Deux jours au 60e congrès de la Fédération historique des Pyrénées

 

Consacré aux Dissidences et conflits populaires dans les Pyrénées, le 60e congrès de la Fédération historique Midi-Pyrénées s’est tenu les 17 et 18 juin 2011 au Centre universitaire de Foix-Montgauzy. J’y ai participé. J’en rapporte toutes sortes d’impressions stimulantes. Et d’abord celle des marches de l’amphithéâtre, que l’on descend comme on marche à l’abîme, songeant en chemin que, façon Piranèse, la chute fait ici ascension. Ce congrès fut un ascenseur rapide.

L’ascension vendredi matin débutait illico avec l’intervention dédiée par Philippe de Robert à Vigilance, hérétique ou réformateur ? Ressurgi de la profondeur du Ve siècle, ce prêtre obscur nous a surpris et inspiré aussi des ris complices, l’eusses-tu cru ?

Claude de Vic et Jean-Joseph Vaissète lui consacrent une forte page dans leur Histoire générale du Languedoc :

Cet hérétique, qui selon le langage de Saint Jérôme est le premier monstre que les Gaules aient produit, était né dans un lieu appelle Calagurgis vers les Pyrénées, i. e. dans les Gaules & dans le pays de Comminges sur les frontières du Toulousain. Sévère Sulpice, dont il fut d’abord simple domestique, lui confia ensuite, à ce qu’il paraît, le soin de quelque terre qu’il avait en Espagne, avec celui de la recette de ses revenus & de la vente de son vin. II s’en servit depuis pour son commerce de lettres avec Saint Paulin qui étoit alors â Nole. Vigilance ayant été ordonné prêtre, celui-ci s’en servit lui-même, & l’envoya dans la Palestine pour porter à Saint Jérôme le panégyrique qu’il venait de faire de l’empereur Théodose. Ce saint docteur reçut fort gracieusement ce messager sur le témoignage & la recommandation de Saint Paulin : mais il s’aperçut bientôt qu’il ne l’avoit pas bien connu, & que son cœur & son esprit étaient également gâtés. Vigilance fit en effet éclater ses mauvais sentiments contre Saint Jérôme, par la malice qu’il eut de décrier sa doctrine & de l’accuser de favoriser les erreurs d’Origène tandis que son orgueil autant que son extrême ignorance le précipitaient lui-même dans les mêmes erreurs, & dans d’autres encore plus grossières. II feignit cependant de se réconcilier avec ce saint docteur : mais à peine fut-il de retour en Occident & aux environs des Pyrénées sa patrie, qu’oubliant la justice qu’il lui avait rendue, il écrivit vivement contre lui, ce qui obligea Saint Jérôme de lui répondre & de le traiter avec tout le mépris qu’il méritait.

Vigilance continua cependant de répandre sa pernicieuse doctrine dans le pays ; il la prêcha surtout dans une église qu’il desservait dans le diocèse d’un saint évêque : c’était saint Exupère, alors évêque de Toulouse. Ses principales erreurs étaient de combattre & de condamner la virginité, les jeûnes & les veilles de l’église, & d’improuver le culte des martyrs & celui de leurs reliques… ((Claude de Vic et Jean-Joseph Vaissète, Histoire générale du Languedoc, tome 1, p. 52 sqq))

Ci-dessus : Jan Van Eyck, Saint Jérôme dans son cabinet, 1442.

Avec le cas de Vigilance, dès le Ve siècle, la dissidence, ou l’hérésie, qui fait pour Saint Jérôme, la monstruosité des Gaules, se laisse déterminer et comprendre comme la résultante d’un destin géographique. Elle constitue ici, dans un pays frontière – « dans le pays de Comminges sur les frontières du Toulousain » -, le lot d’une population victime de la géographie, car vouée par cette dernière à l’arriération. « Orgueil » et « extrême ignorance » précipitent ainsi Vigilance « dans les mêmes erreurs, & dans d’autres encore plus grossières », dixit Saint Jérôme, inaugurant ainsi le schéma de compréhension, ou de mé-compréhension, qui a prévalu jusqu’à nos jours, comme on sait, concernant les dissidences et conflits populaires dans les Pyrénées.

 

La question qui a fait l’objet du 60e congrès de la Fédération historique Midi-Pyrénées suit, on s’en doute, de l’exemplum fourni par le cas de Vigilance. Il s’est agi de revenir sur le schéma de compréhension lointainement initié par Saint Jérôme, de pister les probables insuffisances du schéma en question, bref de faire bouger les lignes afin d’ouvrir le champ des études pyrénéennes au possible d’un autre horizon de significativité, par là au possible d’un autre principe de compréhension.

