Des gigantomachies – Je suis de tout mon coeur, et avec respect, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur

 

A propos des gigantomachies auxquelles se livrent les philosophes ((Cf. La dormeuse blogue 2 : Philosophical Powers)), je rappelle ici au souvenir de la querelle qui éclate en 1755 entre « le roi Voltaire » et le plébéien Rousseau suite à la publication du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Les deux philosophes échangent à cette occasion une suite de missives ravageuses. Trouvant l’affaire plaisante, l’Europe toute entière, du moins celle qui lit, se contente en 1755 de compter les points. Elle avait tort.

L’étoffe de la querelle qui éclate entre Voltaire et Rousseau, c’est celle des grands débats qui font les grosses guerres. Dans les plis de cette étoffe-là, de façon qu’alors on ne voit pas, les différends de la Révolution qui vient s’annoncent déjà.

Voici le paragraphe du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui met le feu aux poudres :

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.

Lettre de Voltaire à Jean-Jacques Rousseau Aux Délices, près de Genève, le 30 août 1755

J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l’ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre. Et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes, que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada, premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire, secondement parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie où vous devriez être […].

Monsieur Chapuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise. Il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement, et avec la plus tendre estime, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur.
Voltaire

 

Lettre de Rousseau à François-Marie Arouet de Voltaire, Paris, 1755

C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous devons tous comme à notre Chef. Sensible d’ailleurs à l’honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j’espère qu’elle ne fera qu’augmenter encore lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pourrez leur donner. Eclairez un peuple digne de vos leçons, et vous qui savez si bien peindre les vertus de la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos Ecrits ; tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemion de la gloire et de l’immortalité. Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette fort pour ma part le peu que j’en ai perdu. A votre égard, Monsieur, ce retour serait un miracle si grand qu’il n’appartient qu’à Dieu de le faire, et si pernicieux qu’il n’appartient qu’au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes, personne au monde n’y réussirait moins que vous : Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres […].

Je suis sensible à votre invitation, et si cet hiver me laisse en état d’aller au printemps habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés, mais j’aimerais encore mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver guère d’autres que le lotus qui convient mal aux bêtes, et le mollé qui empêche les hommes de le devenir.

Je suis de tout mon coeur, et avec respect, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur.

Jean-Jacques Rousseau

Ci-dessus : Henri Bésiné (peintre montpelliérain, XIXe), Paysage des Alpes suisses.

 

Voltaire et Rousseau mangent déjà tous deux des pissenlits par la racine, lorsque la Révolution advient. La Révolution a dès lors tout loisir de les redistribuer dans le rôle des Dioscures, faisant ainsi des ces nouveaux jumeaux propitiatoires les figures stratégiques de l’obscure partie de cartes qui se joue entre Feuillants et Jacobins, Girondins et Montagnards, libéraux et terroristes, etc., ou encore, de façon plus abyssale, entre nature et société, liberté et égalité, Rome et Sparte, bonheur et vertu. Robespierre mise sur la carte Rousseau, et Rousseau remporte la partie, du moins jusqu’à Thermidor.

Quelle histoire suit ici d’une querelle philosophique déjà ancienne, engagée entre Suisses ((Jean Jacques Rousseau est citoyen de Genève. Jean Marie Arouet dit Voltaire réside à Ferney, sur la rive suisse du lac de Genève, afin de se prémunir de la censure qui le poursuit en France.)) à propos de la nature, des vaches, du bon lait !

Nature, vaches, bon lait, crème et chocolat, la querelle s’annonce en effet, sous ses airs de stychomythie gens-de-lettresque, de la taille des grands débats dont sont faites grosses guerres. J’aimerais encore mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches, tranche Rousseau. La nature de Voltaire, adepte du lait propriétaire, n’est pas celle de Rousseau, où, sauf à mettre en oeuvre le contrat social, l’on voit la misère germer et croître en même temps que la production du lait propriétaire. De l’injustice du lait propriétaire comme fondement ou raison de la Révolution qui vient.

 

Au-delà de la figure du jeu de cartes révolutionnaire, il y a un Rousseau singulier qui use d’un jeu de cartes ordinaire pour noter, lors de ses promenades solitaires, ses pensées, ses rêveries, ses émotions, et ce qu’il appelle le « sentiment de l’existence ». 27 de ces cartes ont été retrouvées, après sa mort, dans ses papiers. Plus encore que le brouillon des Rêveries du promeneur solitaire, elles constituent la trace d’une façon d’être, indissociable d’une façon d’aller, d’écrire et de penser, indissociable aussi d’un rapport d’amitié avec les menus objets qui entrent dans le libre de la dite façon.

Au coeur des gigantomachies, de la défense et illustration des philosophical powers, il y a ainsi du jeu, i. e. une plage de solitude, où s’entretient, loin des rodomontades et à l’abri des récupérations que l’on sait, le possible d’une expérience de la philosophie qui n’est rien d’autre que celle de l’existence tout court.

On sait par Le Mondain que la façon de Voltaire, c’est la gourmandise, et que tel le derviche musulman, il se plaît à la partager :

Il fit entrer les étrangers dans sa maison : ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmac piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin… ((Voltaire, Candide, XXX))

S’il y a place pour les gigantomachies dans un tel partage, c’est qu’il y a, dixit Candide, alias Voltaire, « horriblement de mal sur la terre ».

L’expérience de la philosophie vient ainsi au « roi Voltaire » en son jardin, comme l’orage dans un ciel d’été, qui gâche la fête.

– Et qu’est-ce que ce monde ! ((Ibidem.))

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