Antoine de Lévis Mirepoix – A Venise. « Une note immobile, suspendue, lisse et pure, larme du temps ».

 

Ci-dessus : sestiere San Marco, fronton de l’église San Vitale, ou chiesa di San Vidal.

On sait que Louis François Marie Gaston de Lévis, marquis de Léran et de Mirepoix, quitte la France en octobre 1789, qu’il apprend à Rome, le 28 mai 1794, la mort de son fils Charles Philibert Gaston sur l’échafaud, qu’il perd, le 3 novembre de la même année, le cardinal de Bernis, qui fut son ami et son ultime soutien, qu’il gagne alors Venise et qu’il y meurt, dans une quasi-indigence, le 23 février 1800. Son corps repose dans la petite église de San Vitale. ((Cf. La dormeuse blogue : Louis François Marie Gaston de Lévis, marquis de Léran et de Mirepoix, ou la lettre de Rome.))

J’avais dans ma pensée ce crépuscule vénitien, lorsque j’ai lu Venise. Instants, un texte d’Antoine de Lévis Mirepoix, pour le moment inédit. Voici l’incipit de Venise. Instants :

Mystère d’une visibilité opaque,
     de la pluie,
     de la bruine de brume,
     de la ville surgie en lenteurs,
Écharpes de nuages étirés, qui voilent, et entrouvrent.
Un songe, un songe vrai, où l’imagination rôde,
dans le dédale des canaux,
     des époques confondues,
     des perspectives fondues, intermittentes, interminables
     s’effilochant au gré du silence gris. ((Antoine de Lévis Mirepoix, Venise – Instants, Venise))

Etrangement ici, le « mystère » précède la « visibilité ». Il advient incognito sous le couvert de la pluie, de la brume, des écharpes de nuages, et il se déclare à partir du moment où les écharpes de nuages s’étirent, entrouvrent des perspectives fondues, intermittentes, interminables, perspectives à l’horizon desquelles la ville, surgie en lenteurs, déjà s’espace, et, dans le vague de cet espacement, se mue au regard de l’imagination en dédale des canaux, des époques confondues.

Le temps reflue, le temps s’engouffre dans l’ouvert des perspectives en naissance, et il en relève la cartographie labyrinthique cependant qu’il dépose, dans le silence gris, sa charge de siècles et d’années.

Ci-dessus : Joseph Mallord William Turner, Bateau de pêche, détail.

De même que le mystère précède la visibilité, l’imagination, « qui rôde », précède la vue. De la vision qui naît ici de la « visibilité opaque » et de l’imagination de l’invu, l’écrivain observe qu’elle est « songe vrai ». L’oxymore ici assigne au « songe vrai » le statut du sublime, celui des choses qui se tiennent à la fois au-delà du sensible et au-delà de la raison, et qui ont dans leur vérité l’évidence de la révélation. Ce qui vient ici à la rencontre de l’écrivain, c’est, sous le nom de Venise, le passé comme vérité, ou forme causative, de l’à présent. Je me suis souvenue de la tombe, un jour close dans l’église San Vitale, et j’ai entrevu, il me semble, la vérité du songe qui visite ici l’écrivain.

Silencieusement, au ras de l’eau, gondole noire, eau verte.
Sillage lisse.

Ci-dessus : Joseph Mallord William Turner, Crépuscule sur Venise, détail.

Et le mystère encore, magie du temps, magie des temps… ((Venise)) Ce qui vient ici à la rencontre de l’écrivain sur le mode du songe vrai, c’est lui-même, inscrit déjà dans le paysage de Venise – souvenirs, émotions, visions, êtres chers, oeuvres d’art, paysages, villes -, reconduit de la sorte au seuil d’une histoire plus ancienne dont, par-delà la tombe close, il restaure en quelque façon la continuité brisée. L’écrivain parle ici d’enracinement, par l’eau sans doute. Lien immémorial, de l’origine des temps à l’origine de ce que nous sommes, coulée moléculaire de vie. ((Alchimie))

 

Puis les distances se modifient comme passent les heures. San Giorgio Maggiore est tout près, là, à portée de main. Le regard est non seulement peintre, dessinateur, mais surtout projection de son espace intérieur, alchimie des références intimes – souvenirs, émotions, visions, êtres chers, oeuvres d’art, paysages, villes – au contact de la réalité multiple de Venise, infiniment renouvelée. Le corps au coeur des sensations : odeurs, humidités sur le visage et les lèvres, vibration des couleurs, tonalité des sons. ((Alchimie))

L’écrivain dit cette rencontre sans phrases, au plus près du secret de l’intime : le corps vibre d’une émotion inconnue.

