Gérard de Nerval, les soupers des Illuminés et la prédiction de Cazotte

 

Ci-dessus : Florent Fidèle Constant Bourgeois, Vue du château d’Ermenonville, XIXe.

La chronique rapporte qu’au château d’Ermenonville, dans les années qui précèdent la Révolution, le marquis de Girardin accueillait les réunions illuministes connues sous le nom de « soupers des Illuminés ». Il semble que les dits soupers aient inquiété les autorités au point de susciter une enquête de police. Gérard de Nerval évoque en 1852, dans l’ouvrage sobrement intitulé Les Illuminés, l’étrange prédiction proférée en 1788 par Jacques Cazotte à l’adresse des convives réunis par de tels soupers.

Employé dans l’administration de la marine, Jacques Cazotte (1719-1792) est envoyé en 1747 à la Martinique où il exerce jusqu’en 1961 les fonctions de commissaire des îles du Vent. Il y épouse en 1761 Elisabeth Roignan, fille du premier juge de la Martinique. Après son retour en France, il se consacre à la littérature, publie en 1772 son célèbre Diable amoureux, adhère en 1775 au mouvement martiniste 1Le martinisme est un courant de pensée ésotérique initié en 1761 par Joachim Martinès de Pasqually et relayé par Louis-Claude de Saint-Martin, dit « le philosophe inconnu ». et participe aux soupers des Illuminés. En 1789, il déclare voir dans les événements de la Révolution une réincarnation de Satan…

Gérard de Nerval évoque le souper de 1788 à partir des textes antérieurement consacrés à Jacques Cazotte et au souper en question par Charles Nodier 2Charles Nodier (1780-1844), écrivain, l’un des maîtres du premier Romantisme. dans Contes de la veillée en 1853 et par Jean François de La Harpe 3Jean François de La Harpe (1739-1803), écrivain et critique littéraire redouté ; d’abord partisan de la Révolution, il se déprend de cette dernière à partir de 1794. dans Prédiction de Cazotte… en 1817, ostensiblement cités tous deux à titre de grands témoins, puisque Charles Nodier dit avoir, au temps de son enfance, rencontré Jacques Cazotte à Paris, et puisque Jean François de La Harpe semble avoir été présent au souper de 1788, sachant qu’il laisse le récit de ce dernier dans ses papiers posthumes, publiés en 1806 par l’éditeur C.B. Petitot dans les quatre volumes de l’oeuvre complète 4Oeuvres choisies et posthumes de M. de La Harpe, publiées par C.-B. Petitot, imp. de Migneret, 1806.. Ainsi habité par les voix de ses deux prédécesseurs, le texte de Nerval se présente comme la chambre d’écho de ce qui a été, vu et entendu ; et, justement en sa façon macaronique, il le restitue, semble-t-il, au plus près de son éclat premier.

Quelques années avant la Révolution, le château d’Ermenonville était le rendez−vous des Illuminés qui préparaient silencieusement l’avenir. Dans les soupers célèbres d’Ermenonville, on a vu successivement le comte de Saint−Germain, Mesmer et Cagliostro, développant, dans des causeries inspirées, des idées et des paradoxes dont l’école dite de Genève hérita plus tard. − Je crois bien que M. de Robespierre, le fils du fondateur de la loge écossaise d’Arras, − tout jeune encore, − peut−être encore plus tard Sénancour 5Étienne Pivert de Senancour (1770-1846), écrivain pré-romantique, auteur en 1804 du célèbre roman Obermann., Saint−Martin 6Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit Le Philosophe inconnu, théosophe, admis en 1765 dans l’Ordre des Chevaliers Maçons, auteur de nombreux ouvrages d’inspiration illuministe., Dupont de Nemours 7Pierre Samuel du Pont de Nemours (1739-1817), physiocrate, d’abord partisan de la Révolution, puis défenseur de la famille en 1792 ; sauvé de la guillotine par Thermidor, il émigre en 1799 aux Etats Unis où son fils fondera la fabrique de poudre devenue aujourd’hui la E. I. du Pont de Nemours and Company. et Cazotte, vinrent exposer, soit dans ce château, soit dans celui de Le Pelletier de Mortfontaine, les idées bizarres qui se proposaient les réformes d’une société vieillie, laquelle dans ses modes mêmes, avec cette poudre qui donnait aux plus jeunes fronts un faux air de la vieillesse, indiquait la nécessité d’une complète transformation.

