’ouvrage a été « revu et corrigé par son père ». Dans cet ouvrage, il prend pour exemple le cas de « sa commune des Pujols », petit village ariégeois, situé à 14 kilomètres de Mirepoix et à 10 kilomètres de Pamiers.

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Ci-dessus : acte de baptême de Charles Antoine Fontanilhes le 19 novembre 1771 à Bordeaux, Paroisse Saint-André. Merci à la correspondante inconnue qui a bien voulu rechercher pour moi l’original de cet acte de baptême sur le microfilm conservé à la bibliothèque Mériadeck.

L’ensemble de ces indications permet d’établir que l’auteur du Manuel en question est Charles Fontanilhes, fils d’Antoine Fontanilhes 2Cf. Christine Belcikowski, Sur les chemins de Jean Dabail, d’autres « bandits royaux » – 2. Charles Fontanilhes., négociant bien connu sur les places de Bordeaux et de Toulouse, lequel possède, entre autres biens sis en Ariège, une ferme bien tenue aux Pujols, où il semble, en l’an II, résider à plein temps, suite peut-être à la faillite de ses activités de marchand détailliste, ou suite plus probablement encore à la mort d’Anne Toursier, sa mère, le 25 juillet 1786, ainsi qu’au conflit de succession qui déchire alors la fratrie Fontanilhes 3Cf. Christine Dousset. Femmes et négoce à Toulouse dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. In Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, tome 118, n°253, 2006, pp. 31-50.. Marie Rose Lhermenier, épouse d’Antoine Fontanilhes, mère de Charles Antoine Fontanilhes, est morte le 8 novembre 1774. Charles Antoine n’avait alors que trois ans. Le 26 mai 1782, Antoine Fontanilhes, son père, s’est remarié avec Marie Fermat. Agé en l’an II de vingt-deux ans, Charles Antoine Fontanilhes est effectivement à cette date « dragon volontaire dans le 18e régiment ». Antoine Fontanilhes, son père, est âgé alors de cinquante-quatre ans.

Soucieux de garantir la validité de son Manuel d’agriculture et de ménagerie, Charles Fontanilhes précise qu’il a non seulement « lu et pratiqué », mais aussi « beaucoup conféré avec les meilleurs cultivateurs des sols où il avait à faire fructifier, et il assure que « ses travaux agricoles, avec ceux d’un habile coopérateur – le citoyen Jean Carme 4On trouve mentionné dans le registre paroissial des Pujols un Jean Carme, qui épouse le 4 avril 1774 Madeleine Gélis. Cf. Archives de l’Ariège. Etat-civil des Pujols. Document 1NUM/3E158 (1737-1791). Vue 37., habitant aux Pujols, cultivateur et commandant de la garde nationale du canton de Pamiers, homme laborieux et de très bonnes moeurs -, ont excité une heureuse émula­tion aux Pujols, commune de l’Ariège qui était en dessous de la production d’aujourd’hui, de plus d’un tiers. » 5p. 2.

Le Manuel d’agriculture et de ménagerie de Charles Fontanilhes détaille de façon très riche, assortie par endroits de touches bucoliques dignes de Virgile, les pratiques d’une agriculture qui se veut ici la plus éclairée du temps. J’ai relevé dans ce Manuel les observations plus spécifiquement relatives aux conditions de production et d’exploitation propres aux Pujols. Au fil de ces observations, on voit se dessiner, comme en creux, un tableau rarissime de la vie quotidienne comme elle pouvait aller, en l’an II, dans un village de l’Ariège.

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Ci-dessus : vue de la chaîne des Pyrénées depuis les Pujols.

A propos de l’un ses voisins, « propriétaire d’un champ-boulbène, qu’il avait labouré le lendemain de fortes pluies, et qui avait mis quatre ans à pouvoir le rétablir », Charles Fontanilhes traite de deux types de terres, le terrefort et la boulbène, que l’on trouve sur le territoire des Pujols :

« Dans aucun temps, ne labourez vos terres trop mouillées, parce que celles qu’on nomme terre­-fort 6Terrefort : sol argilo-calcaire lourd, collant quand il est humide, mais fertile, quoique difficile de traction., se mettent et se durcissent en masse ; et que celles qu’on nomme terres-boulbènes 7Boulbène ou, en occitan, bolbena : terre sablo-argileuse acide, qui donne un sol gras et profond ; dotée d’une bonne fertilité agricole, la boulbène nécessite toutefois, en hiver, un drainage destiné à prévenir l’asphyxie des semis ; elle se prête également à la fabrication de la céramique., se rafroidissent [sic] et se débilitent. […]. On sent que les mottes du terre-fort, durcies, outre qu’elles sont difficiles et coûteuses à briser, ne peuvent si aisé­ment recevoir, dans toutes leurs parties, les impressions favorables de l’air. » 8pp. 10-11.

Charles Fontanilhes traite plus loin de la marne, « sans laquelle, dit-il, la commune où je suis cultivateur, serait bien peu de chose dans ses productions », et il explique comment on en use aux Pujols.

« La marne est un fumier naturel, une espèce de mine ; il s’agit de la chercher et de la bien exploiter ; c’est un secours inappréciable pour les boulbènes, terres peu serrées et froides, puisque sa vertu est de lier et d’échauffer ; elle brûle les herbes homogènes 9Herbes homogènes, ici : mauvaises herbes., et agit sans avoir besoin de renouvellement durant 25 à 30 ans.

On la découvre dans les terrains les plus mai­gres, sur les superficies, mais beaucoup plus souvent sous une, deux ou trois toises de profondeur : elle y paraît comme une espèce de roc calciné ou fondu ; elle a diverses couleurs et divers degrés de dureté : la blanche est préférée par quelques-uns ; mais la couleur ne fait rien pour la bonté, la couleur dépend de son sol ; je parle d’après mes observations et expériences.

La bonté de la marne se reconnaît par son plus ou moins de bouillonnement ou de dissolution, étant mise dans un verre de vinaigre. D’ailleurs, dans les communes où elle se trouve, et peut être employée, il n’est pas de journalier qui ne connoisse la bonne, et il ne peut y avoir aucun doute quand on la prend d’un marnier ouvert qu’on a continué d’exploiter.