Ci-dessus : Joseph Mallord William Turner, San Giorgio Maggiore, 1819.

Plus tard, l’écrivain se trouve saisi par une émotion du même ordre lors d’un concert donné à la Ca’Rezzonico, devant la fresque d’Il Mondo Nuovo, où figurent de trois-quarts Tiepolo père et Tiepolo fils ((Musique)).

Ci-dessus : Giambattista Tiepolo, Il Mondo Nuovo, 1791.

C’était, dans ce palais aujourd’hui transformé en musée du XVIIIe siècle, en haut de l’escalier, raconte l’écrivain. Clavecin, flûte traversière, hautbois – les sonorités se mêlaient de manière inattendue, tout à fait surprenante, sans doute parce que les notes roulaient sur le marbre moucheté du sol avant de s’élever vers le haut plafond. C’était comme si la mélodie de chaque instrument était tressée avec celle des deux autres, un entrelacs irrégulier où tantôt la flûte précédait le hautbois, tantôt l’inverse, tantôt le clavecin faisait briller les reflets d’argent de ses notes comme des éclats de lumière, brefs ou maintenus dans l’air comme des fils de verre.

L’émotion naît ici de « l’entrelacs irrégulier » des sonorités. Les » notes qui roulent sur le marbre moucheté du sol avant de s’élever vers le haut plafond », dessinent dans l’espace la figure invisible du thyrse, symbole de la puissance dionysiaque, de la régénération, de la vie qui l’emporte finalement sur la mort.

La plénitude de l’émotion était si intense, si complète, si ronde – pour ne pas dire sphérique – que tout y participait : le reflet du dessin des carreaux plombés sur le beige de la toile des stores, sur la peinture rousse du clavecin et sur le sol, en des géométries distinctes immobiles, ce reflet contrastait et s’harmonisait avec divers mouvements : celui de l’ombre des ailes déployées de la mouette en vol en contre-jour qui zébrait ce même store d’une trajectoire éphémère. Celui, varié, des trois tempos des pièces de Vivaldi. Celui des colombes à l’oeil interrogateur qui marchaient sur le rebord de pierre du petit balcon que l’on devinait derrière les trois fenêtres.

Par elles, une lumière dorée encadrait les musiciens, hommes jeunes et beaux, en habit, d’un sérieux hiératique, au jeu intérieur, minces et denses. Les miroitements sonores évoquaient la ville, se mariaient à Venise, se fondaient dans l’or des grands lustres de cette immense salle vide, et dans l’ocre des groupes de personnages peints aux angles du plafond.

Tandis que s’élève l’entrelacs des sonorités, la puissance du thyrse, qui va débordant l’espace du concert, gagne peu à peu les trois fenêtres, puis les colombes qui marchent dehors sur le rebord du petit balcon de pierre que l’on devine derrière les trois fenêtres, puis la ville, puis l’horizon tout entier, dont la courbure se pare déjà de l’or du couchant. Et l’horizon par effet de mouvement tournant, et la ville, et les colombes, penchent soudain sur le concert, le regard de l’univers, reproduit en abîme par les groupes de personnages peints aux angles du plafond. Et tandis que sur la fresque de Tiepolo, le vieux Tiepolo père, ici autoportraituré de profil à droite, marque d’un air chagrin son défaut de curiosité pour l’avénement d’il mondo nuovo, Tiepolo fils, muni d’une sorte de lorgnon, tourne vers ce qui vient le regard attentif de la génération qui saura soutenir l’aventure du passage des mondes.

Ci-dessus : Canaletto, Vue du Grand Canal.

Après le dernier son du hautbois, juste après que se soit évanouie cette plainte grave et digne, tout juste après cette mort, dans l’instant une note a surgi, soudain immobile, suspendue, lisse et pure, larme du temps. ((Musique))

Après le dernier son du hautbois, la note immobile, suspendue, lisse et pure signe l’instant du passage, celui de la mort au possible d’une renaissance. C’est la piété de ce passage qui se découvre sans se dire dans la larme du temps.

L’extase du concert de Ca’ Rezzonico constitue, à mon sens, le moment essentiel du journal vénitien d’Antoine de Lévis Mirepoix. Elle illustre le pouvoir mystérieux de la ville qui offrit un dernier refuge, et la tombe, à Louis Marie Gaston de Lévis, i. e. à celui qui fut la dernière incarnation des seigneurs de de Mirepoix, et, avec Monseigneur de Cambon dernier évêque de Mirepoix, la figure ultime d’un passé aujourd’hui révolu, berceau pourtant de ce mondo nuovo dont l’histoire aujourd’hui continue de nous réserver l’aventure.