C’était encore la belle époque de la vie de Cazotte ; voici le portrait qu’a donné Charles Nodier de cet homme célèbre, qu’il avait vu dans sa jeunesse :

« A une extrême bienveillance, qui se peignait dans sa belle et heureuse physionomie, à une douceur tendre que ses yeux bleus encore fort animés exprimaient de la manière la plus séduisante, M. Cazotte joignait le précieux talent de raconter mieux qu’homme du monde des histoires, tout à la fois étranges et naives, qui tenaient de la réalité la plus commune par l’exactitude des circonstances et de la féerie par le merveilleux. Il avait reçu de la nature un don particulier pour voir les choses sous leur aspect fantastique, et l’on sait si j’étais organisé de manière à jouir avec délices de ce genre d’illusion. Aussi, quand un pas grave se faisait entendre à intervalles égaux sur les dalles de l’autre chambre ; quand sa porte s’ouvrait avec une lenteur méthodique, et laissait percer la lumière d’un falot porté par un vieux domestique moins ingambe que le maître, et que M. Cazotte appelait gaiement son pays ; quand M. Cazotte paraissait lui−même avec son chapeau triangulaire, sa longue redingote de camelot vert brodé d’un petit galon, ses souliers à bouts carrés fermés très avant sur le pied par une forte agrafe d’argent, et sa haute canne à pomme d’or, je ne manquais jamais de courir à lui avec les témoignages d’une joie folle, qui était encore augmentée par ses caresses. »

Ci-dessus : Jean Baptiste Perronneau, ou Perroneau (1715-1783), portrait de Jacques Cazotte dans les années 1760.

Charles Nodier met ensuite dans sa bouche un de ces récits mystérieux qu’il se plaisait à faire dans le monde, et qu’on écoutait avidement.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Marion Delorme, par Gour, dessinateur, et Le Bert, graveur ; Marion Delorme, miniature anonyme.

Il s’agit de la longévité de Marion Delorme 8Marie de Lon, demoiselle de Lorme dite Marion de Lorme ou Marion Delorme, née en 1611 dans la noblesse, devenue courtisane, morte en 1650, ou en 1706, ou encore en 1746 ! qu’il disait avoir vue quelques jours avant sa mort, âgée de près d’un siècle et demi, ainsi que semblent le constater d’ailleurs son acte de baptême et son acte mortuaire conservés à Besançon. En admettant cette question fort controversée de l’âge de Marion Delorme Cazotte pouvait l’avoir vue étant âgé de vingt et un ans. C’est ainsi qu’il disait pouvoir transmettre des détails inconnus sur la mort de Henri IV, à laquelle Marion Delorme, avait pu assister.