Pour détacher la marne, on se sert d’une bêche à une dent, renforcée et longue d’environ dix-huit pouces, placée à un bon manche : on l’appelle dans l’Ariege « pique », parce que c’est avec elle qu’on pique et arrache la marne ; on se sert aussi d’une bêche large et d’une pelle ferrée pour écarter les mauvaises terres d’avec la marne. Lorsqu’il faut la charger et voiturer, on se sert de pelles et de tombereaux à boeufs ou à chevaux, ou paniers à bât, qu’on envoie vuider aux champs à marner. Là on dispose la marne par monts d’une distance proportionnée à la charge ou volume, mais beaucoup plus rapprochée que le fumier ordinaire des bestiaux, parce qu’il s’agit ici presque d’un renouvellement de surface de terrain. On ne peut donner de règle pour la quantité qui dépend des places à marner. 10p. 22.

Dans les lieux graveleux et faibles, on en met peu ; aux terres-fortes, du tout ; ce serait leur nuire ou les perdre ; aux terres bonnes boulbènes, c’est ordinairement environ 200 tombereaux ou 800 charges de cheval ou 1600 d’âne par cha­que séterée, mesure de Pamiers, composée de 1837 cannes carrées. » 11pp. 21-23.

De façon qui semble pionnière dans sa contrée, Charles Fontanilhes cultive des pommes de terre. Marcel Morineau, dans un numéro des Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 12Marcel Morineau, La pomme de terre au XVIIIe siècle, in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1970, volume 25, n° 6, pp. 1767-1785. constate qu’au XVIIIe siècle, « quelle qu’ait été l’ampleur de sa popularité, la pomme de terre était et est toujours restée par rapport aux grandes cultures, aux céréales majeures, le seigle et le froment, une culture secondaire, une culture adventice, sinon une culture pauvre ». Le même Marcel Morineau précise que la pomme de terre n’avait pas encore été accueillie en Languedoc. On la cultivait seulement en Cerdagne, mais pour la donner aux cochons. Charles Fontanilhes observe quant à lui que, si La Convention encourage en Languedoc la culture de la pomme de terre, cet encouragement ne produit pas grand effet, car les mesures incitatives ne sont pas appliquées.

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Ci-dessus : aux Pujols circa 1900.

« J’ai lu avec plaisir une lettre d’invitation du maire de Toulouse – Groussac 13Jean Jacques Groussac, maire de Toulouse en 1793-1794 -, pour l’article des fèves, et les dispositions proclamées pour celui des pommes de terre, par Paganel 14Pierre Paganel (1745-1826), député de Lot-et-Garonne à la Législative et à la Convention, représentant du peuple en mission auprès du département de l’Ariège, secrétaire général du ministère des Relations extérieures jusqu’en l’an VII, élu aux Cinq-Cents par l’assemblée électorale scissionnaire de l’an VI de Lot-et-Garonne invalidée par la loi du 22 floréal an VI., représentant du peu­ple ; mais j’ai vu avec peine l’inexécution du décret d’encouragement de la Convention, du 16 Juin dernier, accordant quinze sous par boisseau ou sac de pommes de terre qui seraient récoltées : pour ma part, j’en ai fait voiturer avec difficulté, et distribuer en cette ville, avec satisfaction, sept charrettées provenant de la se­mence tirée d’Irlande, où sont les meilleures qualités. » 15Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 30.

« C’est d’Irlande d’où j’ai tiré mes premières semences », observe Charles Fontanilhes ; « je les fis porter à la montagne 16Par « montagne », il faut entendre ici le piémont des Pyrénées, à l’orée duquel se trouve la commune des Pujols., où elles réussissent bien, et surtout en terrain neuf. Le mien l’est : je l’ai fait défricher et marner ; à quoi j’ai aidé moi-même en partie, avec mon pere. Cette récolte ne craint point l’intempérie des saisons, étant une des semences d’été ; elle ne craint qu’un peu de sécheresse. Ce comestible addi­tionnel aux légumes et grains, est très bon, soit pour les hommes, soit pour les animaux ; il con­vient aux poitrines faibles. On peut manger ces pommes cuites, sans apprêt, ou avec apprêt ; de plusieurs manières ; nourriture enfin économique, qui, au besoin, pourrait remplacer en premier le pain, et avec quoi on en fairt aussi mêlé de farine de blé. 17pp. 123-124.

Conformément « à l’avis et à l’expérience d’une savante compagnie d’agriculture du ci­-devant Languedoc », Charles Fontanilhes pratique aux Pujols « la meilleure » méthode de lessive ou de chaulage pour les blés de semence.

« Ayez une barrique défoncée d’un bout ; remplissez-la de quelques comportes ou bassins d’eau, à peu près du pesant de sept quintaux de notre poids de table. Servez-vous d’eau bourbeuse, de citerne, rivière ou ruisseau, de préférence à celle de puits ; jetez et brouil!ez dans cette eau un boisseau de chacun des ingrédients ci-après :
1°. Crottes de brebis ; 2°. Crottes de cheval ; 3°. Crottes de boeuf ; 4°. Crottes de pigeon et de poule ; 5°. Deux boisseaux de bonnes cendres, où vous pouvez ajouter d’autres matières salines ou graisseuses, si vous en avez, comme de vieilles savates ; de retaillons de cuir, de peau, d’étoffes neuves, de coques d’huîtres demi-calcinées, etc. Vous remuerez, avec un large bâton ou spatule, votre composition tous les jours deux fois, et pen­dant une décade ; elle fermentera, et vous vous en servirez de la manière suivante :

La veille de votre semence, faites bouilir une chaudière de cette eau pendant six minutes, et faites-y fondre deux livres de chaux vive et autant de terre nitreuse de cave, ou à défaut demi-livre de plus de chaux. Ceci est pour un quintal d’eau ; et s’il y en avoit moins ou plus, vous diminuerez ou augmenterez la chaux en pro­portion. Vous verserez cette composition sur le tas de blé que vous destinez à semer, et l’en imbiberez parfaitement en le remuant bien ; vous l’étendrez après pour le faire sécher, et que le semeur puisse facilement le répandre ; vous con­tinuerez ainsi jusqu’à la fin de vos semences, et de votre composition que vous augmenterez suivant vos besoins. » 18pp. 31-32.

