Frédéric Soulié, Henrich Heine et le veau d’or

 

Ci-dessus : Nicolas Poussin, L’adoration du veau d’or, 1633-1634.

Moi aussi, je suis le fils de la révolution ! s’écrie Henrich Heine en Allemagne, à l’annonce de la Révolution de Juillet. Critiqué pour ses prises de position politiques, censuré, puis interdit de publication dans son pays, il s’installe à Paris en 1831 et y demeure jusqu’à sa mort en 1856. Précédé par sa notoriété d’écrivain et déjà de grand homme, il se trouve dès son arrivée à Paris invité dans tous les salons fréquentés par l’intelligentsia du temps. Il y noue rapidement amitié avec Hector Berlioz, Frédéric Chopin, George Sand, Alexandre Dumas, et plus particulièrement avec Frédéric Soulié, qui conserve de son passé carbonariste une sensibilité de type socialiste-libertaire, et par là intéresse en Henrich Heine le sympathisant des idées saint-simoniennes et le futur ami de Karl Marx et de Friedrich Engels.

 

De façon symptomatique, les deux hommes communient en 1831 dans la même admiration pour La liberté guidant le peuple, le tableau inspiré à Delacroix par l’avénement des Trois Glorieuses. Ils publient par la suite des textes dont les titres se croisent ou se font écho, L’Ouvrier de Frédéric Soulié, joué au théâtre de l’Ambigu-Comique en 1840 ; Les Pauvres Tisserands et Le Veau d’or de Heinrich Heine in Romancero en 1844 ; Le Veau d’or de Frédéric Soulié, roman resté inachevé à la mort de l’écrivain en 1847, terminé par Léo Lespès en 1856.

Le Veau d’or

Doubles flûtes, violes et cornets
jouent pour la danse de l’idole,
et les filles de Jacob tournoient autour du veau d’or
brum – brum, – brum –
éclats de timbale et éclats de rire !

Retroussées jusqu’aux reins,
et se tenant par la main,
les filles des plus nobles familles dansent,
autour du bœuf,
la ronde tourbillonnante –
éclats de timbale et éclats de rire !

Aaron lui-même est entraîné
par le tourbillon de la danse insensée,
et lui, le gardien de la foi,
il danse dans son costume de grand prêtre
comme un bouc –
éclats de timbale et éclats de rire!

Henrich Heine, Das goldne Kalb, Le Veau d’or, in Romancero, 1844.

Ci-dessus : Marc Chagall, L’adoration du veau d’or, circa 1980.

Dans Ũber den Witz 1Kuno Fischer, Ũber den Witz, pp. 130-131, in Kleine Schriften 2, Zweite durchgesehene Auflage, Carl Winters Universitätbuchhandlung, Heidelberg, 1889., Sur le mot d’esprit, ouvrage publié en 1889, Kuno Fischer rapporte un moment de la conversation qu’Heinrich Heine et Frédéric Soulié entretiennent, un soir, dans un salon parisien.

On raconte à propos de Heine qu’il se trouvait un soir dans un salon parisien avec le poète Soulié et qu’il s’entretenait avec lui, lorsque un de ces rois parisiens de l’or, qui ne pâtissent pas, en la matière, de la comparaison avec Midas, entre dans la salle et se trouve bientôt entouré d’une foule qui lui témoigne les plus grandes marques de respect. – Voyez donc là, dit Soulié à Heine, comme le dix-neuvième siècle adore le veau d’or ! Jetant un coup d’oeil à l’homme qui faisait l’objet d’une telle considération, Heine rétorqua ceci : – Oh, [pour un veau], celui-là me semble un peu passé d’âge !

Ce qui importe ici, ajoute Kuno Fischer, n’est pas le jeu de mots lui-même, fondé sur le double sens du terme « veau », mais le propos tout entier, ou plutôt le tour [de vis] imprimé au propos, qui précipite le passage du simple jeu de mots au jugement de vérité.

 

Ci-dessus : Ignatius Taschner, Das goldne Kalb von Heine, circa 1900.

Ce trait d’esprit rapporté en 1889 par Kuno Fisher a fait depuis lors l’objet d’une littérature abondante. Jacques Lacan nous a laissé du trait en question le commentaire le plus célèbre. Observant que Frédéric Soulié use du terme « veau d’or » à titre de métaphore, Lacan signale que la puissance du trait d’esprit tient ici à l’effet de réduction métaphorique qui reconduit primo le dit « veau d’or » au statut de la tête de veau, i. e. à la trivialité de la barbaque, vendue au poids chez le boucher ; secundo la dite barbaque au statut de marchandise trompeuse, puisqu’il ne s’agit pas ici d’un veau (Kalb), « trop passé d’âge », mais d’un boeuf (Rind), dixit Henrich Heine dans le poème ci-dessus, non sans laisser entendre, par un troisième tour de vis, que non plus qu’aucun autre boeuf, ce boeuf-là, au vrai, ne peut prétendre à nul sex-appeal. La frénésie sexuelle augure ici quelque prochaine débandade, puisqu’elle se déchaîne à propos d’un objet illusoire.