Mais le monde était plein alors de ces causeurs amis du merveilleux ; le comte de Saint−Germain 9Né entre 1690 et 1710 de parents inconnus, probable fils illégitime de quelque maison royale, peintre, musicien, savant chimiste et alchimiste, grand connaisseur de l’Inde et du Tibet, le comte de Saint-Germain est longtemps un familier de Louis XV. Celui-ci lui permet d’installer son laboratoire au château de Chambord. Accusé en 1760 d’espionnage, Saint-Germain quitte alors la France et voyage en Prusse, Russie, Italie, Angleterre, Autriche, avant de s’installer au Schleswig-Holstein, où il meurt en 1784. On lui prête chez la Pompadour et dans les milieux illuministes le don de l’immortalité. Il aurait ainsi connu François Ier et survécu à sa mort prétendue. et Cagliostro 10Giuseppe Balsamo ou Joseph Balsamo (1743-1795), dit Alessandro, comte de Cagliostro, aventurier italien, mendiant à ses débuts, devenu médecin sous l’habit des frères de la Miséricorde ; arrivé en France en 1780, il s’y présente comme le disciple du comte de Saint-Germain, possesseur du secret de l’éternelle jouvence, et il passe rapidement pour un thaumaturge auprès de l’aristocratie parisienne, puis de la dauphine Marie-Antoinette. Il annonce un jour à cette dernière qu’elle mourra sur l’échafaud. Il est par ailleurs l’initiateur en France de la maçonnerie égyptienne. Compromis dans l’affaire du collier, il retourne en Italie, où, condamné pour hérésie par l’Inquisition et incarcéré, il meurt en 1795. Louis Ramond de Carbonnières, pionnier du pyrénéisme, a été un temps son secrétaire particulier. Alexandre Dumas romance la carrière parisienne de Cagliostro dans Joseph Balsamo (1846), Le Collier de la reine (1849), et La Comtesse de Charny (1853). tournaient toutes les cervelles, et Cazotte n’avait peut−être de plus que son génie littéraire et la réserve d’une honnête sincérité. Si pourtant nous devons ajouter foi à la prophétie célèbre rapportée dans les mémoires de La Harpe, il aurait joué seulement le rôle fatal de Cassandre, et n’aurait pas eu tort, comme on le lui reprochait, d’être toujours sur le trépied.

 

Ci-dessus : Michel Barthélemy Ollivier (1712-1784), Souper du prince Louis François de Conti, palais du Temple, 1766.

« Il me semble, dit La Harpe, que c’était hier, et c’était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l’Académie, grand seigneur et homme d’esprit ; la compagnie était nombreuse et de tout état, gens de robe, gens de cour, gens de lettres, académiciens, etc. On avait fait grande chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de la bonne compagnie cette sorte de liberté qui n’en gardait pas toujours le ton : on en était venu alors dans le monde au point où tout est permis pour faire rire.

Chamfort 11Sébastien Roch Nicolas de Chamfort (1740-1794), auteur des Maximes et pensées, caractères et anecdotes, initié à la maçonnerie en 1778, d’abord adepte de la Révolution, ensuite accusé de s’être réjoui de la mort de Marat, suicidé en 1794. nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même recours à l’éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion : et d’applaudir. Un convive se lève, et tenant son verre plein : « Oui, messieurs, s’écrie−t−il, je suis aussi sûr qu’il n’y a pas de Dieu, que je suis sûr qu’Homère est un sot. » − En effet, il était sûr de l’un comme de l’autre ; et l’on avait parlé d’Homère et de Dieu, et il y avait là des convives qui avaient dit du bien de l’un et de l’autre.

 

Ci-dessus : Jean Huber (1721-1786), dit Huber-Voltaire, Le déjeuner des philosophes, 1772-1773. Au centre, levant la main, Voltaire, entouré de Huber, Saint-Lambert, Diderot, peut-être d’Alembert, Condorcet (de dos), le Père Adam (familier de Voltaire à Ferney), La Harpe, Marmontel et Grimm.

La conversation devient plus sérieuse ; on se répand en admiration sur la révolution qu’avait faite Voltaire, et l’on convient que c’est là le premier titre de sa gloire : « Il a donné le ton à son siècle, et s’est fait lire dans l’antichambre comme dans le salon.« 

Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant : « Voyez−vous, monsieur, quoique je ne sois qu’un misérable carabin, je n’ai pas plus de religion qu’un autre.« 

On en conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer ; il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l’on en est à calculer la probabilité de l’époque, et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se plaignent de ne pouvoir s’en flatter ; les jeunes se réjouissent d’en avoir une espérance très vraisemblable ; et l’on félicitait surtout l’Académie d’avoir préparé le grand oeuvre, et d’avoir été le chef−lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.

