En janvier de cette année, à Mirepoix, lors d’une journée d’histoire locale, Eric Fabre, maître de conférences à l’université de Provence, chercheur au Centre de Recherche d’Histoire Quantitative de l’université de Caen, évoquait, à partir d’une collection de données essentiellement relatives aux communes de Peyrefitte du Razès, Courtauly et Gueytes, la désertion des métairies et l’évolution du paysage chalabrais ((Cf. La dormeuse blogue : Hommage aux Pyrénées – 13e journée d’hiver de l’histoire locale à Mirepoix)). On retrouve ces données dans Les métairies en Languedoc – Désertion et création des paysages (XVIII-XXes siècles), ouvrage somme publié par Eric Fabre en 2008, aux éditions Privat.
Eric Fabre, toujours en cette journée de janvier, signalait l’ouverture prochaine d’un « sentier des métairies », basé sur la cartographie établie par ses soins et aménagé par les municipalités du Chalabrais, dont plus spécialement celle de Peyrefitte du Razès, à l’intention des randonneurs de l’été.
Six mois plus tard, nous recevions le message reproduit ci-dessous. C’était il y a quinze jours :
Sent: Tuesday, July 20, 2010 7:31 PM
Subject: Randonnée commentée sur le « Sentier des Métairies »
Bonjour
Ce message a pour but de vous informer que deux randonnées commentées sur le « Sentier des métairies » sont programmées pour les jeudis 29 juillet et 5 août.
Rendez-vous devant la mairie de Peyrefitte du Razès (sur la route entre Mirepoix et Limoux) à 9h30.
Prévoir un repas tiré du sac pour midi, et de l’eau, absente sur le parcours.
La distance n’est que 7 à 8 km: le but n’est pas sportif !
Il s’agit de comprendre comment les mutations de l’agriculture durant le XIXe siècle et le début du XXe ont conduit à la désertion d’un certain nombre de domaines agricoles, et au retour de la forêt sur les terres qui n’étaient plus ni labourées ni pâturées. En fait, de comprendre comment se construit le paysage.
Cette animation est gratuite.
Au plaisir de vous revoir à cette occasion.
Eric Fabre
Nous nous sommes retrouvés nombreux, aujourd’hui 5 août 2010, au rendez-vous d’Eric Fabre et de Monique Le Minez, maire de Peyrefitte du Razès. Ambiance joyeuse dans la cour de la mairie, au pied de la sculpture araignée, malgré la pluie, le vent, le froid de ce matin très peu estival. Madame le Maire (sur la photo de gauche) prend une photo. A l’intérieur de la mairie, café et petits gâteaux. Eric Fabre (de face, sur la photo de droite) discute avec Madame le Maire (de dos).
Eric Fabre (de profil) briefe ses troupes avant le départ de la rando.
Première étape : dans Peyrefitte, la maison qui fut autrefois celle du notaire Bosc.
Eric Fabre nous fait remarquer l’arcature du linteau de pierre, indice de distinction sociale. Une lignée de notaires a oeuvré ici, des années 1780 à la fin du XIXe siècle. Les documents enregistrés à l’étude ont été transférés plus tard aux archives départementales de l’Ariège. Ces documents intéressent tous les actes relatifs à la vie de la population de Peyrefitte et des villages environnants. A ce titre, ils constituent une formidable source de renseignements pour les chercheurs. Eric Fabre en tout cas y a trouvé l’essentiel des informations dont il avait besoin pour reconstituer l’histoire des diverses métairies sur le sentier desquelles il nous entraîne aujourd’hui. Ce sentier symboliquement commence ici, au pied de l’ancienne maison Bosc.
Eric Fabre nous fait remarquer aussi la configuration des rues de Peyrefitte, qui sont toutes de même largeur et qui se coupent à angle droit. Peyrefitte du Razès est un village de type bastide, créé ici sur une base plus ancienne, dont à l’origine un oppidum gallo-romain, à fin de peuplement d’une zone géographiquement et historiquement frontière entre l’évêché de Toulouse et l’évêché de Béziers, puis entre les terres des seigneurs de Lévis Mirepoix et celles des rois d’Aragon. La frontière historique correspond en l’occurrence à une limite géographique : c’est ici, en effet, que se dessine la ligne de partage entre les eaux de l’Hers et celles de l’Aude, et de façon plus générale entre l’influence atlantique et l’influence méditerranéenne. Le changement de végétation, d’une vallée à l’autre, témoigne suffisamment de ce partage naturel des deux mondes. L’histoire par la suite est venue répéter et politiquement asseoir ce partage d’origine.
Soucieux de fortifier leur limes au levant, les seigneurs de Levis Mirepoix ont sans doute été à l’origine de la création de Peyrefitte du Razès et des métairies qui environnaient jadis la bastide. C’est aux parages d’un tel limes qu’Eric Fabre nous entraîne aujourd’hui.