 

Ci-dessus : Roberto Matta (1911-2002), L’adoration du veau d’or, 1976.

Je cite ici un extrait des célèbres séminaires de Lacan :

La riposte de Henrich Heine consiste précisément à annuler, si l’on peut dire, à subvertir toutes les références où ce Veau d’or est son expression métaphorique, se soutient, pour en faire quelque chose d’autre qui est purement et simplement là pour désigner celui qui est ramené tout d’un coup à sa qualité, et ce n’est pas par hasard, où sans doute à partir d’un certain moment il mérite d’être le veau qui vaut tant la livre, si je puis m’exprimer ainsi. Ce veau est pris pour ce qu’il est tout d’un coup, un être vivant, et pour tout dire quelqu’un qu’il réduit, ici sur le marché institué par ce règne de l’or, à n’être que lui-même, que vendu comme bétail, une tête de veau, et à propos de celle-ci de dire : assurément il n’est plus dans les limites de la définition que donnait Littré, à savoir ce veau dans sa première année, que je crois même un puriste de boucherie définirait comme celui qui n’a pas encore cessé de téter sa mère, purisme dont je me suis laissé dire qu’il n’était respecté qu’en France. « Pour un veau, il a passé l’âge ! » Que ce veau ne soit pas ici un veau, c’est un veau un peu âgé, il n’y a aucune espèce de façon de le réduire, ceci reste un trait d’esprit, avec l’arrière-plan du veau d’or ou pas. 2Jacques Lacan, Les Formations de l’Inconscient – séance 4- 27 novembre 1957.

 

Frédéric Soulié assigne à la métaphore du veau d’or, dont il fait le titre de l’un ses romans restés posthumes sans plus la rappeler jamais dans aucune des pages du dit roman, le statut d’exemplum transhistorique, imposant ainsi à son lecteur le préalable de lecture au regard de quoi les aventures des trois tristes sires là plus tard mis en scène n’appellent nulle part aucun jugement explicite. Celui-ci, sous le rapport de la métaphore du veau d’or, va sans dire ; tout a déjà été pesé, compté, divisé.

Le propos de Dabiron, coulissier 3Coulissier : courtier négociant des valeurs mobilières non cotées en Bourse, en dehors du parquet des agents de change officiels. qui travaille au profit d’une société houillère, est à lire ainsi et à replacer sous le signe puissamment critique induit par le titre du roman, en sa métaphoricité exemplaire.

C’est sous monsieur d’Aronde que j’appris le mécanisme de la bourse. D’Aronde était, sous son apparence de dandy, un homme froid, prudent et plein de volonté. Il jouait beaucoup, mais rien ne l’entraînait au delà de la limite, qu’il posait à ses pertes et à ses gains. Il avait le coup d’oeil sûr, l’oreille alerte, l’observation rapide. Sans préjugés d’aucune sorte, il jugeait parfaitement les événements à la mesure du monde dont il exploitait l’inhabileté. Tel acte gouvernemental qui, aux yeux du plus grand nombre, passait pour une lâcheté qui amoindrissait la France, n’était pour lui qu’une assurance de paix qui doublait la confiance du capitaliste. – Si l’on abandonnait l’Algérie 4Commencée en 1830, la conquête de l’Algérie se conclut en 1847 avec la reddition d’Abd-el-Kader. Fort coûteuses, les campagnes de pacification se poursuivront ensuite jusqu’en 1871. Le Maréchal Clauzel, « oncle » de Frédéric Soulié, a été commandant en chef de l’armée d’Afrique, puis gouverneur de l’Algérie de 1835 à 1837., me disait-il souvent, je jouerais ma tête contre dix millions que la bourse hausserait immédiatement.

Il méprisait les hommes et n’estimait guère l’argent que comme le levier le plus puissant de notre époque.