Un seul des convives n’avait point pris part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme : c’était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Son héroïsme l’a depuis rendu à jamais illustre.

Il prend la parole, et du ton le plus sérieux : « Messieurs, dit−il, soyez satisfaits ; vous verrez tous cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète ; je vous répète, vous la verrez. »
On lui répond par le refrain connu : « Faut pas être grand sorcier pour ça ! » Soit, mais peut−être faut−il l’être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez−vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous, tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l’effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue ?
« Ah ! voyons, dit Condorcet avec son air sournois et niais ; un philosophe n’est pas fâché de rencontrer un prophète.
Vous, monsieur de Condorcet 12Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794), philosophe et mathématicien, adepte de la Révolution, opposé à la constitution de 1793, arrêté en 1794, retrouvé mort dans sa cellule deux jours plus tard., vous expirerez étendu sur le pavé d’un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau ; du poison que le bonheur de ce temps−là vous forcera de porter toujours sur vous. »
Grand étonnement d’abord ; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé, et l’on rit de plus belle.
« Monsieur Cazotte, le conte que vous faites ici n’est pas si plaisant que votre Diable amoureux ; mais quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux ? Qu’est−ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison ?
− C’est précisément ce que je vous dis : c’est au nom de la philosophie, de l’humanité, de la liberté, c’est sous le règne de la raison qu’il vous arrivera de finir ainsi, et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n’y aura plus dans toute la France, en ce temps−là, que des temples de la Raison.
− Par ma foi, dit Chamfort avec le rire du sarcasme, vous ne serez pas un des prêtres de ces temples−là.
− Je l’espère ; mais vous, monsieur de Chamfort, qui en serez un, et très digne de l’être, vous vous couperez les veines de vingt−deux coups de rasoir, et pourtant vous n’en mourrez que quelques mois après. »
On se regarde et on rit encore. « Vous, monsieur Vicq−d’Azir 13Félix Vicq−d’Azir (1748-1794), médecin de la reine, fondateur de l’anatomie comparée, mort après avoir assisté sous la pluie à la fête de l’Etre suprême de 1794., vous ne vous ouvrirez pas les veines vous−même ; mais, après vous les avoir fait ouvrir six fois dans un jour, après un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, vous mourrez dans la nuit. Vous, monsieur de Nicolaï 14Aimar Charles Marie de Nicolaï, né en 1747, magistrat, conseiller du roi, premier président de la chambre des comptes, académicien, guillotiné en 1794., vous mourrez sur l’échafaud. Vous, monsieur Bailly 15Jean Sylvain Bailly (1736-1793), mathématicien, astronome, littérateur, élu maire de Paris en 1789, reponsable de la fusillade ch Champ de Mars en 1791, arrêté en 1793 et guillotiné la même année pour avoir refusé de témoigner à charge au procès de Marie-Antoinette., sur l’échafaud…
− Ah ! Dieu soit béni ! dit Roucher 16Jean Antoine Roucher (1745-1794), écrivain, partisan de la monarchie, guillotiné l’avant-veille du 9 Thermidor., il paraît que monsieur n’en veut qu’à l’Académie ; il vient d’en faire une terrible exécution ; et moi, grâce au ciel…
− Vous ! vous mourrez aussi sur l’échafaud.
− Oh ! c’est une gageure, s’écrie−t−on de toute part, il a juré de tout exterminer. − Non, ce n’est pas moi qui l’ai juré.
− Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares ? et encore ! …
− Point du tout, je vous l’ai dit : vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront tout comme vous les vers de Diderot et de la Pucelle… »