Suite au lessivage des grains, lorsque, une fois semé, en raison d’un hiver trop doux, le blé commence de pousser avant la bonne saison, Charles Fontanilhes le coupe afin que celui-ci repousse plus dru. Ainsi, observe-t-il, « un grain de blé semé dont j’avois coupé en hiver deux fois la tige, m’a donné cinquante-sept épis. » 19p. 34.

Concernant la moisson, entre autres considérations pratiques, Charles Fontanilhes rapporte deux usages ariégeois, l’un, relatif au partage au huitième et l’autre, au foulage des pailles dépiquées :

« Les précautions à prendre jusqu’au dépique­ment de vos grains et port au grenier, regardent vos moissonneurs, intéressés à la chose par l’usage du pays ; ils sont à la part, qui est communément le huitième, qui leur est donné pour leurs peines et soins depuis le sarclage jusqu’au port au grenier, dont ils restent chargés : leur dénomination vulgaire est celle d’estibandiers ou solatiers. » 20pp. 36-37.

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Ci-dessus : « A l’Ariège, on fait fouler les pailles dépiquées par des chevaux… » ; gravure, in Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 1.

« A l’Ariège, on fait fouler les pailles dépiquées par des chevaux, ce qui s’exécute de la manière qu’on dépique, c’est-à-dire, qu’un homme fait tourner les chevaux, comme qui veut les dresser à la longe ; un autre, avec une fourche, retire par côté le dessus de la paille à mesure qu’elle paroît assez foulée, et on recommence. Il faut à ceci deux tiers de temps ou d’ouvrage de moins qu’à dépiquer. » 21pp. 37-38.

Cependant qu’on dépique, note encore Charles Fontanilhes, on pratique en Ariège la « chasse aux cornets » afin de protéger les grains de la voracité des oiseaux :

« La chasse aux cornets, contre le corbeau, se fait avec du papier gris fort, que vous enfoncez à fleur de terre, mastiqué de glu. On y jette une fève dans chacun. » 22p. 40.

L’Ariège, observe Charles Fontanilhes tire son fourrage de l’auzerde 23Auzerde, ou auzerda : luzerne., mais aussi et surtout du farrouch, ou de l’esparcel 24Farrouch : trèfle incarnat ; esparcel : sainfoin. :

« Le farrouch, ou l’esparcel, se plaît et réussit dans les montagnes et terres légères ; nous le semons d’ordinaire sur les ratoubles 25Ratouble : long chaume qui est laissé sur pied pendant quelque temps après la récolte, et jusqu’à ce que les herbes sauvages aient pris une assez grande croissance ; il est fauché ensuite près de terre avec ces herbes et rentré pour servir de fourrage d’hiver. de l’année, depuis Messidor jusqu’à la fin de Vendémiaire ; un labour préparatoire lui suffit sans fumier : on jette la graine, et on la couvre avec le dos de la herse ; c’est un des fourrages les plus multi­pliés et les plus convenables au département de l’Ariège ; on le fait manger communément en vert ; cependant on en laisse mûrir quelque partie, et la plus belle pour la graine. » 26p. 53.

A la récolte annuelle du fourrage s’ajoute, tous les deux ans, celle des « rames », récolte qu’on pratique en octobre et qui profite ensuite aux bêtes comme aux gens :

A noter, dixit Charles Fontanilhes, que la commune des Pujols, en raison d’un sol aride, ne récolte, elle, « pas du tout de foin », qu’elle est « toujours aux expédients pour de la paille », et qu’elle a donc « beaucoup d’usagers pour les dépaissances 27Dépaissance : mise en pâture des bestiaux sur les chaumes et les jachères ; celle-ci n’exige pas du propriétaire des bêtes qu’il soit aussi le propriétaire du lieu. et chauffages 28Droit chauffage : droit de couper dans une forêt une quantité déterminée de bois pour son usage. des communaux sis dans d’autres communes. » 29p. 148.

Heureusement, il reste aux Pujols, en automne, au moins l’étaussage :

« On appelle rames l’étaussage 30Etaussage : élagage, émondage. qu’on fait tous les deux ans, en Vendémiaire, des peupliers, saules, frênes, et tous les trois ans des chênes, en ménageant une coupe suffisante pour cha­que année. On met cet étaussage en fagots, qu’on fait sécher à demi ; on les enferme ou garantit avec soin pour l’hiver. La feuille étant dévorée par vos troupeaux,le berger ou métayer, qui ordinairement a fait l’étaussage à ses frais, se chauffe du bois qui reste. » 31p. 55.

Aux Pujols, en l’an II, on produit et on boit du vin. Charles Fontanilhes dit n’être « pas grand partisan des vignes », car celles-ci « privent le peuple d’une partie de substance de première nécessité. Nous avons surabondamment du vin, et pas assez de blé. La culture des vignes coûte des frais et emploie des bras, qui, eu égard à ceux qu’il faudrait pour des terres labourables, sont comme de 15 à 1 ; les besoins de la charrue et de la guerre s’en ressentent donc ». Charles Fontanilhes cependant cultive lui aussi des vignes, mais seulement sur des « terres faibles », à fin de complémentation de leur « petit rapport en blé ou seigle », ajoutant qu’il « voudrait qu’il y eût un règlement national à cet égard ». 32p. 58.