— De nos jours, me disait-il encore, l’argent est la fin de tout, parce que c’est le moyen de tout. Quel est l’homme qui a trois millions, un peu de capacité, d’obstination et de patience, qui ne sera pas député à un temps donné ? Il n’y en a pas un. Et ce titre est le premier degré d’un escalier en éventail qui mène aux postes les plus élevés de la finance, de la magistrature, de l’administration ; il mène au ministère, il mène à la pairie, il mène à tout pouvoir de quelque nom qu’on le décore. Il y a des gens qui prennent la question à rebours, et qui disent : — Il faut être puissant pour devenir riche. Moi je dis qu’il faut être riche pour devenir puissant ; et il y en a dix qui arrivent en suivant ma route, contre un qui arrive mal en suivant le chemin contraire. En effet, l’homme qui passe par le pouvoir pour arriver à la fortune n’amasse pas un écu qui ne soit commenté, recherché, calomnié. Grâce aux lois de septembre 5Lois de septembre 1835, qui, à fin de consolidation de la monarchie de Juillet, restreignent la liberté de la presse et tendent à interdire toute discussion sur le roi, la dynastie, la monarchie constitutionnelle, les ministres, etc., on n’imprime pas qu’il est un voleur ; mais si cela ne se lit pas, cela se dit. L’homme riche, au contraire, peut accepter le pouvoir comme un fardeau. Bien plus : pour peu qu’il sache vivre, il fait croire qu’il y met du sien en doublant sa fortune. Le point capital est donc d’être riche. 6Frédéric Soulié, Le Veau d’or, partie du roman rédigée par Frédéric Soulié lui-même en 1846-1847.

« Le point capital est donc d’être riche »… Titre du roman oblige, Frédéric Soulié place ce propos de d’Aronde sous le signe du veau d’or. Encore faut-il ici que le lecteur s’en souvienne. L’oubli gagnant de page en page, l’ambivalence menace. Condamné par son absence de nom et de fortune à vivre exclusivement de sa plume, autrement dit forcé au statut de galérien des lettres, Frédéric Soulié a souffert de la fièvre de l’or et enduré la tentation du pacte avec le diable. Celle-ci lui a inspiré, entre autres, la traduction du premier (1827) et du second Faust (1840), Les Mémoires du Diable 7Cf. La dormeuse : Frédéric Soulié – Les Mémoires du Diable., roman publié en 1837, L’Alchimiste, drame représenté au théâtre de la Renaissance en 1839, et L’Imagier de Harlem, drame-légende à grand spectacle, représenté au théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1851 8Cf. La dormeuse : Gérard de Nerval et la légende de Nicolas Flamel.. Frédéric Soulié, le champion du romantisme, auteur d’une oeuvre noire et brûlante, l’ancien carbonaro, l’anarchiste, le vengeur, se montre d’une certaine façon plus direct et plus désespéré dans son rapport à l’argent, « le levier le plus puissant de notre époque », que Heinrich Heine, le champion de l’ironie post-romantique, le philosophe, le moraliste, l’héritier volens nolens de la tradition juive, qui vise, au-delà de la tragi-comédie sociale, la nue vérité de la misère humaine, i. e. la postulation vers Dieu en même temps que l’attrait de Mamon, et, entre Dieu et Mamon, chaque fois fatalement recommencé, le choix de Mamon.

Exode, 32 Le veau d’or.

Le peuple, voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, s’assembla autour d’Aaron, et lui dit : Allons! fais-nous un dieu qui marche devant nous, car ce Moïse, cet homme qui nous a fait sortir du pays d’Égypte, nous ne savons ce qu’il est devenu.

Aaron leur dit : Otez les anneaux d’or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les-moi. Et tous ôtèrent les anneaux d’or qui étaient à leurs oreilles, et ils les apportèrent à Aaron. Il les reçut de leurs mains, jeta l’or dans un moule, et fit un veau en fonte. Et ils dirent: Israël ! voici ton dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Égypte. Lorsqu’Aaron vit cela, il bâtit un autel devant lui, et il s’écria : Demain, il y aura fête en l’honneur de l’Éternel !

Le lendemain, ils se levèrent de bon matin, et ils offrirent des holocaustes et des sacrifices d’actions de grâces. Le peuple s’assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour se divertir.

Dieu est absent de l’oeuvre de Frédéric Soulié. Elevé par un père jacobin, l’écrivain ne ménage, dans sa vision du monde, aucune place à la transcendance. D’où la radicale noirceur de la référence au veau d’or dans le roman éponyme. Il n’y a jamais eu d’alternative à Mamon dans l’univers tel que Frédéric Soulié le connaît, et l’expérience de la Révolution l’a convaincu qu’il n’y en aura jamais. Finalement plus matérialiste et plus désespéré que son ami Heinrich Heine, qui continue de croire au possible d’un homme nouveau, Frédéric Soulié n’est pas un homme des Lumières, ni un progressiste, contrairement à l’ami en question.

 

Ci-dessus : Emil Nolde, Danse autour du veau d’or.

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