Je ne vais pas résumer ici toutes les communications qui ont été proposées lors de ce 60e congrès de la Fédération historique des Pyrénées. Celles-ci seront publiées dans le prochain numéro d’Archives ariégeoises, revue de l’Association des Amis des Archives ariégeoises. Je me borne à rapporter ici la question qui traverse chacune de ces communicatons. Elle porte sur les raisons de certain pattern oppositionnel qu’on observe d’âge en âge dans le comportement des communautés pyrénéennes. Ignasi Fernàndez Terricabras, la formule ainsi dans son étude des Résistances à l’application de la réforme catholique dans les Pyrénées (XVIe-XVIIe siècles) : Ignorance ou dissidence ?

Qu’est-ce au demeurant qu’ignorance ?

Evoquant dans l’Epître aux Romains ((Saint Paul, Epître aux Romains, VIII, 19)) l’apokaradokia, ou l’attente tendue de la créature qui aspire naturellement à la Révélation des enfants de Dieu, Saint Paul note qu’il demeure des hommes ignorants de la dite attente, ou, pis encore, des hommes qui choisissent d’ignorer cette dernière. Ce sont là barbares et autres païens qu’il faut faire entrer dans le champ de la Révélation Une et Universelle, faute de quoi ceux-ci continueront de croupir dans les plis montagneux des ténèbres extérieures.

Telle est sans doute la sorte d’ignorance que Saint Jérôme déplorait concernant Vigilance et les siens « dans le pays de Comminges sur les frontières du Toulousain ».

Ignorance ou frontière de la catholicité ? questionne ici Ignasi Fernàndez Terricabras, et avec lui l’historiographie contemporaine.

Rapporté à l’échelle des affaires humaines, le caractère universaliste de la Révélation est aussi celui de la Révolution, celui de la République dite Une et Indivisible, ou encore celui du Progrès des Sciences & Techniques. Il induit là encore la nécessité d’évangéliser l’ensemble des populations vouées jusqu’ici aux ténèbres de l’ignorance et de la superstition, i. e. de faire venir ces populations si mal loties aux bienfaits des Lumières et du Progrès. Le problème est ici que les dites populations n’ont pas toujours su, ni voulu, se rendre à l’évidence – unilatéralement proclamée – des bienfaits en question.

Claudine Pailhès montre, par exemple, dans une communication intitulée Maires et déserteurs : Un refus généralisé de la conscription napoléonienne dans la montagne ariégeoise, comment cette « montagne » s’est entêtée à ne pas comprendre au nom de quoi ses fils auraient dû se laisser envoyer à l’abattoir sur les rives de la Berezina ou dans la morne plaine de Waterloo.

 

Jean Cantelaube, dans une autre communication intitulée Du bris des machines au sabotage, la forge à la catalane lieu de dissidence ?, s’enquiert des raisons qui motivent chez les ouvriers pyrénéens du XIXe siècle le refus du passage à la technologie des hauts fourneaux. Là où les ingénieurs déplorent l’arriération intellectuelle d’ouvriers ainsi rendus incapables de rien comprendre à un nouveau mode de fabrication, les briseurs de machines et autres saboteurs, qui ont en réalité acquis très vite les compétences nécessaires au sabotage d’un processus de fabrication plus moderne, s’attachent à défendre les vertus d’un savoir-faire millénaire et la cause d’une communauté qui a besoin de conserver les nombreux emplois fournis par l’exercice de la forge à la catalane. Ignorance ou frontière de la modernité industrielle ?

 

Claude Denjean, dans Usure en deçà des Pyrénées, bénéfice au-delà, et Bruno Evans, dans L’invention de la lutte des classes au village : le peigne en vallée de l’Hers, pomme de discorde ?, montrent, quant à eux, comment jadis ou naguère le monde pyrénéen a pu développer ici ou là, par effet de bord, des spécificités étonnantes, telles, au XIVe siècle, dans la Couronne d’Aragon, la légalisation du rôle et du statut des prêteurs juifs, ou, au début du XXe siècle, dans la vallée de l’Hers, l’organisation de grandes grèves qui, tournées par des ouvriers catholiques contre des patrons protestants, déplacent sur un terrain inattendu les questions habituellement formatées par l’idéologie de gauche. Ignorance ou frontière des strictes déterminités politiques ?

Jean-François Soulet, natif d’Albi, professeur d’histoire moderne à l’université de Toulouse-Le Mirail, auteur d’une somme dédiée en 1986 aux Pyrénées au XIXe siècle, auteur aussi d’un grand nombre d’ouvrages relatifs à l’Histoire immédiate, et plus spécialement à celle du monde communiste, conclut ce 60e congrès de la Fédération historique Midi-Pyrénées par une conférence intitulée De l’utilité et des abus du concept de dissidence appliqué aux Pyrénées.