Originaire de Bordeaux, instruit depuis l’enfance des secrets de fabrication qui font l’excellence des vins bordelais, Charles Fontanilhes constate, avec un brin de commisération qu’ici, aux Pujols et plus généralement en Ariège, certes « pour des vins de peu de valeur », « on ne suit pas la méthode de Bordeaux » : on ne relève pas les vignes sur des échalas, on bêche la terre deux fois l’an seulement, on laisse cuver le vin rouge plusieurs semaines durant. Or, remarque Charles Fontanilhes, « c’est dans les lieux où le vin est ordinairement bon, qu’il faut puiser la manière de le faire et de le conserver » 33p. 63.. D’où, inspirées par le souci d’améliorer la méthode pujolaise, les quelques considérations ci-après :

« Tant que votre vigne est jeune, et que vous la formez, ayez le soin de ne laisser vos souches ni trop hautes ni trop basses : le premier excès affaiblit le pied ; le second fait pourrir le raisin qui traîne sur la terre. Ici on ne suit pas la méthode, comme à Bordeaux, de relever les vignes sur des échalas ; il faudrait trop de bras et des frais, pour des vins de peu de valeur. En règle générale,observez qu’on ne vous charge pas, dans la taille, vos vignes de trop de bois ; si vous prenez des fermiers, que ce soit une des clauses prohibitives de votre bail. » 34p. 61.

« Le temps de donner vos façons de bêche sont la première en Ventose ; la seconde, en Prairial. Que la première soit bien profondée pour l’avan­tage de vos vignes, et pour la facilité de la seconde façon qui ne consiste qu’à remettre la terre à la place d’où la première l’a sortie ; ne laissez pas donner la seconde quand votre vigne est en fleur ; consu1tez avant sa disposition ou ses progrès, et à cet égard accélérez ou retardez cette seconde façon. Rarement on donne ici trois façons comme à Bordeaux. »

« A Bordeaux, on ne laisse cuver le vin rouge que six à sept jours. La raison et l’expérience ont prouvé qu’en bouillant plus longtemps, il perdait de sa force et de sa couleur, ainsi que tout corps trop agité se dissout. » 35p. 63.

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Ci-dessus : restes de bâtisses anciennes aux Pujols.

Regrettant que le cultivateur ou ses métayers soient souvent mal logés, parce qu’il « importe plus à la nation que les terres soient en bon rapport » et parce que « le cultivateur lui-même n’est guère disposé à bâtir qu’autant que ses terres lui rendent de quoi fournir aux frais des bâtisses », Charles Fontanilhes rappelle que « les commodités du logement accélèrent et facilitent les travaux ». Il développe par suite la description d’une « maison rurale, ou métairie », mieux conçue, dont on suppose qu’elle a dû être, aux Pujols, pourquoi pas au lieu-dit Fourmatchat, celle de son père en l’an II.

« Choisissez le local qui vous mette au milieu de votre bien, ou le plus à portée de le surveiller, en observant de prendre la place la plus maigre pour y bâtir, afin de ne point perdre du bon terrain : cherchez le voisinage d’une bonne fontaine, à cause de vos gens et de vos bestiaux […].

Proposez-vous un carré long de grandeur proportionnée à l’importance de votre bien ; posez-le sur des fondements solides, et distribuez la façade et l’intérieur comme suit : La façade et les entrées au midi ou au levant. A un bout de votre carré, 1°. Une bergerie où vous pratiquerez un réduit pour les cochons qui suivent d’ordinaire le troupeau, et un lit élevé dans un angle pour le berger, qui, de là, est à portée de donner du secours à son troupeau dans la nuit ; 2°. Un vestibule ou laboratoire pour vos métayers, où sera un portail à deux ouvrants au midi, pour servir d’entrée et sortie à tous vos bestiaux, et à l’autre bout, en face du nord ou septentrion, sera une grande porte pour la facile sortie de vos fumiers ; 3°. A la suite de cette pièce, placez votre étable à boeufs et à chevaux, avec ses commodités, et un lit exhaussë pour l’homme destiné à appâturer et soigner le gros bétail ; et pour ne pas multiplier les portes au dehors, vous en ferez deux dans le vestibule, l’une pour l’entrée de l’étable fort grande, et l’autre donnant à la bergerie un peu moindre ; 4°. Touchant l’étable à boeufs, faites Ia chambre ou les chambres du métayer avec deux portes, une de communication avec l’étable et sans sortie, et l’autre sur la façade ; 5°. Finalement, un garde-pile 36Garde-pile : petit bâtiment isolé, servant de grenier à grain. avec une porte un peu grande sur la façade, et ménageant sur le nord de cette pièce un chai et cuvier : voilà pour le rez-de-chaussée.

Sur toutes ou partie de ces pièces, élevez, suivant vos besoins, chambres, greniers, pigeonniers et granges à foin, celles-ci sur la partie de vos étables, avec une fenêtre-porte commode pour l’entrée des volumineux fourrages. Pratiquez dans le haut, comme dans le bas de votre maison, des fenêtres de grandeur, et aux lieux convenables, celles de vos greniers grillées ; ménagez dans vos étables des trous à vent pour les aérer en été.

Bâtissez une fournière à quelque distance de vos pailles, et dans une exposition que les vents dominants ne puissent y porter les bluettes ou étincelles de votre four ; obtenez de vos métayers qu’ils fassent, par rapport à vos bestiaux, dormir leurs volailles dans un réduit de la fournière ; pratiquez-y une petite loge à l’entrée pour votre sentinelle (le chien).

Sacrifiez autour ou au plus près possible de votre métairie, un peu de terrain en dépaissance, ce qui sera très utile à vos bestiaux en mauvais temps, ou quand on ne peut les conduire au loin. Construisez-leur des chemins pour aller aux abreuvoirs, ainsi que des abreuvoirs où ils puissent se rendre et y boire tous avec facilité et sans accident. J’ai eu une jument éventrée d’un coup de corne, avant d’avoir pratiqué le conseil que je donne : les forts bestiaux empêchent les faibles de s’avancer ; et, dans l’été, les mouches les tour­mentent, ce qui les rend plus dangereux.

A trois ou quatre pas de la porte, au nord de votre vestibule communiquant aux étables, creusez votre fosse à fumier, et empêchez par des rigoles détournantes, les eaux de vos toits de s’abîmer dans la fosse et de dégrader votre fumier.