Quittant Peyrefitte sous les yeux d’un étrange château d’eau, nous nous dirigeons vers la forêt qui occupe toutes les pentes alentour.
En chemin, Eric Fabre nous invite à regarder attentivement les feuillages au bord desquels nous passons. Outre un rosier, on y voit des raisins. Ce sont là les vestiges d’un jardin, donc d’une métairie disparue. Chaque métairie, jadis, avait sa vigne, faite pour la consommation familiale. Plus tard, suite à l’abandon de la métairie, la vigne peu à peu est redevenue sauvage.
Après une longue montée, tout droit dans la forêt de pins – l’ancien chemin d’accès à la métairie s’est aujourd’hui refermé -, nous atteignons au bord d’une crête les ruines d’une métairie, dont Eric Fabre nous dit qu’anciennement nommée Blazou, elle souffrit ensuite le doux nom de Monplaisir. L’environnement très pentu laisse médiocrement augurer du « plaisir ».
L’étude des ruines indique que le site abritait, sur un plateau exigu, deux maisons attenantes, dont l’une a complètement disparu. La maison dont les ruines subsistent, comportait au rez-de-chaussée l’étable et la resserre, et à l’étage l’espace d’habitation, dont une chambre. Au pied de la maison, s’étendait sans doute une vigne, en terrasse, cultivée à l’ancienne dans les arbres.
Les archives de maître Bosc permettent de reconstituer la triste histoire de la dernière famille qui a vécu ici, au XIXe siècle. Les deux maisons d’autrefois sont celles de deux frères. L’un est marié, père de deux enfants. L’autre célibataire. Après le décès de leur père, puis bientôt celui de leur mère, les deux enfants demeurent à la charge de leur oncle. Le site de la métairie est trop reculé pour que les enfants puissent aller à l’école.
Etabli après le décès du père, l’inventaire permet d’évaluer le niveau de biens qui a pu être celui d’une telle famille : 15 hectares environ, de nature diverse, quelques vêtements, dont un habit bleu clair qui fut celui du père, quelques jupes, dont une d’indienne, un petit crucifix orné d’une perlette d’or, quinze moutons, dont une dizaine placés ailleurs, à fin de revenu locatif…
Plus grands, les enfants quittent la métairie pour s’employer tous deux dans une fabrique de chapeaux à Couiza. L’oncle reste seul quelque temps. Puis il l’abandonne Monplaisir et démarre ailleurs une exploitation nouvelle. Point de repreneur pour la métairie abandonnée. La nature reprend ses droits. Le taillis gagne.
En 1945, quelqu’un rachète ici, pour planter une forêt spéculative, 200 hectares de terrain, dans lesquels subsistent encore quelques ruines de Monplaisir. Celles-ci se trouvent perdues aujourd’hui dans une immense, une indifférente forêt de pins.
Redescendus de la crête de Montplaisir, nous cheminons sous une ancienne prairie. Autrefois pâturaient ici des bêtes. Le bois de taillis ensuite a poussé. Plus bas, l’herbe se trouve gagnée par une multitude de pousses de pins. Il y aura plus tard, là encore, un pan de forêt.
Sur la seconde photo reproduite ci-dessus, j’ai forcé la saturation des couleurs afin de mieux faire apparaître les jeunes pousses de pins.
Nous passons ici au pied de la métairie de Picotalent. Le mot Picotalent évoque la faim (talent) ((Cf. Robert Geuljans, Dictionnaire Etymologique de l’Occitan : « En gallo-roman et ailleurs dans la Romania, en particulier dans les zones où les langues littéraires ont eu moins d’influence, le sens « état d’esprit, intention »[du mot talent] a abouti à « désir, envie » qui existe encore par-ci par-là en Provence, et en devenant de plus en plus concret à « désir de manger, faim » en Languedoc, en Gascogne et en Wallonie. Il n’est pas impossible que ce dernier sens « appétit » ait été emprunté au catalan où il est attesté dès le XIIIe siècle.)), ou plutôt l’aiguillon de la faim. Une village, plus loin, s’appelle Bramefan (où l’on brame la faim). Nombre de petits paysans ont un jour « bramé la faim » dans la contrée, plus particulièrement durant la crise des années 1850.
Rescapée de la faim et de la déprise, la métairie de Picotalent abrite aujourd’ui un élevage de chevaux.
Reprenant notre chemin dans la forêt, nous arrivons maintenant au pied de l’ancienne carrière de grès.