On se disait à l’oreille : « Vous voyez bien qu’il est fou (car il gardait le plus grand sérieux). Est−ce que vous ne voyez pas qu’il plaisante ? et vous savez qu’il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.
− Oui, reprit Chamfort ; mais son merveilleux n’est pas gai ; il est trop patibulaire. Et quand tout cela se passera−t−il ?
Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli…
− Voilà bien des miracles (et cette fois c’était moi−même qui parlais) ; et vous ne m’y mettez pour rien ?
− Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire : vous serez alors chrétien. Grandes exclamations. − Ah ! reprit Chamfort, je suis rassuré ; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels.
Pour ça, dit alors madame la duchesse de Grammont 17Béatrix de Choiseul-Stainville, grande bibliophile devant l’Eternel, née en 1730, duchesse de Gramont soeur d’Étienne-François, comte de Choiseul, ministre de Louis XV, guillotinée en 1794., nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n’être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n’est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais il est reçu qu’on ne s’en prend pas à nous, et notre sexe…
Votre sexe, Mesdames, ne vous en défendra pas cette fois ; et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.
− Mais qu’est−ce que vous nous dites donc là, monsieur Cazotte ? C’est la fin du monde que vous nous prêchez.
− Je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l’échafaud, vous et beaucoup d’autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, et les mains derrière le dos.
− Ah ! j’espère que, dans ce cas−là, j’aurai du moins un carrosse drapé de noir.
− Non, madame, de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette, et les mains liées comme vous.
− De plus grandes dames ! quoi ! les princesses du sang ?
De plus grandes dames encore… »
Ici un mouvement très sensible se fit dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit. On commençait à trouver que la plaisanterie était forte.
Mme de Grammont, pour dissiper le nuage, n’insista pas sur cette dernière réponse, et se contenta de dire, du ton le plus léger : « Vous verrez qu’il ne me laissera pas seulement un confesseur !
Non, madame, vous n’en aurez pas, ni personne. Le dernier supplicié, qui en aura un par grâce, sera…« 
Il s’arrêta un moment. « Eh bien ! quel est donc l’heureux mortel qui aura cette prérogative ? − C’est la seule qui lui restera : et ce sera le roi de France. »
Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte, et lui dit, avec un ton pénétré : « Mon cher monsieur Cazotte, c’est assez faire durer cette facétie lugubre ; vous la poussez trop loin, et jusqu’à compromettre la société où vous êtes, et vous−même. »
Cazotte ne répondit rien, et se disposait à se retirer, quand Mme de Grammont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s’avança vers lui :
− Monsieur le prophète, qui nous dites à tous notre bonne aventure, vous ne dites rien de la vôtre. Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés :
« Madame, avez−vous lu le siège de Jérusalem, dans Josèphe 18Flavius Josèphe, historien juif du Ier siècle après J.C., auteur des Antiquités judaïques et de l’Histoire de la guerre des Juifs contre les Romains et de la ruine de Jérusalem. ?
− Oh ! sans doute ; qu’est−ce qui n’a pas lu ça ? Mais faites comme si je ne l’avais pas lu.
− Eh bien ! madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d’une voix sinistre et tonnante : Malheur à Jérusalem ! Malheur à moi−même ! Et dans le moment une pierre énorme, lancée par les machines ennemies, l’atteignit et le mit en pièces. »
Après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit.
19Gérard de Nerval, Les Illuminés, p. 264 sqq., édition V. Lecou, Paris, 1852.