Veillez que les chemins qui conduisent à vos métairies, conservent un facile roulage ; employez à leur rétablissement ou entretien quelques journées de vos gens et de vos boeufs en mauvais temps, pour y apporter quelques tombereaux de grave ; formez-les en dos d’âne pour qu’ils puissent s’égoutter aisément dans des fossés bien creusés qui les borderont et garantiront vos champs de l’entrée des bestiaux. Ornez ces chemins de beaux arbres, les plus convenables au pays ; car il est important de ré­parer la perte de nos bois, et d’en planter dans toutes les places vides où ils ne seront pas nui­sibles aux récoltes. » 37p. 113-115.

Logé peut-être dans dans cette métairie modèle, Charles Fontanilhes se souvient d’y avoir été naguère « curieux », puis amoureux des pigeons, bien plutôt que des dindons, qui « ne réussissent pas dans les Pyrénées ou en pays froids » 38p. 117 :

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Ci-dessus : vus par Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), le pigeon nonain, le pigeon cravate et le pigeon polonais.

« Les curieux en ce genre, dont j’ai été du nombre, ont des pigeons de plusieurs espèces, des pattus, de gros becs, d’albigeois, des turcs, des polonais, des queues de paon, et autres. Vous les accouplez ou désaccouplez, pour les bien assortir, en renfermant pendant vingt à trente jours dans un lieu séparé, le mâle et la femelle que vous voulez voir ensemble. 39p. 121.

Charles Fontanilhes rapporte aussi comment, aux Pujols, il convient de chasser les renards et les loups :

« Prenez des boyaux de mouton ou de cochon. Faites une andouille ou saucisse composée d’une pâte de noix vomique et de graisse de cochon […]. A côté, on place un petit morceau de pain frit dans de la graisse de cochon, où l’on a mis un peu de galbanum et de camphre. Au lieu de pain, on peut frire de vieux fromage, des harengs sours ou salés, ou de mauvais jambon ; on place ordinaire­ment cet appât à une toise des petits sentiers ou chemins, et autour des bois. Tout le temps que ce poison est exposé, tenez vos chiens attachés par la crainte qu’ils ne s’empoisonnent eux-mêmes. »

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Ci-dessus : le loup, vu par Georges Louis Leclerc, comte de Buffon.

« Pour les loups. Même poison ; et comme ils sont goulus, et avalent, sans presque mâcher, jetez-leur aussi quelques morceaux de viande, où vous aurez mis des aiguilles en croix et d’au­tres pliées en crochet d’hameçon ou des hameçons. Autre appât. Ayez une hure 40Hure : ici, portion, motte. de vieux oing 41Vieux oing : graisse de porc fondue servant notamment à graisser les essieux de voiture. bien rance ; foites-le fondre avec une demi-livre de galbanum ; mettez·y une livre d’hannetons pilés ; faites cuire le tout à petit feu, pendant qua­tre à cinq heures : passez la composition dans un gros linge ; exprimez-la bien, et mettez-la dans un pot de terre. Plus elle vieillit, meilleure elle est : frottez bien de cette composition la semelle de vos souliers, et allez prome­ner autour du bois où vous présumez que les loups sont ou doivent venir. Puis on va se placer à son affût à bon vent […].

On peut avec un sabot troué contrefaire le cri du loup, et l’attirer par là lorsque les louves sont en chaleur, ou bien on l’attire en plaçant une brebis ou un petit chien attaché près de l’affût.

Autre leurre, Sur des trous profonds ou puits à niveau de terre, on place à fleur de bord quelques légers branchages qu’on cache de terre, et au milieu du chapeau on y met quelque charogne ou morceau de viande couverte à demi de feuillage ; si le loup y va, il s’enfonce avec sa proie. » 42pp.132-134.

Outre le renard et le loup, conformément à l’usage des Pujols, Charles Fontanilhes chasse au duc, au hibou ou à la chouette, ou encore à la gluée, et aussi aux appeaux, les oiseaux de passage. « Le temps le plus favorable pour cette chasse, est en Septembre et Octobre, lorsqu’il y a des pattes d’oiseaux, ou quand il y a de la neige » 43pp. 134-137.. Il lui arrive de « donner quelque chose aux amusements des citoyennes et des enfants » en les emmenant à la chasse aux oiseaux. « La chasse aux oiseaux leur convient ; les prendre en vie est un grand plaisir ; les conserver est une continuité de plaisir, une jouissance à la ville comme à la campagne. » 44p. 134.

Charles Fontanilhes traite encore, avec bonheur, des bois, vacants et défrichements ; des viviers, marais et étangs ; des vergers, arbres et greffes ; du jardinage ; des fleurs et arbustes ; des vertus médicinales de quelques plantes et de la santé, etc.

C’est finalement dans le climat d’une sorte d’Arcadie que Charles Fontanilhes a vécu par intervalles aux Pujols, et c’est ce climat qu’il évoque, avec un charme puissant, dans son Manuel de l’an II. Semblablement à son fils, Antoine Fontanilhes a goûté au bonheur de la petite Arcadie pujolaise, au point d’en faire la raison du poème reproduit ci-dessous. C’est Charles Fontanilhes qui cite le poème en question. Antoine Fontanilhes déplore dans ce poème le « changement » qui vient dans la civilisation, annonçant, avec l’exode rural, la fin des terroirs, autrement dit la fin de « l’âge heureux » :

mondran_popeliniere

 

Ci-dessus : buste de Marie Thérèse Mondran circa 1776 par Jean Baptiste Lemoyne, et portrait d’Alexandre Jean Joseph Le Riche de la Popelinière circa 1755 par Maurice Quentin de La Tour.