Cette carrière a fourni jusqu’à la fin du XIXe siècle un grès d’excellente qualité. Le chemin passait jadis au pied de la roche.La distance aujourd’hui donne la mesure du volume d’extraction. Dans les années 1950, les débris de la carrière ont servi au revêtement des routes. Broyés sur place, ces débris étaient encore descendus à dos d’homme jusqu’à la plate-forme où les attendaient les camions.
Au dessus de la carrière, nous arrivons à la métairie de Lauto (de là-haut). L’abandon date d’avant 1950. Les fenêtres ont encore des vitres qui miroitent taciturnement au soleil. Là encore, le jardin est retourné à l’état sauvage, sans se perdre tout à fait. La vigne subsiste dans les branches des arbres. Nous nous arrêtons ici pour pique-niquer.
De quoi nous remettre de quelques émotions passagères. De quoi goûter la timide complainte qu’ont goualée pour nous deux de nos ami(e)s marcheurs(euses) : Would you like to fuck with me ?
Nous voici repartis, plus haut encore dans la montagne. Au bord du sentier, une vue s’ouvre sur le grand paysage, les nuages, les merveilleux nuages…
Moment de rencontre avec une belle sauterelle verte. Nous l’avons relâchée dans l’herbe. Good luck, sauterelle !
Après avoir jeté un dernier regard sur les ruines de Lauto, vues de plus haut, nous nous dirigeons vers les ruines du hameau du Clergue. Mais le chemin, depuis le précédent passage d’Eric Fabre, s’est refermé. Trop de ronces ! Nous devons rebrousser chemin.
La voie du retour vers Peyrefitte du Razès est toute en descente. Un instant, nous apercevons au loin la silhouette du château de Labastide d’Enrichard.
Eric Fabre, tout en marchant, nous apprend que la grande forêt dans laquelle nous crapahutons depuis le matin, sera coupée à partir de l’année prochaine. Les arbres sont arrivés à maturité. Ils finiront en bois de palettes, ou autres utilisations triviales. Le paysage ici va progressivement changer. Il se dénudera, puis le taillis poussera. A moins que quelqu’un ne vienne planter d’autres essences. L’agriculture vivrière, quant à elle, ne reviendra pas. Sauf à changer de destination, les métairies, elles non plus, ne revivront pas. Demain en tout cas reste une autre histoire.
Pour en savoir plus sur Montplaisir, Picotalent, Lauto, Le Clergue, et l’histoire des familles qui ont vécu dans ces lieux de longue mémoire, on se reportera au beau livre d’Eric Fabre : Les métairies en Languedoc – Désertion et création des paysages (XVIII-XXes siècles), 2008, éditions Privat.
Ci-dessus : mur peint, photographié à Peyrefitte du Razès.
magnifique compte-rendu – en fait dès que l’homme abandonne, la nature est toujours là pour reprendre son bien et recréer une autre vie, végétale pour l’instant, mais……. pour combien de temps?- merci Christine pour cette superbe randonnée pédestre. colette
» Les ruines de métairies, objet d’étude historique, » lieu de mémoire » ? Indubitablement. Mais ne pas y chercher beaux monuments, batailles et signatures de traité. C’est un combat de tous les jours, un pacte à la vie à la mort avec la terre qu’on y trouve. Mémoire d’un peuple laborieux des campagnes méridionales. Mémoire des hommes et femmes qui ont travaillé la terre et filé la laine avant de porter leurs regards las vers d’autres cieux. Mémoire de l’abandon de la charrue qui laisse place à l’arbre. Mais cette histoire, il ne faut pas seulement la regarder et l’interpréter de haut, par quelque accroissement de surface forestière, quelque chute du prix des grains. Voir vivre et mourir les hommes, essayer d’entendre leurs joies et leurs peines : voilà toute l’immodestie de la démarche. Les hommes partent et la forêt revient. Forêt perçue par ceux qui n’ont pas vécu cette histoire dans leur chair, ou qui simplement ne la connaissent pas, comme un milieu originel. Mais encore faut-il en situer l’origine. »
Eric Fabre, Introduction et problématique, page 18, Les métairies en Languedoc – Désertion et création des paysages (XVIIIe-XXe siècles), Privat, 2008.
merci Christine, Lors des précédentes randonnées commentées d’Eric Fabre sur ce sentier j’étais la seule photographe aussi suis-je assez heureuse d’être enfin sur quelques photos.. . en ce qui concerne le sentier lui même, c’est déjà la quatrième année qu’il est emprunté, il devrait être officiellemnt balisé cet automne 2010 par des panneaux mis au point par Eric fabre et le bureau anthroposphère de Espéraza, et financé par la communauté de communes du Chalabrais qui l’entretiendra. La mairie de Peyrefitte restera le point de départ des visites commentées mais un parking est en cours d’aménagement par la muniipalité qui sera doté à son entrée, d’un panneau présentant le tracé et l’historique du parcours.