Ci-dessus : Marie-Antoinette, reine de France, conduite au supplice ; dessinée à la plume par Jacques Louis David, spectateur du convoi, et placé sur la fenêtre avec la citoyenne Jullien, 1793.

 

Ci-dessus : Claude Noël Thevenin (1800-1849), Elisabeth Cazotte à la prison de l’Abbaye le 23 septembre 1792.

En août 1792, suspect de complicité dans l’affaire des Chevaliers du poignard, affaire à laquelle Jacques Scévole Cazotte, son fils, garde du corps de Louis XVI, se trouve effectivement mêlé, Jacques Cazotte est arrêté et incarcéré à l’Abbaye. Sa fille Elizabeth l’y a suivi pour le protéger ; elle parvient alors à le faire libérer. Mais réincarcéré à la Conciergerie, il est guillotiné sur la place du Carrousel le 25 septembre de la même année.

Usant ici de la démarche dite du « pas qui rétrograde », Gérard de Nerval présente la mort de Jacques Cazotte en 1792 comme la preuve de ce que la prédiction de 1788 était juste, et plus anciennement encore « l’hallucination prophétique » mentionnée en 1763 dans la première oeuvre de Jacques Cazotte, long poème en prose intitulé L’Ollivier :

Il y a environ quatre ans que nous fûmes attirés l’un et l’autre par des enchantements dans le palais de la fée Bagasse. Cette dangereuse sorcière, voyant avec chagrin le progrès des armes chrétiennes en Asie, voulut les arrêter en tendant des pièges aux chevaliers défenseurs de la foi. Elle construisit non loin d’ici un palais superbe. Nous mîmes malheureusement le pied sur les avenues : alors, entraînés par un charme, quand nous croyions ne l’être que par la beauté des lieux, nous parvînmes jusque dans un péristyle qui était à l’entrée du palais ; mais nous y étions à peine, que le marbre sur lequel nous marchions, solide en apparence, s’écarte et fond sous nos pas : une chute imprévue nous précipite sous le mouvement d’une roue armée de fers tranchants qui séparent en un clin d’oeil toutes les parties de notre corps les unes des autres, et ce qu’il y eut de plus étonnant, c’est que la mort ne suivit pas une aussi étrange dissolution.

Entraînées par leur propre poids, les parties de notre corps tombèrent dans une fosse profonde, et s’y confondirent dans une multitude de membres entassés. Nos têtes roulèrent comme des boules. Ce mouvement extraordinaire ayant achevé d’étourdir le peu de raison qu’une aventure aussi surnaturelle m’avait laissée, je n’ouvris les yeux qu’au bout de quelque temps, et je vis que ma tête était rangée sur des gradins à côté et vis−à−vis de huit cents autres têtes des deux sexes, de tout âge et de tout coloris. Elles avaient conservé l’action des yeux et de la langue, et surtout un mouvement dans les mâchoires qui les faisait bâiller presque continuellement. Je n’entendais que ces mots, assez mal articulés : Ah ! quels ennuis ! cela est désespérant.

 

Ci-dessus : illustration d’Edouard de Beaumont (1821-1888) in Le diable amoureux : roman fantastique / par J. Cazotte. précédé de sa vie, de son procès et de ses prophéties et révélations / par Gérard de Nerval ; H. Plon, Paris, 1871.

Je ne pus résister à l’impression que faisait sur moi la condition générale, et me mis à bâiller comme les autres.

− Encore une bâilleuse de plus, dit une grosse tête de femme, placée vis−à−vis de la mienne ; on n’y saurait tenir, j’en mourrais ; et elle se remit à bâiller de plus belle.
− Au moins cette bouche−ci a de la fraîcheur, dit une autre tête, et voilà des dents d’émail. Puis,
m’adressant la parole : − Madame, peut−on savoir le nom de l’aimable compagne d’infortune que nous a donnée la fée Bagasse ?
− J’envisageai la tête qui m’adressait la parole : c’était celle d’un homme. Elle n’avait point de traits mais un air de vivacité et d’assurance, et quelque chose d’affecté dans la prononciation.
− Je voulus répondre : − Seigneur, j’ai un frère… Je n’eus pas le temps d’en dire davantage. − Ah ! ciel ! s’écria la tête femelle qui m’avait apostrophée la première, voici encore une conteuse et une histoire ; nous n’avons pas été assez assommés de récits. Bâillez, madame, et laissez là votre frère. Qui est−ce qui n’a pas de frère ? Sans ceux que j’ai, je régnerais paisiblement et ne serais pas où je me trouve.
− Seigneur, dit la grosse tête apostrophée, vous vous faites connaître bien tôt pour ce que vous êtes, pour la plus mauvaise tête…
− Ah ! interrompit l’autre, si j’avais seulement mes membres ! …
− Et moi, dit l’adversaire, si j’avais seulement mes mains ! …Et d’ailleurs, me disait−il, vous pouvez vous apercevoir que ce qu’il dit ne saurait passer le noeud de la gorge.
− Mais, disais−je, ces disputes−ci vont trop loin.
− Eh ! non, laissez−nous faire ; ne vaut−il pas mieux se quereller que de bâiller ? A quoi peuvent
s’occuper des gens qui n’ont que des oreilles et des yeux, qui vivent ensemble face à face depuis un siècle, qui n’ont nulle relation ni n’en peuvent former d’agréables, à qui la médisance même est interdite, faute de savoir de qui parler pour se faire entendre, qui…