« Mon père, dans un de ses poèmes moraux, intitulé : « L’Amour & la Fortune, à la belle Mondran, qu’avoit épousé [sic] le riche La Paupelinière 45Alexandre Jean Joseph Le Riche de la Pouplinière, ou de la Paupelinière, ou encore de la Popeliniere (1693-1762), fermier général, grand mécène et grand libertin. En 1759, âgé alors de soixante-six ans, il épouse en secondes noces Marie Thérèse de Mondran, fille de l’urbaniste Louis de Mondran, membre fondateur de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Toulouse, âgée de vingt-deux ans. A Toulouse, le musée des Augustins conserve le buste de Madame de la Popelinière-Mondran exécuté par le sculpteur Jean Baptiste Lemoyne (1704-1778)., fermier général », a dit, sur le changement de l’âge heureux, ap­pelé improprement l’âge d’or : »

« Du plus charmant des dieux le monde a reçu l’être :
L’Amour à ce bienfait fut reconnu pour maître.
O temps du premier âge ! ô jours si précieux !
Jours où tous les humains étaient des demi-dieux ;
Jours où l’égalité faisait chérir la vie,
Quel barbare a troublé votre douce harmonie ?
La Fortune, aveuglant les crédules mortels,
Inspira le mépris, Amour, pour tes autels ;
Sous des appas trompeurs nous présenta ses chaînes,
Et nous fit acheter ses faveurs par des peines ;
Sans elle on ignorait ce secret plein d’horreur,
De quitter nos hameaux pour courir au bonheur.
Eh ! quel bonheur, hélas ! Etc. » 46Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 57.

Au sentiment décliniste dont le poème de son père fait état, Charles Fontanilhes tente d’opposer, quant à lui, l’optimisme républicain. Il espère de la Révolution que, « pour déraciner nos précédents et nuisibles préjugés sur les professions », celle-ci valorisera, non plus « ces chimériques parchemins qui s’achetaient fort cher autrefois, ou qui se donnaient si aveuglément à la faveur », mais « les états et talents qui méritent de la patrie », i.e. ceux du laboureur, du pêcheur-matelot, du soldat, et du magistrat. « Car chez un peuple régénéré et vraiment philosophe, les vertus, com­me les états, doivent être toujours honorés en raison de leur utilité. »

C’est en vérité, comme la suite du texte le révèle, de la « vertu » de son père, et de la sienne, que Charles Fontanilhes parle ici à mots couverts, et dont il demande à la Révolution qu’elle la reconnaisse. De la comparaison qu’il esquisse entre « le républicain » et « le révolutionnaire », Charles Fontanilhes conclut au mérite du premier, et à l’erre du second, i.e. au mérite de son père, agriculteur, ainsi qu’à son mérite propre d’agriculteur-soldat, et à l’erre des administrateurs révolutionnaires, qui n’ont pas vu ou pas su encourager ce mérite.

Observant qu’Antoine Fontanilhes, son père, a nourri de longue date « la haine d’un ennemi qui a péri sur l’échafaud, et qui sans cela aurait péri militairement de la mienne », Charles Fontanilhes reproche à l’administration révolutionnaire de n’avoir pas assez ménagé, en la personne de son père, « l’homme utile », autrement dit l’ancien commerçant maritime qui faisait valoir et exportait le superflu de nos denrées d’Europe et d’Amérique, les échangeait contre des grains, du fer, du chanvre, etc. qu’il importait ». On devine ici qu’Antoine Fontanilhes a osé en l’an II déplorer publiquement les effets de la guerre qui oppose désormais la France et l’Angleterre sur la mer. Mais, dixit Charles Fontanilhes, « un républicain, libre de tout préjugé, doit manifester toutes ses opinions tendantes au bien ».

« Le mal ou l’erreur », observe Charles Fontanilhes à propos des « hommes utiles », « est qu’on a voulu que ces hommes soient des révolutionnaires, tandis que la plupart ne pouvaient être que des républicains, car l’énergie révolutionnaire, – comme Robespierre l’a très bien dit 47Cf. Robespierre, Sur la liberté de la presse, 9 mai 1791 : « Chaque citoyen a sa part et son intérêt dans la volonté générale. Il peut donc, il doit même déployer tout ce qu’il a de lumières et d’énergie pour l’éclairer, pour la réformer, pour la perfectionner. Comme dans une société particulière, chaque associé a le droit d’engager ses co-associés à changer les conventions qu’ils ont faites, et les spéculations qu’ils ont adoptées pour la prospérité de leurs entreprises. Ainsi, dans la grande société politique, chaque membre peut faire tout ce qui est en lui pour déterminer les autres membres de la cité à adopter les dispositions qui lui paraissent les plus conformes à l’avantage commun. », in Robespierre parle aux Français, p. 144, The Book Edition. – tient beaucoup au physique et à l’éducation de l’individu ». Or « l’éducation », ou le cadre intellectuel, qui a fait l’Antoine Fontanilhes « philosophe » dont parle son fils, c’est la franc-maçonnerie, dans sa composante pragmatique, laquelle, conformément à la théorie des Physiocrates, tient que la seule activité réellement productive est l’agriculture, et qu’il faut le libéralisme économique au commerce issu de la dite activité.

Charles Fontanilhes reproche encore à l’administration révolutionnaire de n’avoir pas assez ménagé, en sa propre personne, le cultivateur, d’où rendu son père « malheureux par sa piété filiale ». On devine là que, dragon plus ou moins « volontaire », même s’il ne s’est pas dérobé à la levée en masse et prétend pouvoir « tenir la charrue d’une main et l’épée de l’autre », il craint pour l’avenir de sa métairie pujolaise et doute de pouvoir revenir jamais à la charrue, qui fait vivre aujourd’hui sa famille, et qui nourrit au demeurant la société toute entière.

« Pour moi, qui ai appris à manier toute sorte d’armes et de chevaux, je ne crains pas de dire que pour satisfaire au voeu d’un père philosophe […], j’ai appris aussi et pratiqué le travail réparateur de la charrue ; et j’invite mes jeunes concitoyens qu’une fausse vanité pourrait faire balancer, de venir m’imiter, après que, vainqueurs, nous aurons posé nos armes sous nos lauriers, arbre que le Français doit toujours cultiver. […].

« Le laboureur français fait des soldats, et aujourd’hui des généraux et des magistrats ; il fait plus, il les nourrit : quel rang ne doit-il donc pas tenir dans la société, et surtout dans celle dont la masse a su s’élever au-dessus de tant d’autres préjugés qui l’entravaient, pour courir au bonheur et à la gloire ? » 48Ci-dessus : propos du Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, pp. 1-6 passim.