L’allusion au passé de la maison de Lévis Mirepoix demeure, sous la plume de l’écrivain, rare et volontiers laconique. Ce passé s’inscrit toutefois dans le texte d’Antoine de Lévis Mirepoix à la façon d’un chiffre historialement partagé, par là rendu nécessaire à l’entente véritable du présent. Cependant qu’il assure au texte la profondeur de son ancrage singulier, le passé ainsi relevé assigne à l’écrivain sa vocation de passeur des mondes.

Il inspire de la sorte au pèlerin de Venise tour à tour la vision de gondoles noires sur l’eau noire, de palais morts dont les façades s’inclinent du ciel sombre à l’eau sombre ((Nuit)), de fenêtres obscures, semblables à des orbites creuses le soir ((Soir)), bref, la vision d’une ville qui coule ((Nuit)) dans la profondeurs des années ; puis, dans l’éblouissement de cette poudre de lumière qui abolit la distance, irise les lointains et bouleverse les proportions, les silhouettes de pierre comme de chair, la célébration de ce lieu unique, qui a pouvoir de nourrir, dixit Antoine de Lévis Mirepoix, le présent du passé, mémoire vive ((Reflet)).

Ci-dessus : Zoran Music (1909-2005), Vue de Venise.

Pourtant Venise n’est pas engloutie, mais mouillée, suintante, luisante, résistant à la mollesse liquide, à la fois dure et souple comme l’eau, contours et mouvance, pierre fluide. ((Nuit))

Ci-dessus : détail du Triomphe de la Chasteté de Pierro della Francesca, 1472.

Pierre fluide. Alors plus tard qu’il quitte Venise, Antoine de Lévis Mirepoix dédie les mots de l’Adieu à la silhouette diaphane de la ville – eau et lumière, comme une poudre, des particules illuminées de l’intérieur, d’un blanc ouaté, presque bleu ténu, clarté pâle, opale, jaune léger, plume de jaune léger, couleur fanée d’un tableau du Quatroccento, pourtant vive, irradiante de nulle part… – figure présente du désir d’éternité.

Ombres chinoise contre le clair de ciel,
      tel un découpage d’enfant
Pour lanterne magique.
((Départ))

Indices du désir mélancolique, tels sont ici les derniers mots d’Antoine de Lévis Mirepoix.

Grand canal, Venice, day, plaque de lanterne magique, Carpenter et Westley, Londres, milieu du XIXe siècle, Coll. Cinémathèque Française.

A lire aussi :
Antoine de Lévis Mirepoix – Autre espace, autre temps
Antoine de Lévis Mirepoix – Le Passeur, roman
Louis François Marie Gaston de Lévis, marquis de Léran et de Mirepoix, ou la lettre de Rome
Journée du Patrimoine de Pays – Au château de Léran
Une rencontre avec Antoine de Lévis Mirepoix

Jours d’octobre

Le soleil brille, mais l’air devient plus frais, les couleurs plus transparentes. La serviette fétiche des hommes de la maison semble plus pâle. Un rayon jaune et doux caresse sur le rebord de ma fenêtre une photo souvenir des années Angoulême.

J’ai pris cette photo mardi après-midi. Les préparatifs de la Fête de la Pomme débutaient. Le taureau a été ensuite entièrement revêtu de pommes rouges, jaunes, vertes. L’odeur du fruit planait déjà dans l’air. Et les fruits passeront la promesse des fleurs.

J’aime photographier la nuit, les fenêtres qui s’allument, les reflets d’une maison qui berce le soir son mystère.

Jeudi matin. J’attends sur le cours du Colonel Petitpied le passage du bus de 8h03. Il est toujours à l’heure, celui-là. Bien qu’il fasse déjà jour, la lumière des réverbères s »attarde. Cet éclairage habille la perspective d’une couleur cinéma, que j’ai envie d’appeler le chien et loup du matin. Mais le loup demeure ici pure fiction, car il n’y a pas de loups à Mirepoix.

Sous la croix verte, la pharmacie indique l’heure et la température. Je m’y intéresse de façon neuve quand j’attends le bus. Je pars à Pau pour le week-end.

Le bus arrive à l »heure, comme prévu. Il débouche sans faire de bruit du coin de la rue, comme dans les rêves.

Le train m’emporte vers Pau. J’ai pris cette photo par la fenêtre alors que nous passions aux environs de Lanne. J’avais, dans mes lectures de jeunesse, une passion pour Le pays du dauphin vert d’Elizabeth Goudge. Il n’y a certes pas de dauphin ici. Mais il y a ce vert des prairies heureuses, images du paradis.

A bientôt. Je reviens ce dimanche soir.