Rappelant que « dissidence » signifie « action de s’écarter », « façon de se tenir à côté », Jean-François Soulet observe que si, dans ce qu’elle a de de géographiquement et d’historiquement spécifique, cette façon pyrénéenne doit être prise en compte, elle ne gagne pas à se laisser récupérer ou subvertir par les industriels du tourisme, les professionnels de la politique politicienne, ou, pis encore, par les aventuriers des nouvelles résistances contre tout.

Jean-François Soulet évoque ici l’usage discutable du slogan touristique « Pyrénées, nouvelle frontière » et l’effet, lui aussi discutable, de l’influence exercée par les conseils généraux sur le choix des programmes susceptibles de faire valoir l’histoire et l’identité cultuelle de notre région. Il observe, pour finir, qu’en telles matières, les politiques feraient bien de consulter les historiens !

A Toulouse, au musée des Augustins – Les sculptures des Récollets

 

Ci-dessus : Annonciation des Récollets, avant 1512.

Je me suis rendue jeudi dernier au musée des Augustins à Toulouse. J’y ai visité la très belle exposition Une histoire toulousaine vers 1500. Les sculptures des Récollets. L’exposition, comme indiqué par son titre, réunit un ensemble de sculptures originaires de l’église des Récollets. L’église des Récollets a été abandonnée à partir de la Révolution. Les sculptures qu’elle abritait ont été transférées en 1834 au musée des Augustins. La restauration spectaculaire de l’une d’entre elles constitue l’événement autour duquel a été conçue l’exposition d’aujourd’hui.

 

Ci-dessus : l’ange Gabriel, détail de l’Annonciation des Récollets.

 

Ci-dessus, de gauche à droite, détails de l’Annonciation des Récollets : l’ange Gabriel ; la Vierge.

 

Ci-dessus : La Vierge de Pitié avec saint Jean et sainte Marie-Madeleine, dite Pietà des Récollets, circa 1510.

C’est la la Pietà reproduite ci-dessus qui a fait l’objet de la restauration annoncée ici. Très altérée, noircie par les ans, l’oeuvre vient d’être rendue à sa polychromie initiale. Un film, diffusé dans le cadre de l’exposition, donne la mesure du travail hautement spécialisé qui a été réalisé à cette occasion. Il montre par ailleurs de quels moyens les artistes de la Renaissance ont usé pour obtenir le vérisme sanguinolent des plaies du Christ, la subtile transparence des larmes, et l’éclat sourd du motif qui chamarre le manteau rouge de la Vierge.

 

Ci-dessus, de gauche à droite, détails de la Pietà des Récollets : Saint Jean ; la Vierge ; Marie Madeleine.

 

Ci-dessus, détail de la Pietà des Récollets : la Vierge et Marie Madeleine.

 

Ci-dessus, détail de la Pietà des Récollets : les plaies du Christ.

 

Ci-dessus, détail de la Pietà des Récollets : la chaussure de la Vierge.

Bien visible sous le beau manteau chamarré, la chaussure de la Vierge étonne. Traitée de façon solidement réaliste, elle a tout d’une chaussure moderne. Sous son beau manteau de sainteté, la Vierge irait ainsi en croquenots – idée grande et forte – depuis les chemins de la fuite en Egypte jusqu’à ceux de la Passion.

 

Ci-dessus : Annonciation, église Sainte Radegonde à Inières, circa 1480-1490.

Présentées en regard de l’Annonciation et de la Pietà des Récollets, deux Annonciations empruntées respectivement à l’église Sainte Radegonde à Inières et au musée de Rodez, ainsi qu’une Pietà venue de l’église paroissiale de Rodelle, témoignent du jeu d’influences qui s’exerce dans la sculpture méridionale au début du XVIe siècle, alentour de l’atelier rouergat du Maître de Biron.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : la Vierge, détail de l’Annonciation de l’église Sainte Radegonde à Inières ; la Vierge de l’Annonciation, Rodez, circa 1520.

 

Ci-dessus : détail de l’Annonciation de Rodez.

 

Ci-dessus : Vierge de Pitié de l’église paroissiale de Rodelle, circa 1500.

Ci-dessus : Christ de l’église des Recollets, détail, circa 1500.

Loin des chantournures flamboyantes de la chevelure de l’ange Gabriel ou des grâces boudeuses du visage de Marie Madeleine, le visage du Christ en croix des Récollets a ici – autre surprise – la découpe typique de celui de son pays albigeois, gascon, ou béarnais, bref. à peu près la découpe du visage bien connu d’Henri IV. Il ne manque plus ici que le béret !

Très ramassée, à la fois simple et richement documentée, l’exposition est superbe. Elle se termine le 26 juin. Précipitez-vous. Il est encore temps.

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