Enfin, Charles Fontanilhes reproche par-dessus tout à l’administration révolutionnaire le décret du 10 juin 1793 qui autorise la vente des biens communaux à des propriétaires particuliers, mais réserve la possibilité de cet achat aux habitants des campagnes, excluant ainsi les bien-tenants qui disposent d’une adresse en ville, dont Antoine Fontanilhes et son fils, pourtant propriétaires aux Pujols. C’est là, pour Charles Fontanilhes, l’injustice de trop.

Soulignant l’utilité qu’il y aurait eu à conserver les communaux, Charles Fontanilhes évoque une fois encore les conditions géo-physiques propres à l’agriculture pujolaise :

« Il est de notoriété que les terres des Pujols ne doivent leurs productions qu’à l’industrie ; que les terres en général y sont maigres et de nature froide ; il est de fait aussi qu’au­cune communauté voisine n’a, avec autant de terres labourables, si peu de prairies et de bois ». Il s’en suit que les terres des Pujols ont hesoin, plus que partout ailleurs, « d’attirer les troupeaux pour les fumer et les réchauffer. »

« La commune des Pujols est au pied des Pyrénées, qui, dans l’hiver, sont entièrement couvertes de neige et de frimas qui empêchent les troupeaux d’y paître ». Dans le même temps, « Les Pujols, comme beaucoup d’autres communes voisines, sont une retraite ou ressource à portée et nécessaire pour hiverner les troupeaux de ces montagnes, ce qui intéresse toute la nation. »

« Conséquemment, la diminution excessive, et encore plus la soustraction totale des communaux en pacages et bois, ne peut manquer d’être d’un grand préju­dice, d’un préjudice public, parce que des terres labourables courent le risque de tomber en mine 49Tomber en mine : ici, tomber en décadence. et de s’abandonner par le manque de fumier, et parce que, par la privation des communaux en dépaissance continue!le, (vu le défaut des prairies) on ne puisse entretenir suffisamment des­ bestiaux de travail, non plus que des autres. »

Or, après la promulgation du décret du 10 juin 1793, la commune des Pujols, a vendu ses biens communaux, après quoi les nouveaux propriétaires de ces derniers les ont défrichés et mis en culture.

Jugeant qu’en l’occurrence la commune des Pujols a été inspirée par des « meneurs plus avides que patriotes », Charles Fontanilhes retrace, pour l’effet de comparaison, les grandes lignes du combat que cette commune avait su mener dans le passé pour conserver ses biens communaux.

« Dans le seizième siècle, les guerres de religion ravagent plusieurs villes et paroisses alentour de Pamiers ; les enlèvements, les incendies, font disparaître à jamais une infinité de titres publics et particuliers ». Les Pujolais surtout sont « obligés d’abandonner leur église, dont les vieilles ruines subsistent encore dans un bas-fonds, pour aller se placer sur la hauteur, afin de pouvoir mieux se défendre. » 50Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 149.

Suite à la disparition des titres plus anciens, dont le cadastre même des Pujols, « remis au ci-devant seigneur par la famille consulaire régnante de père en fils » 51p. 150., les Pujolais doivent batailler pendant un siècle pour récupérer l’un de leurs communaux, sis dans la forêt de Boulbonne, au lieu dit « bois de Belbeger ». Le 11 mai 1670, ils obtiennent de la maîtrise des eaux et forêts de Pamiers, leur « maintien et garde EN LA PROPRIÉTÉ et jouissance des bois et landes dans la Boulbonne, pour s’en servir pour les pâturages de leurs bestiaux et autres usages, et fait défenses à toutes personnes de les troubler, à peine de tous dépens, dommages et intérêts. Est ci-annexé au bas, le plan du bois et landes consistant en huit cents cinquante arpents à la mesure royale de Toulouse. » 52p. 152.

En 1726, en revanche, une obscure transaction fait reconnaître au seigneur la propriété de ce même terrain, avec droit d’albergue ou de rente en sa faveur, « à raison de 32 livres pour droit de dépaissance !

En 1792, un décret déclare les communaux « être un fonds social : voilà le principe décrété ». Mais le décret du 10 juin 1793, « en ordonnant ou permettant le partage de ce fonds social, n’y comprend qu’une partie des associés et grève l’autre ; voilà donc la suite ou conséquence qui se heurte et se contrarie sensible­ment avec le principe décrété. Et que penserait-on d’une société où, en séparant les associés, on se permettrait de donner tout aux uns et rien aux autres, même lorsque la plupart de ceux-ci ont seuls apporté le fonds de mise, et que la plupart des autres ne sont que des nouveaux venus, et quelques-uns sans industrie ? » 53p.154.

D’où l’amertume et le cri de colère de Charles Fontanilhes. Puisque les communaux sont vendus, pourquoi, diable, n’a-t-il pu acquérir une juste part de ces derniers ?

« Le cultivateur de la campagne s’est levé plus promptement et plus spontanément en masse que l’habitant des villes. Vous le savez bien, législateurs, et je me tais… Si nous avons tous concouru, quoique par des moyens différents, à la chose publique, nous devons tous jouir de ses bienfaits. Pour moi, et je n’ai pas attendu l’ordre impératif de la levée en masse. Beaucoup de mes camarades et frères d’armes des villes ont fait comme moi ; et j’ai lé regret de voir que ceux de la campagne qui n’ont qu’obêi, et point donné d’exemple comme nous, ont eu part aux com­munaux, et non pas moi ni mes camarades des villes. Et ne croirait-on pas que nous sommes des enfants d’une mère différente, ou qu’elle a des raisons d’être fâchêe contre nous ? » 54p. 159.

Charles Fontanilhes fait en conséquence, dans son Manuel, « rapport à la société de Toulouse » du décret dont il se plaint. « Peut-être, ajoute-t-il, que ce chapitre me fera des ennemis ; mais que m’importe la désapprobation de certains hommes, si j’ai l’approbation des bons, et si j’ai fait le blen ! » 55p. 160.