Il en eût dit davantage ; mais voilà que tout à coup il nous prend une violente envie d’éternuer tous ensemble ; un instant après, une voix rauque, partant on ne sait d’où, nous ordonne de chercher nos membres épars ; en même temps nos têtes roulent vers l’endroit où ils étaient entassés. 20Jacques Cazotte, L’Ollivier, tome II, p. 139 sqq.

 

Ci-dessus : illustration d’Edouard de Beaumont (1821-1888) in Le diable amoureux : roman fantastique / par J. Cazotte. précédé de sa vie, de son procès et de ses prophéties et révélations / par Gérard de Nerval ; H. Plon, Paris, 1871.

Gérard de Nerval, qui cite dans Les Illuminés le passage de L’Ollivier reproduit ci-dessus, observe que l’avenir s’annonce sur le mode de la fin initiale dans l’oeuvre commençante de l’écrivain Jacques Cazotte et qu’il touche, là déjà, au genre de fin que « l’illuminé » plus tard augurera, laquelle, en 1788, ne se fût peut-être pas laissée augurer, si l’ex-commissaire de la marine, dans les années 1760, n’avait entrepris d’écrire L’Ollivier.

N’est−il pas singulier de rencontrer dans un poème héroï−comique de la jeunesse de l’auteur, cette sanglante rêverie de têtes coupées, de membres séparés du corps, étrange association d’idées qui réunit des courtisans, des guerriers, des femmes, des petits−maîtres, dissertant et plaisantant sur des détails de supplice comme le feront plus tard à la Conciergerie ces seigneurs, ces femmes, ces poètes, contemporains de Cazotte, dans le cercle desquels il viendra à son tour apporter sa tête, en tâchant de sourire et de plaisanter comme les autres des fantaisies de cette fée sanglante, qu’il n’avait pas prévu devoir s’appeler un jour la Révolution ! 21Ibidem, p. 56.

Dévoilant ici la raison de l’intérêt passionné qu’il voue à la vie et à l’oeuvre de Jacques Cazotte, Gérard de Nerval montre qu’il y a de façon plus générale un abîme de proximité entre la figure de l’illuminé et celle de l’écrivain, ou, plus originairement encore, entre littérature et prédiction. Ce que Gérard de Nerval dit ici de l’oeuvre de Jacques Cazotte, vaut aussi pour son oeuvre propre : A l’exemple de l’illuminé lui-même, nous avons uni d’un trait l’avenir et le passé 22Ibid. p. 57.. Le « nous » n’est pas ici celui de l’usage policé, mais celui des générations successives d’écrivains qui prêtent à l’avenir les mots dont celui-ci a besoin pour se donner à lire au passé comme figure marchante de sa fin initiale. La littérature est à ce titre mère d’avenir.

Pour une autre approche de la prédiction de Cazotte, lire le bel article de Georges Kliebenstein : Une mystification absolue – Sur le « souper de Cazotte », in Romantisme, année 2002, volume 32, n°116, pp. 19-34.

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