Il faut croire que le rapport de Charles Fontanilhes n’a pas été entendu, car, informé de la « désapprobation de certains hommes », Charles Fontanilhes bascule bientôt du 18e régiment de dragons à la Contre-Révolution, et, après avoir oeuvré comme « bandit royal », finit le le 10 floréal an VI (29 avril 1798), âgé alors de vingt-six ans seulement, fusillé à Perpignan. J’évoque ce dénouement dramatique dans l’article intitulé Sur les chemins de Jean Dabail, d’autres « bandits royaux » – 2. Charles Fontanilhes.

Dans son Manuel d’agriculture et de ménagerie, Charles Fontanilhes laisse, outre un rarissime tableau de la vie quotidienne en Ariège à la fin du XVIIIe siècle, une précieuse explications des raisons qui poussent un fils de famille éclairé à embrasser la cause perdue de la Contre-Révolution, alors que finalement, si on le lit bien, celle-ci n’était pas son genre, ou du moins pas véritablement conforme à la nature des aspirations – haine des rois, amour du bien commun -, qu’il nourrissait à sa façon, d’évidence sans issue. Regrettant qu’il fasse partie des oubliés de la Révolution, et indépendamment des crimes qu’il a pu commettre ultérieurement dans sa courte carrière de bandit royal, j’ai entrepris de rappeler sa mémoire ici.

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References

1 Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 1.
2 Cf. Christine Belcikowski, Sur les chemins de Jean Dabail, d’autres « bandits royaux » – 2. Charles Fontanilhes.
3 Cf. Christine Dousset. Femmes et négoce à Toulouse dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. In Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, tome 118, n°253, 2006, pp. 31-50.
4 On trouve mentionné dans le registre paroissial des Pujols un Jean Carme, qui épouse le 4 avril 1774 Madeleine Gélis. Cf. Archives de l’Ariège. Etat-civil des Pujols. Document 1NUM/3E158 (1737-1791). Vue 37.
5 p. 2.
6 Terrefort : sol argilo-calcaire lourd, collant quand il est humide, mais fertile, quoique difficile de traction.
7 Boulbène ou, en occitan, bolbena : terre sablo-argileuse acide, qui donne un sol gras et profond ; dotée d’une bonne fertilité agricole, la boulbène nécessite toutefois, en hiver, un drainage destiné à prévenir l’asphyxie des semis ; elle se prête également à la fabrication de la céramique.
8 pp. 10-11.
9 Herbes homogènes, ici : mauvaises herbes.
10 p. 22.
11 pp. 21-23.
12 Marcel Morineau, La pomme de terre au XVIIIe siècle, in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1970, volume 25, n° 6, pp. 1767-1785.
13 Jean Jacques Groussac, maire de Toulouse en 1793-1794
14 Pierre Paganel (1745-1826), député de Lot-et-Garonne à la Législative et à la Convention, représentant du peuple en mission auprès du département de l’Ariège, secrétaire général du ministère des Relations extérieures jusqu’en l’an VII, élu aux Cinq-Cents par l’assemblée électorale scissionnaire de l’an VI de Lot-et-Garonne invalidée par la loi du 22 floréal an VI.
15 Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 30.
16 Par « montagne », il faut entendre ici le piémont des Pyrénées, à l’orée duquel se trouve la commune des Pujols.
17 pp. 123-124.
18 pp. 31-32.
19 p. 34.
20 pp. 36-37.
21 pp. 37-38.
22 p. 40.
23 Auzerde, ou auzerda : luzerne.
24 Farrouch : trèfle incarnat ; esparcel : sainfoin.
25 Ratouble : long chaume qui est laissé sur pied pendant quelque temps après la récolte, et jusqu’à ce que les herbes sauvages aient pris une assez grande croissance ; il est fauché ensuite près de terre avec ces herbes et rentré pour servir de fourrage d’hiver.
26 p. 53.
27 Dépaissance : mise en pâture des bestiaux sur les chaumes et les jachères ; celle-ci n’exige pas du propriétaire des bêtes qu’il soit aussi le propriétaire du lieu.
28 Droit chauffage : droit de couper dans une forêt une quantité déterminée de bois pour son usage.
29 p. 148.
30 Etaussage : élagage, émondage.
31 p. 55.
32 p. 58.
33, 35 p. 63.
34 p. 61.
36 Garde-pile : petit bâtiment isolé, servant de grenier à grain.
37 p. 113-115.
38 p. 117
39 p. 121.
40 Hure : ici, portion, motte.
41 Vieux oing : graisse de porc fondue servant notamment à graisser les essieux de voiture.
42 pp.132-134.
43 pp. 134-137.
44 p. 134.
45 Alexandre Jean Joseph Le Riche de la Pouplinière, ou de la Paupelinière, ou encore de la Popeliniere (1693-1762), fermier général, grand mécène et grand libertin. En 1759, âgé alors de soixante-six ans, il épouse en secondes noces Marie Thérèse de Mondran, fille de l’urbaniste Louis de Mondran, membre fondateur de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Toulouse, âgée de vingt-deux ans. A Toulouse, le musée des Augustins conserve le buste de Madame de la Popelinière-Mondran exécuté par le sculpteur Jean Baptiste Lemoyne (1704-1778).
46 Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 57.
47 Cf. Robespierre, Sur la liberté de la presse, 9 mai 1791 : « Chaque citoyen a sa part et son intérêt dans la volonté générale. Il peut donc, il doit même déployer tout ce qu’il a de lumières et d’énergie pour l’éclairer, pour la réformer, pour la perfectionner. Comme dans une société particulière, chaque associé a le droit d’engager ses co-associés à changer les conventions qu’ils ont faites, et les spéculations qu’ils ont adoptées pour la prospérité de leurs entreprises. Ainsi, dans la grande société politique, chaque membre peut faire tout ce qui est en lui pour déterminer les autres membres de la cité à adopter les dispositions qui lui paraissent les plus conformes à l’avantage commun. », in Robespierre parle aux Français, p. 144, The Book Edition.
48 Ci-dessus : propos du Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, pp. 1-6 passim.
49 Tomber en mine : ici, tomber en décadence.
50 Citoyen Fontanilhes, Manuel d’agriculture et de ménagerie, p. 149.
51 p. 150.
52 p. 152.
53 p.154.
54 p. 159.
55 p. 160.

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